« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 20 mai 2015

Lutte contre la corruption et confiscation des biens, en Adjarie

Dans son arrêt du 12 mai 2015 Goguitidzé et autres c. Géorgie, la Cour européenne déclare conforme à la Constitution le droit géorgien qui prévoit la confiscation  des biens d'une personne condamnée pour corruption. Bien plus, elle décerne une sorte de satisfecit à cet Etat pour avoir mis en place une procédure qui a "largement permis à la Géorgie d'évoluer dans la bonne direction, dans son combat contre la corruption".

Sergio Goguitidzé fut vice-ministre de l'intérieur de la République autonome d'Adjarie (RAA), située à l'ouest de la Géorgie, de 1994 à 1997. Il fut ensuite Président de la Chambre des comptes de cette même République autonome, de novembre 1997 à 2004. A la suite de la "révolution adjare des roses" intervenue en 2002, le requérant est accusé d'excès de pouvoir et d'extorsion. En 2004, le procureur de la RAA engage à son encontre une procédure de confiscation de ses biens mobiliers et immobiliers, procédure prévue par le droit géorgien. Il estime que le salaire mensuel d'un peu plus de 7000 € que le requérant touchait pendant l'exercice de ses fonctions officielles n'a pu lui permettre de financer les 450 000 € de biens acquis durant cette période. La procédure est étendue aux deux fils et au frère du requérant qui semblent avoir également profité de cette période faste et qui se joignent à la requête.

Droit au respect des biens et droit de propriété



Les requérants invoquent au premier chef la violation de l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "toute personne a droit au respect de ses biens". Certes, ce texte n'emploie pas formellement le mot "propriété", mais c'est tout de même de cela dont il s'agit. La Cour européenne affirme ainsi, dans son arrêt Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, que "le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété". A partir de la décision Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, la notion de propriété va d'ailleurs largement se substituer à celle de "droit au respect des biens" dans la jurisprudence de la Cour.

En l'espèce, il n'est pas contesté que la procédure de confiscation constitue une "ingérence" dans le droit de propriété. Les requérants considèrent que la loi qui leur est appliquée viole les principes d'égalité des armes et de non-rétroactivité, et qu'elle est disproportionnée au sens de la jurisprudence de la Cour. Après un recours devant la Cour suprême adjare en septembre 2004, puis devant la Cour constitutionnelle géorgienne en 2005, ils ont donc saisi la Cour européenne des droits de l'homme.

Confiscation "administrative"


La procédure de confiscation est qualifiée d'"administrative"  par le droit géorgien. Une loi du 3 février 2004 l'introduit en effet dans le code de procédure administrative géorgien, et la confiscation des biens des requérants est engagée en août 2004.

La qualification de confiscation "administrative" vise seulement à affirmer que cette procédure est indépendante de toute peine pénale. C'est ainsi que l'entend le droit géorgien et la Cour européenne ne remet pas en cause cette terminologie, évoquant cependant la "so-called administrative confiscation". Le caractère administratif renvoie uniquement à l'initiative de la procédure qui appartient à l'Etat, celui-ci décidant de saisir un bien acquis avec l'argent de la corruption. Le contentieux porte cependant sur "des droits et obligations de caractère civil" au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne, et la personne victime de cette confiscation peut saisir les tribunaux de l'ordre judiciaire.

Vera Rockline. Vue de Tiflis. 1919

Le renversement de la charge de la preuve


La loi géorgienne prévoit ainsi un renversement de la charge de la preuve. Il appartient  à la personne visée par une procédure de confiscation de prouver que le bien a été acquis régulièrement. En l'espèce, les tribunaux d'Adjarie ont ainsi retiré de la liste certains biens de l'un des requérants, celui-ci étant parvenu à démontrer la licéité de leur acquisition.

Pour la Cour européenne, ce renversement de la charge de la preuve est licite, dès lors que le contentieux n'est précisément pas de nature pénale. Elle en avait déjà jugé ainsi dans son arrêt Raimondi c. Italie du 22 février 1994 à propos de la législation italienne permettant la confiscation des biens acquis avec l'argent de la mafia. Dans une affaire récente Abouffada c. France du 27 novembre 2014, rendue cette fois à propos de la confiscation de biens achetés avec des fonds provenant du trafic de stupéfiants, la Cour a même admis ce renversement de la charge de la preuve dans le cas d'une peine complémentaire. La culpabilité des intéressés était déjà prononcée par une peine pénale prononcée à l'issue d'une procédure respectueuse de la présomption d'innocence.

La non-rétroactivité


Dès lors que la procédure de confiscation n'est pas de nature pénale, la question de la rétroactivité de la loi de 2004 est rapidement écartée. La Cour européenne fait observer que le droit géorgien de lutte contre la corruption permet de contraindre les personnes à justifier les moyens d'acquisition de leurs biens depuis 1997. Le texte de 2004 est donc une loi de procédure qui se borne à organiser cette confiscation concrètement.

Il reste à la Cour à s'interroger sur la confiscation elle-même et sur sa conformité au Protocole additionnel. 

L'atteinte au droit de propriété


Pour être licite, la confiscation des biens acquis par des actes de corruption doit d'abord être prévue par la loi. Ce point n'est pas contesté, puisqu'une loi géorgienne de 2004 l'organise de manière très précise.

La Cour s'assure ensuite que cette législation poursuit un "but légitime". Sur ce point, la Cour dispose d'un argument particulièrement puissant, puisqu'elle a eu à connaître du cas d'une des victimes de l'ancien ministre de l'intérieur d'Adjarie. Le requérant de l'époque avait en effet dû, sous la contrainte, céder sa propriété au ministre pour une somme équivalent à 300 €.  Dans son arrêt Tchitchinadze c. Géorgie du 27 mai 2010, la Cour fait observer que la législation géorgienne a pour objet essentiel de restituer des biens à leur légitime propriétaire. C'est seulement si cette restitution est impossible que les biens sont confisqués au profit de l'Etat.

