« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 7 février 2016

Le projet de révision en débat devant l'Assemblée nationale

L'Assemblée nationale a ouvert le débat sur le projet de révision constitutionnelles. Après des semaines passées dans les conjectures, les bruits divers, les procès d'intention plus ou moins stériles, la discussion s'engage enfin et chacun peut consulter le texte ainsi que les propositions formulées par la Commission des lois. Chacun peut aussi assister en direct au débat parlementaire. Rappelons à ce propos que les contraintes posées par la procédure de révision sont extrêmement lourdes, puisque l'Assemblée nationale et le Sénat doivent finalement parvenir à un texte voté en termes identiques. Ensuite, il sera nécessaire d'obtenir une vote à la majorité des 3/5ème du Congrès, à moins que le Président de la République décide de recourir au référendum.

L'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution

 

L'article 1er du projet de révision est rédigé en ces termes, après passage en Commission : "L'état d'urgence est décrété en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique". La seule modification proposée par la Commission des lois est la substitution du mot "décrété" au mot "déclaré" qui figurait dans le projet initial. Il s'agit là d'une modification de rédaction, destinée à montrer le caractère collégial de la décision prise en conseil des ministres.

La loi devra fixer la liste des mesures susceptibles d'être prises en matière de police administrative durant l'état d'urgence, mesures placées sous le contrôle du juge administratif. Au-delà de ces principes qui sont actuellement en vigueur, la Commission propose d'inscrire dans la Constitution l'existence même d'un contrôle parlementaire de l'état d'urgence, dont l'organisation sera précisée par le législateur. Afin de garantir son effectivité, le Parlement sera réuni de plein droit durant l'état d'urgence et l'Assemblée nationale ne pourra être dissoute. L'ancien président de la Commission des lois a manifestement voulu inscrire dans la loi le dispositif mis en place en novembre 2015, conférant à la Commission des compétences qui sont sensiblement celles d'une commission d'enquête.

Sur la durée de cette période exceptionnelle, le projet de révision reprend le principe d'un décret déclarant l'état d'urgence pour douze jours. Ensuite, selon le dispositif de la loi de 1955, la loi de prorogation fixe la "durée définitive" de la prorogation. Cette formulation n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Le pouvoir législatif ne peut, en effet, véritablement imposer une durée "définitive", sans limiter ses propres compétences. Rien ne lui interdit, en effet, de passer outre cette durée "définitive", tout simplement en votant une nouvelle loi. Le projet de révision propose donc une formulation plus respectueuse des pouvoirs parlementaires, en mentionnant que la loi de prorogation "fixe la durée" de l'état d'urgence. Lors de sa récente intervention, le Premier ministre a d'ailleurs affirmé qu'il était prêt à accepter un plafond de quatre mois, sans empêcher le recours à plusieurs prorogations successives. Il appartiendra donc au parlement de statuer sur ce point.
 
 

La déchéance de nationalité


La question de la déchéance de la nationalité apparaît plus complexe, d'autant que le débat juridique a été largement écarté au profit du débat politique. L'article 2 du projet de révision se borne à modifier l'article 34 de la Constitution, celui qui définit le domaine de la loi. Parmi les "règles" qui doivent être adoptées par la voie législative doit désormais figurer "la nationalité, y compris les conditions dans lesquelles une personne peut être déchue de la nationalité française lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Le projet de révision ne prévoit donc pas expressément la déchéance de la nationalité, mais se limite à affirmer la compétence du Parlement pour l'inscrire dans le droit positif.

Les débats en commission font apparaître deux points qui vont être largement évoqués durant les débats parlementaires.

Le projet initial limite la déchéance aux personnes condamnées pour des crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. La Commission des lois, quant à elle, propose d'étendre la déchéance aux crimes et aux délits, c'est-à-dire de maintenir, sur ce point, le dispositif existant. En effet l'article 25 du code civil énonce qu'un Français par acquisition de la nationalité peut être déchu "s''il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation". Selon l'article 410-1 du code pénal, les intérêts fondamentaux de la Nation comprennent notamment son indépendance, l'intégrité de son territoire, sa sécurité, la forme républicaine des institutions, les moyens de la défense et de la diplomatie,  la sauvegarde de la population etc. Cette liste comporte des crimes et des délits.

Le second point qui sera évoqué concerne les personnes susceptibles d'être touchées par une décision de déchéance de nationalité, sujet essentiel du débat développé depuis de longues semaines.

Avant toutes choses, il convient d'examiner le droit existant, somme toute relativement simple.

Condition de nationalité : le droit existant


Envisageons d'abord les cas de déchéance qui concerne tous les Français, qu'ils soient mononationaux binationaux ou multinationaux. Tout Français peut perdre sa nationalité s'il n'a aucun parent français et ne réside jamais en France (art. 23-8 du code civil), ou s'il est employé dans une armée étrangère ou un service public étranger (art. 23-8 du code civil).

En ce qui concerne les Français qui ont plus d'une seule nationalité, qu'ils soient binationaux ou multinationaux, on distingue deux types de déchéance qui les concerne spécifiquement, toutes deux prononcées par décret. L'une vise la personne qui se comporte "comme le national d'un pays étranger" (art. 23-7 du code civil). L'acte juridique prend ainsi acte de l'absence d'allégeance, de loyauté, envers notre pays. L'autre est la conséquence d'une condamnation pénale pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour des infractions particulièrement graves ayant entrainé une condamnation d'au moins cinq années d'emprisonnement.

Nationaux ou multinationaux 

 

Le projet de révision choisit de ne pas distinguer entre les Français mononationaux et les Français binationaux ou multinationaux.

