« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 octobre 2015

Vincent Lambert : la place de la collégialité dans la procédure

Il existe des contentieux dont on a le sentiment qu'ils avancent puis repartent en arrière, selon un rythme aussi chaotique qu'irrationnel. Tel est le cas de l'affaire Lambert. Après un arrêt du Conseil d'Etat et une décision de la Cour européenne des droits de l'homme, on pouvait penser que le droit avait été dit. Or, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, celui-là même devant lequel l'affaire avait commencé en mai 2013, vient de se prononcer une nouvelle fois le 9 octobre 2015.

On se souvient que le Conseil d'Etat, le 24 juin 2014, a considéré, sur la base de plusieurs expertises médicales, que le maintien de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert constituait "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti du 22 avril 2005. La Cour européenne, quant à elle, statuant le 5 juin 2015, a jugé que le droit français offrait des garanties et des recours suffisants dans un domaine qui, en l'absence de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, relève de la compétence exclusive des Etats. A l'issue de ces procédures, il semblait que Vincent Lambert allait pouvoir s'éteindre dans la dignité.

Le problème est que le chef du service dans lequel il était hospitalisé a quitté ses fonctions. Son successeur a décidé de reprendre la procédure à son début, et donc de solliciter une nouvelle fois l'avis de la famille, avant de prendre la décision d'interrompre, ou non, l'alimentation et l'hydratation du patient. Confronté à des pressions et à des menaces diverses, il a ensuite suspendu la procédure au motif que "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" n'étaient pas réunies. Le neveu de Vincent Lambert conteste les deux décisions devant le tribunal administratif.

La suspension de la procédure consultative


Le juge déclare irrecevable le recours contre la suspension de la procédure consultative. La solution n'a rien de surprenant, car un acte n'est administratif n'existe que s'il a une portée normative. Autrement dit, il doit modifier la situation juridique du requérant. Tel n'est pas le cas en l'espèce car la procédure est seulement interrompue. Son irrégularité éventuelle ne pourra donc être contestée qu'à l'occasion d'un éventuel recours contre la décision qui sera finalement prise par l'équipe médicale.

La décision de reprendre la procédure consultative à son début suscite une question plus délicate : le second chef de service est-il lié, ou non, par la décision du premier qui avait conclu à l'arrêt des traitements ?

La rencontre des trois morts et des trois vifs. Maître du manuscrit latin, circa 1490


L'indépendance professionnelle des médecins

 

Le tribunal administratif affirme que le second médecin n'est pas lié par la décision du premier, justifiant ainsi la reprise de la procédure ab initio. Il fonde son raisonnement sur la notion d'indépendance professionnelle des médecins, affirmé dans l'article R 4127-5 du code de la santé publique (csp) : "Un médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit".  De son côté, l'article L 162-2 du code de la sécurité sociale évoque "la liberté d'exercice et (..) l'indépendance professionnelle et morale des médecins".

Ce principe est surtout invoqué dans le contentieux de la responsabilité, lorsqu'un établissement hospitalier est condamné à indemniser le dommage causé par une erreur médicale. Il permet alors de justifier alors l'action diligentée contre le médecin auteur de l'erreur par l'assureur de l'établissement (par exemple : Cass. Civ. 1ère. 13 novembre 2002).

De manière plus exceptionnelle, il est invoqué devant le juge administratif à propos d'une décision administrative. Dans un arrêt du 2 octobre 2009 Pierre A. ,le Conseil d'Etat affirme ainsi que le principe d'indépendance des médecins interdit que les décisions médicales d'une praticien hospitalier soient soumises à l'accord préalable du chef de service.

De ces dispositions et sans doute de ces jurisprudences, le tribunal administratif déduit que ce principe d'indépendance professionnelle "fait obstacle à ce qu'un médecin puisse être considéré comme un simple exécutant d'une décision prise par un autre médecin".

Le refus de la collégialité.


L'analyse montre cependant les limites de la procédure consultative prévue par la loi Léonetti. La collégialité impose précisément la consultation de la famille, et même une consultation aussi élargie que possible, principe affirmé par le Conseil d'Etat, dans sa décision du 24 juin 2014. En l'espèce, on sait que onze proches de Vincent Lambert ont participé à cette procédure. La collégialité s'impose aussi au niveau de l'équipe médicale, et les textes affirment que le chef de service ne peut prendre la décision seul. Cette collégialité présente l'avantage de ne pas faire reposer sur une seule personne une décision extrêmement difficile à prendre. La responsabilité est en quelque sorte diluée dans un ensemble réunissant l'équipe médicale et le cercle de famille. 

En affirmant le caractère unilatéral de la décision, le tribunal administratif fait peser cette responsabilité sur une personne seule. Sur ce point, la décision suscite quelque surprise. Dans son premier jugement de mai 2013, ce même tribunal administratif avait précisément suspendu une première décision d'interruption de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert, au motif que l'équipe médicale n'avait pas consulté l'ensemble de sa famille mais seulement ceux qui étaient les plus proches géographiquement, son frère et son épouse.