Enfin, la Cour contrôle la proportionnalité de l'atteinte à la propriété par rapport à ce but légitime. Sur ce point, la Cour se limite à réaffirmer la légitimité de la lutte contre la corruption. La mesure de confiscation organisée par le droit géorgien est autorisée par l'article 31 de la Convention des Nations Unies de 2005 sur la lutte contre la corruption, par la Convention du Conseil de l'Europe de 2005 relative au blanchiment et (...) à la confiscation des produits du crime (...)". D'une manière générale, la Cour constate ainsi que la Géorgie, en prévoyant une mesure de confiscation dans son droit interne, ne fait que se conformer au droit international de la lutte contre la corruption.

La Cour encourage ainsi les Etats à développer leur arsenal juridique dans le cadre de la lutte contre la corruption et surtout à en faire usage. C'est ce qu'a fait le droit français, et le principe de confiscation des avoirs criminels est désormais une réalité, notamment depuis la loi du 9 juillet 2010 qui crée l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC). Il n'en demeure pas moins que cette confiscation n'est guère utilisée qu'en matière de grande criminalité et non pas pour lutter contre la corruption du monde politique. Il est vrai que les ministres de l'intérieur corrompus ne se rencontrent qu'en Adjarie.

samedi 16 mai 2015

Le projet de loi renseignement ou l'effet d'aubaine du terrorisme

Le 5 mai 2015, l'Assemblée nationale a adopté en première lecture le projet de loi relatif au renseignement. De ce vote, il est possible de tirer deux enseignements.

D'abord, il faut le reconnaître, le texte a obtenu une très large majorité : 438 députés ont voté pour, 86 contre, et 42 se sont abstenus. Si l'opposition au texte a investi l'espace médiatique avec l'intervention de bon nombre d'ONG et d'experts, l'espace politique, lui, est demeuré globalement favorable au texte.

Ensuite, le vote a montré que les divergences passent à l'intérieur des partis politiques. Entre les "frondeurs" du PS  qui ont voté contre ou se sont abstenus (10 votes contre et 17 abstentions) et les 143 députés UMP qui se sont prononcés pour le texte, l'habituelle bipolarisation de notre vie politique semble quelque peu malmenée. Il n'en demeure pas moins que la classe politique, dans son ensemble, semble plutôt favorable au texte.

Une politique publique du renseignement


Cette forme de consensus mou peut être expliqué par plusieurs facteurs. Certains éléments du texte ont incontestablement un aspect positif. Tel est le cas de l'article 1er qui consacre l'existence d'une "politique publique du renseignement" qui relève de "la compétence exclusive de l'Etat". La formule n'est pas seulement déclaratoire, car elle affirme que l'activité de renseignement ne peut pas être délégué à des personnes privées. Une précision utile à une époque où le développement d'officines spécialisées dans le domaine de l'intelligence économique a parfois conduit à une certaine forme de privatisation du renseignement. De la même manière, il n'est sans doute pas inutile de donner un cadre juridique à l'activité de services qui opéraient jusqu'à aujourd'hui dans une relative opacité juridique.

Un champ d'application extrêmement large


Ce cadre juridique se caractérise cependant par une volonté de laisser à ces services une large autonomie dans leur activité.

Le champ des activités de renseignement est ainsi défini à travers les finalités poursuivies. Le nouvel article 811-3 du code de la sécurité intérieure (csi) y intègre à la fois ce qui touche à la défense et à la sécurité, aux intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs, à la prévention du terrorisme, à celle des atteintes à la forme républicaine des institutions, sans oublier la criminalité organisée et de la prolifération des armes de destruction massive. La référence aux "violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique" a néanmoins été supprimée durant le débat parlementaire, en raison de son imprécision.

Au regard des services concernés, la loi vise les services de renseignement traditionnellement identifiés comme tels : Direction générale de la  sécurité extérieure (DGSE), Direction générale de la  sécurité intérieure (DGSI), Direction du renseignement militaire (DRM), Direction de la protection de la sécurité et de la défense (DPSD). On y trouve aussi les services douaniers (Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières) et Tracfin, chargé de lutter contre les circuits financiers clandestins. En soi, ce n'est pas anormal car la notion de défense englobe aussi bien la sécurité extérieure et intérieure que les intérêts économiques fondamentaux.

Les données accessibles aux services de renseignement sont également largement définies, englobant finalement toutes les données échangées par les utilisateurs connectés et toutes celles susceptibles de les identifier ou de les repérer. Le support utilisé importe peu, ce qui peut aussi être expliqué car la loi doit pouvoir s'adapter aux évolutions technologiques.

Cette recherche d'un fondement et d'un encadrement juridiques est évidemment positive. Le problème est qu'elle ne doit pas se réduire à l'octroi d'un blanc-seing permettant aux services de s'affranchir des procédures les plus élémentaires de l'Etat de droit.

Un débat technique


Les professionnels de l'internet, comme d'ailleurs les associations de défense des droits de l'homme, se sont surtout intéressés aux modalités d'accès à ces données. Elles ont beaucoup débattu de questions techniques, rendant sans doute le débat peu lisible pour le simple quidam, celui qui utilise internet sans trop savoir comment il fonctionne. On a ainsi évoqué les algorithmes des "boîtes noires", formulation évocatrice de catastrophe. Il renvoie à un dispositif qui récupère les données de connexion et les traite dans le but de repérer une menace potentielle. De la même manière, on s'est inquiété des "IMSI catcher", matériel qui ressemble à une antenne-relais mobile, et qui permet d'intercepter toutes les conversations sur téléphones mobiles qui passent par ce relais. Autrement dit, on intercepte à la fois ceux que l'on veut écouter, et ceux dont les conversations passent par là par hasard.

Ces technologies sont certes inquiétantes, mais cette inquiétude même va plutôt dans le sens de la nécessité d'une intervention législative pour définir le cadre juridique de leur utilisation.

En réalité, le débat est passé à côté des questions essentielles. Le projet de loi sur le renseignement est l'étape la plus récente d'un mouvement de fond engagé depuis de longues années et qui se caractérise par deux éléments. D'une part, le juge judiciaire se voit de plus en plus privé de sa mission de protection des libertés individuelles, mission qui lui est pourtant attribuée par l'article 66 de la Constitution, au profit d'autorités indépendantes à l'efficacité incertaine et d'un juge administratif considéré comme plus protecteur de la puissance publique. D'autre part, la menace terroriste devient un élément contextuel qui irrigue l'ensemble du droit positif et sert à justifier des atteintes de plus en plus importantes aux libertés.