C'est une évolution importante par rapport à la rédaction initiale qui proposait de limiter la déchéance aux binationaux. Cette restriction était liée à la volonté de ne pas créer d'apatrides, principe affirmé par l'article 25 du code civil qui reconnaît la possibilité de déchoir un binational, "sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride". Les opposant à la réforme ont immédiatement mis en avant l'atteinte au principe d'égalité, dès lors que les binationaux n'étaient pas dans la même situation que les mononationaux. Ils ont également invoqué la violation des textes internationaux qui interdisent l'apatridie, même s'ils n'imposent aucune contrainte particulière aux autorités françaises.

Sur le plan strictement juridique, il faut bien reconnaître la faiblesse des arguments. Dans sa récente décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que la déchéance de nationalité visant des personnes qui ont acquis la nationalité n'entraine pas une différence de traitement qui viole le principe d'égalité. On ne voit pas pourquoi il en jugerait autrement à propos de la distinction de régime juridique entre mononationaux et multinationaux.

Reste le droit international. L'avis rendu par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) affirme que l'article 25 du code civil "est une application de l'article 15 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui énonce que "tout individu a droit une nationalité". La formule est sympathique, mais une disposition législative ne saurait s'analyser comme "l'application" d'un texte dépourvu de valeur juridique en droit interne. Tout au plus pourrait-on dire que l'article 25 fait écho à la Déclaration, formulation qui juridiquement n'engage à rien. Quant à la disposition selon laquelle, "tout individu a droit une nationalité", force est de constater, même si la réalité juridique est cruelle, qu'elle n'impose pas que cette nationalité soit celle de l'Etat qui prononce la déchéance.

Quoi qu'il en soit, le fondement international le plus solide dans ce domaine n'est pas la Déclaration universelle, mais deux traités internationaux qui ne sont d'ailleurs pas mentionnés dans l'avis de la CNCDH. La première convention est celle  28 septembre 1954 relative au statut des apatrides, ratifiée par la France, ce qui signifie qu'elle s'impose effectivement au législateur. Son contenu porte sur la situation des apatrides et impose à l'Etat qui les accueille un certain nombre d'obligations, parmi lesquelles le maintien sur le territoire tant qu'ils n'ont pas trouvé un pays d'accueil. Considérée sous cet angle, la convention de 1954 rend la déchéance inefficace, dès lors qu'elle ne permet pas l'éloignement du territoire. 

La seconde convention, la plus souvent invoquée dans le débat actuel, est celle du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie dont l'article 1er affirme que "tout Etat contractant accorde sa nationalité à l'individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride". Hélas, la France a signé cette convention le 31 mai 1962, mais elle ne l'a jamais ratifiée. En d'autre termes, ce traité n'impose aucune contrainte aux autorités françaises. Les juges français ont d'ailleurs toujours écarté les moyens fondés sur son non-respect. Dans un arrêt du 1er mars 2013, la Cour administrative d'appel de Nantes affirme ainsi que "si la France est signataire de la convention de New York du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, ce traité n'a fait l'objet, ni de la ratification ou de l'approbation, ni de la publication prévues par l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; que le moyen tiré d'une méconnaissance de cette convention est, en conséquence, inopérant". Cette rigueur jurisprudentielle ne doit cependant pas être surévaluée. L'article 25 du code civil, s'il ne constitue pas une "application" de la Convention, semble tout de même y trouver directement son inspiration. 
 
Le protecteur des libertés. Sem. 1863-1934.

Le retour du juge judiciaire


Devant cette situation, le débat en Commission a finalement abouti à une formulation qui n'opère plus aucune distinction entre les Français, désormais tous susceptibles d'être visés par une déchéance de nationalité. La mise en oeuvre d'une telle mesure sera organisée par la loi. On sait déjà que la déchéance ne sera plus prononcée par décret mais deviendra une peine complémentaire prononcée par le juge, disposition qui devrait satisfaire la Cour de cassation. Dans le cadre de cette procédure, désormais pénale, le juge judiciaire pourra donc, s'il le souhaite, éviter l'apatridie en choisissant de priver l'intéressé non pas de sa nationalité, mais des droits attachés à celle-ci, formule désormais possible dans l'actuelle rédaction du projet. Certes, priver de son droit de vote quelqu'un qui a été condamné pour un acte lié au terrorisme a quelque chose de dérisoire, mais il appartiendra au juge de décider s'il convient ou non de créer un apatride. Et nul n'ignore, tant on nous le répète régulièrement, que la seule intervention du juge judiciaire suffit à garantir une parfaite protection des libertés.




mardi 2 février 2016

Le droit de grâce, "soupape de la justice républicaine"

L'exercice du droit de grâce par le Président de la République n'est pas fréquent, d'autant que la révision de 2008 a supprimé les grâces collectives, notamment celle du 14 juillet, sans doute regrettée par les automobilistes auteurs d'infractions routières. L'article 17 de la Constitution ne comporte plus, désormais, qu'une seule phrase : "Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel".

Sur le fondement de ces dispositions, il a été demandé à François Hollande d'accorder sa grâce à Jacqueline Sauvage, condamnée par deux cours d'assises successives à dix années d'emprisonnement pour l'assassinat d'un mari violent. Cette demande, fortement relayée par les médias, a finalement abouti, avec une remise de peine de deux ans et quatre mois qui permet à la condamnée de présenter immédiatement une demande de libération conditionnelle. La formule est particulièrement adroite, car le Président de la République laisse finalement le dernier mot à la justice, seule compétente pour accorder cette libération conditionnelle.

Nous n'entrerons pas dans le détail d'une affaire pénale dont nous connaissons mal le contenu. Nous nous intéresserons en revanche au droit de grâce, que certains considèrent comme l'instrument ultime d'une justice transcendante, alors que d'autres souhaitent purement et simplement sa disparition.

