« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 26 mai 2016

Encadrement de la QPC

Le 19 mai, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi organique sur la justice du XXIème siècle, texte qui, faisant l'objet d'une procédure accélérée, a déjà été adopté par le Sénat. Son article 34 sexies est issu d'un amendement déposé par Cécile Untermaier, rapporteure du texte. Il interdit le dépôt d'une question prioritaire de constitutionnalité(QPC)  dans deux hypothèses, d'une part lorsque le tribunal correctionnel ou le tribunal de police est saisi à la suite d'une information judiciaire et que la QPC aurait pu être déposée durant l'instruction, d'autre part lorsque la QPC a été déposée en appel alors qu'elle aurait pu être déposée en première instance devant le tribunal correctionnel ou le tribunal de police.

Des justifications sommaires


Les motifs donnés pour justifier une telle réforme sont sommaires. Il s'agit de "mettre fin, en matière correctionnelle et contraventionnelle, au dépôt d'une QPC dans un but dilatoire". Certains voient dans cet amendement la trace de l'agacement à l'égard de la QPC déposée par Jérôme Cahuzac, poursuivi devant le tribunal correctionnel pour fraude fiscale. Son procès, ouvert en février 2016, a été interrompu par cette QPC que le Conseil constitutionnel devrait examiner courant juin. On observe cependant que les juges du fond ont accepté de renvoyer au Conseil cette QPC portant sur le principe non bis in idem.  La volonté d'encadrer le droit de déposer une QPC ne trouve sans doute pas son origine dans une cause particulière mais dans la volonté de réduire effectivement le champ d'application de cette procédure en matière pénale.

La rapporteure affirme que cette réforme est réclamée à la fois par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.  A dire vrai, cette affirmation vient du Garde des Sceaux. En mars 2013, alors qu'il présidait la Commission des lois de l'Assemblée nationale, il avait présenté un rapport "Trois ans et déjà grande" faisant un premier bilan de la QPC. Il avait alors évoqué une telle réforme pour lutter contre les procédures dilatoires, mais il employait alors le conditionnel et ne semblait pas faire preuve d'un enthousiasme débordant. Aujourd'hui, cette demande est, semble-t-il relayée, par une démarche commune du premier président de la Cour de cassation, du vice-président du Conseil d'Etat et du président du Conseil constitutionnel qui auraient envoyé à la Chancellerie une note en ce sens, en mars 2015. Observons cependant que le Président du Conseil constitutionnel a changé depuis cette date et que l'on ignore si Laurent Fabius a repris à son compte cette suggestion.

Le champ d'application de la réforme


Il semble pourtant que cette réforme n'ait pas donné lieu à une analyse juridique substantielle. Son champ d'application semble, a priori, reposer sur le simple bon sens : il s'agit de soumettre à un régime unique l'ensemble du domaine pénal, dès lors qu'il est déjà impossible de poser une QPC devant la Cour d'assises. Mais une analyse une peu plus fine permet de mettre en lumière la spécificité de la Cour d'assises. L'impossibilité de déposer une QPC devant elle s'explique en effet aisément par sa composition particulièrement, un jury populaire n'étant pas en mesure d'apprécier le caractère sérieux des moyens développés.

Le stade de l'instruction


Pour ce qui est de l'interdiction de la QPC au stade de l'instruction, la mention des tribunaux de police semble superflue, dès lors que les faits constitutifs d'une contravention ne donnent en principe pas lieu à une instruction. Il est donc matériellement impossible de poser une QPC dès ce stade. Les QPC portant sur la mise en oeuvre de contraventions sont d'ailleurs rares et il serait étrange d'affirmer que les QPC dilatoires y sont nombreuses et qu'elles nuisent à la bonne organisation de la justice.

Quant à l'interdiction du dépôt au cours de l'audience du tribunal correctionnel, il est incontestable qu'elle a pour effet de bousculer quelque peu le calendrier judiciaire. Reste qu'il faut se demander si l'inconvénient n'est pas pratiquement aussi grand lorsque la QPC est présentée à la fin de l'instruction, juste avant l'audience. Il conviendrait surtout de se demander si ce n'est pas le calendrier qui doit s'adapter à la QPC, et non pas la QPC qui doit disparaître pour faciliter la gestion du calendrier.  Si l'on considère, et c'est comme cela qu'elle est présentée depuis l'origine, que la QPC est un droit du justiciable, la réponse à la question ne fait guère de doute.

L'appel
Carmen. Bizet. Je vais danser en votre honneur. 
Angela Gheorghiu et Roberto Alagna

Le stade de l'appel


L'interdiction de la QPC au stade de l'appel pose encore davantage de questions. En effet, elle refuse d'envisager la survenance de faits nouveaux. Rappelons, en particulier, que l'une des conditions de recevabilité d'une QPC réside dans le fait que le Conseil ne doit pas avoir déjà examiné la conformité à la Constitution de la disposition contestée, sauf changement de circonstances de droit ou de fait. Or ce changement de circonstances peut intervenir entre la procès de première instance et l'appel. De la même manière, il n'est pas inconcevable qu'un problème de conformité de la loi à la Constitution se pose durant l'instance, de manière quelque peu imprévue. Pourquoi priver alors l'intéressé de son droit de déposer une QPC ?

De manière plus générale, on sait qu'un procès d'appel doit reprendre l'affaire dans son intégralité, sous toutes ses facettes, comme si le premier jugement n'avait pas existé. Il peut donc sembler étrange de priver le justiciable, au stade de l'appel, d'un droit dont il disposait en première instance. 

