Le
18 février 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu la décision du ministre de la Culture, alors Fleur Pellerin, accordant un visa d'exploitation au film documentaire
Salafistes. Ce visa était assorti d’une
interdiction de représentation aux moins de dix-huit ans.
Le film réalisé par François Margolin et Lemine Ould Salem a suscité bien des débats. Certains le considèrent comme
un documentaire "précieux" car il montre la réalité du discours salafiste et de la terreur répandue au Nord Mali et en Mauritanie à l'époque du tournage, en 2012. D'autres y voient une
certaine complaisance dans la mesure où le récit comme les images sont contrôlés par les Djihadistes eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, la société Margo, productrice du film et peu satisfaite que sa diffusion soit interdite aux moins de dix-huit ans, demande au juge administratif l'annulation de ce visa. En même temps, elle s'adresse au juge des référés du tribunal administratif pour obtenir la suspension de cette décision, et elle l'obtient. S'appuyant sur l'article 521-1 du code de la justice administrative (cja), le juge des référés apprécie l'urgence de la demande et estime qu'il existe un "doute sérieux" sur la légalité de la décision.
L'urgence
La condition d'urgence imposée par l'action en référé est remplie. Interdit aux moins de dix-huit ans, le film n'a été programmé que dans quatre salles de Paris au lieu des vingt-cinq prévues initialement. Il ne peut, en outre, être diffusé sur les chaînes de télévision ni utilisé à des fins pédagogiques. La mesure prise compromet donc sa carrière commerciale. Selon une jurisprudence constante, la condition d'urgence doit être regardée comme remplie lorsque la décision dont la suspension est demande porte un préjudice grave et immédiat à un intérêt public ou à la situation du requérant. En l'espèce, c'est bien la situation du requérant qui est en cause, la société Mango faisant valoir que l'échec financier du film met en péril son existence même.
Le visa d'exploitation
Rappelons que le
visa d'exploitation d'un film s'analyse comme une autorisation administrative de
mise sur le marché. Le cinéma s'analyse en effet comme une police administrative organisée selon un régime d'autorisation préalable. La Cour européenne admet la conformité d'un tel régime à la
Convention européenne des droits de l'homme, depuis une décision
Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996. L'Etat est donc parfaitement fondé à exercer un contrôle préalable, visant à s'assurer que le film ne porte pas une atteinte excessive à l'ordre public.
Sur le plan de la procédure, le visa d'exploitation est attribué par le ministre de la culture, après avis d'une Commission de
classification, qui a le choix entre six propositions possibles :
autorisation du film pour "
tous publics", interdiction aux
mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, inscription sur la liste
des oeuvres pornographiques ou enfin interdiction générale et absolue de
toute diffusion.
Dans le cas de
Salafistes, l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans repose sur l'
article 211-1 du code du cinéma et de l'image animée (ccia). Il affirme que le visa peut être refusé ou interdit aux mineurs "
pour des motifs tirés de la protection de l'enfance et de la jeunesse ou
du respect de la dignité humaine. En l'espèce, il s'agit, dans une finalité préventive qui est la définition même de la police administrative, d'empêcher que soit commise l'infraction prévue par l'
article 227-24 du code pénal (c. pén.). Elle punit en effet d'une peine de trois ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende la diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'un message "
à caractère violent, incitant au terrorisme, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine", lorsqu'il est susceptible d'être vu par un mineur. La référence au terrorisme a d'ailleurs été introduite spécifiquement dans cette disposition par l'
article 7 de la loi du 13 novembre 2014.
Le juge administratif exerce, en matière de police du cinéma comme en matière de police administrative générale, un contrôle maximum. Le juge des référés du tribunal administratif se pose donc la question suivante : Salafistes présente-t-il des scènes d'une telle violence qu'elles justifient l'interdiction aux moins de dix-huit ans ? La réponse n'est pas si simple, car la jurisprudence est ce domaine est quelque peu byzantine.
Salafistes. Lemine Ould M. Salem et François Margolin. 2015
Il y a violence... et violence
Nul ne conteste que Salafistes contient des scènes d'une extrême violence. Violence des images tout d'abord, telles que l'amputation d'un voleur ou la descente d'une police islamiste sur un marché. Violence des propos aussi, avec des intervenants qui affirment que la femme est un être inférieur ou que Charlie Hebdo a eu ce qu'il méritait...