Ennemi d'Etat. Tony Scott. 1998. Will Smith et Gene Hackman

Le juge judiciaire, écarté de la protection des libertés


L'article 66 de la Constitution énonce que l'autorité judiciaire est "gardienne de la liberté individuelle". On pouvait donc espérer que le législateur, soucieux de la protection des libertés prévoie l'intervention du juge judiciaire pour autoriser l'accès aux données personnelles. Mais il a préféré, hélas, prévoir des modalités de contrôle qui ont comme caractéristique de l'exclure de l'ensemble du dispositif.

Pour encadrer les pratiques des services de renseignement, le projet prévoit la création d'une nouvelle autorité administrative indépendante : la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Elle doit remplacer l'actuelle Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) créée par la loi du 10 juillet 1991. Elle est composée de treize membres, dont six parlementaires, trois membres du Conseil d'Etat, trois magistrats de la Cour de cassation et une personnalité qualifiée. Les trois magistrats de l'ordre judiciaire sont donc des membres comme les autres d'une autorité administrative.

La CNCTR, autorité administrative


En tout état de cause, le pouvoir de décision de la CNCTR est pour les moins limité. Certes, l'accès aux données personnelles fait désormais l'objet d'une procédure d'autorisation sensiblement identique à celle mise en oeuvre par la loi de 1991 dans le cas des écoutes téléphoniques. Cette autorisation est donnée par le Premier ministre et la CNCTR donne seulement un avis préalable. Il s'agit donc d'une procédure consultative ordinaire et le Premier ministre peut suivre, ou cet avis. Lorsque la procédure est marquée par l'urgence, la CNCTR n'est même pas saisie pour avis mais informée a posteriori. Quoi qu'il en soit, si elle n'est pas d'accord avec une autorisation, elle peut toujours faire au Premier ministre une "recommandation".

Le recours devant le Conseil d'Etat


Et si la "recommandation" n'est pas suivie ? Dans ce cas, la CNCTR peut saisir le Conseil d'Etat, seul habilité à exercer un contrôle contentieux dans ce domaine. Les recours seront traités par une formation spécialisée composée de membres habilités secret-défense. Dans l'hypothèse où une le recours pose une question de droit d'un intérêt particulier, il sera possible néanmoins de saisir la section du contentieux.

Pour la personne qui se pense surveillée, la saisine du Conseil d'Etat ne présente qu'un intérêt symbolique. Comme en matière d'accès aux fichiers de sécurité publique, elle ne dispose que d'un "droit d'accès indirect", notion sans doute inventée par un humoriste, puisque la procédure ne donne aucun accès, ni direct ni indirect, aux données recueillies sur son compte. L'intéressé peut seulement obtenir que des "vérifications" soient effectuées. A l'issue de la procédure, il sait que lesdites "vérifications" ont été effectuées, mais il ne sait toujours pas s'il est surveillé, ou pas.

Le législateur a donc choisi de privilégier un contrôle par le juge administratif plutôt que respecter la lettre de l'Article 66 de la Constitution. Depuis la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 janvier 1987, il est entendu qu'un tel choix peut être réalisé, à la condition qu'il soit justifié par une préoccupation de "bonne administration de la justice". Reste à se demander si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République de la loi sur le renseignement, estimera que la compétence du juge administratif en matière de renseignement répond à une telle préoccupation. Ce choix revient en fait à affirmer que le renseignement relève de la puissance publique et doit, à ce titre, échapper au juge judiciaire.

L'effet d'aubaine du terrorisme


Le rapport de J.J. Urvoas précise que le texte "n'est pas un texte antiterroriste", rappelant qu'il s'agit de définir un cadre juridique à l'ensemble des activités de renseignement. Sans doute, mais cela n'empêche pas le Premier ministre, sur son site, de le présenter comme un élément de la lutte contre le terrorisme, article illustré par une belle photo des militaires de Vigipirate patrouillant sous la Tour Eiffel. Soyons clairs : la loi n'a pas pour objet de lutter contre le terrorisme, mais la menace terroriste permet de "faire passer le texte" dans l'opinion. C'est l'effet d'aubaine du terrorisme, formule aujourd'hui largement employée, et dont l'origine se trouve dans un article paru dans l'Annuaire français des relations internationales, en 2008. 

Le projet de loi ne concerne que marginalement la lutte contre le terrorisme. Celui-ci est utilisé comme élément de langage, pour conférer une légitimité à l'action des services de renseignement sans avoir à susciter le débat, tant le terrorisme apparaît comme une justification indiscutable. Au nom du terrorisme, on fait accepter les fichages, les investigations dans la vie privée, les instruments de repérage, la vidéo-surveillance rebaptisée en vidéo-protection, biométrie etc etc..

Elint vs Humint (Electronic Intelligence vs Human Intelligence)


Sur ce plan, le projet de loi est aussi le constat d'un échec. La réforme des services de renseignement réalisée en 2008 à l'initiative de Nicolas Sarkozy a plus ou moins détruit le renseignement humain (Humint) qui constituait le socle de notre système de renseignement. La fusion de la DST (Direction de la surveillance du territoire) et des RG (Renseignements généraux) s'est traduite par un affaiblissement du renseignement sur le territoire. Il n'y avait plus alors d'autre solution que de se tourner vers Elint (renseignement électronique), en mettant en oeuvre un système de surveillance généralisée des réseaux, inspiré du modèle américain. Le projet de loi s'inscrit évidemment dans ce projet visant désormais à privilégier Elint sur Humint.

Etat de droit vs Terrorisme

D'une manière générale, cette évolution conduit à une véritable inversion du rapport entre l'individu et l'Etat. Voici quelques décennies, on protégeait la vie privée des citoyens et on réclamait la transparence des structures étatiques. Aujourd'hui, le rapport s'est inversé : on rétablit le secret pour lutter contre le terrorisme, et on demande de plus en plus de transparence aux individus qui doivent accepter un repérage permanent de leurs activités, au nom d'une approche sécuritaire désormais assumée. Mais ce désir de sécurité doit-il nécessairement conduire à une mise en cause des libertés fondamentales ? La réponse à cette question est essentielle, car accepter un abaissement du niveau des libertés accordées au citoyen revient à donner une victoire inespérée aux terroristes, c'est-à-dire à ceux là mêmes qui veulent détruire l'Etat de droit.

mercredi 13 mai 2015

Les statistiques ethniques ou religieuses : en avoir ou pas

L'affaire des "statistiques" du maire de Béziers est en train de s'effondrer, du moins sur le plan juridique. Le tribunal administratif de Montpellier a rejeté, le 11 mai 2015, la requête présentée par la Coordination contre le racisme et l'islamophobie. Cette décision était parfaitement prévisible.

