Nous n'entrerons pas dans le détail d'une affaire pénale dont nous connaissons mal le contenu. Nous nous intéresserons en revanche au droit de grâce, que certains considèrent comme l'instrument ultime d'une justice transcendante, alors que d'autres souhaitent purement et simplement sa disparition.
Nul n'ignore que le droit de grâce est d'origine régalienne, et qu'il subsiste depuis l'Ancien Régime, avec une courte interruption durant la période révolutionnaire. Durant cette longue période, il a toujours été critiqué. Notre collègue Pascal Jan, dans son excellent article paru dans Huffington Post, développe ainsi les arguments traditionnellement utilisés pour demande sa suppression.
La grâce et le principe d'égalité
Le premier d'entre eux est l'atteinte au principe d'égalité dont le droit de grâce est potentiellement porteur. Il est juste de rappeler que d'autres femmes sont peut-être dans une situation comparable à celle de Jacqueline Sauvage et que leurs avocats n'ont pas songé à agiter les médias et à solliciter la grâce de leur cliente. Déjà, l'article 2 section 3 du titre X du projet de Constitution girondine de février 1793 posait la question en ces termes : "le droit de grâce ne serait que le droit de violer la loi ; il ne peut exister dans un gouvernement libre où la loi doit être égale pour tous".
L'argument est séduisant. Si ce n'est que le droit de grâce, comme le faisait observer Gaston Jèze en 1924, présente un caractère à la fois exceptionnel et individuel. Il n'a pas pour objet d'appliquer la loi, mais au contraire de ne pas l'appliquer pour des motifs humanitaires ou reposant sur l'équité. C'est si vrai que la grâce ne modifie en rien la déclaration de la culpabilité effectuée par le juge pénal, déclaration effectuée, quant à elle, sur un fondement législatif. La grâce ne concerne que la peine, qui peut être supprimée ou réduite. On observe, à ce propos, que des mesures exceptionnelles et individuelles peuvent également être prises par le juge d'application des peines, en particulier lorsque l'état de santé de la personne n'est plus compatible avec la détention. A cet égard, le principes mêmes d'individualisation et d'aménagement de la peine pourraient être contestés au nom du principe d'égalité.
Napoléon Ier accordant à Madame de Polignace la grâce de son époux. Estampe |
La grâce et la séparation des pouvoirs
Le second argument invoqué à l'appui de la suppression de la grâce réside dans l'éventuelle atteinte à la séparation des pouvoirs. Là encore, l'atteinte est loin d'être évidente, d'autant que, dans l'affaire Sauvage, la grâce a seulement pour effet de permettre à l'intéressée de demander une libération conditionnelle, procédure qui se borne à anticiper l'application du droit commun. Il appartiendra donc au pouvoir judiciaire, in fine, de prendre la décision, même si on imagine mal qu'elle soit négative.
La jurisprudence du Conseil d'Etat reprend ce raisonnement. Pendant bien des années, elle a été dominée par un arrêt Gugel de 1893 qui considérait le décret de grâce comme un acte de gouvernement. Par la suite, le Conseil d'Etat a réaffirmé l'irrecevabilité des recours contre une telle mesure, mais il a changé le fondement de sa décision. Il considère désormais qu'il n'a pas à "connaître des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire". La décision du Président de la République a pour effet de susciter l'intervention du juge judiciaire et non pas de l'écarter.
Il faudrait développer une conception bien rigoureuse de la séparation des pouvoirs pour considérer que le droit de grâce lui porte atteinte. Or, le droit français se caractérise par une conception souple, d'ailleurs parfaitement assumée par le titre VIII de notre Constitution qui traite de l'autorité judiciaire et non pas du pouvoir judiciaire. De la même manière, la présence de magistrats du parquet recevant des instructions directes de l'Exécutif ne choquait personne, jusqu'à l'intervention de la Cour européenne des droits de l'homme dans le débat.