La violence n'est cependant pas, en soi, une cause de restriction au visa autorisant un film. Le juge administratif se livre en effet à une analyse de cette violence. Dans le contentieux suscité par le film
Saw 3D Chapitre Final, la Cour administrative d'appel de Paris, dans son
arrêt du 3 juillet 2013, avait ainsi considéré qu'une interdiction aux moins de seize ans était suffisante. A ses yeux, le film était certes très violent, mais cette violence lui semblait décalée, teintée d'humour, dans une démarche "
volontairement grandguignolesque". Le Conseil d'Etat, peut-être moins sensible à cette forme d'humour, a estimé, le 1er juin 2015 "
que le film comporte de nombreuses de scènes de très grande
violence, filmées avec réalisme et montrant notamment des actes répétés
de torture et de barbarie, susceptibles de heurter la sensibilité des
mineurs". Il annule donc le visa portant interdiction aux moins de seize ans, contraignant le ministre à prendre un nouveau visa et à porter l'interdiction aux moins de dix-huit ans.
D'une manière générale, le Conseil d'Etat se montre sévère lorsque la violence n'est pas mise à distance par la narration, au point que l'on peut considérer qu'il existe une forme d'incitation à cette violence. Dans l'
arrêt du 30 juin 2000 portant sur le film
Baise-moi de Virginie Despentes, il constate ainsi que l'oeuvre est "
composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduit que le film comporte un "
message pornographique et d'incitation à la violence".
Le juge observe en outre, de manière sans doute un peu plus subjective,
qu'aucune scène ne dénonce les violences faites aux femmes. Il décide
par conséquent l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans et le
classement comme oeuvre pornographique.
Dans le cas de Salafistes, le tribunal administratif constate que, précisément, la violence est mise à distance par les auteurs du film, et qu'il permet donc de "prendre le recul nécessaire" face aux images et propos qui y sont représentés. C'est ainsi que le film est précédé d'un avertissement accompagné d'une formule de Guy Debord sur la dénonciation de la violence par sa représentation même. Par ailleurs, même s'ils sont très minoritaires, certains témoignages diffusés dans le film se montrent critiques à l'encontre des Salafistes. Le juge des référés en déduit que le film incite, non pas à la violence, mais à une réflexion sur la violence. Il suspend donc le visa accordé et l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans.
Rien que de très conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat, si ce n'est que le dispositif de la décision peut surprendre. En effet, il suspend le visa d'exploitation dans la mesure où il est assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans "et non aux seuls mineurs de seize ans". Le seul problème est que le juge des référés est compétent pour suspendre une décision, pas pour en prendre une autre. S'il est vrai que la conséquence logique de sa décision est l'interdiction aux moins de seize ans, c'est n'est pas au juge de l'affirmer. La procédure doit simplement être reprise, et le ministre devra prendre cette décision, après avis de la Commission de classification. On imagine mal cependant le nouveau ministre faire appel au motif que le juge des référés lui dicte une décision que, de toute manière, elle doit prendre.
Salafistes a fait parler de lui à cause de l'interdiction - rarissime - aux moins de 18 ans qui l'a frappé. La polémique est à la fois vaine et légitime. Vaine. Ce documentaire médiocrement filmé et sorti en catimini dans deux minuscules - logiquement archi-combles - salles parisiennes ne méritait pas une telle publicité. De quoi s' agit-il ? De quelques interviews de leaders salafistes au Mali, en Mauritanie et en Tunisie ponctuées de vidéos de propagande piochées sur le web. Claude Lanzmann a beau crier au chef d’œuvre ; on a connu le réalisateur de Shoah mieux inspiré. La fiction poétique de Timbuktu - qui emprunte aux mêmes événements - est autrement plus convaincante. La polémique suscitée par la censure ministérielle n'en est pas moins légitime. C'est la première fois depuis 1962 qu'un documentaire est interdit aux moins de 18 ans - le privant par voie de conséquence de toute diffusion télévisuelle. Pourquoi ? Parce que, nous dit la Commission de classification, ce documentaire "ne permet pas de façon claire de faire la critique des discours violemment anti-occidentaux, antidémocratiques de légitimation d'actes terroristes (...)". Donc est reproché à Salafistes non seulement de diffuser des scènes et des discours d'une extrême violence mais surtout de ne pas en faire la critique. Logiquement, le même raisonnement devrait conduire à censurer Naissance d'une Nation ou Les Dieux du Stade pour apologie de l'esclavagisme et du nazisme. Claude Lanzmann a raison : censurer Salafistes n'est pas seulement une atteinte à la liberté d'expression mais, pire, une insulte à l'intelligence du spectateur, fût-il mineur.
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