Quoi qu'il en soit, l'analyse du tribunal administratif repose sur un principe simple : la procédure est collégiale, mais pas la décision.

Comment permettre l'application de la loi ?


Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle analyse. Elle offre en effet la possibilité aux parents de Vincent Lambert, et à tous ceux qui veulent freiner la mise en oeuvre de la loi Léonetti, de retarder, peut-être indéfiniment la décision d'interrompre tout traitement.

N'oublions pas que ceux qui menacent l'équipe médicale et empêchent le déroulement d'une procédure sereine sont aussi ceux qui la refusent, pour des motifs essentiellement religieux. Ils n'ont qu'à continuer leurs menaces et à attendre le départ des chefs de service, épuisés par les pressions. Ils sont en effet que la procédure sera, à chaque fois, reprise ab initio. Autant dire que cette jurisprudence leur offre les moyens d'empêcher l'application de la loi de la République. Il ne reste donc qu'à espérer que le débat parlementaire qui a lieu sur la proposition de loi relative à la fin de vie saura trouver les moyens de pallier ce type de manoeuvre, peut-être en consacrant simplement le caractère collégial, non pas de la procédure, mais de la décision.


jeudi 8 octobre 2015

Le "Safe Harbor" invalidé par la Cour de justice de l'Union européenne

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision du 6 octobre 2015, remet radicalement en cause l'accord autorisant les transferts massifs de données personnelles de l'Union européenne vers les Etats-Unis. C'est sans doute une très mauvaise nouvelle pour les grandes entreprises actives sur internet comme Facebook qui est directement en cause dans l'arrêt. C'est aussi une mauvaise nouvelle pour les agences de renseignement américaines qui ont parfaitement le droit d'accéder aux données. En revanche, c'est une excellente nouvelle pour la protection des données, car la décision montre que la CJUE demeure attachée à l'exigence d'un standard de protection européen élevé dans ce domaine.

Une question préjudicielle


Le requérant, Maximillian Schrems est un militant autrichien de la protection des données. Dirigeant essentiellement ses attaques contre Facebook, il utilise largement la voie judiciaire. Il a  déposé une série de plaintes devant l'autorité irlandaise de protection des données, puisque le siège européen de l'entreprise de Mark Zuckerberg est précisément situé à Dublin. Invoquant les révélations faites par Edward Snowden, il demande la cessation des transferts de données personnelles de Facebook Irlande à Facebook Etats Unis, dès lors que l'on sait désormais que ces données conservées sur des serveurs américains sont accessibles aux services de renseignements des Etats Unis, la NSA en particulier.

Le recours s'appuie sur la directive du Parlement et du Conseil du 24 octobre 1995, dont l'article 25 précise que "les Etats membres prévoient que le transfert vers un pays tiers de données à caractère personnel (...) ne peut avoir lieu que si (..) le pays tiers acquiert un niveau de protection adéquat". Le caractère non "adéquat" de la garantie offerte par un Etat tiers peut être constaté par chaque Etat membre ou par la Commission qui va alors demander à l'ensemble des Etats membres de prendre les mesures nécessaires en vue d'empêcher tout transfert vers ce pays. Pour le requérant, les révélations de Snowden montrent que le niveau de protection des données personnelles aux Etats-Unis est bien loin d'être "adéquat".

Mais si la Commission peut déclarer qu'un Etat n'offre pas une protection "adéquate", elle peut aussi déclarer le contraire, et c'est précisément ce qui avait été fait en l'espèce. A la suite d'un accord dit "Safe Harbor" passé en l'an 2000 entre le Département du commerce des Etats-Unis et la Commission, celle-ci a pris une décision, le 26 juillet 2000, déclarant que le niveau de protection des données des Etats-Unis est d'un niveau équivalent à celui qui existe au sein de l'Union européenne.

L'autorité indépendante chargée en Irlande de la protection des données personnelles se trouve ainsi confrontée à une appréciation délicate. Confrontée à un requérant qui soutient que le droit et les pratiques des Etats-Unis n'offrent pas de protection adéquate de la vie privée de la vie privée, elle peut soit mener sa propre enquête, soit s'estimer liée par la décision de la Commission qui affirme que ce niveau de protection est effectivement satisfaisant. C'est exactement l'objet de la question préjudicielle posée à la CJUE.

 La société anonyme. Eddy Mitchell. Reprise par "Les Costars"2015

Le "Safe Harbor" 


La CJUE se montre très sévère à l'égard de la décision de l'an 2000 adoptée par la Commission. Elle affirme que celle-ci aurait dû vérifier que les Etats-Unis assuraient effectivement, à la fois dans les textes de droit interne et dans leurs engagements internationaux, "un niveau de protection des droits fondamentaux substantiellement équivalent à celui garanti au sein de l’Union en vertu de la directive lue à la lumière de la Charte ». Or, elle n'en a rien fait, et l'accord passé avec les Etats-Unis montre que ce pays est bien loin d'offrir un niveau de protection équivalent aux exigences européennes.