Quel sera l'avenir de cette réforme ? Elle sera évidemment déférée au Conseil constitutionnel puisqu'elle est adoptée par une loi organique. Certes, il n'est guère contestable qu'une loi organique peut modifier le champ d'application de la QPC, puisque c'est la loi organique du 10 décembre 2009 qui a décidé l'interdiction de cette procédure devant la Cour d'assises. En revanche, la restriction à l'ensemble du domaine pénal ainsi qu'à l'appel devra être examinée par le Conseil. Rappelons que l'article 61-1 de la Constitution établit un véritable droit de saisir le Conseil "à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction". Il est clair que, dans l'esprit du constituant de 2008, il s'agissait d'offrir à tout justiciable, à toute personne partie dans un procès, un droit d'accéder au contrôle de constitutionnalité, devant n'importe quel juge et à n'importe quel stade de la procédure. En limitant ce droit, le projet actuel envoie un message particulièrement négatif de restriction d'une liberté et de méfiance à l'égard de l'intervention des citoyens dans le contrôle de constitutionnalité. On assiste ainsi au retour d'un discours selon lequel le droit, et plus particulièrement le droit constitutionnel, devrait rester l'affaire des spécialistes. Un discours incongru pour un gouvernement de gauche.


Sur la QPC : chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.




lundi 23 mai 2016

Sanctions contre les parlementaires : le repli stratégique de la Cour européenne

Le débat parlementaire semble particulièrement vif en Hongrie, du moins si l'on en croit l'arrêt Karcsony et autres c. Hongrie rendu le 17 mai 2016 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme.

Les requérants sont membres du principal parti d'opposition du pays Parbeszed Magyarorszagert ("Dialogue pour la Hongrie"). Certains, en avril 2013, ont posé à côté du banc des ministres une pancarte où on pouvait lire "Fidesz (parti au pouvoir) voleur, tricheur et menteur". Ils ont été condamnés par le président de l'assemblée à une amende de 50 000 Forints, soit environ 170 €. D'autres, un mois plus tard à l'occasion du vote d'une loi sur le tabac, ont déployé au centre de la salle une banderole où était écrit : "C'est l'oeuvre de la mafia nationale du tabac". Eux aussi furent condamnés à une amende de 70 000 Forints, soit environ 240 €. Enfin, encore un mois plus tard, en juin 2013, trois députés ont posé sur la table du Premier ministre Viktor Orban une petite brouette dorée remplie de terre et déroulé une autre banderole particulièrement claire : "Distribuez les terres au lieu de les voler". Cette fois, l'amende s'est élevée jusqu'à 154 000 Forints, soit 510 €.  Observons que cette somme représente environ le tiers de l'indemnité parlementaire des députés hongrois.

Les requérants ont saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. D'une part, sur le fondement de l'article 10, ils estiment que leur liberté d'expression a été violée. D'autre part, ils invoquent l'article 13, estimant que le droit interne ne leur offrait aucune voie de recours pour contester ces sanctions. Dans deux arrêts rendus le 16 septembre 2014, la Chambre avait conclu à la double violation des articles 10 et 13. A la demande du gouvernement hongrois, la Grande Chambre a néanmoins accepté de se saisir de l'affaire. Elle a également donné satisfaction aux requérants, mais en se fondant sur le seul article 10. 

L'épuisement des voies de recours


Les autorités hongroises estiment que les parlementaires sanctionnés n'ont pas épuisé les voies de recours internes, alors que ces derniers estiment tout simplement qu'ils ne disposaient pas de recours internes efficaces. 

La seule voie de droit ouverte aux requérants est celle du recours devant la Cour constitutionnelle. Ils pouvaient ainsi invoquer l'inconstitutionnalité des dispositions législatives qui organisent la procédure disciplinaire. Ils n'ont pas effectué cette saisine, l'estimant inefficace. Sur le fond, la Cour constitutionnelle avait déjà admis la constitutionnalité des règles de disciplinaire et il y avait peu de chances qu'elle fasse évoluer sa jurisprudence. Surtout, les parlementaires font observer que le recours peut, dans le meilleur des cas, conduire à déclarer la loi inconstitutionnelle. Mais aucune disposition du droit hongrois ne permet de tirer les conséquences de l'abrogation d'une disposition législative par la Cour constitutionnelle. Autrement dit, même si les parlementaires avaient obtenu cette abrogation, ils n'auraient pas pu obtenir l'annulation des sanctions ni la réparation financière du préjudice subi.

La Cour européenne adopte une démarche pragmatique. Elle précise que les recours offerts aux requérants ne doivent pas seulement  offrir une éventuelle satisfaction théorique mais aussi une satisfaction concrète, avec annulation des sanctions et possibilité de réparation. S'appuyant sur des principes déjà formulés dans la décision Vučković et autres c. Serbie du 25 mars 2014, elle affirme qu'un recours n'est pas effectif s'il n'offre pas une possibilité concrète de réparation individuelle. Elle considère donc que les requérants n'avaient pas besoin de s'adresser à la Cour constitutionnelle avant de saisir la Cour européenne.

Grande Bretagne. Chambre des Communes.
Questions au gouvernement. 13 juillet 2011

L'ingérence dans la liberté d'expression


Nul ne conteste, pas même le gouvernement hongrois, que les sanctions infligées aux parlementaires emportent une ingérence dans leur liberté d'expression. Cette dernière est particulièrement protégée dans l'enceinte parlementaire, lieu du débat démocratique. L'immunité parlementaire constitue ainsi l'instrument juridique essentiel garantissant la liberté d'expression des élus (CEDH, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie).

Il n'en demeure pas moins que la liberté d'expression, même celle des parlementaires, n'est pas absolue. Aux termes de l'article 10, une ingérence est licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "nécessaire dans une société démocratique". Dans le cas où c'est la liberté d'expression des parlementaires qui est en cause, la Cour exerce cependant, comme elle l'a affirmé dans un arrêt de 1992 Castells c. Espagne, un "contrôle des plus stricts". 

