« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 15 février 2016

Le Conseil d'Etat écarte Digital Rights

Dans un arrêt du 12 février 2016, le Conseil d'Etat rejette le recours déposé par différentes associations dont French Data Network et La Quadrature du net, et dirigé contre le décret du 24 décembre 2014. Relatif à l'accès administratif aux données de connexion, ce texte applique la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013.

Dans un article 20 qui avait suscité beaucoup de débats en son temps, ce texte autorise l'accès des services de renseignement aux "informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques", c'est à dire aux identifiants de connexion, à la localisation des équipements utilisés, ou encore à la liste des numéros appelés et appelant, la date et la durée des communications. Cet accès doit reposer notamment sur les impératifs de la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité.

Légalité externe : faiblesse des moyens


Les moyens invoqués à l'appui du recours sont d'un intérêt variable, et même très variable si l'on considère que les associations requérantes, représentées par Maître Spinosi, n'ont pas hésité à invoquer la non conformité du décret à une circulaire du 17 février 2011 dont l'objet est d'organiser le travail gouvernemental. On comprend que le Conseil d'Etat n'ait pas prêté beaucoup d'attention à cette conception particulièrement innovante de la hiérarchie des normes.

Est également écarté, avec la même rapidité, le moyen reposant sur l'absence de notification à la Commission européenne du projet de décret. La directive du 22 juin 1998 n'impose une telle procédure qu'aux textes comportant des règles techniques, notamment celles relatives aux produits industriels ou agricoles. 

Seuls les moyens de légalité offrent donc un intérêt réel. Encore sont-ils limités dans leur étendue, car les requérants ne pouvaient sérieusement invoquer une atteinte à une liberté constitutionnellement garantie. Le Conseil constitutionnel a déjà affirmé, en effet, dans une décision du 24 juillet 2015 rendue sur QPC, la constitutionnalité de l'article 20 de la loi de programmation militaire.

L'absence de violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme


Ne pouvant invoquer l'inconstitutionnalité, les associations requérantes se tournent vers la violation des articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Le premier garantit le droit au respect de la vie privée sous toutes ses facettes, le second consacre plus spécifiquement la protection des données.

Le Conseil d'Etat applique alors un contrôle maximum classique. Il observe ainsi que le décret de 2014 n'autorise l'accès aux données que pour des motifs limitativement énumérés, qu'il prévoit leur conservation par les fournisseurs d'accès pendant une année repose sur des règles précises et contraignantes et que seuls peuvent y accéder des agents spécifiquement habilités à cette fin. Enfin, le juge note que les services peuvent conserver ces données, sur un fichier géré par les services du Premier ministre, durant une période pouvant aller jusqu'à trois années. Cette conservation comme les demandes d'accès sont placées sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) et du juge administratif. Après avoir soigneusement énuméré tous ces éléments, le Conseil d'Etat en déduit donc que le décret de 2014 n'emporte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles.



L'arrêt Digital Rights écarté par le Conseil d'Etat


Doit-on déduire de tout cela que la décision du Conseil d'Etat n'est jamais que l'un des ces nombreux arrêts qui écartent un recours perdu d'avance ? Tout de même pas, car il faut bien reconnaître que le Conseil d'Etat aurait pu demander à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'apprécier la conformité du décret de 2014 à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Le Conseil d'Etat écarte donc, mais c'est son droit le plus strict, l'arrêt Digital Rights Ireland Ltd rendu par la CJUE le 8 avril 2014.  Sur question préjudicielle posée par les juridictions suprêmes irlandaise et autrichienne, elle déclare  "invalide"  la directive du 15 mars 2006 sur la rétention des données qui obligeait les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d'accès à internet (FAI) à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une "durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". La finalité de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité était utilisée comme justification à des programmes de conservation des données de l'ensemble d'une population.

La Cour de justice observe que, en raison du caractère massif de la collecte, les données ainsi conservées sont susceptibles de donner des informations précises sur les habitudes de vie d'une personne, ses lieux de séjour et ses déplacements, ses activités et ses relations à l'étranger. La Cour consacre ainsi la spécificité de cette notion de surveillance de masse, définie comme permettant à la fois le repérage permanent et le profilage d'une personne.

Aux yeux des associations requérantes, le Conseil d'Etat aurait dû annuler le décret de 2014 au motif qu'il imposait une surveillance de masse en violation avec la jurisprudence Digital Rights, ou, au moins, poser une question préjudicielle à la CJUE pour qu'elle apprécie sa conformité au droit de l'Union européenne. Le Conseil d'Etat a refusé l'une et l'autre option.

Force est de constater qu'il en avait parfaitement le droit. Le renvoi en interprétation est en effet une faculté offerte aux juridictions nationales. Il est vrai que, dans son rapport sur les libertés numériques, publié fin 2014, la section du rapport et des études du Conseil d'Etat affirmait que la jurisprudence Digital Rights pose "la question de la conformité au droit de l'Union européenne des législations nationales, telles que la législation française, qui prévoient une telle obligation de conservation générale des données de connexion". Mais nul n'ignore que les travaux de la section du rapport ne sont dotés d'aucune puissance juridique et qu'ils n'ont d'ailleurs que peu d'influence sur les décisions du Conseil d'Etat statuant au contentieux.

De ce refus de poser une question préjudicielle, il convient sans doute de déduire que le Conseil d'Etat demeure attaché au principe selon lequel l'activité des services de renseignement relève naturellement de la souveraineté de l'Etat. Ce n'est donc pas à une juridiction européenne de se prononcer sur de telles questions, surtout lorsque le législateur a déjà défini l'encadrement des pratiques de ces services. C'est, en tout cas, le message que le Conseil d'Etat envoie par cet arrêt.



jeudi 11 février 2016

Le projet de loi Police et sécurité ou le triomphe de la "chaîne pénale"

Pendant que le débat sur la révision constitutionnelle et la déchéance de nationale occupe les médias, le projet de loi "Police et sécurité : lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement" est discuté à petit bruit devant la Commission des lois de l'Assemblée nationale. 