La lecture de la décision de l'an 2000 est, sur ce point, particulièrement éclairante. Le caractère "adéquat" de la protection américaine relève de l'auto-proclamation. Les entreprises américaines déclarent adhérer aux principes du "Safe Harbor", c'est-à-dire offrir un espace de sécurité aux données personnelles provenant de pays de l'Union européenne. Quant au contrôle, il se fait par certification. Mais que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'un système de certification par un organisme indépendant, mais d'un système d'"auto-certification" par laquelle l'entreprise déclare respecter les principes généraux de protection des données, et se contrôle elle-même. On imagine aisément l'efficacité du système.

Quant à l'accès des autorités publiques américaines à ces données provenant d'Europe, il est évidemment acquis. Comment peut-on songer un seul instant que Google ou Facebook pourraient se soustraire à une injonction provenant des services de renseignement américains, injonction prise sur le fondement d'une législation d'ordre public, en invoquant une clause de Safe Harbor imposée par une décision de la Commission européenne ? Cette dernière a d'ailleurs déjà admis, dans deux communications de 2013, que cet accès des autorités publiques américaines aux données personnelles transférées de l'Union européenne ne s'accompagnait d'aucun contrôle ni d'aucun recours offert aux intéressés.

Constatant que la décision de 2000 n'offre ainsi aucune garantie effective, la CJUE décide tout simplement de l'invalider. Ce pouvoir d'invalidation, qui appartient à la CJUE et à elle seule, conduit à écarter l'application de la décision non seulement dans le droit de l'Etat qui est à l'origine du contentieux mais aussi dans l'ensemble des systèmes juridiques de l'Union européenne.

Les suites de la décision


On pourrait s'interroger longtemps sur les raisons qui avaient poussé la Commission à prendre cette invraisemblable décision, et il serait sans doute intéressant de s'interroger sur le rôle des lobbies dans son adoption. Aujourd'hui cependant, la question posée est plutôt celle des conséquences de cette décision.

La renégociation d'un accord Safe Harbor est envisagée, et même péniblement commencée. Mais comment pourrait-on  considérer que les Etats-Unis offrent un niveau de protection équivalent à celui existant au sein de l'Union européenne, alors que le droit américain n'a pas évolué depuis l'an 2000 ? Rappelons en effet qu'il ignore les législations informatique et libertés, et que la protection des données personnelles est plus ou moins abandonnée aux entreprises du secteur qui l'intègrent, fort modestement, dans des documents contractuels. En cas de contentieux, le requérant européen est prié de s'adresser au tribunal compétent, à Palo Alto ou à New York.

Pour le moment, la décision de la CJUE interdit désormais aux entreprises américaines de s'abriter derrière leur adhésion aux principes du Safe Harbor pour se soustraire aux obligations issues du droit européen. Encore faut-il, bien entendu, que les CNIL européennes, et notamment le G29 qui les regroupe, dispose de moyens de pression importants et notamment d'un pouvoir de sanction suffisamment dissuasif. Peut-être pourrait-on, sur ce point, s'inspirer du droit américain et regarder le montant des sanctions infligées à BNP, et bientôt à Volkswagen ?


samedi 3 octobre 2015

"Love" au Palais Royal

Par une décision du 30 septembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat confirme la suspension du visa d'exploitation accordé au film Love de Gaspar Noé, visa accompagné d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Lui est substituée une interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans, sans pour autant que le film soit contraint d'être diffusé dans le réseau spécifique des films pornographiques.

Une police spéciale


Ce visa s'analyse comme une autorisation administrative d'exploiter un film. Une commission de classification des oeuvres cinématographiques rend un avis au ministre de la culture. Elle peut proposer la diffusion pour tous publics, l'interdiction aux moins de douze, de seize ou de dix-huit ans avec ou sans classement "X". En l'espèce, elle a donc proposé une interdiction aux mineurs de moins de seize ans, proposition suivie par le ministre.

L'association Promouvoir qui se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale" a obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Paris, en juillet 2015, la suspension de ce visa. La décision s'appuie sur l'article R 211-12 du code du cinéma et de l'image animée (ccia) qui énonce que l'interdiction aux moins de dix-huit ans s'impose lorsque l'oeuvre comporte des images "d'une très grande violence" ou "des scènes de sexe non simulées". Cette décision fait l'objet d'un appel devant le Conseil d'Etat,  à la double initiative des distributeurs du film et du ministre de la culture.