En l'espèce, il n'est pas contesté que les sanctions disciplinaires contestées sont prévues par la loi hongroise. La Cour européenne fait même observer qu'il est plus ou moins inévitable que la formulation de la règle soit un peu floue. Dans le cas hongrois, est passible de sanction le député qui a adopté un "comportement gravement offensant", formulation dont la Cour fait observer qu'elle n'est pas plus incertaine que celle adoptée par d'autres Etats européens. Sans doute songe-t-elle à l'intervention du gouvernement britannique qui estime que le Speaker considérerait sans doute comme "gravement perturbateur et déplacé", le comportement d'un honorable parlementaire qui brandirait une banderole au milieu de la Chambre des communes. Ce pouvoir de sanction existe ainsi dans la plupart des parlements nationaux et il répond à un but légitime qui est d'assurer le bon fonctionnement de l'assemblée.

La question essentielle est celle de la "nécessité dans une société démocratique" de l'ingérence dans la liberté d'expression d'un parlementaire. Aux yeux de la Cour, le fait de déployer une banderole "n'est pas un moyen classique pour un député d'exposer ses vues sur un sujet débattu en ce lieu". Il ne fait aucun doute que les députés ont "perturbé l'ordre" au sein de l'Assemblée. Dans les circonstances de l'espèce, les sanctions s'appuient donc sur des motifs pertinents. 

Il n'en demeure pas moins que l'ingérence n'est pas considérée comme "nécessaire" par la Cour, tout simplement parce que la procédure parlementaire n'offre pas aux élus sanctionnés des garanties procédurales suffisantes. Le juge européen opère sur ce point une intéressante distinction entre les sanctions immédiates, celles qui relèvent de la police de la séance, et les sanctions a posteriori, celles qui interviennent à froid après la fin du débat. 

La police de la séance peut justifier des sanctions immédiates comme le retrait du droit de parole, voire l'exclusion de la séance. En termes de garanties procédurales, elles n'appellent qu'un avertissement préalable. Dans le cas de l'affaire Karcsony et autres, les amendes ont été infligées a posteriori. Dans ce cas, et conformément à sa jurisprudence classique en matière disciplinaire, la Cour estime que les parlementaires doivent bénéficier du droit d'être entendus, "règle procédurale élémentaire qui ne se limite pas au seul cadre judiciaire". Faute de cette garantie procédurale, l'ingérence dans la liberté d'expression dont les parlementaires hongrois ont été victimes n'est pas considérée comme "nécessaire".

Les sanctions sont donc considérées comme non conformes à la Convention européenne sur le seul fondement de l'article 10, donc de l'atteinte à la liberté d'expression.

Le repli stratégique


L'articulation avec l'article 13 qui proclame que "toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale" n'est pas précisée, tout simplement parce que la Cour estime qu'elle n'a pas besoin d'aller plus loin dans son raisonnement. C'est précisément sur ce point que la Grande Chambre se démarque des décisions rendues par la Chambre en 2014. Elle avait alors conclu à la double violation des articles 10 et 13, rappelant que les requérants n'avaient bénéficié d'aucun recours effectif.

Pourquoi ce retour en arrière ? Le gouvernement tchèque intervenant dans l'affaire estime que la procédure disciplinaire diligentée contre les parlementaires relève de l'autonomie de la représentation nationale, autrement dit que la Cour européenne n'a pas à s'en mêler. Plus adroitement, le gouvernement britannique affirme que le principe de la séparation des pouvoirs veut que tout parlement puisse organiser librement ses affaires internes, ce qui implique le droit de sanctionner ses membres selon la procédure qui lui convient (en l'espèce le pouvoir souverain du Speaker). 

Devant cette levée de boucliers, la Cour adopte une audacieuse position de repli stratégique. On peut le regretter, car on ne voit pas bien ce qui lui interdirait de considérer qu'un parlement doit organiser une procédure contradictoire lorsque il organise son régime disciplinaire. Aucune violation de la séparation des pouvoirs ne pourrait alors être invoquée, puisque cette procédure serait organisée par le Parlement lui-même. 

Une telle exigence serait d'ailleurs utile au droit français. On se souvient qu'en janvier 2015, le député Julien Aubert (UMP) a été sanctionné d'un rappel à l'ordre entraînant la privation du quart de son indemnité parlementaire. Il avait en effet commis une faute impardonnable en persistant à appeler la vice-présidente de l'Assemblée nationale Sandrine Mazetier "Madame le Président" et non pas "Madame la Présidente". Quel que soit l'intérêt de l'affaire, force est de constater que le député sanctionné n'avait pas été entendu avant la sanction et n'avait bénéficié d'aucun recours, sa requête devant le tribunal administratif ayant été déclarée irrecevable. Si l'absence d'audition pourrait aujourd'hui être sanctionné par la Cour européenne, l'absence de recours ne le serait toujours pas. 

De toute évidence, la procédure de sanction des parlementaire relève d'un droit qui reste en construction, et la Cour européenne elle-même ne s'y aventure qu'avec une prudence tout à fait inhabituelle. Aurait-elle peur de déplaire encore davantage aux Eurosceptiques britanniques ?


Sur le droit au juge : chapitre 4, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet.



mercredi 18 mai 2016

Libertés : la corruption du vocabulaire

Le débat sur les libertés est actuellement particulièrement vif. On ne peut que s'en réjouir, d'abord parce qu'il montre que la liberté d'expression n'est pas entravée, même durant l'état d'urgence, ensuite parce qu'il témoigne d'un intérêt renouvelé pour les libertés et les modalités de leur protection. Pour que le débat puisse se développer utilement, il faut néanmoins s'entendre sur les notions employées. 

C'est précisément ce point qui, aujourd'hui, pose problème. La manipulation du vocabulaire employé, des mots utilisés, est désormais quotidienne. Discrètement, presque par inadvertance, on emploie un mot pour un autre, changement terminologique qui n'est généralement pas dépourvu de portée idéologique et qui s'analyse, le plus souvent, comme un contresens juridique. Autrement dit, les mots ne servent plus à poser les termes d'un débat. Ils servent à l'orienter le débat, en un mot à manipuler l'opinion. 

Dans les dernières quarante-huit heures, deux exemples permettent d'illustrer ce propos.