Si l'on en croit le compte effectué par le site Vie Publique, le texte actuellement débattu est la vingt-sixième loi anti-terroriste depuis celle du 9 septembre 1986. Déjà, celle-ci adaptait le droit pénal en prévoyant des peines plus lourdes lorsque l'infraction était liée au terrorisme ainsi que la création d'un corps spécialisé de juges d'instruction et de procureurs. Déjà, elle prévoyait des procédures spécifiques avec un allongement de la garde à vue et un accroissement des règles gouvernant les perquisitions. Trente ans plus tard, les préoccupations du législateur sont identiques.

Après l'état d'urgence


Le texte actuellement débattu est néanmoins plus ambitieux, car il porte à la fois sur le droit pénal et la procédure pénale, mais aussi sur les compétences de l'administration préfectorale et des forces de police. Sans prétendre à l'exhaustivité, car les innovations introduites dans notre système juridique sont fort nombreuses, on peut dégager un certain nombre de principes qui constituent le socle de ce projet.

Observons d'emblée que les conséquences de ce texte sur les libertés seront beaucoup plus importantes que celles induites par l'état d'urgence. D'une part, il crée des dispositions pérennes, dispositions qui succéderont à l'état d'urgence lorsque celui-ci sera levé. D'autre part, il englobe dans une même approche la répression et la prévention, alors que l'état d'urgence n'avait qu'une finalité préventive.

Aspects répressifs et rôle du procureur


L'aspect répressif apparaît d'abord dans des dispositions relativement classiques visant à rendre plus efficace la lutte contre le financement du terrorisme. C'est ainsi qu'une infraction particulière est créée pour sanctionner la vente de biens culturels en provenance des zones contrôlées par des mouvements terroristes. De même, les compétences de Tracfin sont élargies avec la possibilité de prévenir les établissements bancaires sur certains de leurs clients présentant "des risques élevés", afin qu'ils mettent en oeuvre des "mesures de vigilance renforcées". Le dispositif juridique de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme est ainsi approfondi. Il en est de même de la lutte contre les trafics d'armes et la cybercriminalité.

Le projet de loi s'efforce aussi de renforcer l'efficacité de la procédure judiciaire. Il s'agit d'abord d'assurer une meilleure protection des témoins en matière de terrorisme et de criminalité organisée. Ils pourront témoigner à huis-clos, voire "sous X", lorsque leur sécurité est particulièrement menacée. Un nouvel article 706-62-2 du code de procédure pénale devrait permettre d'offrir à ces personnes une nouvelle identité ainsi que le bénéfice de mesures de protection et de réinsertion. On ne peut qu'approuver ces dispositions qui devraient, du moins on l'espère, assurer la sécurité de ceux qui ont le courage de dénoncer des terroristes. On songe en particulier à cette jeune femme qui a dénoncé Abdelhamid Abaaoud et qui a été contrainte d'alerter les médias sur les dangers de sa situation. 

Sur le plan de la procédure, le projet envisage un élargissement de la possibilité de recourir aux perquisitions de nuit, dans le cadre du terrorisme et de la criminalité organisée. Elles pourront être décidées, soit à l'initiative du juge d'instruction, soit à celle du procureur au stade de l'enquête préliminaire. L'évolution est, sur ce point, très sensible. Dans l'état actuel du droit en effet, les perquisitions de nuit dans les locaux d'habitation ne sont possibles qu'au stade de l'instruction, dans des cas limités, par exemple en cas de risque immédiat de disparition de preuve ou en cas de crime ou de délit flagrant. En revanche, au stade de l'enquête préliminaire, les perquisitions de nuit ne sont autorisées que dans des locaux qui ne sont pas des locaux d'habitation, après décision du juge des libertés et de la détention (JLD) saisi par le procureur. 

De la même manière, les instruments d'interception des données comme l'IMSI Catcher, les outils de repérage ou de sonorisation peuvent désormais être utilisés au stade de l'instruction ou dès l'enquête préliminaire. Il s'agit en fait de donner au pouvoir judiciaire des instruments identiques à ceux dont disposent déjà les services de renseignement depuis la loi du 24 juillet 2015.  Là encore, c'est le procureur qui est compétent pour autoriser l'emploi de ces technologies au stade de l'enquête préliminaire.

S'il est vrai que le juge d'instruction bénéficie de nouvelles prérogatives, on doit noter un net renforcement du rôle du procureur au stade de l'enquête. Ce choix va résolument à l'encontre de l'évolution récente qui conduisait plutôt à écarter le procureur au profit du JLD, mouvement visant à limiter les risques de censure de la Cour européenne des droits de l'homme. Aux yeux de cette dernière en effet, les liens existant entre les magistrats du parquet et l'exécutif interdisent de les considérer comme des magistrats indépendants.

Les aspects répressifs du projet de loi ne doivent pas cacher ses aspects préventifs, beaucoup plus importants, et dont la finalité est d'accroître les prérogatives des forces de police.

Facette préventive : contrôle d'identité et rétention


Les pouvoirs des forces de police se voient offrir la possibilité de fouiller les bagages, y compris dans les véhicules, sur simple autorisation du procureur. Il s'agit de mettre fin aux effets d'une ancienne jurisprudence de la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 15 octobre 1984, avait assimilé la fouille d'un portefeuille à une perquisition. La fouille d'un bagage, comme celle d'un portefeuille, ne pouvait donc intervenir qu'à l'occasion d'une enquête préliminaire ou de flagrance, ou encore durant une instruction judiciaire. 

Elle peut  désormais se produire lors des contrôles d'identité, contrôles qui sont eux-mêmes élargis. Ils peuvent en effet s'accompagner d'une retenue administrative qui ne doit pas dépasser quatre heures. Elle ne doit pas être confondue avec la vérification d'identité qui a la même durée et qui concerne des personnes qui ne sont pas en mesure de prouver immédiatement leur identité. Dans l'actuel projet de loi, la retenue concerne des personnes qui ont une pièce d'identité mais dont les forces de police veulent vérifier la situation administrative. Ils vont donc utiliser cette période pour consulter le Fichier des personnes recherchées et, le cas échéant, pour demander aux services de renseignement s'ils disposent d'informations justifiant une enquête.