Dans le cas de Love, c'est la présence de scènes de sexe non simulées qui est invoquée. On sait en  que lorsqu'elles sont simulées, le film est considéré comme érotique et non pas pornographique. Le Conseil d'Etat en a, par exemple, jugé ainsi à propos du film Fantasmes dans un arrêt du 4 octobre 2000, estimant, dans ce cas, qu'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans était suffisante.

Dans le cas de Love, les scènes de sexe ne sont pas simulées et ce fait n'est pas contesté. Les requérants s'appuient cependant sur les termes mêmes de l'article R 211-12 ccia qui autorise de telles scènes, si elles sont justifiées par "la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité".

All you need is love. Beatles. 1967

Les critères dégagés par les juges

 

Pour interpréter cette disposition quelque peu obscure, la jurisprudence se réfère à la fois à des critères objectifs et, élément plus subjectif, aux intentions du réalisateur.

Dans l'arrêt du 30 juin 2000  portant sur le film Baise-moi de Virginie Despentes, le Conseil d'Etat est ainsi conduit à apprécier une oeuvre "composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduit que le film comporte un "message pornographique et d'incitation à la violence". Le juge observe en outre, de manière sans doute un peu plus subjective, qu'aucune scène ne dénonce les violences faites aux femmes. Il décide par conséquent l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans et le classement comme oeuvre pornographique.

Nymphomania, volume 1 de Lars von Trier fait l'objet d'une analyse toute différente du juge des référés du tribunal administratif de Paris, alors même qu'il comporte aussi des scènes de sexe non simulées. Dans un jugement du 28 janvier 2014, le juge refuse de considérer le film comme pornographique et maintient l'interdiction aux moins de seize ans. Certes, il fait observer que le fait que les scènes de sexe aient été doublées par des acteurs de films pornographiques ne saurait, en soi, leur retirer leur caractère non simulé. En revanche, il observe que ces scènes sont brèves et s'intègrent dans un véritable scénario. Elles sont donc, en quelque sorte, acceptables, d'autant qu'elles ne s'accompagnent pas d'une violence particulière.

La jurisprudence est donc pour le moins impressionniste, même si certains critères apparaissent de plus en plus clairement, au fil des décisions. Le premier réside dans la place qu'occupent ces scènes de sexe non simulées dans le film. Il n'est guère contestable en effet qu'un film entièrement composé de ce type de scènes s'analyse comme pornographique. Dans sa décision rendue le 23 juin 2009 à propos de l'Antichrist de Lars von Trier, le juge des référés du Conseil d'Etat observe qu'elles sont "relativement brèves" et qu'elles ne ""constituent pas le thème principal du film". Ces deux éléments résument assez bien la jurisprudence.

Certes, ces éléments de contrôle ne sont pas dépourvus de subjectivité. A partir de quel moment une scène de sexe non simulée quitte-t-elle l'espace pornographique pour devenir esthétique et utile au scénario ? Il appartient au juge de la préciser au cas par cas, et ce n'est pas chose aisée. Il n'empêche que le contrôle existe et que ce n'est sans doute pas aux professionnels du cinéma, de décider s'il doit perdurer. 

La fin du contrôle ?


Pour le moment, on assiste à une violente remise en cause de cette procédure, liée en particulier à l'activisme de l'association Promouvoir qui n'est pas dépourvue de liens avec les milieux catholiques intégristes. Les réalisateurs de cinéma contestent ses perpétuels recours et redoutent un développement de l'autocensure, dès lors qu'un film interdit aux moins de dix-huit ans fait généralement une carrière fort modeste. 

Tout cela est sans doute vrai. Mais ils oublient deux choses. D'une part, rien ne dit que la carrière d'un film extrêmement violent ou comportant de nombreuses scènes de sexe non simulées serait meilleure sans la procédure de visa. En effet, il reste toujours possible d'y échapper en ne prenant pas son billet. D'autre part, le cinéma français est très largement financé par l'Etat, ce qui est d'ailleurs une bonne chose puisque cela a permis au cinéma français de subsister dans un milieu concurrentiel dominé par les Majors américaines. Il n'est donc pas anormal que l'Etat s'intéresse aussi au contenu de ce qu'il finance. C'est donc finalement au parlement de décider s'il convient, ou non, de modifier le système.

lundi 28 septembre 2015

Nadine Morano : la race, le racisme et la lutte contre le racisme



Nadine Morano a a déclaré le 26 septembre 2015, sur la plateau de l'émission de télévision On n'est pas couché : " Il faut garder un équilibre dans le pays, c'est-à-dire sa majorité culturelle. Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche, qui accueille des personnes étrangères. (...) Je n'ai pas envie que la France devienne musulmane". La formule ressemble à son auteur, dépourvue de subtilité et visant tout à la fois à séduire les électeurs du Front National et à attirer l'attention des médias. Nadine Morano est donc un excellent produit d'appel pour les responsables d'une émission dont l'unique but est de susciter la polémique pour faire gonfler l'audimat.