L'interdiction du concert de Black M


Le premier concerne le concert de Black M à Verdun, censé clôturer les commémorations de la bataille de Verdun. On sait que le maire de la ville, confronté à une très forte opposition, a finalement décidé de renoncer à cette manifestation. Immédiatement, cette décision est présentée comme l'interdiction d'un concert. Jack Lang déclare ainsi que "c'est illégal d'interdire une manifestation artistique comme celle-là" pendant que France-Soir affirme que le maire de Verdun "maintient l'interdiction". On comprend la portée idéologique de la formule. Il s'agit de montrer que l'élu local a pris une mesure attentatoire à la liberté d'expression artistique. Qu'y a-t-il de plus autoritaire qu'une interdiction, surtout prononcée par une simple décision administrative ? 

Le problème est que le concert de Black M n'a pas été interdit. Il a été annulé. Le terme est plus neutre et la qualification juridique n'est pas erronée. En effet, rien n'interdit à une autorité publique d'annuler une manifestation organisée avec des fonds publics. La distinction entre l'interdiction et l'annulation repose ainsi sur les motifs de la décision. Une manifestation peut être interdite si elle porte atteinte à l'ordre public, et l'acte relève alors de la police administrative. Elle peut, en revanche, être annulée pour quelque motif que ce soit, y compris financier, dès lors que c'est précisément son organisateur, en l'espèce le maire, qui en décide ainsi. 

Poser le débat en termes d'interdiction implique donc déjà un jugement de valeur sur la décision contestée. Sur ce point, l'analyse idéologique pourrait néanmoins se trouver confrontée à un effet boomerang. Car ceux là mêmes qui dénoncent aujourd'hui avec vigueur l'interdiction du concert de Black M se réjouissaient, il y a quelques mois, de l'interdiction du spectacle de Dieudonné. Jusqu'à aujourd'hui, aucun d'entre eux n'a expliqué pourquoi il était abominable d'interdire Black M et parfaitement louable d'interdire Dieudonné. Voudrait-on développer une nouvelle police administrative, celle de la pensée ?


Guy Béart. Parodie. 1973

L'interdiction de manifester 


Le second exemple de cette manipulation terminologique concerne les arrêtés pris par le préfet de police de Paris prononçant une interdiction de manifester visant des personnes soupçonnées d'avoir participé à des violences lors de précédents rassemblements. Cette référence à l'interdiction de manifester figure aussi bien dans Le Figaro que dans L'Express. Le Monde, voulant sans doute montrer le sérieux de ses analyses, a même gratifié ses lecteurs d'un article intitulé : "Interdiction de manifester : Que dit la loi ?".




La qualification en interdiction de manifester permet, comme pour Black M, de dénoncer une décision autoritaire. Au-delà, elle conduit à un raisonnement juridique extrêmement séduisant. Le décret-loi du 23 octobre 1935, aujourd'hui codifié dans le code de la sécurité intérieure, subordonne en effet la liberté de manifester à une déclaration préalable, déclaration effectuée auprès de la préfecture de police et destinée à organiser le maintien de l'ordre. Toutefois lorsque la menace pour l'ordre public est telle que les forces de police ne sont pas en mesure de le garantir, l'autorité de police conserve la possibilité de prononcer une interdiction. Le décret-loi de 1935 offre donc la possibilité de prononcer une interdiction générale de manifester, mais ne confère aucun fondement juridique à d'éventuelles interdictions individuelles. Le raisonnement semble implacable : les arrêtés individuels interdisant de manifester sont illégaux.

Si ce n'est que les arrêtés pris par le préfet de police ne prononcent pas d'interdiction de manifester. Ils reposent sur l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence qui offre au préfet la possibilité "d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Il ne s'agit donc pas d'une interdiction de manifester mais d'une interdiction de séjour dans une zone géographique définie par l'arrêté. Certes, l'arrêté emporte une impossibilité matérielle de manifester, dès lors que le cortège doit précisément passer dans cette zone, mais il n'en demeure pas moins que l'arrêté bénéficie, dans ce cas, d'un fondement juridique solide.

La dictature

Cela ne signifie qu'il ne puisse pas être discuté devant un juge. Le tribunal administratif de Paris, dans des ordonnances du 17 mai 2016, a ainsi suspendu l'exécution de neuf arrêtés sur les dix qui lui avaient été déférés, suspendant en même temps l'interdiction de séjour imposée aux militants requérants. Le tribunal prend bien soin, lui, d'employer un vocabulaire correct, en précisant qu'il s'agit d'arrêtés d'interdiction de séjour. A chaque fois, le juge a considéré que la condition d'urgence était satisfaite, dès lors que l'impossibilité de participer à la manifestation du lendemain était la conséquence de l'arrêté. Il a surtout exigé des pouvoirs publics, comme il l'avait fait en matière d'assignation à résidence et de perquisition, de fournir au juge un dossier solidement étayé, montrant très concrètement que les intéressés avaient personnellement participé à des violences ou à des dégradations. En l'absence de justifications convaincantes, il a donc suspendu les arrêtés.

Ces décisions de justice ne vont pas tout à fait dans le sens de ceux qui dénoncent la mise en place en France d'une dictature, terme qui témoigne d'une volonté de frapper les esprits dans une perspective mobilisatrice. Peut-on réellement se croire en dictature lorsqu'un juge suspend neuf arrêtés sur les dix pris par le préfet de police ? Lorsque des militants occupent la Place de la République en permanence ? Lorsque des idéologues de tous genres peuvent librement dénoncer la dictature dans des médias qui leurs sont acquis ? Réjouissons nous au contraire, car les dictatures, les vraies, suppriment les débats et imposent le silence.



dimanche 15 mai 2016

La guerre du 49-3 n'aura pas lieu

Le gouvernement a utilisé l'article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire adopter la loi Travail : nouvelles protections pour les entreprises et les actifs. Quelle histoire ! Le Figaro crie au "coup de force de l'Exécutif", formulation très proche de celle employée par le Parti communiste qui dénonce "un coup de force d'une inacceptable brutalité". Une telle convergence n'est pas si fréquente. Elle repose sur une détestation commune d'un gouvernement dont on conteste non seulement la politique mais aussi la légitimité. Elle témoigne aussi, plus indirectement, d'une volonté de remettre en cause le régime politique de la Vème République.