On se souvient qu'à l'émission Mots croisés du 5 mai 2015, Robert Ménard annonce avoir recensé 64, 6 % d'enfants musulmans dans les écoles de Béziers. Ses propos ont immédiatement eu l'effet attendu. On voit se multiplier les réactions dénonçant un fichage ethnique et religieux illégal, susceptible de conduire à sa condamnation à cinq années de prison. Une perquisition de la mairie est organisée, à la recherche du fichier.. L'élu provocateur se réjouit certainement de cette médiatisation qui lui permet de se présenter comme une victime, celui qui, le premier, ose dire la vérité et violer le tabou des statistiques ethniques. Quand on se veut anti-système, c'est déjà une belle victoire.

Le fichage ethnique et religieux des enfants de Béziers recouvre probablement une autre réalité. L'élu se fait communiquer la liste nominative des enfants inscrits "dans quelques écoles", formule employée par l'avocat de Robert Ménard. Il fait ensuite une sorte de pointage, sur le coin de son bureau. Lorsqu'il trouve un prénom qu'il considère comme étant de consonance étrangère, il classe l'enfant comme musulman. A la fin de l'opération, il fait le compte. Ensuite, à l'émission Mots croisés, il annonce fièrement ce nombre de 64, 6 %. La précision fait sourire si l'on considère le caractère totalement fantaisiste de la méthode employée : le choix des écoles étudiées ne semble pas avoir été déterminé de manière à constituer un échantillon représentatif, le lien établi entre le patronyme et la religion n'a vraiment rien de scientifique. De toute évidence, les propos de Robert Ménard ne relèvent pas de la statistique ethnique ou religieuse, mais de la posture politique.
 
L'affaire, aussi ridicule soit-elle, permet de mettre en lumière les incertitudes du droit positif. Certes, le droit consacre une interdiction de principe des statistiques ethniques. Mais en même temps, il admet des dérogations qui les rendent possibles, sous certaines conditions.

Le tabou des statistiques ethniques


Le droit français interdit, en principe, les statistiques ethniques.  Dans sa décision du 15 novembre 2007, le Conseil constitutionnel a été saisi de l'article 63 de la loi relative à la maîtrise de l'immigration qui autorisait "pour la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines, de la discrimination et de l'intégration", et sous réserve d'une autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), la réalisation de traitements de données à caractère personnel faisant « apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques » des personne. En clair, il s'agissait d'autoriser en France les statistiques ethniques, comme celles qui existent, par exemple, aux Etats Unis ou au Royaume-Uni. 

Le Conseil constitutionnel déclare cette disposition non conforme à la Constitution, mais pour un tout autre motif que l'éventuelle discrimination provoquée par un tel fichage. Il estime en effet que la disposition, ajoutée par un amendement, n'a pas suffisamment de rapport avec le texte en discussion. En revanche, il ajoute une réserve d'interprétation qui n'est pas sans importance : "Si les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l'article 1er de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la race". En clair, les statistiques peuvent reposer sur une donnée objective comme la nationalité mais pas sur l'origine ethnique ou raciale, notion au contenu trop peu rigoureux et donc, en soi, discriminatoire. Sur ce point, la décision du Conseil constitutionnel ne fait, en réalité, que rappeler le droit positif.

Robert Ménard expliquant ses statistiques à la presse


 La loi du 6 janvier 1978


L'article 8 - I de la loi du 6 janvier 1978 dite Informatique et Libertés énonce en effet qu'il "est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques (...)". Ce que la Commission nationale de l'informatique et des libertés appelle le "profilage communautaire" est donc prohibé, et l'article 226-19 du code pénal prévoit une peine de 300 000 € d'amende et cinq années d'emprisonnement pour ceux qui se livreraient à ce type de fichage. Par ailleurs, la CNIL dispose d'un pouvoir de sanction qui lui est propre (art. 45 de la loi du 6 janvier 1978). C'est sur ce fondement qu'elle a condamné, par une délibération du 31 janvier 2008, à une sanction pécuniaire de 15 000 € une entreprise d'assurance qui avait utilisé à des fins de prospection commerciale un fichier mentionnant les origines ethniques des personnes.

De ces différentes dispositions, les commentateurs ont déduit que Robert Ménard risquait une peine de cinq années de prison au seul motif qu'il s'était livré à un fichage ethnique. L'analyse se heurte à une difficulté matérielle, déjà évoquée. Le document qu'il a utilisé est en effet la liste des élèves de "certaines écoles" de sa ville, liste qui n'a rien d'ethnique en soi et que le maire de la commune est fondé à consulter. Quant au "pointage", le retrouvera-t-on et sera-t-il possible de démontrer qu'il s'agit d'un "profilage communautaire" ? Rien n'est moins certain.

Les dérogations à l'interdiction


L'analyse se heurte aussi à une difficulté juridique, car les statistiques ethniques ou religieuses peuvent être licites, dans les conditions extrêmement rigoureuses définies par l'article 8 - II de cette même loi du 6 janvier 1978. Une  dérogation concerne ainsi les traitements réalisés par l'INSEE ou l'un des services statistiques ministériels (art. 8 - II al. 7). Ils doivent être réalisés dans le respect de la loi du 7 juin 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques. Ils sont soumis à une double procédure, d'une part un avis du Conseil national de l'information statistique (CNIS) et d'autre part une autorisation de la CNIL.

Les statistiques ethniques sont-elles pour autant interdites dans les institutions qui ne sont pas l'INSEE ou un service ministériel de statistiques ? La loi du 6 janvier 1978 ne l'exclut pas, à la condition que le fichage respecte, là encore, de rigoureuses conditions. 