Sur ce plan, l'émission est un succès. Les réseaux sociaux d'abord, car ils fonctionnent le dimanche, la presse et le monde politique dès lundi, ont repris et commenté les propos de Nadine Morano. Tout le monde, ou presque, a fait observer que le mot "race" entendu comme une "catégorie de classement de l'espèce humaine" repose sur une analyse scientifique parfaitement obsolète. Les progrès de la génétique ont en effet montré qu'il n'existe qu'une seule race humaine. Il est donc absurde d'opérer des classifications raciales entre les humains. Sur le plan scientifique, les propos de Nadine Morano relèvent donc du bêtisier...

Sans doute, mais il arrive que les auteurs de contresens soulèvent, à leur insu, une question intéressante. Car si le mot "race" relève aujourd'hui d'une analyse scientifique dépassée, pourquoi figure-t-il toujours dans notre système juridique ? Tout simplement parce que, sur le plan juridique, il est aujourd'hui exclusivement utilisé dans le cadre de la lutte contre le racisme.

L’ambiguïté de la notion


Historiquement, la notion de race a pu être utilisée pour fonder des régimes discriminatoires. Le texte le plus célèbre en ce domaine est sans doute la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs. Elle affirme qu'est "regardé comme juif pour l'application de la présente loi toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif".


De nos jours, la référence à la race permet surtout de fonder des législations anti-racistes. C'est même dans ce but qu'apparaît la première occurrence du mot "race", dans le décret Marchandeau du 21 avril 1939 qui réprimait la diffamation commise par voie de presse envers « un groupe de personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée ». 

La notion de "race" peut donc aussi bien fonder des comportements discriminatoires que participer à la lutte contre ces mêmes comportements. Cette seconde démarche est aujourd'hui, et heureusement, la seule consacrée par le droit positif. Elle figure dans l'article 1er de la Constitution  qui affirme que "la France (...) assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". L'article 55 de la Charte des Nations Unies énonce, quant à lui, que les Etats membres de l'Organisation "favoriseront (...) le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race (...)". Enfin, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme déclare que "la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée sur le sexe, la race, (etc..)."

Des références identiques existent dans la loi. C'est ainsi que la loi du 1er juillet 1972, premier grand texte destiné à lutter contre le diffusion de propos racistes modifie la loi du 19 juillet 1881. Son article 24 permet désormais de sanctionner "la provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance (...) à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". De manière plus générale, un rapport parlementaire de 2013 a comptabilisé 59 articles faisant référence au mot "race" et à ses dérivés dans des dispositions législatives figurant dans 9 codes différents et 13 lois non codifiées. Il est probable que ce mouvement va encore s'amplifier, Christiane Taubira ayant annoncé, en janvier 2015, sa volonté de modifier les textes pour généraliser la circonstance aggravante de racisme.

Qu'on le veuille ou non, le dispositif juridique mis en place pour lutter contre le racisme s'appuie sur le mot "race". Qu'il soit génétiquement erroné n'y change rien, du moins pour le moment.

 
Niki de Saint Phalle. Pink Nana et Black Man. 1999

Les tentatives de modification de la Constitution


De nombreuses propositions de suppression du mot "race" de notre Constitution ou de notre législation ont déjà été formulées, sans succès. Un amendement en ce sens a été déposé, dès 2002, par Victorin Lurel en ce sens lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République. Cet amendement fut rejeté, sans doute parce qu'il n'avait qu'un lointain rapport avec la révision en cours. En novembre 2004, une proposition de loi constitutionnelle également signée de Victorin Lurel reprend la même idée. Elle n'a pas davantage de succès, puisqu'elle n'a jamais été débattue

En 2008, la révision initiée par Nicolas Sarkozy et dont l'objet était pourtant de "moderniser" la Constitution ne traite pas de cette question. Le rapport préparatoire du Comité Balladur ne la mentionne même pas. De nouveau, deux amendements en ce sens, dont l'un défendu par Jean-Jacques Urvoas, sont repoussés par la majorité de l'époque. Elle explique alors que le mot "race" permet de fonder l'ensemble de la législation anti-raciste.

En 2012, François Hollande, candidat à la présidence de la République, s'était engagé à réviser la Constitution dans ce sens. On sait cependant que les conditions de majorité imposées par l'article 89 de la Constitution ont rendu pratiquement impossible toute révision de la Constitution. 

Les tentatives de modification législatives


La suppression du mot "race" de la Constitution étant exclue, au moins pour le moment, ses partisans se sont orientés vers une autre stratégie. L'idée est alors de modifier la loi avant la Constitution, idée quelque peu audacieuse car la conformité de la loi à la norme suprême risque alors de ne plus être assurée.