Le recours à l'article 49 al. 3 est-il  un "coup de force" ? Certainement pas, tout simplement parce que l'article 49 al. 3 est une disposition constitutionnelle et que la procédure qu'il prévoit est régulièrement mise en oeuvre, depuis les débuts de la Vème République. 

Une procédure complexe


L'article 49 al. 3 autorise le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, à engager la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un projet de loi. Dans ce cas, le débat parlementaire est immédiatement interrompu et le projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est voté. C'est évidemment ce qui s'est produit avec le projet El Khomri. En l'espèce, le Premier ministre n'a pas immédiatement utilisé l'article 49 al. 3. Au contraire, il a laissé se développer le débat parlementaire d'abord en commission, puis en séance publique du 3 au 10 mai, avant de constater la nécessité d'utiliser l'article 49 al. 3. 

La motion de censure, quant à elle, est votée dans les conditions posées par l'article 49 al. 2 qui organise la motion de censure de droit commun, celle dite "spontanée", parce qu'elle repose sur l'initiative unique des députés. Elle doit être signée par un dixième au moins de l'Assemblée nationale et le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. A l'issue des opérations, seuls sont recensés les votes favorables à la censure, ce qui signifie que les abstentions et les votes nuls sont considérés comme défavorables. La censure est acquise et le Premier ministre présente la démission du gouvernement si et seulement si elle obtient la majorité des membres composant l'Assemblée. Dans le cas de la loi El Khomri, la censure n'a obtenu que 246 voix alors que la majorité requise était de 288 voix.

La responsabilité de la crise


La procédure peut sembler complexe car elle se déroule en deux temps, d'abord l'engagement de la responsabilité du gouvernement sur un texte, ensuite l'éventuel dépôt d'une motion de censure. En réalité, elle apparaît plus simple si l'on comprend qu'il s'agit de mettre l'Assemblée devant ses responsabilités. 

Contrairement à ce qui est affirmé ici et là, l'article 49 al. 3 ne prive pas l'Assemblée de ses prérogatives. Au contraire, elle lui confère la responsabilité de la crise. Si elle ne voulait pas de la loi El Khomri, elle pouvait provoquer la chute du gouvernement en votant la censure. Il suffisait aux députés frondeurs de gauche de voter, voire de signer, la motion de censure déposée par l'opposition de droite. Ce n'est pas absurde si l'on considère que la loi El Khomri a été présentée par ces frondeurs comme un texte particulièrement abominable, l'abandon des droits les plus élémentaires des salariés, la négation des valeurs de la gauche etc etc. Les députés Front de gauche, deux écologistes et deux anciens membres du PS ont d'ailleurs allègrement joint leurs voix à celles de la droite.

Quoi qu'il en soit, l'article 49 al. 3 ne saurait s'analyser comme un déni de démocratie dès lors qu'il laisse finalement le dernier mot aux représentants du peuple. A eux de se saisir ou non du pouvoir qui leur est donné. Selon la formule employée par le doyen Vedel : "De deux choses l'une : ou bien l'Assemblée veut que le gouvernement reste en fonction et alors elle doit lui accorder tout ce dont il a besoin ; ou bien, elle ne vaut pas lui accorder les moyens exigés, mais alors elle doit prendre la responsabilité de le renverser". Il convient d'ailleurs de noter que le débat sur la loi, interrompu à l'Assemblée, continuera au Sénat, dans les conditions du droit commun. De même, si la motion de censure est adoptée, l'un des choix possibles, et même le plus probable, du Président de la République est de prononcer la dissolution, ce qui conduit à renvoyer les députés devant leurs électeurs. A cet égard, l'article 49 al. 3 suscite au contraire le retour du principe démocratique.

Le débat sur la loi Travail suivi de la mise en oeuvre de l'article 49 al. 3
Les tontons flingueurs. Georges Lautner. 1963.

Un élément du parlementarisme rationalisé


Le fait de constater que l'article 49 al. 3 est parfaitement conforme au principe démocratique ne nous renseigne cependant pas sur sa fonction. Il a été conçu en effet par les rédacteurs de la Constitution de 1958 comme un instrument du parlementarisme rationalisé. Comme d'autres dispositions de la norme fondamentale, il a pour objet de garantir l'existence d'une majorité stable et ainsi d'empêcher le retour du régime d'assemblée en vigueur sous les IIIè et IVè Républiques. A l'époque en effet, le parlement pouvait très facilement, trop facilement, mettre en cause la responsabilité des gouvernements qui chutaient parfois pour des motifs conjoncturels ou sur des textes dont l'intérêt était modeste. L'article 49 al. 3 a donc pour objet, et on vient précisément de le voir, de maintenir une majorité et d'assurer la stabilité gouvernementale.

L'article 49 al. 3 ne s'analyse pas comme un "acharnement thérapeutique" visant à maintenir une majorité qui n'existe plus. Cette jolie formule employée par Dominique Rousseau ne résiste guère à l'analyse, car l'article 49 al. 3 constitue un élément de notre régime, et il n'a rien de pathologique. Son objet même est de maintenir une majorité, voire d'en dégager une nouvelle. 
 