C'est ainsi qu'un groupement religieux peut logiquement détenir un fichier de ses membres (art. 8 - II al. 3). De la même manière une association sans but lucratif peut conserver des données ethniques si elles sont conformes à son objet social. Le 31 janvier 2007, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a commandé et diffusé le premier sondage effectué par la SOFRES sur "les discriminations à l'encontre des populations noires" . Personne ne l'a alors accusé de conserver des données ethniques, tout simplement parce que cette conservation était conforme à son objet social.

De la même manière, dans une décision du 30 septembre 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation a été saisie d'une plainte pour discrimination contre l'Office public de HLM d'une commune, accusé de pratiquer un fichage ethnique pour exclure certaines familles de l'accès aux logements sociaux. En l'espèce, la Cour a constaté que le fichage en question ne contenait que des données anonymisées et que, dès lors, elles ne pouvaient être considérées comme constitutives de discriminations. L'anonymisation permet ainsi de développer une connaissance statistique de données ethniques ou religieuses.

Il ne serait donc pas juridiquement impossible à la mairie de Béziers de développer un traitement statistique, à la condition qu'il repose sur des données objectives comme la nationalité, et que les données soient anonymisées. Sur le plan de la procédure, l'autorisation de la CNIL permettrait de s'assurer que la finalité du traitement n'est pas la discrimination mais au contraire la lutte contre les discriminations. 

L'affaire de Béziers a évidemment quelque chose de ridicule : pour s'exonérer des poursuites, le maire n'a en effet pas d'autre solution que de plaider le fait que ses chiffres reposent sur une évaluation "au doigt mouillé" et non pas sur des statistiques fiables.

Elle témoigne aussi des contradictions du droit lui-même, contradictions déjà apparues lors de la tentative d'introduire le CV anonyme, considéré comme le moyen de lutter contre les discriminations à l'embauche. Une expérimentation avait montré que les candidats issus de l'immigration ont une chance sur 22 d'obtenir un entretien lorsque leur CV est anonyme, et une chance sur 10 lorsqu'il n'est pas anonyme. La lutte contre la discrimination conduisait ainsi à renforcer la discrimination.

Aujourd'hui, dans le but de lutter contre les discriminations, le droit interdit tout simplement de les mesurer. C'est ainsi, par exemple, que l'administration pénitentiaire est invitée à nommer des aumôniers musulmans dans les prisons, sans dresser la liste des personnes incarcérées de confession musulmane. De la même manière, il serait sans doute intéressant de mesurer le nombre de personnes issues des minorités visibles dans les conseils d'administration. De telles études ont déjà été faites pour mettre en lumière les discriminations envers les femmes. Pourquoi les personnes issues des minorités visibles ne pourraient elles bénéficier de ce type de politique ?

dimanche 10 mai 2015

La statue de Ploërmel ou la religion sur la place publique

Dans un jugement du 30 avril 2015, le tribunal administratif (TA) de Rennes annule le refus du maire de Ploërmel de "faire disparaître de tout emplacement public le monument consacré au pape Jean-Paul II, érigé Place Jean-Paul II à Ploërmel". Il prononce également une injonction ordonnant à l'élu de procéder, dans un délai de six mois, au retrait du monument de son emplacement actuel.

Un chemin de croix contentieux


Contrairement à ce qui a parfois été dit, cette décision de justice n'est pas le fruit d'un recours isolé et militant de la Fédération morbihannaise de la libre pensée. Le tribunal a été saisi de deux autres recours d'habitants de la ville, les trois ayant finalement été joints. La décision n'est pas davantage le résultat d'une prise de conscience tardive, la statue ayant été érigée en 2006.

Depuis 2006, les opposants à la statue se sont engagés dans une sorte de chemin de croix contentieux, dont la présente décision n'est que la dernière station. Mais ce n'est sans doute pas l'ultime, car le maire de Ploërmel, Patrick Le Diffon (UMP) a déjà annoncé sa volonté de demander un sursis à exécution avant de faire appel de la décision.   

Dans un premier jugement du 31 décembre 2011, le TA de Rennes avait annulé la délibération du 20 octobre 2006 du conseil général du Morbihan accordant une subvention de 4500 € à la Communauté de communes de Ploërmel pour financer le socle de l'oeuvre, c'est à dire une arche surmontée d'une croix, l'ensemble faisant huit mètres de haut. La statue elle-même avait été cédée par l'artiste, le sculpteur russe Zourab Tseretli. La convention entre la commune et l'artiste mentionnait d'ailleurs une "volonté de défendre les intérêts généraux de la religion catholique", formulation un peu surprenante dans un contrat de doit public. Quoi qu'il en soit, dans son jugement de 2011, le tribunal avait considéré que cette croix présentait, par ses dimensions mêmes, un caractère ostentatoire méconnaissant à la fois les dispositions de la Constitution et celle de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat.

A la suite du jugement de 2011, la subvention a été remboursée par la Communauté de communes. Les requérants ont alors fait un recours gracieux auprès du maire pour que la statue soit retirée du domaine public. Ils n'ont obtenu aucune réponse et ont donc de nouveau saisi le tribunal administratif, contestant cette fois la décision de rejet implicite qui leur avait été opposée.

La décision du 30 avril 2015 ne fait donc que reprendre les motifs de celle du 31 décembre 2011. Ils sont d'ailleurs assez simples, puisqu'ils reposent sur le respect du principe de laïcité.

La laïcité


Le jugement s'appuie d'abord sur l'article 1er de la Constitution qui énonce que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Dans sa décision du 19 novembre 2004, le Conseil constitutionnel considère ainsi que le principe de laïcité, qui a valeur constitutionnelle, "interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers". Le tribunal s'appuie aussi sur l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. 

En l'espèce, le tribunal administratif refuse de se prononcer sur la représentation même du pape défunt. Ne pourrait-il être considéré comme un leader d'opinion, indépendamment de toute approche religieuse ?  Le tribunal n'a pas besoin d'entrer dans le débat. Il lui suffit de constater l'existence d'une croix érigée postérieurement à la loi de 1905, croix qui, par ses dimensions mêmes, présente un caractère "ostentatoire". L'atteinte à l'article 1er de la Constitution et aux dispositions de l'article 28 de la loi de 1905 est donc confirmée, dans un raisonnement qui reprend à la lettre la décision antérieure de 2011.