Quoi qu'il en soit, la démarche n'a pas davantage eu de succès. Le 16 mai 2013, une proposition de loi visant à supprimer toute référence à la race dans notre législation, initiée par différents membres du Front de Gauche, a été votée en première lecture. Depuis mai 2013, la proposition n'a jamais été débattue au Sénat et elle ne semble pas devoir être inscrite prochainement à l'ordre du jour.

L'analyse de ces différentes propositions révèle un parlement pour le moins partagé entre deux attitudes contradictoires. D'un côté, une volonté d'affirmer haut et fort son refus de la notion de "race", dans la mesure où elle est susceptible de conduire à des discriminations. De l'autre côté, une répugnance à remettre en cause un système juridique de lutte contre le racisme qui a le mérite de fonctionner. 

Cet antagonisme repose sans doute sur une méprise. Certes, le mot race ne renvoie pas à une réalité génétique et est donc dépourvu de fondement scientifique. Mais une démonstration scientifique ne suffit pas pour supprimer le racisme qui est une réalité humaine et sociale, dépourvu de contenu rationnel. Bref, si les races n'existent pas, le racisme existe.


samedi 26 septembre 2015

Le travail en prison : l'appel au législateur

Dans une décision Johny M. du 25 septembre 2015, le Conseil constitutionnel se prononce sur le droit au travail des personnes détenues. Le recours a été initiée par l'une d'entre elles, qui conteste le retrait par l'administration pénitentiaire de son autorisation de travailler en prison. Il porte sur la conformité à la Constitution de l'article 33 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 qui subordonne l'activité professionnelle des détenus à un acte d'engagement pris par l'administration pénitentiaire. Signé à la fois par le chef d'établissement et par l'intéressé, il définit les droits et obligations professionnelles, les conditions de travail, et la rémunération. En d'autres termes, cet acte se présente comme un substitut au contrat de travail, mais il s'agit bel et bien d'une décision administrative.

Mais précisément, puisque les détenus peuvent travailler, pourquoi n'auraient-ils pas droit à un contrat de travail ? C'est précisément la question posée par le requérant, question à laquelle le Conseil donne une réponse négative. Il affirme en effet que l'acte d'engagement prévu par l'article 33 de la loi de 2009 est conforme à la Constitution. Le contenu du droit au travail des détenus n'est donc pas identique à celui dont bénéficie l'ensemble des travailleurs.

Le précédent de 2013


La solution n'a rien de surprenant, car le Conseil constitutionnel s'était déjà prononcé par une décision du 14 juin 2013 Yacine T. Dans cette première affaire, il était saisi de l'article 717-3 du code de procédure pénale qui énonce que "les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail ». A l'époque, le Conseil avait simplement affirmé qu'il appartient au législateur d'organiser juridiquement le travail des détenus. Le refus de leur accorder un contrat de travail, et donc de les intégrer dans le droit commun du travail, ne constitue pas, en soi, une violation du Préambule de 1946 qui se borne à des formulations d'ordre très général sur le droit au travail. Il n'emporte pas davantage une atteinte au principe d'égalité dès lors que les personnes détenues ne sont pas dans une situation identique à celle des salariés du droit commun, des contraintes de sécurité particulières pesant sur les établissements pénitentiaires.

Un système juridique dérogatoire

Après ce premier échec, la QPC de M. Johny M. aborde le problème dans l'autre sens. Au lieu de contester l'absence de contrat de travail, il conteste l'acte d'engagement lui-même. Ce dernier s'inscrit d'ailleurs dans un système entièrement dérogatoire, puisqu'une personne détenue doit d'abord obtenir une première décision administrative (le "classement") qui s'analyse comme une autorisation de travailler au sein de l'établissement pénitentiaire. 

La puissance publique intervient ainsi à toutes les étapes, et seules peuvent travailler les personnes qui en ont les capacités physiques et intellectuelles et dont on estime que le travail peut les aider pour leur future réinsertion dans la vie professionnelle. Cette appréciation relève de l'administration pénitentiaire, et la suspension de l'autorisation de travailler constitue d'ailleurs une sanction susceptible d'être infligée à un détenu.


Bernard Lavilliers. Les mains d'or (Travailler encore)
Concert de soutien aux ouvriers d'Arcelor Mittal, 6 avril 2012

L'incompétence négative


Le requérant invoque essentiellement l'incompétence négative, c'est-à-dire la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Depuis une décision du 18 juin 2010 SNC Kimberly Clark, il est acquis que l'incompétence négative ne peut être invoquée lors d'une QPC que "dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit".