Chacal. Fred Zinnemann 1973. Edward Fox.
 
La question de la retenue administrative va, de toute évidence, susciter de nouveaux débats.

Le premier réside dans le fait que, par hypothèse, elle ne donne pas lieu à autorisation du juge judiciaire. Or, l'article 66 de la Constitution garantit le principe de sûreté en ces termes : "Nul ne peut être arbitrairement détenu". Il ajoute immédiatement que l'autorité judiciaire "assure le respect de ce principe". La jurisprudence du Conseil constitutionnel interprète cependant l'article 66 avec une grande souplesse. Dans une décision QPC du 8 juin 2012 Mickaël D., le Conseil constitutionnel a  ainsi admis la rétention en cellule de dégrisement en cas d'ivresse publique.

Le second sujet de débat se trouve dans les motifs de cette retenue administrative, qui visera des personnes "dont il existe des raisons sérieuses de penser qu’elles représentent une menace pour la sûreté de l’Etat ou qu’elles sont en relation directe et non fortuite avec de telles personnes". Il appartiendra au juge de vérifier que ces "raisons sérieuses" ne conduiront pas à rétablir les contrôles au faciès, sanctionnés par la Cour d'appel de Paris le 24 juin 2015

Usage des armes et état de nécessité


Enfin, dernier point qui doit être envisagé, celui de l'usage des armes par les forces de police. Observons que le texte ne donne pas une satisfaction pleine et entière au syndicat de police Alliance qui réclamait la reconnaissance juridique d'une "présomption de légitime défense". Le projet élargit certes la possibilité de recours aux armes, dans la mesure où la notion de légitime défense est peu adaptée à l'hypothèse dans laquelle le policier se trouve confronté à un tueur de masse ou à des terroristes qui déambulent dans la rue sans menacer personne, jusqu'au moment où ils sortent leur arme pour tuer l'ensemble des consommateurs installés à une terrasse. Cette extension se traduit par le maintien de la condition de légitime défense, assortie d'une exception reposant sur l'état de nécessité. Cela signifie que le policier pourra faire usage de son arme, même s'il n'est pas directement menacé, lorsque, par exemple, il s'agira de neutraliser un individu identifié comme ayant déjà commis un acte terroriste et qui se prépare à en commettre un ou plusieurs autres.

Cette mesure a pour effet d'unifier les règles d'usage des armes, dès lors que les gendarmes peuvent déjà agir dans les mêmes conditions, sur la base de l'article L 2338-3 du code de la défense. Leur statut militaire ainsi que leur participation régulière aux opérations extérieures les conduit à dispenser une excellente formation dans le domaine particulier de l'usage des armes. Il restera à s'assurer que les policiers bénéficieront d'une formation aussi solide. 

Le projet de loi "police et sécurité" comporte des dispositions qui bouleversent à la fois la police administrative et la police judiciaire.  Considéré sous cet angle, il montre que les thèses sur la "réponse pénale" demeurent pleinement d'actualité. On se souvient qu'elles avaient été particulièrement développées durant le quinquennat Sarkozy par Alain Bauer et quelques pseudo-crimonologues affidés. On parlait alors de "réponse pénale" et de "chaîne pénale", formules témoignant d'un refus de dissocier l'activité judiciaire et l'activité policière, la seconde étant subordonnée à la première. On aurait pu penser que cet amalgame pernicieux serait abandonné après l'alternance, mais c'était sans doute trop demander. Les mêmes pseudo-criminologues imposent leurs thèses avec la même vigueur au gouvernement d'aujourd'hui. Même si, en soi, chacune des réformes envisagées peut être juridiquement défendue, ce lien entre les approches judiciaires et policières suffit à susciter l'inquiétude.


dimanche 7 février 2016

Le projet de révision en débat devant l'Assemblée nationale

L'Assemblée nationale a ouvert le débat sur le projet de révision constitutionnelles. Après des semaines passées dans les conjectures, les bruits divers, les procès d'intention plus ou moins stériles, la discussion s'engage enfin et chacun peut consulter le texte ainsi que les propositions formulées par la Commission des lois. Chacun peut aussi assister en direct au débat parlementaire. Rappelons à ce propos que les contraintes posées par la procédure de révision sont extrêmement lourdes, puisque l'Assemblée nationale et le Sénat doivent finalement parvenir à un texte voté en termes identiques. Ensuite, il sera nécessaire d'obtenir une vote à la majorité des 3/5ème du Congrès, à moins que le Président de la République décide de recourir au référendum.

L'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution

 

L'article 1er du projet de révision est rédigé en ces termes, après passage en Commission : "L'état d'urgence est décrété en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique". La seule modification proposée par la Commission des lois est la substitution du mot "décrété" au mot "déclaré" qui figurait dans le projet initial. Il s'agit là d'une modification de rédaction, destinée à montrer le caractère collégial de la décision prise en conseil des ministres.

La loi devra fixer la liste des mesures susceptibles d'être prises en matière de police administrative durant l'état d'urgence, mesures placées sous le contrôle du juge administratif. Au-delà de ces principes qui sont actuellement en vigueur, la Commission propose d'inscrire dans la Constitution l'existence même d'un contrôle parlementaire de l'état d'urgence, dont l'organisation sera précisée par le législateur. Afin de garantir son effectivité, le Parlement sera réuni de plein droit durant l'état d'urgence et l'Assemblée nationale ne pourra être dissoute. L'ancien président de la Commission des lois a manifestement voulu inscrire dans la loi le dispositif mis en place en novembre 2015, conférant à la Commission des compétences qui sont sensiblement celles d'une commission d'enquête.