Une pratique constante


Il est si peu pathologique qu'il a été utilisé à de multiples reprises, plus de 80 fois depuis 1958. Son plus gros utilisateur a été Michel Rocard qui en fait usage 28 fois entre 1988 et 1991, mais Raymond Barre et Jean-Pierre Raffarin l'ont également largement utilisé. A cet égard, il convient de faire deux observations d'évidence. La première est que l'article 49 al. 3 n'est ni de droite ni de gauche. Il est simplement l'outil d'une majorité. La seconde est qu'il a permis l'adoption de textes les plus divers. Se souvient-on aujourd'hui que le CSA a été créé par une loi adoptée par l'article 49 al. 3 ? Les privatisations de 1986 et le statut de France Télécom trouvent également leur origine dans ces dispositions. Aujourd'hui, tout le monde a oublié les conditions d'adoption de ces réformes. Ceux qui affirment que la loi El Khomri sera moins légitime parce qu'elle a été adoptée avec l'article 49 al. 3 font donc preuve d'une certaine forme d'amnésie juridique, hélas assez fréquente.

Observons tout de même que cette amnésie s'explique sans doute par la révision de 2008, votée à l'initiative de Nicolas Sarkozy. Elle a réduit l'usage de l'article 49 al. 3 à un seul projet de loi par session, hors les lois de financement de la sécurité sociale ou de finances qui peuvent toujours être adoptée par cette voie. De fait, l'usage de l'article 49 al. 3 s'est fait plus rare, au point que certains ont oublié qu'il faisait partie de notre corpus constitutionnel.

Si l'on s'interroge sur les raisons qui poussent un Premier ministre à utiliser l'article 49 al. 3, on peut en distinguer deux, qui se cumulent d'ailleurs dans le cas de la loi El Khomri. 

Le premier réside dans une forme de blocage du débat parlementaire par le dépôt d'un nombre considérable d'amendements. C'est une pratique courante des opposants de tous bords. La loi Travail n'y a pas fait exception : au moment où s'engageait le débat public, le 3 mai, on dénombrait 4983 amendements déposés, dont 2412 déposés par 16 députés communistes. Le risque d'enlisement du débat conduit ainsi à y mettre fin et à utiliser l'article 49 al. 3. 

Le seconde réside dans la volonté de mettre fin à la fronde de la majorité. Observons d'emblée que ce motif n'est pas nouveau. Déjà Jean-Pierre Raffarin utilisait l'article 49 al. 3 pour museler les frondeurs de l'UDF, pourtant en principe dans la majorité. Quant à la gauche, elle a toujours été confrontée à des dissensions et la discipline majoritaire n'a jamais été son point fort.

L'article 49 al. 3 arrange tout le monde


Dans le cas de la loi El Khomri, les cris des frondeurs témoignent de ces dissensions. On peut néanmoins s'interroger sur leur sincérité. Dans le fond, le recours à l'Article 49 al. 3 arrange tout le monde. D'une part, le gouvernement qui fait adopter la loi El Khomri. D'autre part, les frondeurs qui peuvent dire à leurs électeurs qu'ils n'ont pas voté la loi, puisqu'il n'y a pas eu de vote. Leur situation est tout de même moins inconfortable que s'ils avaient été contraints de se prononcer. En votant contre la loi, ils risquaient le refus de l'investiture du PS aux législatives de 2017, voire l'exclusion, menaces qui incitent à préférer l'hypothèse où l'on ne vote pas du tout. Enfin, les opposants de droite peuvent manifester leur irritation en déposant une motion de censure, sans toutefois renverser le gouvernement. Ne doivent-il pas surmonter leurs propres divisions avant d'aborder avec sérénité une nouvelle période électorale ? Pour tout le monde, il convenait en effet d'éviter la dissolution que François Hollande aurait pu prononcer si la motion de censure avait été votée. 

Finalement, l'article 49 al. 3, tant décrié, fonctionne à la satisfaction de l'ensemble de la classe politique. C'est sans doute l'élément essentiel de son succès.


vendredi 13 mai 2016

L'Euro 2016 : le dispositif de lutte contre le hooliganisme

Dans moins d'un mois va se dérouler dans notre pays la coupe d'Europe de football, l'Euro 2016. L'aspect sportif ne concerne évidemment que ceux qui connaissent la différence entre un corner et un pénalty. L'aspect juridique, en revanche, concerne potentiellement tout le monde. Car le football est désormais l'objet d'une véritable police administrative destinée à assurer l'ordre public durant les rencontres sportives. 

La loi du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme constitue la dernière pierre apportée à un édifice juridique relativement complexe. Bien entendu, ce sont les supporters en général qui sont visés et pas spécifiquement ceux de football. Le législateur ne pouvait stigmatiser un sport en particulier, mais il est néanmoins très clair que le phénomène du hooliganisme concerne très largement le football. Ce constat fait l'objet d'un consensus politique, et on note que la loi du 10 mai 2016 trouve son origine dans une proposition formulée par Guillaume Larrivé (Les Républicains. Yonne). 

La répression pénale


Observons que la loi ne traite pas de la répression pénale du hooliganisme qui a déjà suscité un ensemble législatif figurant dans les articles L 332-3 à L 332-8 du code du sport. Certaines infractions répriment ainsi des comportements particulièrement dangereux comme le fait d'introduire ou de lancer dans un stade des engins pyrotechniques. D'autres visent à sanctionner la provocation à la haine raciale ou à la violence, voire le simple fait d'être d'introduire de l'alcool dans un stade ou d'y être en état d'ébriété. Les peines prononcées peuvent être accompagnées d'une interdiction judiciaire de pénétrer dans une enceinte sportive ou même de circuler à proximité. 

Si la répression pénale semble constituer un ensemble achevé et cohérent, il n'en est pas de même de l'approche administrative. Cette lacune est apparue clairement avec la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Les pouvoirs publics ont en effet prononcé des interdictions de déplacement de supporters en se fondant sur l'état d'urgence. Une telle mesure pouvait certes se justifier dans la mesure où les forces de police déjà fortement mobilisées par la lutte contre le terrorisme, n'avaient pas besoin d'un travail supplémentaire causé par le comportement de hooligans alcoolisés. Il n'empêche que ces mesures étaient, par définition, exceptionnelles. Il était donc indispensable d'envisager un dispositif plus pérenne.