Le Pardon de Ploërmel. Mayerbeer.
Ombre légère. Nathalie Dessay

Les précédents


Dans une décision du 30 novembre 2011, le tribunal administratif d'Amiens avait déjà considéré comme non conforme à la loi de 1905 l'installation d'une crèche de Noël sur la place d'un village. Aux yeux du juge, une telle installation méconnaît à la fois "la liberté de conscience assurée à tous les citoyens par la République et la neutralité du service public à l'égard des cultes". Le 14 novembre 2014, dans une décision très médiatisée, le tribunal de Nantes avait sanctionné pour les mêmes motifs l'installation d'une crèche de Noël dans les locaux du Conseil général de Vendée.

Dans le cas des crèches, on doit sans doute s'interroger sur la maladresse d'élus qui ont préféré affirmer une sorte de militantisme catholique plutôt qu'invoquer le caractère provisoire d'une installation qui pouvait être considérée comme une "exposition" au sens de la loi de 1905. Pour la statue de Ploërmel, la loi de 1905 s'impose à l'évidence. En effet, la statue n'a aucune caractère provisoire et il apparaît dans le dossier que des cultes ont été célébrés devant elle, sur une place qui désormais a été rebaptisée en "Place Saint Jean-Paul II". 

Et la Cour européenne ?


Le maire annonce qu'il fera appel, démarche peut-être un peu téméraire car ses chances de succès sont modestes. La jurisprudence de la Cour européenne ne lui offre guère de perspective favorable.

Certes l'arrêt Lautsi c. Italie du 18 mars 2011 estime que le crucifix suspendu au mur des classes des écoles publiques italiennes ne porte pas atteinte à la liberté de conscience des élèves. Mais la Cour ajoute que cette tolérance repose sur le fait que ce crucifix est  "un symbole essentiellement passif " qui ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et n'impose aux élèves aucune pratique religieuse. Son influence est donc pour le moins réduite, pour ne pas dire inexistante. 

Il y a pourtant bien peu de chances que la jurisprudence Lautsi soit applicable au cas de la statue de Ploërmel. D'une part, entre un crucifix sur un mur d'école et une croix de huit mètres de haut, il existe une différence d'échelle. Le caractère ostentatoire de la croix et de la statue qu'elle surplombe interdit de la considérer comme "un symbole essentiellement passif ". D'autre part, l'Italie est un Etat concordataire, et la révision du Concordat intervenue en 1984 affirme que "les principes du catholicisme font partie du patrimoine historique du peuple italien". La France, en revanche, a fait du principe de laïcité un élément essentiel du régime républicain. Les rapports entre l'Etat et la religion sont donc d'un autre ordre et, d'une manière générale, la Cour européenne s'interdit tout intervention dans ces choix de société. Les Etats membres conservent ainsi une très large latitude dans la définition du statut des religions.

Le jugement du 30 avril 2015 a donc bien peu de chances d'être annulé. Il s'inscrit dans une jurisprudence constante qui permet, au fur et à mesure des décisions, de définir le cadre de l'application actuelle de la loi de 1905. Reste au maire de Ploërmel à envisager le déplacement de la statue, puisqu'il paraît que le socle et la croix ne sont pas dissociables de l'effigie du pape. Celle-ci pourra être placée sur une propriété religieuse, église ou couvent par exemple. Quant aux propriétaires de terrains privés proches de la Place Saint Jean-Paul II, ils ont d'ores et déjà fait connaître leur refus, jugeant l'oeuvre trop "inesthétique". Au moment où le débat religieux réinvestit l'espace public, il n'est pas sans saveur de voir que le juge interdit d'afficher la religion sur la place publique.

mardi 5 mai 2015

Quand l'avocat appelé en garde à vue... est placé en garde à vue

Le 23 avril 2015, dans un arrêt François c. France, la Cour européenne évoque la situation étrange de l'avocat appelé en garde à vue et qui se retrouve placé en garde à vue. 

Le requérant, avocat au barreau de Paris, a été appelé au commissariat d'Aulnay-sous-bois dans la nuit de la Saint Sylvestre du 31 décembre 2002 au 1er janvier 2003, pour assister un mineur placé en garde à vue. Lors de l'entretien avec son client, ce dernier affirme avoir été victime de violences policières et présente des lésions sur le visage. L'avocat demande alors la visite d'un médecin et rédige des observations écrites qu'il entend joindre au dossier. A partir de ce moment, les versions divergent. On se dispute pour des questions de photocopies, le ton monte, quelques coups sont échangés. Après cette altercation, l'officier de police judiciaire (OPJ) place l'avocat en garde à vue pour rébellion et outrage à agent de la force publique.

Maître François conteste non seulement la mesure de garde à vue mais aussi son déroulement. Il a été placé en cellule, a subi une fouille à corps particulièrement humiliante et son taux d'alcoolémie a été contrôlé. Sa plainte aboutit finalement à un non-lieu, confirmé par la chambre de l'instruction de la cour d'appel, puis par la Cour de cassation en octobre 2010.  Les juges estiment, d'une manière générale, qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute la version des faits avancée par les policiers, même s'ils regrettent que l'OPJ qui a prononcé la mise en garde à vue de l'avocat soit précisément celui qui s'estime victime de violences.

La situation antérieure à la loi du 14 avril 2011


Devant la Cour européenne, l'avocat invoque essentiellement une violation de l'article 5 § 1 de la Convention qui garantit le principe de sûreté. A ses yeux, la privation de liberté dont il a été victime, et qui a finalement duré treize heures, s'analyse comme une détention doublement arbitraire. 

Observons que les faits sont bien antérieurs à la loi du 14 avril 2011 qui a organisé les modalités d'intervention de l'avocat durant la garde à vue. A l'époque des faits, la personne gardée à vue a seulement droit à un entretien de trente minutes avec son avocat. Ce dernier n'assiste pas aux interrogatoires, même s'il peut effectivement déposer des observations écrites pour qu'elles soient jointes au dossier. De la même manière, les règles gouvernant la fouille à corps et le test d'alcoolémie ne sont pas clairement établies. 

Au regard du droit interne de l'époque, le mesures prises à l'encontre de l'avocat n'étaient donc pas réellement illégales. Dans son avis rendu sur cette affaire le 25 avril 2003, la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) recommandait d'ailleurs la constitution d'un groupe de travail commun entre le ministère de l'intérieur et celui de la justice, dans le but d'engager une "réflexion sur l'éventuelle protection à accorder aux avocats lorsqu'ils sont dans l'exercice de leurs fonctions".