Ces droits ou libertés ainsi violés figurent, à ses yeux, dans le Préambule de 1946. Il invoque ainsi la sauvegarde de la dignité de la personne, dont la valeur constitutionnelle a été réaffirmée par la décision du Conseil constitutionnel rendue le 27 juillet 1994, ainsi que les alinéas 5 à 8 qui déclinent les différents liés au travail : droit à l'emploi, non-discrimination dans le travail, droit à l'action syndicale, droit de grève, droit à la détermination collective des conditions de travail. Est en outre invoquée une violation de la liberté contractuelle que le Conseil constitutionnel fonde, depuis sa décision du 19 décembre 2000, sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. celui-là même qui affirme que la "liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

L'incompétence négative pourrait donc être sanctionnée si le législateur avait renvoyé au pouvoir réglementaire la définition et l'organisation du travail des personnes détenues. Le requérant espère évidemment beaucoup du précédent que constitue la décision QPC du 25 avril 2014, par laquelle le Conseil avait admis l'incompétence négative, le législateur ayant renvoyé au pouvoir réglementaire l'organisation et le régime intérieur des établissements pénitentiaires.

La situation est cependant très différente, et la décision du 25 septembre 2015 refuse de sanctionner une incompétence négative. Reprenant sa jurisprudence de 2013, il fait observer que chacun des droits invoqués par le requérant s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. Or, le cadre juridique du travail en prison est définit par la loi. Celle-ci ne renvoie pas au pouvoir réglementaire le soin de définir son organisation, mais se borne à confier à l'administration pénitentiaire le soin de prendre des décisions individuelles l'autorisant ou l'interdisant à tel ou tel détenu. Le législateur prend d'ailleurs soin d'affirmer que ces actes doivent définir avec précision les conditions de travail et la rémunération de l'intéressé.

L'appel au législateur


Le rejet de la requête ne faisait guère de doute. Si le régime juridique du travail en prison n'est pas inconstitutionnel, on ne doit pas nécessairement en déduire qu'il est satisfaisant. Certes, on ne doit sans doute pas rêver à une stricte égalité entre les détenus et les salariés de droit commun, ne serait-ce que parce que la détention impose des conditions de sécurité plus grandes. Le travail en prison ne doit cependant s'analyser comme l'exploitation, par certaines entreprises, d'une main d'oeuvre bon marché et qui n'a pas le droit de se plaindre.

Le Conseil constitutionnel affirme d'ailleurs clairement que le système n'est pas satisfaisant. Il énonce ainsi qu'il "est loisible au législateur de modifier les dispositions relatives au travail des personnes incarcérées afin de renforcer la protection de leurs droits". Sur ce point, la décision se présente comme un appel au législateur qui devrait sans doute engager une réflexion sur cette question. 



mardi 22 septembre 2015

QPC : premier recours devant la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Renard et autres c. France rendu le 25 août 2015 par la Cour européenne des droits de l'homme est le premier consacré à l'examen de la conformité de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Chacun des quatre requérants conteste le refus de la Cour de cassation de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC qu'il avait formulé devant les juges du fond. Au fond, la Cour européenne décide que ce filtre de la juridiction suprême ne viole aucune disposition de la Convention. Contrairement à ce qui a parfois été affirmé un peu rapidement, l'arrêt Renard et autres c. France ne déclare donc pas conforme à la Convention européenne l'ensemble de la procédure de QPC, mais seulement la partie qui se déroule devant la Cour de cassation. 

La QPC


Rappelons que la QPC est issue de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui introduit un nouvel article 61-1 dans la Constitution : " « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». La loi organique du 10 décembre 2009 pose ensuite les principes d'organisation de la procédure, et un décret du 16 février 2010 précise les conditions du filtrage des requêtes par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation.

Un double filtre


Pour éviter l'encombrement du Conseil constitutionnel par des QPC réalisées à des fins dilatoires, deux filtres successifs sont mis en place.

Le premier est celui du juge du fond, celui devant lequel se trouve le requérant au moment où il pose la QPC. Celui-ci doit alors statuer "sans délai", formule quelque peu imprécise qui n'impose en réalité qu'une obligation de célérité. En général, l'opération prend quelques heures ou quelques jours, à l'issue desquels la juridiction prend une décision motivée de transmission, ou non, de la question à la juridiction suprême, Conseil d'Etat ou Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si trois conditions sont remplies : 
  • La disposition contestée doit être applicable au litige ou constituer le fondement des poursuites ;
  • Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ; 
  • Elle n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

Le second filtre est celui du juge suprême, en l'espèce la Cour de cassation mais les règles sont identiques lorsqu'il s'agit du Conseil d'Etat. Une fois saisie par les juges du fond, la juridiction suprême a trois mois pour statuer, délai dont le non-respect est lourdement sanctionné, puisqu'une QPC non traitée à son issue est automatiquement renvoyée au Conseil constitutionnel. Les conditions de fond sont identiques, si ce n'est qu'elle apprécie si "la question est nouvelle" ou présente un "caractère sérieux", contrôle évidemment plus approfondi que celui du juge du fond qui se borne à vérifier que la question "n'est pas dépourvue de caractère sérieux".

