L'arrêt Mandet c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 14 janvier 2016 montre les difficultés d'appréciation de l'intérêt supérieur de l'enfant.
Jacques et Florence Mandet sont des ressortissants français résidant à Dubaï. Mariés en 1986, ils ont eu trois enfants et ont divorcé en juin 1996. Deux mois plus tard, Florence Mandet met au monde un enfant, Aloïs, déclaré sous le nom de sa mère. Il n'est alors pas contesté qu'elle a eu une liaison avec M. Glouzman, avant de reprendre la vie commune avec son ancien mari. Celui-ci décide de reconnaitre le jeune Aloïs en septembre 1997. L'enfant est ensuite légitimé en 2003, lorsque le couple Mandet se remarie. Ainsi résumé, le scénario semble inspiré de l'une de ces comédies romantiques qui remplissent les salles de cinéma.
Reconnaissance et insécurité juridique
Hélas, M. Glouzman y voit plutôt une tragédie. En février 2005, soit deux ans après le remariage, il saisit le TGI de Nanterre aux fins de contester la reconnaissance de paternité de Jacques Mandet. Il veut se voir reconnaître la paternité naturelle et en tirer les conséquences en termes de droit de visite. Observons tout de même, car c'est un élément important, que l'action intervient alors que le jeune Aloïs a déjà neuf ans et est en âge d'être entendu par un tribunal.
L'
article 12 al. 2 de la Convention sur les droits de l'enfant précise en effet qu'un enfant a "
la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l'intéressant". Cette obligation a été respectée, mais selon une procédure que le couple Mandet est parvenu à maîtriser complètement. L'administratrice désignée par le tribunal n'a pas pu rencontrer l'enfant, resté à Dubaï pendant toute la durée du contentieux, ses parents ayant refusé toute communication par vidéo-conférence. Le jeune Aloïs a en revanche envoyé une lettre au juge, mentionnant son souhait de ne pas changer de nom et de conserver sa filiation paternelle. De la même manière, la famille Mandet a refusé le test génétique demandé par le juge du fond, attitude qui conduit à présumer que le père légal de l'enfant n'est pas son père biologique.
A partir de cette présomption, les juges français accueillent la revendication de M. Glouzmann. En 2008, le tribunal annule la reconnaissance de paternité de Jacques Mandet ainsi que la légitimation qui l'a suivie, dit que l'enfant reprendra le nom de sa mère, et ordonne que celui de M. Glouzmann soit transcrit sur l'acte de naissance. Le lien de filiation de l'enfant avec le mari de sa mère disparaît, même si le lieu de sa résidence demeure le domicile de celle-ci.
Observons que cette situation ne pourrait plus se produire aujourd'hui. L'article 339 du code civil prévoyait, à l'époque, que lorsqu'un enfant disposait d'une possession d'état conforme à la reconnaissance depuis au moins dix ans, sa filiation ne pouvait plus être contestée que par le seul ministère public. Depuis
la loi du 16 janvier 2009, ce délai a été ramené à cinq ans après la naissance de l'enfant, délai à l'issue duquel celui qui a effectué la reconnaissance de paternité peut bénéficier de la sécurité juridique.
Quoi qu'il en soit, la famille Mandet, après évoir épuisé les voies de recours internes,
saisit la Cour européenne des droits de l'homme. Elle invoque une
violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de
l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.
Elle considère en effet que la décision des juges français emporte une
atteinte disproportionnée à l'intérêt supérieur de l'enfant, ce dernier
ayant droit à une stabilité affective, dès lors qu'il vit depuis
toujours avec celui qui l'a élevé et qu'il considère comme son père.
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Picasso. Paternité. 1971 |
Convention sur les droits de l'enfant et Article 8
Le premier obstacle rencontré par les requérants est celui de la recevabilité. En effet, ils ont fondé leurs recours de droit interne, non pas directement sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, mais sur les articles 3 § 1 et 8 § 1 de la Convention sur les droits de l'enfant. L'article 3 § 1 garantit que toutes les décisions concernant un enfant doivent être prises en fonction de son intérêt supérieur. L'article 8 § 1, plus précis, consacre "le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales". La Cour en déduit que le recours du jeune Aloïs est seul recevable, dès lors que ses parents n'ont pas démontré en quoi leur vie familiale personnelle était directement atteinte par la décision. Cette distinction semble quelque peu byzantine, mais elle demeure sans conséquence puisque la recevabilité de la requête est néanmoins admise.
L'ingérence dans la vie privée
L'annulation de la reconnaissance de paternité constitue effectivement une ingérence dans la vie privée de l'enfant. Dans la célèbre affaire
Mennesson c. France du 26 juin 2014, la Cour affirmait déjà que la vie privée peut intégrer des aspects de l'identité à la fois physique et sociale de l'individu. Elle en déduisait que la reconnaissance ou l'annulation d'un lien de filiation se rattachait à cette identité. Auparavant, dans un jurisprudence constante illustrée par l'arrêt
Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, elle avait déjà considéré que le nom d'une personne concerne directement sa vie privée et familiale. Dans l'affaire
Mandet, il ne fait donc aucun doute que l'annulation de la reconnaissance de paternité constitue une atteinte directe à la vie privée du jeune Aloïs, d'autant que la procédure lui impose un changement de nom.