Nul n'ignore que le droit de grâce est d'origine régalienne, et qu'il subsiste depuis l'Ancien Régime, avec une courte interruption durant la période révolutionnaire. Durant cette longue période, il a toujours été critiqué. Notre collègue Pascal Jan, dans son excellent article paru dans Huffington Post, développe ainsi les arguments traditionnellement utilisés  pour demande sa suppression.

La grâce et le principe d'égalité


Le premier d'entre eux est l'atteinte au principe d'égalité dont le droit de grâce est potentiellement porteur. Il est juste de rappeler que d'autres femmes sont peut-être dans une situation comparable à celle de Jacqueline Sauvage et que leurs avocats n'ont pas songé à agiter les médias et à solliciter la grâce de leur cliente. Déjà, l'article 2 section 3 du titre X du projet de Constitution girondine de février 1793 posait la question en ces termes : "le droit de grâce ne serait que le droit de violer la loi ; il ne peut exister dans un gouvernement libre où la loi doit être égale pour tous".

L'argument est séduisant. Si ce n'est que le droit de grâce, comme le faisait observer Gaston Jèze en 1924, présente un caractère à la fois exceptionnel et individuel. Il n'a pas pour objet d'appliquer la loi, mais au contraire de ne pas l'appliquer pour des motifs humanitaires ou reposant sur l'équité. C'est si vrai que la grâce ne modifie en rien la déclaration de la culpabilité effectuée par le juge pénal, déclaration effectuée, quant à elle, sur un fondement législatif. La grâce ne concerne que la peine, qui peut être supprimée ou réduite. On observe, à ce propos, que des mesures exceptionnelles et individuelles peuvent également être prises par le juge d'application des peines, en particulier lorsque l'état de santé de la personne n'est plus compatible avec la détention. A cet égard, le principes mêmes d'individualisation et d'aménagement de la peine pourraient être contestés au nom du principe d'égalité.

Napoléon Ier accordant à Madame de Polignace la grâce de son époux. Estampe



La grâce et la séparation des pouvoirs


Le second argument invoqué à l'appui de la suppression de la grâce réside dans l'éventuelle atteinte à la séparation des pouvoirs. Là encore, l'atteinte est loin d'être évidente, d'autant que, dans l'affaire Sauvage, la grâce a seulement pour effet de permettre à l'intéressée de demander une libération conditionnelle, procédure qui se borne à anticiper l'application du droit commun. Il appartiendra donc au pouvoir judiciaire, in fine, de prendre la décision, même si on imagine mal qu'elle soit négative.

La jurisprudence du Conseil d'Etat reprend ce raisonnement. Pendant bien des années, elle a été dominée par un arrêt Gugel de 1893 qui considérait le décret de grâce comme un acte de gouvernement. Par la suite, le Conseil d'Etat a réaffirmé l'irrecevabilité des recours contre une telle mesure, mais il a changé le fondement de sa décision. Il considère désormais qu'il n'a pas à "connaître des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire". La décision du Président de la République a pour effet de susciter l'intervention du juge judiciaire et non pas de l'écarter.

Il faudrait développer une conception bien rigoureuse de la séparation des pouvoirs pour considérer que le droit de grâce lui porte atteinte. Or, le droit français se caractérise par une conception souple, d'ailleurs parfaitement assumée par le titre VIII de notre Constitution qui traite de l'autorité judiciaire et non pas du pouvoir judiciaire. De la même manière, la présence de magistrats du parquet recevant des instructions directes de l'Exécutif ne choquait personne, jusqu'à l'intervention de la Cour européenne des droits de l'homme dans le débat.

Une "soupape de la justice républicaine"


Reste évidemment l'argument positif en faveur de la grâce, qualifiée de "soupape de la justice républicaine" par Guy Carcassonne. La grâce offre d'abord la possibilité de rectifier une erreur commise par la Justice. Car la Justice peut se tromper. Doit-on pour autant jeter le jury populaire en même temps que le grâce ? Sans doute pas, puisque des juges professionnels peuvent se tromper tout autant que le jury populaire. En témoigne le nombre considérablement plus important des demandes de révision formulées à la suite de condamnations par les tribunaux correctionnels, même si les demandes de révision de procès d'assises sont évidemment plus médiatisés.

Quoi qu'il en soit, même utilisé très rarement, le droit de grâce est utile. Le cas d'Alfred Dreyfus, grâcié en 1899 par Emile Loubet, avant d'être réhabilité sept ans plus tard, en 1906 en est l'illustration. Une telle situation n'est hélas pas impossible aujourd'hui. N'oublions pas que la grâce présidentielle a été refusée à Patrick Dils en 1994, et qu'il a finalement été définitivement acquitté, et libéré, en 2002, après que le travail inlassable d'un gendarme ait démontré que Francis Heaulme se trouvait sur le lieu du crime. A l'inverse, Omar Raddad a obtenu la grâce présidentielle en 1996, mais n'a pas obtenu la révision de son procès.. Ces exemples montrent que le droit de grâce joue effectivement un rôle de soupape lorsque l'erreur judiciaire semble évidente, ou seulement possible.

jeudi 28 janvier 2016

Suspension de l'état d'urgence : chronique d'un échec attendu

L'ordonnance rendue le 27 janvier 2015 par le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre l'état d'urgence ou d'ordonner au Président de la République d'y mettre fin. La procédure d'urgence utilisée était celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale".  Rappelons à ce propos que l'obligation d'un recours préalable devant l'autorité administrative n'existe pas dans le cadre des procédures d'urgence, et que les requérants n'avaient donc pas à saisir le Président de la République d'une demande préalable de suspension de l'état de l'état d'urgence.