La remise en cause du régime répressif


La loi du 10 mai 2016 s'inscrit dans un mouvement mettant en cause le régime libéral d'aménagement des libertés publiques. Qualifié de régime "répressif", il repose sur le libre arbitre de l'individu : chacun exerce librement sa liberté, en l'espèce la liberté de circulation, sauf à rendre compte des abus de cette liberté devant le juge pénal. Dans le cas particulier des supporters de football, il est en effet possible d'entraver leur circulation avant qu'interviennent d'éventuelles infractions, précisément dans le but de les prévenir. La liberté d'aller et venir est donc restreinte par une simple décision de l'autorité administrative.

Le législateur était déjà intervenu sur ce point en prévoyant l'interdiction administrative de pénétrer dans un stade avec la loi du 23 janvier 2006. Observons néanmoins que la mesure prise était purement individuelle, ce qui explique l'intervention de textes plus généraux avec l'état d'urgence, interdisant cette fois la circulation de groupes entiers de supporters lors de certains matchs. Le dispositif a été complété par la possibilité de dissolution administrative des groupements de supporters racistes ou violents avec la loi du 5 juillet 2006.

Le problème est que le dispositif n'associait que marginalement les premiers intéressés, c'est-à-dire les organisateurs des manifestations sportives ainsi que les associations de supporters. C'est précisément l'objet de la loi de 2016. Elle prévoit d'ailleurs la création d'une "instance nationale du supportérisme", destinée à promouvoir le dialogue et dont l'organisation sera précisée par décret.

 Les Footballeurs. Nicolas de Staël. 1952

Les organisateurs


La loi affirme que les organisateurs peuvent "refuser l'accès aux personnes qui ont contrevenu ou contreviennent aux dispositions des conditions générales de vente ou du règlement intérieur relatives à la sécurité". Conformément au droit commun, les clubs sportifs, comme tous les organisateurs de spectacle, ont une obligation de sécurité des personnes et des biens. 

En revanche, ils n'ont pas toujours les instruments nécessaires pour remplir efficacement cette mission. Avant la loi de 2016, ils ne disposaient que de la liste des interdits de stade (qu'il s'agisse d'une interdiction administrative ou judiciaire) transmise par le préfet. Ils pouvaient donc refuser de vendre des billets à ces personnes, mais seulement à elle. Dans sa délibération du 30 janvier 2014, la CNIL avait ajouté d'autres motifs comme l'existence d'un impayé, la fraude dans l'utilisation d'un abonnement ou encore le développement d'une activité commerciale illicite dans le stade. Autrement dit, les organisateurs ne pouvaient interdire l'accès du stade à une personne ou à un groupe de personnes pour des seuls motifs tirés de la sécurité. 

Désormais, il leur est donc possible de refuser l'accès à des personnes qui contreviennent aux conditions de vente ou qui violent les dispositions du règlement intérieur en matière de sécurité. En réalité, les deux motifs de refus sont intimement liés. Certains clubs interdisent la vente de billets en gros ou l'échange des billets pour éviter les regroupements de supporters. D'autres pratiquent le "parcage" qui consiste à attribuer une tribune spécifique aux supporters visiteurs. Ceux-là sont confrontés au "contre-parcage" qui consiste, pour les visiteurs, à acheter leurs places auprès du club hôte, afin d'accéder aux tribunes occupées par les supporters de l'équipe adverse. Les conditions de vente des billets sont donc un élément essentiel de la sécurité, et les organisateurs doivent pouvoir exclure les supporters qui ne respectent pas les règles établies. 

Le fichier automatisé


Pour rendre ce dispositif efficace, la loi autorise les organisateurs à créer un traitement automatisé de données à caractère personnel, portant précisément sur ce type de comportement. Il sera soumis à la procédure d'autorisation de la CNIL prévue par la loi du 6 janvier 1978 en matière de traitements de données personnelles. 

L'intervention du législateur était, sur ce point, indispensable. Elle est imposée en effet par l'article 9 de la loi du 6 janvier 1978 énonce qu'une fichier portant sur des infractions, condamnations et mesures de sûreté ne peut être créé que par des entités agissant dans le cadre "de leurs obligations légales". On observe que l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 21 septembre 2015 a certes censuré partiellement le fichier STADE qui précisément permettait la transmission aux organisateurs de manifestations sportives du nom des personnes interdites de stade. Mais cette censure reposait sur le caractère général et indifférencié de cette transmission. Il n'est donc pas interdit d'envisager la création d'un fichier, à l'initiative des clubs sportifs eux-mêmes, et ne conservant que les données strictement nécessairement à l'exercice de leur mission de sécurité. 

Un droit dérogatoire


Le dispositif anti-hooliganisme tend ainsi à s'enrichir, au prix de la création d'un droit de plus en plus dérogatoire au droit commun. A dire vrai, l'atteinte aux libertés reste modeste, dans la mesure où il suffit d'aimer le football de manière pacifique pour ne pas être visé par ses dispositions. C'est ainsi que l'a entendu la Cour européenne des droits de l'homme dans son arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2014. Elle a alors estime que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter, internement qui ne s'est, en l'espèce, achevé que quatre heures après la fin de la rencontre. L'atteinte au principe de sûreté n'est pas niée par la Cour, qui fait observer que l'intéressé est arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. Cette mesure demeure néanmoins proportionnée à la menace que le supporter représente pour l'ordre public.

Le droit français semble donc être en ordre de bataille avant l'épreuve de l'Euro 2016. Il convient d'ajouter au dispositif les déjà célèbres "fan-zones" qui permettront de parquer les supporters dans des espaces aussi sécurisés que possibles. Elles présentent l'avantage de les protéger à la fois contre la menace terroriste et contre d'éventuelles rencontres avec les supporters de l'équipe adverse. Tout cet ensemble normatif donne une image détestable du football et de la violence qui l'entoure. Heureusement, beaucoup d'amateurs de foot resteront devant leur télévision, avec une cannette de bière et un paquet de chips. Ceux-là ne risquent rien, si ce n'est quelques kilos superflus. 