La Cour commence par reconnaître que le droit interne a effectivement été respecté, mais elle précise que la notion "d'arbitraire que contient l'article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national". Autrement dit, une privation de liberté peut être régulière en droit interne et contraire à la Convention européenne. Ce principe est rappelé par une jurisprudence constante, en particulier les arrêts Bozano c. France du 18 décembre 1986 et Amuur c. France du 25 juin 1996.

Un gardé à vue pas comme les autres


D'une manière générale, la Cour accorde aux avocats une protection d'une intensité particulière, dans le mesure où leur mission est "fondamentale dans une démocratie et un Etat de droit", formule reprise dans pratiquement toutes les décisions les concernant (par exemple : CEDH, 6 décembre 2012, Michaud c. France). En l'espèce, il n'est pas contesté que maître François était dans l'exercice de ses fonctions, lorsqu'il assistait un mineur gardé à vue.

Les inconnus dans la maison. Henri Decoin. 1941
Raimu. Jean Tissier.

La fouille à corps


Le requérant a pourtant été traité comme n'importe quel gardé à vue. Il a en particulier dû subir une fouille à corps, pratique à l'époque autorisée par l'article 63-5 du Code pénal, mais seulement "pour les nécessités de l'enquête". De fait, le droit interne en la matière reposait sur une distinction assez simple. 

Les fouilles dites d'"enquête" étaient assimilées à des perquisitions  et  étaient soumises aux mêmes conditions que les autres actes d'enquête, en particulier l'existence d'indices laissant penser que l'intéressé a commis une infraction. La fouille d'enquête sert donc à trouver des preuves, et il est bien peu probable que la fouille à corps du requérant ait pu conduire à trouver des preuves de l'infraction d'outrage à agent. Les fouilles dites "de sécurité" , quant à elles, sont réalisées précisément en garde à vue pour s'assurer que l'intéressé ne conserve sur lui aucun objet dangereux. Dans ce cas, une simple "palpation de sécurité" est suffisante.

Une décision rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 septembre 1988 opérait déjà cette distinction entre les deux types de fouilles, ajoutant qu'une fouille à corps opérée pour des motifs de sécurité pouvait, le cas échéant, être assimilée à une perquisition irrégulière. Dans le cas du requérant, avocat dans l'exercice de ses fonctions, il est clair que la fouille aurait dû consister en une simple palpation de sécurité, et c'est d'ailleurs ce qu'affirme la Cour européenne des droits de l'homme. 

La loi du 14 avril 2011 est depuis venue préciser le cadre juridique de ces fouilles, précisant désormais que les mesures de sécurité prises à l'égard d'un gardé à vue "ne peuvent consister en une fouille intégrale" (art. 63-6 du code de procédure pénale).

Le test d'alcoolémie


Il en est de même du test d'alcoolémie subi par le requérant immédiatement après son placement en garde à vue. A l'époque, l'officier de police judiciaire avait invoqué, pour justifier cette mesure, le fait que les évènements se sont déroulés durant la nuit de la Saint-Sylvestre, la Cour d'appel ajoutant que cette période est évidemment "propice aux libations ". Or, le droit de l'époque qui n'a d'ailleurs guère changé, repose sur l'idée qu'un contrôle d'alcoolémie ne peut être imposé que si des éléments de fait laissent penser que l'infraction a été commise sous l'emprise d'un état alcoolique. Concernant le requérant, le test s'est révélé négatif, résultat d'autant plus prévisible que l'avocat n'avait montré aucune trace d'ébriété pendant la garde à vue de son client.

La Cour sanctionne ainsi le déroulement d'une garde à vue disproportionnée par rapports aux impératifs de sécurité. La fouille à corps comme le test d'alcoolémie étaient parfaitement inutiles et établissaient, au contraire, "une intention étrangère à la finalité d'une garde à vue".

L'impartialité


La décision proprement dite de mise en garde à vue, concernant pourtant un avocat dans l'exercice de ses fonctions, n'est pas sanctionnée en tant que telle. Elle posait pourtant un problème, dès lors que la mesure a été décidée par un OPJ qui s'estimait personnellement outragé par l'attitude de l'avocat. La Cour observe même que cet officier a également supervisé le début de la procédure, ordonnant en particulier la fouille et le test d'alcoolémie. Une fois ces mesures prises, il a transmis le dossier à un collègue et informé sa hiérarchie.

La question est donc celle du respect du principe d'impartialité. Dans l'état actuel du droit, aucune disposition n'interdit à un OPJ de mettre en examen un avocat pour outrage durant une garde à vue, quand bien même celui qui met en garde est aussi la personne outragée. Si l'on procède par analogie, on s'aperçoit que l'outrage à magistrat en audience est bien davantage encadré par le droit (art. 434-24 code pénal). Le code pénal prévoit que les infractions commises à l'audience sont jugées immédiatement "sans désemparer" (art. 676 code pénal). Par dérogation cependant, l'outrage à magistrat ne peut être jugé de la même manière. L'article 677 code pénal énonce en effet que "les magistrats ayant participé à l'audience lors de la commission du délit ne peuvent composer la juridiction saisie des poursuites".

Dans l'arrêt François, la Cour européenne se borne à mentionner cette difficultés. Elle ne s'étend pas sur le sujet, sans doute parce que le caractère disproportionné de la garde à vue peut être déduit de son déroulement. Elle n'a donc pas besoin de s'interroger sur le respect du principe d'impartialité. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt a le mérite de poser la question. Depuis la loi du 11 avril 2014, les avocats exercent une partie, parfois non négligeable, de leurs fonctions dans l'assistance aux gardés à vue. Il serait donc logique que le droit envisage sérieusement leurs droits et leurs devoirs, ainsi que ceux des officiers de police judiciaire. Il serait sans doute possible de poser une règle simple selon laquelle la mise en garde à vue de l'avocat ne peut pas être prononcée par l'officier même qui s'estime outragé.  Quoi qu'il en soit, l'avocat gardé à vue devra alors songer à sa défense et appeler un confrère pour l'assister, en espérant que ce dernier ne sera, pas à son tour, mis en garde à vue.

vendredi 1 mai 2015

La preuve de la discrimination est dans la discrimination

Comment prouver la discrimination en général, et la discrimination syndicale en particulier ? L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat Mme B.A. le 15 avril 2015 rappelle les règles d'administration de la preuve en ce domaine.