Dans le cas présent, le juge administratif était mis devant une alternative audacieuse, soit prononcer lui même la suspension et mettre fin à une mesure décidée par la voie législative, c'est-à-dire par les représentants du peuple, soit donner une injonction au Président de la République lui-même élu au suffrage universel, dans un domaine où il dispose d'une très large marge d'appréciation. 

Les lecteurs l'auront compris, les chances de succès étaient parfaitement nulles. Ce serait d'ailleurs insulter les connaissances juridiques des requérants de penser qu'ils l'ignoraient. Ils étaient pourtant fort nombreux, menés par la Ligue des droits de l'homme, le syndicat CGT de la police, le syndicat de la magistratures, sans oublier diverses associations, et quatre cent cinquante universitaires dont l'intervention a été admise par le juge.

L'ordonnance de référé justifie-t-elle une analyse juridique ? On pourrait en douter, tant il est vrai que le juge se borne à reprendre une jurisprudence déjà connue et que la médiatisation d'un recours n'a pas nécessairement pour effet d'accroître son intérêt juridique. 


A la regarder de près, elle présente tout de même un intérêt dans sa rédaction même. Le juge des référés dispense en effet un cours de droit public portant à la fois sur la hiérarchie des normes (leçon 1) et sur l'étendue de son propre contrôle (leçon 2). 

Leçon 1 : Hiérarchie des normes et "loi écran"


Rappelons que la loi du 20 novembre 2015 proroge l'état d'urgence pour une durée de trois mois, c'est-à-dire jusqu'au 20 février 2016. Aux termes de son article 3, l'Exécutif peut néanmoins y mettre fin de manière anticipée avant l'expiration de ce délai, par un décret en conseil des ministres.

En saisissant le juge pour qu'il prononce directement la suspension de l'état d'urgence, les requérants lui demandent tout simplement de suspendre l'application de la loi. On pourrait s'étonner que des défenseurs des droits de l'homme sollicitent le juge des référés, un juge unique et évidemment non élu, afin de mettre en échec une norme qui est l'expression de la volonté générale. 

Quoi qu'il en soit, les requérants invoquent la violation d'un nombre impressionnant de "libertés fondamentales", violation susceptible de justifier, à leurs yeux, que le juge ordonne la suspension de l'état d'urgence. Sont ainsi invoquées, la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression, le droit au respect de la vie privée, la liberté d'entreprendre et bien d'autres.. Toutes ont cependant pour caractéristique essentielle d'avoir valeur constitutionnelle. 

Il est ainsi demandé au juge administratif d'affirmer que l'application de la loi du 20 novembre 2015 n'est pas conforme à la Constitution, problème de hiérarchie des normes bien connu des étudiants en droit qui ont tous entendu parler de la "loi écran". Les termes de l'arrêt Arrighi du 6 novembre 1936 demeurent aujourd'hui parfaitement actuels : En l'état actuel du droit public français, le moyen (selon lequel une loi de 1934 violerait les lois constitutionnelles) n'est pas de nature à être discuté devant le Conseil d'Etat statuant au contentieux". 
 
Cette jurisprudence est toujours en vigueur, mais ses effets ont été largement atténués par la création de la question prioritaire de la constitutionnalité (QPC) par la révision de 2008. Si les requérants voulaient contester la conformité de la loi du 20 novembre 2015, il leur suffisait donc de déposer une QPC, à l'occasion de n'importe quel recours contre une mesure de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Le juge des référés du Conseil d'Etat fait donc oeuvre de pédagogue en rappelant "qu’en dehors de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, la conformité de ces dispositions législatives à la Constitution ne peut être mise en cause devant le juge administratif ". Les requérants se sont, en quelque sorte, trompés de juge, mais tout le monde peut se tromper.
 
Tignous. La Justice. 1994
 

Leçon 2 : Les bienfaits du contrôle minimum


Dans l'hypothèse où ils ne pourraient obtenir du juge la suspension immédiate de l'état d'urgence, les requérants lui demandent d'enjoindre au Président de la République de l'ordonner par décret. Sur le plan de la procédure, le principe est un peu plus satisfaisant, car il s'agit d'exiger la mise en oeuvre des dispositions législatives existantes, en l'occurrence l'article 3 de la loi du 20 novembre 2015. 

Observons que la décision de mettre fin à l'état d'urgence n'est pas un acte de gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel. Cette catégorie des actes de gouvernement s'est peu à peu réduite à une sorte de noyau dur des décisions directement attachées à la souveraineté de l'Etat, relations entre les pouvoirs publics constitutionnels, et rapports avec les Etats étrangers et les organisations internationales. Le décision de mettre fin à l'état d'urgence n'entre, à l'évidence, dans aucune de ces catégories.

L'ordonnance du 27 janvier 2016 affirme donc que la décision de refus de mettre fin à l'état d'urgence n'échappe pas au contrôle du juge administratif. Le principe n'a rien de nouveau. Dans une ordonnance du 9 décembre 2005, le juge des référés avait déjà été saisi, cette fois par seulement soixante-quatorze universitaires, d'une demande d'injonction au Président de la République, afin qu'il mette fin à l'état d'urgence mis en oeuvre à la suite des graves violences qui avaient éclaté dans certains quartiers. 
 
A l'époque, le juge avait invoqué l'absence de "caractère provisoire" de la mesure demandée, se fondant sur les dispositions de l'article L 511-1 du code de la justice administrative. Ce dernier énonce en effet que "le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais". Aujourd'hui, le juge ne peut plus s'appuyer sur ces dispositions. Sa propre jurisprudence l'autorise en effet à enjoindre à une autorité publique de prendre une "disposition qui n'a pas de caractère provisoire", lorsque aucune autre mesure provisoire n'est susceptible de faire disparaître l'atteinte à une liberté fondamentale. D'abord appliquée par le juge des référés dans une ordonnance du 30 mars 2007 Ville de Lyon, cette dérogation a été confirmée par le Conseil d'Etat statuant au fond, dans un arrêt du 31 mai 2007 Syndicat CFDT Interco). Utile jurisprudence qui permet au Conseil d'Etat de s'affranchir d'une condition posée par le code de justice administrative. 

Dans l'ordonnance du 27 janvier 2016, le Conseil d'Etat n'a finalement pas d'autre choix que de statuer au fond et d'apprécier si les conditions de l'état d'urgence sont toujours remplies, deux mois après les attentats du 13 novembre. Il ne s'engage dans ce contrôle qu'avec la plus extrême prudence, observant que le Président de la République dispose d'un "large pouvoir d'appréciation" pour faire ou non usage de la faculté que lui reconnaît la loi de mettre fin à l'état d'urgence. Autrement dit, le juge exerce un contrôle minimum, pour ne pas dire un contrôle symbolique.

En effet, le juge constate que le "péril imminent" qui justifie l'état d'urgence n'a pas disparu, réaffirmant ainsi son caractère préventif. Il observe que, depuis sa mise en oeuvre, des attentats ont eu lieu, à l'étranger comme sur le territoire national, que d'autres ont été déjoués par les services compétents. Il ajoute que la France est engagée dans des opérations militaires extérieures qui visent précisément à lutter contre des sanctuaires terroristes, situation qui ne peut qu'accroître la menace pesant sur notre pays. Certains objecteront que ces arguments sont précisément ceux développés par l'Exécutif. Mais le Conseil d'Etat dispose-t-il d'autres sources d'informations ? En quoi l'appréciation de la menace développée par la Ligue des droits de l'homme ou par un groupe d'universitaires est-elle plus fiable que celle effectuée par les services chargés de la lutte contre le terrorisme ? 

Certes, le Conseil d'Etat accepte le contrôle, mais c'est un contrôle minimaliste. La seule hypothèse d'une sanction serait celle d'une erreur manifeste d'appréciation parfaitement improbable. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Conseil d'Etat décide d'enjoindre au Président de la République de mettre fin à l'état d'urgence. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Président de la République cède à cette injonction. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant qu'un nouvel attentat intervienne le lendemain ou dans les semaines suivantes... Les conséquences seraient catastrophiques pour l'Etat de droit en général et pour le juge administratif en particulier. Le Conseil d'Etat refuse d'assumer une responsabilité aussi lourde, et on peut le comprendre.



mardi 26 janvier 2016

Droit au logement décent et sous-traitance

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 22 janvier 2016, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions imposant au maître d'ouvrage de se substituer à son sous-traitant dans l'hypothèse où ce dernier ne remplit pas son obligation d'offrir à ses salariés un hébergement collectif "compatible avec la dignité humaine".

Cette contrainte est issue de la loi du 10 juillet 2014 qui introduit un nouvel article L 4231-1 dans le code du travail. Elle prévoit une procédure simple : lorsque le maître d'ouvrage est informé que les salariés de son cocontractant sont soumis à des conditions d'hébergement collectif incompatibles avec la dignité humaine, il doit lui enjoindre par écrit de faire cesser sans délai cette situation.  A défaut de régularisation, il est tenu de prendre en charge lui-même cet hébergement, dans des conditions respectueuses des normes en vigueur. Cette procédure a ensuite été organisée plus précisément par le décret du 30 mars 2015

C'est à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret que la Fédération des promoteurs immobiliers a posé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L 4231-1 du code du travail, ou plus exactement son second alinéa relatif à la substitution du maître d'ouvrage au sous-traitant. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 octobre 2015, a décidé le renvoi de la question, estimant qu'elle présentait un "caractère sérieux". Le Conseil constitutionnel examine successivement l'atteinte au principe de responsabilité et à l'égalité devant les charges publiques.

Le principe de responsabilité



La loi du 10 juillet 2014 introduit en effet un dispositif de responsabilité du maître d'ouvrage pour des faits commis par son sous-traitant.

Dans sa décision du 22 octobre 1982, le Conseil constitutionnel érige au niveau constitutionnel le principe énoncé à l'article 1382 du code civil, selon lequel "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Pour donner valeur constitutionnelle à cette disposition d'origine législative, le Conseil la rattache à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Par la suite, dans une décision QPC du 31 juillet 2015, il précise que ce principe a pour conséquence la faculté ouverte à chacune d'engager une action en responsabilité,  action dont le législateur peut définir les conditions.

En l'espèce, la loi du 10 juillet 2014 institue une solidarité de paiement : en cas de défaillance du sous-traitant, le maître d'ouvrage doit assumer la charge du logement décent des employés, ce qui ne lui interdit pas d'engager ultérieurement une action contre le sous-traitant pour obtenir remboursement de ces frais. Dans cette même décision du 31 juillet 2015, le Conseil constitutionnel contrôle si les conditions d'engagement de cette solidarité sont "proportionnées à son étendue et en rapport avec l'objectif poursuivi par le législateur". 
 

Le droit au logement décent


En l'espèce, l'objet des dispositions contestées est d'assurer le respect "droit au logement décent". Ce droit ne figure pas, en tant que tel, dans notre corpus constitutionnel. Tout au plus, peut-on citer le Préambule de 1946 qui affirme que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne humaine. Dans sa décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel a fait une interprétation très constructive de ces dispositions, en affirmant que la "possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". Le droit à un logement décent n'est donc pas un droit, mais un objectif justifiant une politique d'aide au logement et d'amélioration qualitative de celui-ci.
 
En l'espèce, le Conseil constitutionnel estime donc que la mesure décidée par le législateur, dans le cadre d'une politique publique visant à assurer aux salariés un logement décent n'est pas "manifestement disproportionnée" par rapport à l'objectif poursuivi.

Fernand Léger. Les ouvriers. 1951


L'égalité devant les charges publiques


Le second moyen invoqué était précisément celui invoqué par le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi. La Fédération requérante s'appuyait sur la décision du 20 novembre 2003  rendue à propos de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration. Ce texte impose en effet à la personne hébergeant un étranger venu séjourner en France pour une visite privée ou familiale de prendre en charge non seulement les frais de son séjour mais aussi, le cas échéant, ceux liés à son rapatriement. Le Conseil constitutionnel a alors considéré qu'une telle contrainte, ne prévoyant aucun plafonnement des frais et ne tenant pas compte de la bonne foi de l'hébergeant, portait une atteinte "caractérisée" au principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Dans sa décision du 22 janvier 2016, le Conseil constitution estime, et c'est déjà un élément non négligeable, que le grief tiré de l'égalité devant les charges publiques est opérant. Il aurait pu, en effet, l'écarter purement et simplement, en s'appuyant sur une jurisprudence traditionnelle. Il considère ainsi, d'une manière générale, qu'une obligation légale pesant sur une personne privée, l'obligeant à engager une dépense ou à procurer un bien à un tiers, ne peut s'analyser comme une "charge publique" susceptible d'être contrôlée au regard de l'article 13 de la Déclaration de 1789.  Dans sa décision du 29 mai 2015, il en décide ainsi à propos de la loi interdisant aux sociétés distributrices d'eau d'interrompre le service en cas de non-paiement des factures.

En l'espèce, le Conseil accepte d'examiner le moyen reposant sur l'égalité des charges publiques, après avoir observé que la loi du 10 juillet 2014 et son décret d'application du 30 mars 2015 confèrent à l'administration un pouvoir d'injonction qui lui permet d'obliger le maître d'ouvrage à assumer sa responsabilité en matière de logement collectif. Une telle contrainte imposant une charge financière peut donc s'analyser comme une charge publique. 

Malheureusement pour la Fédération requérante, l'évolution jurisprudentielle s'arrête là. Après avoir admis le caractère opérant du moyen, le Conseil l'écarte sur le fond.  Compte tenu de l'objectif d'intérêt général poursuivi par une telle mesure, il estime, là encore, que la charge imposée au maître d'ouvrage n'emporte pas une "rupture caractérisée" à l'égalité devant les charges publiques.

En rejetant la QPC posée par la Fédération des promoteurs immobiliers, le Conseil constitutionnel valide une mesure législative reposant sur l'idée d'une responsabilité solidaire de l'ensemble des responsables d'un chantier. Il incite à méditer sur l'intensité des contraintes que le Parlement doit imposer pour qu'un droit figurant parmi les plus élémentaires soit respecté. En l'absence de contrainte financière, force est de constater que les employeurs de certains secteurs ont tendance à considérer leurs salariés comme une main d'oeuvre taillable et corvéable. Espérons que ces éléments seront pris en considération lors de la réforme annoncée du Code du travail.

- Sur la notion de dignité et le droit au logement : introduction du chapitre 7 dans le manuel de libertés publiques sur internet.


samedi 23 janvier 2016

Conseil d'Etat : La première suspension d'une assignation à résidence

Dans une ordonnance du 22 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat suspend, pour la première fois, une assignation à résidence prononcée sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. En soi, la décision n'a rien de surprenant, et elle apparaît comme la suite logique des deux ordonnances du 6 janvier 2015, l'une contrôlant les modalités d'organisation d'une assignation à résidence, l'autre suspendant la décision de fermeture d'un restaurant. L'ordonnance du 22 janvier 2016 franchit donc un pas important en suspendant cette fois une assignation, confirmant que le juge administratif entend exercer un contrôle effectif de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. 

Le requérant, Halim A., a été assigné à résidence à son domicile de Vitry-sur-Seine le 15 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour au commissariat et de demeurer chez lui de 21 h 30 à 7 h 30. Tout déplacement en dehors de son domicile est soumis à l'obtention d'un sauf-conduit délivré par le préfet de police. La décision repose sur l'article 6 de la loi de 1955 qui énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Pour contester cette décision, Halim A.  utilise la procédure de référé-liberté, prévue par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Elle permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". La mesure  prononcée par le juge doit, en outre, être elle-même justifiée par une situation d'urgence caractérisée, notamment quand il lui apparaît indispensable de mettre fin immédiatement à une atteinte aux libertés qui ne repose sur aucun fondement solide.

Le juge des référés du tribunal administratif de Melun refuse de suspendre l'assignation à résidence et le requérant fait appel devant celui du Conseil d'Etat, qui lui donne satisfaction. 

Réouverture de l'instruction


Le Conseil d'Etat entend d'abord montrer son implication pleine et entière dans le contrôle de légalité des assignations à résidence.  On observe ainsi que le juge des référés a tenu deux audiences, les 19 et 21 janvier 2016, ce qui n'est pas fréquent dans les procédures d'urgence. Cela s'explique par le fait que l'instruction de l'affaire a été exceptionnellement rouverte, pour demander au ministre de l'intérieur la communication de photos de l'intéressé prises les services de renseignement. Elles étaient censées justifier les propos tenus sur une note blanche, selon lesquels il avait été vu "à plusieurs reprises" en train de prendre lui-même des photographies du domicile de l'un des journalistes de Charlie-Hebdo faisant l'objet d'une protection particulière. 

La jurisprudence Coulon


Le juge des référés se réfère sans doute à l'arrêt Coulon rendu par l'assemblée du Conseil le 11 mars 1955, quelques semaines avant la loi du 3 avril 1955.  A propos du secret de la défense nationale, le juge avait alors affirmé que le pouvoir du juge administratif d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale".  Mais lorsqu'il est ainsi confronté au secret de l'Etat, le juge peut demander aux autorités compétentes de justifier leur refus de communication. Si ces justifications ne lui semblent pas convaincantes, il peut alors prendre une décision d'annulation.