Sur la durée de cette période exceptionnelle, le projet de révision reprend le principe d'un décret déclarant l'état d'urgence pour douze jours. Ensuite, selon le dispositif de la loi de 1955, la loi de prorogation fixe la "durée définitive" de la prorogation. Cette formulation n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Le pouvoir législatif ne peut, en effet, véritablement imposer une durée "définitive", sans limiter ses propres compétences. Rien ne lui interdit, en effet, de passer outre cette durée "définitive", tout simplement en votant une nouvelle loi. Le projet de révision propose donc une formulation plus respectueuse des pouvoirs parlementaires, en mentionnant que la loi de prorogation "fixe la durée" de l'état d'urgence. Lors de sa récente intervention, le Premier ministre a d'ailleurs affirmé qu'il était prêt à accepter un plafond de quatre mois, sans empêcher le recours à plusieurs prorogations successives. Il appartiendra donc au parlement de statuer sur ce point.
 
 

La déchéance de nationalité


La question de la déchéance de la nationalité apparaît plus complexe, d'autant que le débat juridique a été largement écarté au profit du débat politique. L'article 2 du projet de révision se borne à modifier l'article 34 de la Constitution, celui qui définit le domaine de la loi. Parmi les "règles" qui doivent être adoptées par la voie législative doit désormais figurer "la nationalité, y compris les conditions dans lesquelles une personne peut être déchue de la nationalité française lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Le projet de révision ne prévoit donc pas expressément la déchéance de la nationalité, mais se limite à affirmer la compétence du Parlement pour l'inscrire dans le droit positif.

Les débats en commission font apparaître deux points qui vont être largement évoqués durant les débats parlementaires.

Le projet initial limite la déchéance aux personnes condamnées pour des crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. La Commission des lois, quant à elle, propose d'étendre la déchéance aux crimes et aux délits, c'est-à-dire de maintenir, sur ce point, le dispositif existant. En effet l'article 25 du code civil énonce qu'un Français par acquisition de la nationalité peut être déchu "s''il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation". Selon l'article 410-1 du code pénal, les intérêts fondamentaux de la Nation comprennent notamment son indépendance, l'intégrité de son territoire, sa sécurité, la forme républicaine des institutions, les moyens de la défense et de la diplomatie,  la sauvegarde de la population etc. Cette liste comporte des crimes et des délits.

Le second point qui sera évoqué concerne les personnes susceptibles d'être touchées par une décision de déchéance de nationalité, sujet essentiel du débat développé depuis de longues semaines.

Avant toutes choses, il convient d'examiner le droit existant, somme toute relativement simple.

Condition de nationalité : le droit existant


Envisageons d'abord les cas de déchéance qui concerne tous les Français, qu'ils soient mononationaux binationaux ou multinationaux. Tout Français peut perdre sa nationalité s'il n'a aucun parent français et ne réside jamais en France (art. 23-8 du code civil), ou s'il est employé dans une armée étrangère ou un service public étranger (art. 23-8 du code civil).

En ce qui concerne les Français qui ont plus d'une seule nationalité, qu'ils soient binationaux ou multinationaux, on distingue deux types de déchéance qui les concerne spécifiquement, toutes deux prononcées par décret. L'une vise la personne qui se comporte "comme le national d'un pays étranger" (art. 23-7 du code civil). L'acte juridique prend ainsi acte de l'absence d'allégeance, de loyauté, envers notre pays. L'autre est la conséquence d'une condamnation pénale pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour des infractions particulièrement graves ayant entrainé une condamnation d'au moins cinq années d'emprisonnement.

Nationaux ou multinationaux 

 

Le projet de révision choisit de ne pas distinguer entre les Français mononationaux et les Français binationaux ou multinationaux.

C'est une évolution importante par rapport à la rédaction initiale qui proposait de limiter la déchéance aux binationaux. Cette restriction était liée à la volonté de ne pas créer d'apatrides, principe affirmé par l'article 25 du code civil qui reconnaît la possibilité de déchoir un binational, "sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride". Les opposant à la réforme ont immédiatement mis en avant l'atteinte au principe d'égalité, dès lors que les binationaux n'étaient pas dans la même situation que les mononationaux. Ils ont également invoqué la violation des textes internationaux qui interdisent l'apatridie, même s'ils n'imposent aucune contrainte particulière aux autorités françaises.

Sur le plan strictement juridique, il faut bien reconnaître la faiblesse des arguments. Dans sa récente décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que la déchéance de nationalité visant des personnes qui ont acquis la nationalité n'entraine pas une différence de traitement qui viole le principe d'égalité. On ne voit pas pourquoi il en jugerait autrement à propos de la distinction de régime juridique entre mononationaux et multinationaux.

Reste le droit international. L'avis rendu par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) affirme que l'article 25 du code civil "est une application de l'article 15 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui énonce que "tout individu a droit une nationalité". La formule est sympathique, mais une disposition législative ne saurait s'analyser comme "l'application" d'un texte dépourvu de valeur juridique en droit interne. Tout au plus pourrait-on dire que l'article 25 fait écho à la Déclaration, formulation qui juridiquement n'engage à rien. Quant à la disposition selon laquelle, "tout individu a droit une nationalité", force est de constater, même si la réalité juridique est cruelle, qu'elle n'impose pas que cette nationalité soit celle de l'Etat qui prononce la déchéance.

Quoi qu'il en soit, le fondement international le plus solide dans ce domaine n'est pas la Déclaration universelle, mais deux traités internationaux qui ne sont d'ailleurs pas mentionnés dans l'avis de la CNCDH. La première convention est celle  28 septembre 1954 relative au statut des apatrides, ratifiée par la France, ce qui signifie qu'elle s'impose effectivement au législateur. Son contenu porte sur la situation des apatrides et impose à l'Etat qui les accueille un certain nombre d'obligations, parmi lesquelles le maintien sur le territoire tant qu'ils n'ont pas trouvé un pays d'accueil. Considérée sous cet angle, la convention de 1954 rend la déchéance inefficace, dès lors qu'elle ne permet pas l'éloignement du territoire. 

La seconde convention, la plus souvent invoquée dans le débat actuel, est celle du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie dont l'article 1er affirme que "tout Etat contractant accorde sa nationalité à l'individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride". Hélas, la France a signé cette convention le 31 mai 1962, mais elle ne l'a jamais ratifiée. En d'autre termes, ce traité n'impose aucune contrainte aux autorités françaises. Les juges français ont d'ailleurs toujours écarté les moyens fondés sur son non-respect. Dans un arrêt du 1er mars 2013, la Cour administrative d'appel de Nantes affirme ainsi que "si la France est signataire de la convention de New York du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, ce traité n'a fait l'objet, ni de la ratification ou de l'approbation, ni de la publication prévues par l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; que le moyen tiré d'une méconnaissance de cette convention est, en conséquence, inopérant". Cette rigueur jurisprudentielle ne doit cependant pas être surévaluée. L'article 25 du code civil, s'il ne constitue pas une "application" de la Convention, semble tout de même y trouver directement son inspiration. 
 
Le protecteur des libertés. Sem. 1863-1934.

Le retour du juge judiciaire


Devant cette situation, le débat en Commission a finalement abouti à une formulation qui n'opère plus aucune distinction entre les Français, désormais tous susceptibles d'être visés par une déchéance de nationalité. La mise en oeuvre d'une telle mesure sera organisée par la loi. On sait déjà que la déchéance ne sera plus prononcée par décret mais deviendra une peine complémentaire prononcée par le juge, disposition qui devrait satisfaire la Cour de cassation. Dans le cadre de cette procédure, désormais pénale, le juge judiciaire pourra donc, s'il le souhaite, éviter l'apatridie en choisissant de priver l'intéressé non pas de sa nationalité, mais des droits attachés à celle-ci, formule désormais possible dans l'actuelle rédaction du projet. Certes, priver de son droit de vote quelqu'un qui a été condamné pour un acte lié au terrorisme a quelque chose de dérisoire, mais il appartiendra au juge de décider s'il convient ou non de créer un apatride. Et nul n'ignore, tant on nous le répète régulièrement, que la seule intervention du juge judiciaire suffit à garantir une parfaite protection des libertés.




mardi 2 février 2016

Le droit de grâce, "soupape de la justice républicaine"

L'exercice du droit de grâce par le Président de la République n'est pas fréquent, d'autant que la révision de 2008 a supprimé les grâces collectives, notamment celle du 14 juillet, sans doute regrettée par les automobilistes auteurs d'infractions routières. L'article 17 de la Constitution ne comporte plus, désormais, qu'une seule phrase : "Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel".

Sur le fondement de ces dispositions, il a été demandé à François Hollande d'accorder sa grâce à Jacqueline Sauvage, condamnée par deux cours d'assises successives à dix années d'emprisonnement pour l'assassinat d'un mari violent. Cette demande, fortement relayée par les médias, a finalement abouti, avec une remise de peine de deux ans et quatre mois qui permet à la condamnée de présenter immédiatement une demande de libération conditionnelle. La formule est particulièrement adroite, car le Président de la République laisse finalement le dernier mot à la justice, seule compétente pour accorder cette libération conditionnelle.

Nous n'entrerons pas dans le détail d'une affaire pénale dont nous connaissons mal le contenu. Nous nous intéresserons en revanche au droit de grâce, que certains considèrent comme l'instrument ultime d'une justice transcendante, alors que d'autres souhaitent purement et simplement sa disparition.

Nul n'ignore que le droit de grâce est d'origine régalienne, et qu'il subsiste depuis l'Ancien Régime, avec une courte interruption durant la période révolutionnaire. Durant cette longue période, il a toujours été critiqué. Notre collègue Pascal Jan, dans son excellent article paru dans Huffington Post, développe ainsi les arguments traditionnellement utilisés  pour demande sa suppression.

La grâce et le principe d'égalité


Le premier d'entre eux est l'atteinte au principe d'égalité dont le droit de grâce est potentiellement porteur. Il est juste de rappeler que d'autres femmes sont peut-être dans une situation comparable à celle de Jacqueline Sauvage et que leurs avocats n'ont pas songé à agiter les médias et à solliciter la grâce de leur cliente. Déjà, l'article 2 section 3 du titre X du projet de Constitution girondine de février 1793 posait la question en ces termes : "le droit de grâce ne serait que le droit de violer la loi ; il ne peut exister dans un gouvernement libre où la loi doit être égale pour tous".

L'argument est séduisant. Si ce n'est que le droit de grâce, comme le faisait observer Gaston Jèze en 1924, présente un caractère à la fois exceptionnel et individuel. Il n'a pas pour objet d'appliquer la loi, mais au contraire de ne pas l'appliquer pour des motifs humanitaires ou reposant sur l'équité. C'est si vrai que la grâce ne modifie en rien la déclaration de la culpabilité effectuée par le juge pénal, déclaration effectuée, quant à elle, sur un fondement législatif. La grâce ne concerne que la peine, qui peut être supprimée ou réduite. On observe, à ce propos, que des mesures exceptionnelles et individuelles peuvent également être prises par le juge d'application des peines, en particulier lorsque l'état de santé de la personne n'est plus compatible avec la détention. A cet égard, le principes mêmes d'individualisation et d'aménagement de la peine pourraient être contestés au nom du principe d'égalité.

Napoléon Ier accordant à Madame de Polignace la grâce de son époux. Estampe



La grâce et la séparation des pouvoirs


Le second argument invoqué à l'appui de la suppression de la grâce réside dans l'éventuelle atteinte à la séparation des pouvoirs. Là encore, l'atteinte est loin d'être évidente, d'autant que, dans l'affaire Sauvage, la grâce a seulement pour effet de permettre à l'intéressée de demander une libération conditionnelle, procédure qui se borne à anticiper l'application du droit commun. Il appartiendra donc au pouvoir judiciaire, in fine, de prendre la décision, même si on imagine mal qu'elle soit négative.