Les faits à l'origine de la décision sont d'une grande banalité. La requérante, agent contractuel de droit public à Pôle emploi en Guadeloupe, se porte candidate aux fonctions de "correspondant régional justice" de cet établissement. Cet agent a pour fonction d'assister dans leur recherche d'emploi les personnes détenues qui sont en fin de peine.  Le directeur général de Pôle emploi rejette sa candidature en février 2012. Aux yeux de Mme B.A., ce rejet trouve son origine dans ses responsabilités syndicales et elle estime être victime d'une discrimination. Le tribunal administratif de Basse Terre lui a donné raison dans un jugement du 10 octobre 2013 et Pôle emploi a donc saisi le Conseil d'Etat en cassation. Celui-ci annule la décision du tribunal administratif et rejette le recours de Mme B.A. au motif que la discrimination n'est pas démontrée. 

Une présomption


L'auteur d'une discrimination, en particulier dans le domaine syndical, a généralement tendance à cacher le fondement réel de sa décision en la masquant derrière l'intérêt général. Il va ainsi invoquer l'intérêt du service pour refuser une promotion ou décider une mutation, alors qu'il veut écarter un militant syndical. 

Dans son arrêt Perreux du 30 octobre 2009, le Conseil d'Etat a été saisi d'un recours dirigé contre un refus de nomination à un emploi de chargé de formation à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM). Pour la requérante, ce refus reposait sur son appartenance au syndicat de la magistrature. En l'espèce, le Conseil d'Etat estime que la preuve de la discrimination n'est pas apportée, précisant que celle-ci s'articule en deux temps.

Il appartient d'abord à la personne qui s'estime discriminée d'apporter tous les éléments de fait de nature à permettre au juge de former sa conviction. Ces éléments permettent d'établir une présomption de discrimination. Dans l'affaire Perreux de 2009, le Conseil d'Etat estime que cette présomption existe, d'autant que la requérante avait obtenu une délibération en ce sens de la Halde. Plus tard, dans son arrêt du 10 janvier 2011, Levêque, rendu à propos de faits identiques à ceux de l'affaire Perreux, la Haute Juridiction admet également la présomption de discrimination, s'appuyant cette fois sur le fait que l'autorité compétente avait d'abord accepter le détachement de la requérante à l'ENM avant de changer d'avis sans explication. Le poste avait d'ailleurs été laissé vacant pendant plusieurs mois ce qui montrait que le refus opposé au requérant ne reposait pas sur l'existence d'un meilleur candidat à l'emploi vacant. 

Une fois cette présomption acquise, la charge de la preuve est inversée. Il appartient désormais à l'administration de montrer que le refus opposé à l'intéressé ne reposait pas sur des motifs discriminatoires mais sur des motifs d'intérêt général. Dans l'arrêt Perreux, le ministre parvient ainsi à démontrer que la préférence accordée à une autre candidate était conforme aux critères définis dans la description du poste et que son profil était plus satisfaisant que celui de la requérante, notamment au regard de ses connaissances linguistiques. Dans la décision Levêque en revanche, le ministre s'est borné à affirmer qu'il était indispensable de maintenir la requérante dans son poste, sans expliquer pour quelles raisons, malgré une demande précise en ce sens formulée par le Conseil d'Etat. L'administration n'est donc pas en mesure de renverser la présomption, et le juge annule la décision. 

Willy Ronis. Rose Zehner, déléguée syndicale. Citroen, usine Javel, 1938


Dans le cas de l'arrêt du 15 avril 2015, la requérante échoue dès la première étape. Elle ne parvient pas, en effet, à donner des éléments de fait de nature à faire présumer une présomption. Elle se borne à affirmer "que sa candidature était meilleure que celle de la personne retenue" et qu'elle n'avait pas bénéficié de certaines formations. Cette dernière précision est évidemment d'une grande maladresse puisqu'elle reconnaissait ainsi devant le juge ne pas détenir des compétences comparables à celle du candidat retenu. 

Ce raisonnement en deux temps permet ainsi au juge de disposer d'une sorte de grille d'analyse qui lui permet d'écarter rapidement les recours fantaisistes, c'est-à-dire ceux qui, comme en l'espèce, ne reposent sur aucun élément de fait. 

Discrimination et mesure d'ordre intérieur


En revanche, les recours les plus sérieux peuvent conduire à écarter purement et simplement une mesure pourtant habituellement qualifiée de mesure d'ordre intérieur. Dans une décision du 7 juillet 2010, Mme Claude A., le Conseil d'Etat a ainsi été saisi d'un recours dirigé contre une décision du jury d'admission au concours d'accès au grade de directeur de recherche au CNRS en "Sociologie et sciences du droit". Le jury a d'abord classé la requérante, âgée de soixante-deux ans, au 2è rang sur la liste des candidats admissibles avant qu'une "décision" de la Direction générale du CNRS décide de ne pas promouvoir les personnes de plus de cinquante-huit ans. Sur la base de cette nouvelle décision, qui modifiait allègrement les règles du concours pendant son déroulement, la requérante n'a donc pas été déclarée admise. Dans ce cas précis, le Conseil d'Etat écarte la mesure d'ordre intérieur au motif qu'elle n'est pas conforme aux principes généraux du concours, l'appréciation du jury devant reposer non pas sur l'âge des candidats, mais sur leurs "capacités, aptitudes et mérites respectifs". La décision qui ajourne la requérante est donc annulée pour discrimination à raison de l'âge. Observons au passage que le Conseil d'Etat a eu l'élégance de ne pas rechercher si cette règle nouvelle introduite pendant le concours visait à favoriser un autre candidat... La décision aurait alors été annulée pour détournement de pouvoir.

La preuve de la discrimination est donc ... dans la discrimination. Sur ce point, la jurisprudence française se situe dans la ligne de la directive du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Elle impose en effet aux Etats membres ce double degré d'appréciation, à partir d'une présomption qui peut être renversée. Une petite pierre dans la construction d'un droit européen de la discrimination.