Une "soupape de la justice républicaine"
Reste évidemment l'argument positif en faveur de la grâce, qualifiée de "soupape de la justice républicaine" par Guy Carcassonne. La grâce offre d'abord la possibilité de rectifier une erreur commise par la Justice. Car la Justice peut se tromper. Doit-on pour autant jeter le jury populaire en même temps que le grâce ? Sans doute pas, puisque des juges professionnels peuvent se tromper tout autant que le jury populaire. En témoigne le nombre considérablement plus important des demandes de révision formulées à la suite de condamnations par les tribunaux correctionnels, même si les demandes de révision de procès d'assises sont évidemment plus médiatisés.
Quoi qu'il en soit, même utilisé très rarement, le droit de grâce est utile. Le cas d'Alfred Dreyfus, grâcié en 1899 par Emile Loubet, avant d'être réhabilité sept ans plus tard, en 1906 en est l'illustration. Une telle situation n'est hélas pas impossible aujourd'hui. N'oublions pas que la grâce présidentielle a été refusée à Patrick Dils en 1994, et qu'il a finalement été définitivement acquitté, et libéré, en 2002, après que le travail inlassable d'un gendarme ait démontré que Francis Heaulme se trouvait sur le lieu du crime. A l'inverse, Omar Raddad a obtenu la grâce présidentielle en 1996, mais n'a pas obtenu la révision de son procès.. Ces exemples montrent que le droit de grâce joue effectivement un rôle de soupape lorsque l'erreur judiciaire semble évidente, ou seulement possible.
Je vous félicite pour la rigueur, la sobriété et l'humanité de votre présentation de cette douloureuse affaire habilement bouclée par le président de la République ("Remise de peine pour Jacqueline Sauvage. Hollande :'On a l'état de grâce qu'on peut'", Le Canard enchaîné, 3 février 2016, p. 1). De manière fort opportune, votre conclusion élargit le débat, au-delà de la stricte référence au droit positif, à l'insoluble et éternelle problématique de l'erreur judiciaire. A défaut de trancher la question de façon définitive, on peut se risquer à apporter deux éclairages complémentaires sur la genèse de l'erreur judiciaire.
RépondreSupprimer1. Un éclairage juridique
- L'expérience enseigne que les magistrats sont plus sensibles à la vérité judiciaire (celle qu'ils sont disposés à entendre) qu'à la vérité "vraie" (celle qui leur est inaudible).
- L'écart entre les principes et leur mise en oeuvre par les magistrats est souvent abyssal. Nous vivons aujourd'hui dans un régime de présomption de culpabilité et d'instruction à charge.
- Les récentes révélations d'un collectif de hauts magistrats laissent pantois. On y apprend que la Justice française serait sous influence et méconnaitrait les principes du droit à un procès équitable (Patrice Cahez, "La Cour de cassation dénonce l'absence d'impartialité de la Justice" Médiapart, 2 février 2016). Bigre !
2. Un éclairage humain
- La justice est humaine. Elle est donc faillible. Les magistrats ont leurs préjugés, leurs a priori comme tout un chacun qui peuvent varier en fonction du temps et des circonstances (Cf. le récent film "L'hermine").
- La justice est aléatoire. Certains magistrats font preuve d'humilité, d'autres d'arrogance ("Affaire Sauvage: que de compassion médiatique!", Philippe Bilger, Le Point.fr, 2 février 2016).
- La justice est subjective qu'elle soit rendue par des professionnels ou des citoyens. Le droit ne fait pas tout.
- La justice est rigide. Elle a la plus grande difficulté à reconnaître ses erreurs, y compris les plus manifestes.
L'erreur judiciaire est consubstantielle à toute justice. Le dernier mot revient à un magistrat à la retraite, Jean-Michel Lambert avec le titre de son ouvrage paru en 2014 : "De combien d'injustices suis-je coupable ?" (éditions du Cherche Midi).