La jurisprudence du Conseil d'Etat reprend ce raisonnement. Pendant bien des années, elle a été dominée par un arrêt Gugel de 1893 qui considérait le décret de grâce comme un acte de gouvernement. Par la suite, le Conseil d'Etat a réaffirmé l'irrecevabilité des recours contre une telle mesure, mais il a changé le fondement de sa décision. Il considère désormais qu'il n'a pas à "connaître des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire". La décision du Président de la République a pour effet de susciter l'intervention du juge judiciaire et non pas de l'écarter.

Il faudrait développer une conception bien rigoureuse de la séparation des pouvoirs pour considérer que le droit de grâce lui porte atteinte. Or, le droit français se caractérise par une conception souple, d'ailleurs parfaitement assumée par le titre VIII de notre Constitution qui traite de l'autorité judiciaire et non pas du pouvoir judiciaire. De la même manière, la présence de magistrats du parquet recevant des instructions directes de l'Exécutif ne choquait personne, jusqu'à l'intervention de la Cour européenne des droits de l'homme dans le débat.

Une "soupape de la justice républicaine"


Reste évidemment l'argument positif en faveur de la grâce, qualifiée de "soupape de la justice républicaine" par Guy Carcassonne. La grâce offre d'abord la possibilité de rectifier une erreur commise par la Justice. Car la Justice peut se tromper. Doit-on pour autant jeter le jury populaire en même temps que le grâce ? Sans doute pas, puisque des juges professionnels peuvent se tromper tout autant que le jury populaire. En témoigne le nombre considérablement plus important des demandes de révision formulées à la suite de condamnations par les tribunaux correctionnels, même si les demandes de révision de procès d'assises sont évidemment plus médiatisés.

Quoi qu'il en soit, même utilisé très rarement, le droit de grâce est utile. Le cas d'Alfred Dreyfus, grâcié en 1899 par Emile Loubet, avant d'être réhabilité sept ans plus tard, en 1906 en est l'illustration. Une telle situation n'est hélas pas impossible aujourd'hui. N'oublions pas que la grâce présidentielle a été refusée à Patrick Dils en 1994, et qu'il a finalement été définitivement acquitté, et libéré, en 2002, après que le travail inlassable d'un gendarme ait démontré que Francis Heaulme se trouvait sur le lieu du crime. A l'inverse, Omar Raddad a obtenu la grâce présidentielle en 1996, mais n'a pas obtenu la révision de son procès.. Ces exemples montrent que le droit de grâce joue effectivement un rôle de soupape lorsque l'erreur judiciaire semble évidente, ou seulement possible.

jeudi 28 janvier 2016

Suspension de l'état d'urgence : chronique d'un échec attendu

L'ordonnance rendue le 27 janvier 2015 par le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre l'état d'urgence ou d'ordonner au Président de la République d'y mettre fin. La procédure d'urgence utilisée était celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale".  Rappelons à ce propos que l'obligation d'un recours préalable devant l'autorité administrative n'existe pas dans le cadre des procédures d'urgence, et que les requérants n'avaient donc pas à saisir le Président de la République d'une demande préalable de suspension de l'état de l'état d'urgence.

Dans le cas présent, le juge administratif était mis devant une alternative audacieuse, soit prononcer lui même la suspension et mettre fin à une mesure décidée par la voie législative, c'est-à-dire par les représentants du peuple, soit donner une injonction au Président de la République lui-même élu au suffrage universel, dans un domaine où il dispose d'une très large marge d'appréciation. 

Les lecteurs l'auront compris, les chances de succès étaient parfaitement nulles. Ce serait d'ailleurs insulter les connaissances juridiques des requérants de penser qu'ils l'ignoraient. Ils étaient pourtant fort nombreux, menés par la Ligue des droits de l'homme, le syndicat CGT de la police, le syndicat de la magistratures, sans oublier diverses associations, et quatre cent cinquante universitaires dont l'intervention a été admise par le juge.

L'ordonnance de référé justifie-t-elle une analyse juridique ? On pourrait en douter, tant il est vrai que le juge se borne à reprendre une jurisprudence déjà connue et que la médiatisation d'un recours n'a pas nécessairement pour effet d'accroître son intérêt juridique. 


A la regarder de près, elle présente tout de même un intérêt dans sa rédaction même. Le juge des référés dispense en effet un cours de droit public portant à la fois sur la hiérarchie des normes (leçon 1) et sur l'étendue de son propre contrôle (leçon 2). 

Leçon 1 : Hiérarchie des normes et "loi écran"


Rappelons que la loi du 20 novembre 2015 proroge l'état d'urgence pour une durée de trois mois, c'est-à-dire jusqu'au 20 février 2016. Aux termes de son article 3, l'Exécutif peut néanmoins y mettre fin de manière anticipée avant l'expiration de ce délai, par un décret en conseil des ministres.

En saisissant le juge pour qu'il prononce directement la suspension de l'état d'urgence, les requérants lui demandent tout simplement de suspendre l'application de la loi. On pourrait s'étonner que des défenseurs des droits de l'homme sollicitent le juge des référés, un juge unique et évidemment non élu, afin de mettre en échec une norme qui est l'expression de la volonté générale. 

Quoi qu'il en soit, les requérants invoquent la violation d'un nombre impressionnant de "libertés fondamentales", violation susceptible de justifier, à leurs yeux, que le juge ordonne la suspension de l'état d'urgence. Sont ainsi invoquées, la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression, le droit au respect de la vie privée, la liberté d'entreprendre et bien d'autres.. Toutes ont cependant pour caractéristique essentielle d'avoir valeur constitutionnelle. 

Il est ainsi demandé au juge administratif d'affirmer que l'application de la loi du 20 novembre 2015 n'est pas conforme à la Constitution, problème de hiérarchie des normes bien connu des étudiants en droit qui ont tous entendu parler de la "loi écran". Les termes de l'arrêt Arrighi du 6 novembre 1936 demeurent aujourd'hui parfaitement actuels : En l'état actuel du droit public français, le moyen (selon lequel une loi de 1934 violerait les lois constitutionnelles) n'est pas de nature à être discuté devant le Conseil d'Etat statuant au contentieux". 
 
Cette jurisprudence est toujours en vigueur, mais ses effets ont été largement atténués par la création de la question prioritaire de la constitutionnalité (QPC) par la révision de 2008. Si les requérants voulaient contester la conformité de la loi du 20 novembre 2015, il leur suffisait donc de déposer une QPC, à l'occasion de n'importe quel recours contre une mesure de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Le juge des référés du Conseil d'Etat fait donc oeuvre de pédagogue en rappelant "qu’en dehors de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, la conformité de ces dispositions législatives à la Constitution ne peut être mise en cause devant le juge administratif ". Les requérants se sont, en quelque sorte, trompés de juge, mais tout le monde peut se tromper.
 
Tignous. La Justice. 1994
 

Leçon 2 : Les bienfaits du contrôle minimum


Dans l'hypothèse où ils ne pourraient obtenir du juge la suspension immédiate de l'état d'urgence, les requérants lui demandent d'enjoindre au Président de la République de l'ordonner par décret. Sur le plan de la procédure, le principe est un peu plus satisfaisant, car il s'agit d'exiger la mise en oeuvre des dispositions législatives existantes, en l'occurrence l'article 3 de la loi du 20 novembre 2015. 

Observons que la décision de mettre fin à l'état d'urgence n'est pas un acte de gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel. Cette catégorie des actes de gouvernement s'est peu à peu réduite à une sorte de noyau dur des décisions directement attachées à la souveraineté de l'Etat, relations entre les pouvoirs publics constitutionnels, et rapports avec les Etats étrangers et les organisations internationales. Le décision de mettre fin à l'état d'urgence n'entre, à l'évidence, dans aucune de ces catégories.

L'ordonnance du 27 janvier 2016 affirme donc que la décision de refus de mettre fin à l'état d'urgence n'échappe pas au contrôle du juge administratif. Le principe n'a rien de nouveau. Dans une ordonnance du 9 décembre 2005, le juge des référés avait déjà été saisi, cette fois par seulement soixante-quatorze universitaires, d'une demande d'injonction au Président de la République, afin qu'il mette fin à l'état d'urgence mis en oeuvre à la suite des graves violences qui avaient éclaté dans certains quartiers. 
 
A l'époque, le juge avait invoqué l'absence de "caractère provisoire" de la mesure demandée, se fondant sur les dispositions de l'article L 511-1 du code de la justice administrative. Ce dernier énonce en effet que "le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais". Aujourd'hui, le juge ne peut plus s'appuyer sur ces dispositions. Sa propre jurisprudence l'autorise en effet à enjoindre à une autorité publique de prendre une "disposition qui n'a pas de caractère provisoire", lorsque aucune autre mesure provisoire n'est susceptible de faire disparaître l'atteinte à une liberté fondamentale. D'abord appliquée par le juge des référés dans une ordonnance du 30 mars 2007 Ville de Lyon, cette dérogation a été confirmée par le Conseil d'Etat statuant au fond, dans un arrêt du 31 mai 2007 Syndicat CFDT Interco). Utile jurisprudence qui permet au Conseil d'Etat de s'affranchir d'une condition posée par le code de justice administrative. 

Dans l'ordonnance du 27 janvier 2016, le Conseil d'Etat n'a finalement pas d'autre choix que de statuer au fond et d'apprécier si les conditions de l'état d'urgence sont toujours remplies, deux mois après les attentats du 13 novembre. Il ne s'engage dans ce contrôle qu'avec la plus extrême prudence, observant que le Président de la République dispose d'un "large pouvoir d'appréciation" pour faire ou non usage de la faculté que lui reconnaît la loi de mettre fin à l'état d'urgence. Autrement dit, le juge exerce un contrôle minimum, pour ne pas dire un contrôle symbolique.

En effet, le juge constate que le "péril imminent" qui justifie l'état d'urgence n'a pas disparu, réaffirmant ainsi son caractère préventif. Il observe que, depuis sa mise en oeuvre, des attentats ont eu lieu, à l'étranger comme sur le territoire national, que d'autres ont été déjoués par les services compétents. Il ajoute que la France est engagée dans des opérations militaires extérieures qui visent précisément à lutter contre des sanctuaires terroristes, situation qui ne peut qu'accroître la menace pesant sur notre pays. Certains objecteront que ces arguments sont précisément ceux développés par l'Exécutif. Mais le Conseil d'Etat dispose-t-il d'autres sources d'informations ? En quoi l'appréciation de la menace développée par la Ligue des droits de l'homme ou par un groupe d'universitaires est-elle plus fiable que celle effectuée par les services chargés de la lutte contre le terrorisme ? 

Certes, le Conseil d'Etat accepte le contrôle, mais c'est un contrôle minimaliste. La seule hypothèse d'une sanction serait celle d'une erreur manifeste d'appréciation parfaitement improbable. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Conseil d'Etat décide d'enjoindre au Président de la République de mettre fin à l'état d'urgence. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Président de la République cède à cette injonction. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant qu'un nouvel attentat intervienne le lendemain ou dans les semaines suivantes... Les conséquences seraient catastrophiques pour l'Etat de droit en général et pour le juge administratif en particulier. Le Conseil d'Etat refuse d'assumer une responsabilité aussi lourde, et on peut le comprendre.



mardi 26 janvier 2016

Droit au logement décent et sous-traitance

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 22 janvier 2016, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions imposant au maître d'ouvrage de se substituer à son sous-traitant dans l'hypothèse où ce dernier ne remplit pas son obligation d'offrir à ses salariés un hébergement collectif "compatible avec la dignité humaine".