Sur la police spéciale des supporters : chapitre 5, section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.

mercredi 11 mai 2016

Infractions sexuelles : ce que dit le droit

Des élues écologistes accusent un député récemment démissionnaire de leur propre parti, Denis Baupin, de violences sexuelles et de harcèlement sexuel, pratiques qui se seraient déroulées durant une dizaine d'années. Ces accusations ont été publiées le 9 mai 2016 par Médiapart et France Inter, médias que l'intéressé envisage de poursuivre en justice pour diffamation. De telles révélations ont évidemment suscité beaucoup de commentaires. Il appartiendra, en tout état de cause, à l'enquête préliminaire d'établir les faits. 

Pour le moment, et sans porter atteinte à la présomption d'innocence de Denis Baupin, l'affaire offre l'occasion de s'interroger sur les textes applicables. Car les faits reprochés sont extrêmement divers, allant des attouchements physiques au harcèlement par SMS, en passant par la course autour d'une table de réunion. Comment doivent ils être qualifiés juridiquement ? La réponse n'est pas si simple, car le droit récent a considérablement modifié les notions utilisées au point parfois de rendre leur définition incertaine.

Le harcèlement sexuel 


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel a abrogé l'ancienne définition du délit de harcèlement sexuel jugée très imprécise. A la suite de cette abrogation et pour combler ce vide juridique, le législateur est intervenu rapidement avec la loi du 6 août 2012. Le délit de harcèlement sexuel tel qu'il figure dans l'article 222-33 du codé pénal et dans l'article L 1153-1 du code du travail est-il plus précis ? Il comporte désormais deux infractions distinctes.

La première consiste dans "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant". La définition du "comportement à connotation sexuelle", ou de l'"environnement intimidant" ou "offensant" n'est pas évidente. La circulaire censée éclairer le texte ne clarifie pas grand-chose en affirmant qu'un "comportement à connotation sexuelle" ne présente pas nécessairement "un caractère explicitement et directement sexuel". Au juge de se débrouiller pour distinguer les deux notions.

Dans le cas des faits reprochés à Denis Baupin, il ne fait guère de doute cependant qu'ils peuvent s'analyser comme des atteintes à la dignité de la personne ou comme la création d'un "environnement intimidant, hostile ou offensant". On songe évidemment à la femme plaquée dans un couloir pendant la pause d'une réunion, ou aux courses autour d'une table etc. Si l'on examine les travaux préparatoires à la loi, on s'aperçoit que, pour ses auteurs, l'élément constitutif du délit réside d'abord dans l'absence de consentement de la victime. Ils ajoutent cependant que cette absence de consentement pourra être appréciée à partir du contexte de l'affaire, par exemple lorsque la victime s'est plainte auprès de ses supérieurs hiérarchiques ou de ses collègues. Tout reposera donc, comme par le passé, sur le témoignage des victimes et de leur entourage.

Reste évidemment la condition de répétition exigée par la loi. La circulaire d'application impose seulement que l'acte prohibé se soit produit "à deux reprises", ce qui constitue, on en conviendra, le minimum en matière de répétition. Sur ce point, la question demeure posée dans le cas de Denis Baupin. Si certaines femmes se plaignent de comportements réitérés comme l'envoi d'une multitude de SMS à connotation sexuelle, d'autres ne mentionnent qu'un seul acte.

Le Petit Chaperon Rouge. Tex Avery. 1943

La seconde infraction prévue par la loi offre une seconde définition du harcèlement "résultant d'un acte unique". Le second alinéa de l'article 222-33 dispose : "Est assimilé à un harcèlement sexuel" le fait, "même non répété, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers". Cette notion de pression renvoie à ce que l'on appelle généralement un "chantage sexuel", par exemple lorsqu'une personne tente d'imposer un acte sexuel à la victime, en lui promettant un emploi... ou en la menaçant d'un licenciement. C'est évidemment ce qui s'est produit dans au moins un cas, lorsque le député aurait affirmé à une salariée du parti qu'elle n'aurait jamais de poste parce qu'elle avait refusé une relation sexuelle.

Dans tous les cas, les peines peuvent aller jusqu'a deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende (voire trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende s'il y a abus d'autorité).

L'agression sexuelle

 

Les articles 222-27 à 222-30 du code pénal sanctionnent les agressions sexuelles autres que le viol. Elles se définissent, assez largement, comme des atteintes sexuelles "commises avec violence, contrainte, menace ou surprise". Cette infraction pourrait être utilisée dans le cas des violences physiques infligées à la femme qui a été plaquée contre un mur et contrainte à divers attouchements. Dans ce cas, la peine peut être portée jusqu'à sept ans d'emprisonnement et 100 000  d'amende. 

Les fondements juridiques d'éventuelles poursuites existent donc. Les victimes sont néanmoins confrontées à deux difficultés. La première réside dans la preuve des faits invoqués. Ont elle gardé les SMS à connotation sexuelle ? Les agressions physiques ont-elles eu des témoins ? En ont-elles immédiatement parlé ? Tous ces éléments sont au coeur de l'enquête préliminaire qui vient d'être ouverte. 
La seconde difficulté se trouve dans le délai de prescription. En matière délictuelle, il est, pour le moment, de trois ans. Là encore, l'enquête devra distinguer les faits prescrits de ceux qui ne le sont pas. Rappelons toutefois que la brièveté du délai de prescription n'est pas propre aux infractions sexuelles mais concerne l'ensemble du domaine délictuel. Il serait bon, sur ce point, de se souvenir qu'une proposition de loi Tourret réformant la prescription a été votée en première lecture à l'Assemblée nationale le 10 mars 2016. Elle prévoit l'allongement du délai de prescription de trois à six ans en matière délictuelle. Depuis cette date, le Sénat n'a pas encore trouvé le temps de l'examiner, et c'est bien regrettable.