Une telle ingérence peut néanmoins être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est nécessaire dans une société démocratique. La Cour européenne considère que ces conditions sont remplies.
Nul ne soutient que l'annulation de la reconnaissance de paternité de M. Mandet n'est pas prévue par la loi. En effet, les juges se sont bornés à appliquer l'article 339 du code civil applicable à l'époque.
But légitime et droit aux origines
Parmi les buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence dans la vie privée, l'article 8 de la Convention mentionne "la protection des droits d'autrui". Le gouvernement français invoquait à ce propos "l'importance que revêt pour un enfant la connaissance de la vérité sur ses origines", connaissance essentielle à la construction de son identité. A l'appui de cette affirmation, il invoquait l'article 7 de la Convention sur les droits de l'enfant qui pose comme principe qu'il a le droit "dans la mesure du possible" de connaître ses parents.
La Cour écarte l'argument. Peut être est-elle un peu surprise de voir les autorités françaises invoquer le droit à la vérité biologique après l'avoir écarté dans le cas des enfants nés sous X. Dans son arrêt Odièvre c. France du 13 février 2003, la Cour avait alors déclaré conforme à l'article 8 le droit français qui considère l'anonymat comme un élément de la vie privée de la mère ayant accouché sous X. Inversement, le droit d'accès aux origines n'était pas considéré comme un élément du droit à la vie privée de l'enfant. La Cour se trouve ainsi face à un gouvernement qui s'appuie sur le droit d'accès aux origines après l'avoir vigoureusement réfuté dans l'affaire Odièvre.
La Cour trouve une solution plus élégante, et aussi plus évidente sur le plan juridique, pour écarter l'argument des autorités françaises. A ses yeux, les droits d'"autrui" ne peuvent être ceux du requérant. Il n'est pas "autrui", il est une partie et non un tiers au contentieux qui se déroule devant elle. De fait, la Cour fait observer que les droits qu'il s'agit de protéger sont ceux du père biologique, ce qui, en soi, est parfaitement légitime. M. Glouzzman a d'ailleurs été entendu par la Cour comme "tiers intervenant".
Le besoin social impérieux
Il reste à se demander si cette ingérence dans la vie privée de l'enfant est "nécessaire dans une société démocratique", et donc si elle repose sur un "besoin social impérieux". La Cour laisse aux Etats une large marge d'appréciation lorsqu'il s'agit de rechercher un équilibre entre les droits des personnes. D'une manière générale, et elle l'a répété dans l'arrêt Mennesson c. France, la Cour s'assure que dès que la situation d'un enfant est en cause, son intérêt supérieur doit primer.
En l'espèce, la Cour observe que les juges français ont placé l'intérêt de l'enfant au centre de leurs décisions successives. Certes, ils ont refusé d'entendre son interprétation estimant que son intérêt résidait dans le maintien d'une filiation avec celui qu'il considère comme son père, garantie de sa stabilité affective. Ils ont préféré voir l'intérêt de l'enfant dans le rétablissement de sa filiation réelle, insistant sur le fait qu'il continuerait à vivre avec le mari de sa mère. Les juges internes ont donc effectivement pris en considération l'intérêt de l'enfant, et cette prise en compte est considérée comme suffisante pour justifier la décision prise.
In fine, subsiste tout de même une impression que la Cour, comme les juges français, a fait prévaloir les droits du père biologique sur ceux de l'enfant. Etait-elle agacée par une famille qui empêchait l'enfant de venir en France, qui refusait tout test biologique et qui a donné une interprétation pour le moins personnelle de son droit d'être entendu ? Au lieu d'autoriser une audition par vidéo-conférence, elle a simplement permis une communication par des lettres, dont on peut penser qu'elles étaient rédigées sous contrôle. Sans doute convient-il de ne pas négliger cet agacement...
Pour autant, l'intérêt de l'enfant est-il réellement pris en considération ? Dans son opinion dissidente, la juge allemande Nussberger affirme que les juges français ont développé une conception objective de l'intérêt de l'enfant qui les conduit à décider que sa filiation doit être celle de son père biologique. Ils ont donc écarté, et la Cour européenne avec eux, une conception plus subjective qui conduirait à écouter l'enfant. Est-il anormal qu'un adolescent, qui a quinze ans au moment de la décision de la Cour de cassation, déclare ne reconnaître comme père que le mari de sa mère, celui qui s'occupe de lui tous les jours depuis sa plus petite enfance ? C'est d'ailleurs le principe même de la possession d'état qui repose sur l'apparence de la paternité et non sur la vérité biologique. Par ailleurs, si certains invoquent un droit d'accès aux origines, ne peut-on envisager un droit de les ignorer ? A toutes ces questions, la Cour n'a pas répondu.
Sur le secret des origines : Chapitre 8 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.