Cette contrainte est issue de la loi du 10 juillet 2014 qui introduit un nouvel article L 4231-1 dans le code du travail. Elle prévoit une procédure simple : lorsque le maître d'ouvrage est informé que les salariés de son cocontractant sont soumis à des conditions d'hébergement collectif incompatibles avec la dignité humaine, il doit lui enjoindre par écrit de faire cesser sans délai cette situation.  A défaut de régularisation, il est tenu de prendre en charge lui-même cet hébergement, dans des conditions respectueuses des normes en vigueur. Cette procédure a ensuite été organisée plus précisément par le décret du 30 mars 2015

C'est à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret que la Fédération des promoteurs immobiliers a posé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L 4231-1 du code du travail, ou plus exactement son second alinéa relatif à la substitution du maître d'ouvrage au sous-traitant. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 octobre 2015, a décidé le renvoi de la question, estimant qu'elle présentait un "caractère sérieux". Le Conseil constitutionnel examine successivement l'atteinte au principe de responsabilité et à l'égalité devant les charges publiques.

Le principe de responsabilité



La loi du 10 juillet 2014 introduit en effet un dispositif de responsabilité du maître d'ouvrage pour des faits commis par son sous-traitant.

Dans sa décision du 22 octobre 1982, le Conseil constitutionnel érige au niveau constitutionnel le principe énoncé à l'article 1382 du code civil, selon lequel "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Pour donner valeur constitutionnelle à cette disposition d'origine législative, le Conseil la rattache à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Par la suite, dans une décision QPC du 31 juillet 2015, il précise que ce principe a pour conséquence la faculté ouverte à chacune d'engager une action en responsabilité,  action dont le législateur peut définir les conditions.

En l'espèce, la loi du 10 juillet 2014 institue une solidarité de paiement : en cas de défaillance du sous-traitant, le maître d'ouvrage doit assumer la charge du logement décent des employés, ce qui ne lui interdit pas d'engager ultérieurement une action contre le sous-traitant pour obtenir remboursement de ces frais. Dans cette même décision du 31 juillet 2015, le Conseil constitutionnel contrôle si les conditions d'engagement de cette solidarité sont "proportionnées à son étendue et en rapport avec l'objectif poursuivi par le législateur". 
 

Le droit au logement décent


En l'espèce, l'objet des dispositions contestées est d'assurer le respect "droit au logement décent". Ce droit ne figure pas, en tant que tel, dans notre corpus constitutionnel. Tout au plus, peut-on citer le Préambule de 1946 qui affirme que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne humaine. Dans sa décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel a fait une interprétation très constructive de ces dispositions, en affirmant que la "possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". Le droit à un logement décent n'est donc pas un droit, mais un objectif justifiant une politique d'aide au logement et d'amélioration qualitative de celui-ci.
 
En l'espèce, le Conseil constitutionnel estime donc que la mesure décidée par le législateur, dans le cadre d'une politique publique visant à assurer aux salariés un logement décent n'est pas "manifestement disproportionnée" par rapport à l'objectif poursuivi.

Fernand Léger. Les ouvriers. 1951


L'égalité devant les charges publiques


Le second moyen invoqué était précisément celui invoqué par le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi. La Fédération requérante s'appuyait sur la décision du 20 novembre 2003  rendue à propos de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration. Ce texte impose en effet à la personne hébergeant un étranger venu séjourner en France pour une visite privée ou familiale de prendre en charge non seulement les frais de son séjour mais aussi, le cas échéant, ceux liés à son rapatriement. Le Conseil constitutionnel a alors considéré qu'une telle contrainte, ne prévoyant aucun plafonnement des frais et ne tenant pas compte de la bonne foi de l'hébergeant, portait une atteinte "caractérisée" au principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Dans sa décision du 22 janvier 2016, le Conseil constitution estime, et c'est déjà un élément non négligeable, que le grief tiré de l'égalité devant les charges publiques est opérant. Il aurait pu, en effet, l'écarter purement et simplement, en s'appuyant sur une jurisprudence traditionnelle. Il considère ainsi, d'une manière générale, qu'une obligation légale pesant sur une personne privée, l'obligeant à engager une dépense ou à procurer un bien à un tiers, ne peut s'analyser comme une "charge publique" susceptible d'être contrôlée au regard de l'article 13 de la Déclaration de 1789.  Dans sa décision du 29 mai 2015, il en décide ainsi à propos de la loi interdisant aux sociétés distributrices d'eau d'interrompre le service en cas de non-paiement des factures.

En l'espèce, le Conseil accepte d'examiner le moyen reposant sur l'égalité des charges publiques, après avoir observé que la loi du 10 juillet 2014 et son décret d'application du 30 mars 2015 confèrent à l'administration un pouvoir d'injonction qui lui permet d'obliger le maître d'ouvrage à assumer sa responsabilité en matière de logement collectif. Une telle contrainte imposant une charge financière peut donc s'analyser comme une charge publique. 

Malheureusement pour la Fédération requérante, l'évolution jurisprudentielle s'arrête là. Après avoir admis le caractère opérant du moyen, le Conseil l'écarte sur le fond.  Compte tenu de l'objectif d'intérêt général poursuivi par une telle mesure, il estime, là encore, que la charge imposée au maître d'ouvrage n'emporte pas une "rupture caractérisée" à l'égalité devant les charges publiques.

En rejetant la QPC posée par la Fédération des promoteurs immobiliers, le Conseil constitutionnel valide une mesure législative reposant sur l'idée d'une responsabilité solidaire de l'ensemble des responsables d'un chantier. Il incite à méditer sur l'intensité des contraintes que le Parlement doit imposer pour qu'un droit figurant parmi les plus élémentaires soit respecté. En l'absence de contrainte financière, force est de constater que les employeurs de certains secteurs ont tendance à considérer leurs salariés comme une main d'oeuvre taillable et corvéable. Espérons que ces éléments seront pris en considération lors de la réforme annoncée du Code du travail.

- Sur la notion de dignité et le droit au logement : introduction du chapitre 7 dans le manuel de libertés publiques sur internet.