Un dossier vide


En l'espèce, le juge des référés du Conseil d'Etat doit se prononcer sur une note blanche qui se borne à affirmer que Halim A. a été vu aux environs du domicile du journaliste. Il a donc demandé communication des photos prises par les services de renseignement. Il a alors découvert que ces pièces étaient parfaitement compatibles avec la défense de l'intéressé. Il a en effet été démontré que le domicile du journaliste était "à proximité immédiate" de celui de la mère d'Halim A. Quant aux photos, elles le montraient en effet sur son scooter, coiffé d'un casque, et tenant son téléphone devant lui, position tout à fait compatible avec son utilisation en mode "haut-parleur". Autrement dit, il ne prenait pas de photos mais téléphonait à son épouse, sans enlever son casque.

Le Château de ma mère. Yves Robert. 1990


Le second motif de l'assignation à résidence invoqué par le ministre de l'intérieur ne tient pas davantage la route, si l'on ose employer une telle formule à propos de la participation de Halim A. à un trafic de véhicules de luxe animé par des acteurs de la mouvance islamiste radicale. Là encore, le juge des référés du Conseil d'Etat consulte le dossier de cette affaire intervenue en 2008. Il constate que le requérant a été entendu comme témoin, qu'il s'est alors présenté comme victime de ce trafic, et que cette affirmation n'a pas été remise en cause durant toute la procédure. Par ailleurs, rien n'a permis de démontrer que ce trafic était effectivement lié à l'islam radical. Le juge des référés en déduit donc que le ministre de l'intérieur n'a pas démontré que le requérant appartenait lui-même à cette mouvance radicale. 

Ayant ainsi montré que le dossier détenu par les services du ministère de l'intérieur est parfaitement vide, le juge déduit que le requérant n'a pas un comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l'ordre publics, et que l'assignation à résidence a porté à sa liberté d'aller et venir une atteinte grave et manifestement illégale.

Une décision opportune


Le caractère particulièrement étendu du contrôle du juge des référés n'a rien de surprenant, dès lors qu'il s'étend au contrôle des motifs. La décision Halim A. apparaît, à cet égard, comme un "cas d'école", dans lequel le juge utilise tous les moyens à sa disposition pour affirmer sa puissance : complément d'instruction, contrôle des faits et contrôle des motifs. 

Plus largement, la décision du 22 janvier 2015 offre au Conseil d'Etat une double opportunité. D'une part, elle montre au ministre de l'intérieur et à l'Exécutif en général qu'il entend exercer un contrôle entier sur les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence, les incitant ainsi à doter les notes blanches de motifs sérieux et étayés. D'autre part, elle permet à la juridiction administrative de répondre, discrètement mais fermement, aux propos tenus par les hauts magistrats de l'ordre judiciaire lors de la Rentrée solennelle de la Cour de cassation. Le message est clair : le Conseil d'Etat aussi est le garant des libertés individuelles et il entend maintenir l'état d'urgence dans l'état de droit.

mardi 19 janvier 2016

La "garde biterroise" essuie une défaite

Le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier a décidé, le 19 janvier 2016, la suspension de la délibération du conseil municipal de Montpellier adoptée le 15 décembre 2016,   créant la Garde Biterroise. La lecture du registre de ces délibérations indique que les personnes appelées à servir dans la Garde Biterroise sont "des citoyens volontaires dont l'expérience et la qualification (...) les amènent à apporter leur aide à la collectivité". Leurs missions "consistent essentiellement" en des "gardes statiques devant les bâtiments publics et des déambulations sur la voie publique". Si l'ordre public est menacé, ils doivent alerter les forces de l'ordre, c'est-à-dire, dans le cas de Béziers, les polices nationale et municipale. Il est précisé qu'ils ne peuvent, "quelles que soient les circonstances", participer à des opérations de maintien de l'ordre ou constater des infractions. 

La délibération du Conseil municipal de Béziers offre ainsi une apparence parfaitement lisse. Elle a pourtant suscité un large débat. Les uns louaient une initiative "citoyenne" permettant aux habitants de prendre en charge, au moins partiellement, leur propre sécurité. Les autres s'inquiétaient de la création d'une "milice". Le préfet de l'Hérault, Pierre Bousquet, s'est, quant à lui, borné à appliquer la loi. Après avoir dûment informé Robert Ménard, maire de Béziers, de l'illégalité de la délibération et en avoir vainement demandé le retrait, il a utilisé la procédure de déféré administratif. Elle permet au préfet de saisir le juge administratif d'une délibération votée par un conseil municipal afin d'en obtenir l'annulation. En cas d'urgence, il peut, en même temps, en demander la suspension sur le fondement de l'article L 544-1 du code de la justice administrative.

Le juge des référés ordonne donc cette suspension, ce qui n'est pas surprenant si l'on considère un peu sérieusement les textes et la jurisprudence antérieurs. Certes, la mairie de Béziers s'est efforcée de trouver des fondements juridiques à la création de la Garde Bitteroise, mais il faut bien reconnaître qu'ils étaient fragiles et même très fragiles. Le juge n'a donc pas de difficulté à trouver des moyens juridiques permettant de créer un "doute sérieux" sur la légalité de la délibération qui lui est soumise (art. L 2131-6 al. 3 cja).

"Voisins vigilants"


Ecartons d'emblée la référence à  Voisins vigilants, seul fondement que la ville de Béziers affiche avec complaisance sur son site internet, mais auquel elle ne se réfère plus devant le juge administratif. Au contraire, elle affirme que la "délibération ne fait pas référence au dispositif Voisins vigilants", l'erreur de droit liée à cette référence étant alors considérée comme un moyen inopérant. Sans doute doit-on en déduire que Voisins Vigilants sert uniquement à faire croire aux habitants de Béziers que la Garde Bitteroise dispose d'un fondement juridique ?

Reposant sur un principe de solidarité de voisinage, le dispositif Voisins vigilants est prévu par une circulaire Guéant du 22 juin 2011 relative au dispositif de participation citoyenne. Il vise à sensibiliser les habitants d'une commune ou d'un quartier dans trois domaines bien précis. D'une part, il s'agit d'accomplir des actes élémentaires de prévention de la délinquance, comme faire le tour de la maison d'un voisin qui s'est absenté et ramasser son courrier. D'autre part, observer des actions éventuellement suspectes, par exemple la présence de démarcheurs trop insistants. Enfin, avoir le réflexe de signaler aux autorités de police les faits "anormaux" dont on est témoin (dégradations, incivilités ...). 

Il est évident que que la Garde Bitteroise n'a rien à voir avec ce dispositif. D'une part, les missions qui lui dévolues sont très différentes : elles ne reposent pas sur une sensibilisation individuelle mais sur une action concertée et groupée. D'autre part, le dispositif Voisins vigilants repose sur une coopération entre les citoyens et les "acteurs locaux de la sécurité", c'est-à-dire non seulement les collectivités territoriales mais aussi, et surtout, les services de la police nationale et de la gendarmerie. Dans le cas de Béziers, la délibération a été votée sans concertation, et c'est d'ailleurs l'une des causes du déféré du préfet.

La poursuite impitoyable. Arthur Penn. 1966

 Marlon Brando et Robert Redford

 

La mission de sécurité


Le "doute sérieux", et même très sérieux apparaît plus nettement si l'on considère l'organisation juridique de la mission de sécurité dans les collectivités territoriales. C'est, en effet, un domaine sur lequel l'Etat conserve un contrôle important. L'article L 111 du code de la sécurité intérieure (csi) confie à l'Etat "le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens". Les dispositifs locaux de sécurité doivent donc être définis par voie réglementaire, en accord entre l'Etat, les collectivités locales et les différents acteurs de la sécurité. En l'espèce, la ville de Béziers a pris une initiative qui n'a jamais donné lieu à une concertation.

Le préfet n'a pas davantage été saisi, alors que l'article L 122-1 csi précise qu'il "anime et coordonne l'ensemble du dispositif de sécurité intérieure". Le maire n'a donc pas de réelle autonomie dans ce domaine. Certes, l'article L 2211-1 du code général des collectivités territoriales précise qu'il "concourt à la politique de prévention de la délinquance", mais il ajoute immédiatement que cette compétence s'exerce dans les conditions posées par le code de sécurité intérieure. 

Ces éléments montrent que la police constitue un service public qui, par nature, ne saurait être délégué à des personnes privées. Une jurisprudence constante le réaffirme d'ailleurs régulièrement depuis l'arrêt d'assemblée Commune de Castelnaudary du 17 juin 1932. La délibération du conseil municipal de Béziers est donc, à cet égard, entachée d'une triple erreur de droit, ce qui signifie en l'espèce qu'elle viole trois dispositions législatives. 

Les collaborateurs occasionnels


Sans doute conscient de ce problème, le maire de Béziers s'appuie sur l'idée que les membres de la Garde Bitteroise seraient des collaborateurs occasionnels du service public. Pour Robert Ménard, "dès lors qu’une personne privée accomplit une mission qui normalement incombe à la personne publique, elle collabore au fonctionnement du service public et a donc la qualité de collaborateur occasionnel ou bénévole". Et de citer l'arrêt Cames de 1895, arrêt qui ne présente plus aujourd'hui qu'un intérêt historique. Il avait en effet pour objet d'indemniser les accidents du travail, à une époque où aucune assurance ne protégeait les ouvriers de l'Etat.

En tout état de cause, la théorie du collaborateur occasionnel ne peut être invoquée que dans le contentieux de la responsabilité, lorsqu'une personne subit un dommage du fait de sa participation au service public. Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque la mairie de Béziers invoque cette théorie pour justifier l'activité des membres de la Garde Bitteroise, et non pas pour fonder la réparation d'un préjudice. 

Surtout, la jurisprudence considère que le collaborateur occasionnel peut intervenir, soit en cas de carence ou d'insuffisance des services compétents, soit en cas d'urgence. Dans le premier cas, on citera le citoyen qui tire le feu d'artifice du 14 juillet à la demande du maire et qui se blesse (CE, Ass., 22 novembre 1946, Commune de Saint-Priest-la-Plaine). Dans le second cas, celui qui se noie en cherchant à porter secours à des nageurs en difficulté (CE, Sect. 25 septembre 1970, Commune de Batz-sur-mer). Les membres de la Garde Bitteroise, quant à eux, n'interviennent pas pour compenser l'insuffisance des services de police. Au contraire, la mairie affirme qu'ils viennent les assister. Ils n'agissent pas davantage dans l'urgence, d'autant qu'ils n'ont pas vocation à intervenir pour mettre fin à d'éventuelles atteintes à l'ordre public. 

Le "doute sérieux" sur la légalité de la délibération de la ville de Béziers s'analyse ainsi comme une certitude de son illégalité. Une dernière question s'impose alors : le maire de Béziers est-il si ignorant sur l'étendue de sa propre compétence qu'il n'a pas vu l'énormité de cette illégalité ? On peut en douter, car la ville de Béziers n'est tout de même pas un village dépourvu de services juridiques, et il est certain que le préfet a demandé le retrait de la délibération avant d'user du déféré. On doit donc en déduire que cette délibération, comme beaucoup d'autres décisions de la ville de Béziers, relève de la posture politique et de la communication électorale.