Dans les trois affaires soumises à la Cour européenne, les requérants ont obtenu la transmission de leur QPC par les juges du fond à la Cour de cassation. En revanche, celle-ci a estimé que leur demande n'avait pas de caractère sérieux et ne posait aucune question nouvelle au Conseil constitutionnel. Elle a donc refusé le renvoi au Conseil constitutionnel.

Pour contester cette procédure de filtre, les requérants invoquent une double violation de la Convention, d'une part, e l'article 6 § 1 de la Convention qui garantit le droit au procès équitable et d'autre part, l'article 13 qui affirme le droit à un recours effectif devant les tribunaux. Le Conseil constitutionnel estime cependant que les garanties de l'article 13 "se trouvent absorbées" par celles de l'article 6 § 1 (CEDH 26 octobre 2012 Kudla c. Pologne). C'est donc au regard de l'article 6 § 1 que la Cour européenne examine la procédure qui lui est soumise. 

Pierre de Belay. Trois avocats. 1936


Applicabilité de l'article 6 § 1


La Cour européenne affirme, et c'est sans doute l'intérêt essentiel de sa décision, que les garanties du procès équitable doivent s'appliquer lors de l'examen préliminaire d'une QPC par les juges du fond et de cassation. Le principe n'a rien de surprenant, les QPC ayant été posé à l'occasion de litiges portant, soit sur des droits et obligations de caractère civil, soit sur une accusation pénale. 

L'épuisement des recours internes


La question plus délicate est celle de l'épuisement des recours internes, condition impérative de la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans les quatre affaires, seule la procédure de QPC est terminée, par un refus de renvoi au Conseil constitutionnel. En revanche, les contentieux à l'origine des QPC sont loin d'être achevés. Certains peuvent encore être frappés d'appel, d'autres sont encore pendants devant les juges du fond. Or, la jurisprudence de la Cour, par exemple l'arrêt Tisset c. France du 12 avril 2011, affirme toujours que le litige doit être apprécié au regard de l'ensemble d'une procédure. La QPC n'est qu'un épisode dans cette procédure et ne peut être considérée comme détachable de l'ensemble du litige.

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi la Cour ne se borne pas à déclarer les requêtes irrecevables parce que les voies de recours interne ne sont pas épuisées, alors qu'elle reconnaît elle-même avoir de "fort doutes" sur cette recevabilité. Elle préfère pourtant statuer au fond, "dans la mesure où les griefs sont de toute manière irrecevables". Les raisons de ce choix résident sans doute dans la volonté d'éviter de nouveaux recours fondés sur des moyens identiques, les voies de recours étant cette fois épuisées.

L'absence de droit d'accès à un tribunal


La Cour écarte dans un seul mouvement l'ensemble des moyens articulés par les requérants : substitution de l'appréciation de la Cour de cassation à celle du Conseil constitutionnel, défauts d'impartialité et de motivation des arrêts. Aux yeux de la Cour, ces moyens traduisent un unique grief. En effet, les requérants se plaignent d'une atteinte disproportionnée au droit d'accès au Conseil constitutionnel. 

Le problème est que ce droit n'existe pas. L'article 6 de la Convention ne fait pas du contrôle de constitutionnalité un élément du procès équitable. La Cour admet d'ailleurs, dans sa décision Previti c. Italie du 12 avril 2007, la conformité à la Convention européenne du système italien qui organise un contrôle de constitutionnalité dont seuls les juges du fond, et non pas le requérant, ont l'initiative. En l'espèce, la Cour fait observer que le sytème français de filtre prévoit des conditions de recevabilité rigoureuses, que les décisions de la Cour de cassation étaient motivées... Tous ces éléments lui permettent d'affirmer que le droit français n'a rien d'arbitraire et ne viole pas la Convention européenne des droits de l'homme. 

Vers de nouveaux recours


A première vue, la décision de la Cour oppose donc une fin de non-recevoir aux requérants. Sa lecture approfondie montre cependant qu'elle laisse soigneusement ouvertes plusieurs possibilités de recours. 

Tout d'abord, dès lors que l'article 6 § 1 est applicable à la procédure devant les juges du fond et juridictions suprêmes, il demeure possible qu'elle soit, dans certaines hypothèses, considérée comme arbitraire. Imaginons par exemple, une absence totale de respect des droits de la défense devant les juges du fond, ou une décision de la Cour de cassation dépourvue de motivation. L'hypothèse est loin d'être théorique, et on se souvient que les premières décisions de la Cour de cassation intervenues lors de la mise en oeuvre de la QPC étaient bien souvent très modestement motivées. 

Ensuite, il convient de rappeler que cette décision Renard et autres ne porte que sur la procédure de filtre et non pas sur celle qui se déroule devant le Conseil constitutionnel lui-même. La question de l'impartialité objective du Conseil demeure donc posée, jusqu'à un prochain recours.

Sur la procédure de QPC : Chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques