« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 7 avril 2015

Vaccination obligatoire : Le Conseil constitutionnel entre débat scientifique et politique publique

La vaccination est généralement considérée comme le meilleur moyen de protéger à la fois la santé de chacun d'entre nous et la santé publique en empêchant le développement de maladies graves. On sait qu'au XVIIIè siècle, la vaccination ou plutôt l'inoculation, terme employé à l'époque, fut mise en oeuvre par quelques grandes familles désireuses de répandre le progrès scientifique dans la société. Lady Mary Wortley Montagu, épouse de l'ambassadeur d'Angleterre à Istanbul, fit ainsi inoculer son fils contre la variole en 1715. En France, c'est la famille d'Orléans qui inaugura cette pratique en 1756, avant qu'elle ne gagne la Cour puis l'ensemble de la société civile durant le XIXè siècle.

La décision rendue sur question prioritaires de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 20 mars 2015 relève d'une démarche résolument inverse. Des parents, les époux L., refusent la vaccination de leurs enfants contre la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Or il s'agit d'une obligation légale imposée par les articles L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). Ces dispositions trouvent leur origine dans des textes anciens, la vaccination antidiphtérique étant obligatoire depuis la loi du 25 juin 1938, le tétanos depuis celle du 24 novembre 1940 et la poliomyélithe depuis celle du 1er juillet 1964. Les parents sont donc poursuivis sur le fondement de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". 

La situation est, à vrai dire, peu fréquente. Le non-respect de la vaccination obligatoire ne se trouve en général que dans les affaires de carences éducatives, dans lesquelles des parents négligents sont privés de l'autorité parentale. Le défaut de vaccination des enfants n'est alors qu'une négligence parmi d'autres, et souvent pas la plus grave, au point qu'elle passe inaperçue dans un contexte de mauvais traitements. Dans le cas des époux L., la situation est toute différente, car le refus de vacciner leurs enfants relève d'un choix personnel. Ils sont donc poursuivis devant le tribunal correctionnel d'Auxerre et c'est devant cette juridiction qu'ils ont posé une QPC contestant la constitutionnalité de l'article 227-17 du code pénal sur le fondement duquel ils sont poursuivis, mais aussi celle des articles du code de la santé publique imposant les vaccinations obligatoires.

Le Conseil  constitutionnel écarte purement et simplement la QPC dirigée contre l'article 227-17 c. pén. Celui-ci réprime en effet l'ensemble les carences dans l'exercice de l'autorité parentale, et non pas seulement le seul manquement à l'obligation vaccinale Le Conseil fait d'ailleurs remarquer que les griefs articulés par les requérants ne portent que sur la vaccination obligatoire.

Le droit à la santé


Pour les époux L., les dispositions contestées portent atteinte au droit à la santé, dont le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle dans une décision du 22 juillet 1980. Par la suite, dans une seconde décision du 10 janvier 1991rendue à propos de la politique publique de lutte contre le tabagisme, il a précisé que son fondement réside dans le Préambule de 1946 (alinéa 11), qui énonce que la Nation "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé".

La promotion constitutionnelle du droit à la santé s'arrête là. En effet, il n'a jamais, jusqu'à aujourd'hui, constitué le fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Tout au plus permet-il au Conseil d'affirmer, par exemple dans une décision du 12 mai 2010, que le législateur ne  peut modifier une loi sans tenir compte de l'exigence constitutionnelle de droit à la santé.

Arman. Seringue. 1977



Le débat scientifique

 

On comprend dès lors que les chances de succès de la QPC posée par les époux L. sont  réduites, d'autant plus réduites que le Préambule de 1946 attribue à la "Nation" la compétence garantir ce droit à la santé. Cette formulation signifie clairement que le droit à la santé n'est pas un principe intemporel mais s'incarne dans une série de politiques publiques définies par le législateur.

Il n'appartient donc pas aux citoyens, et notamment aux parents, d'apprécier le bien-fondé de la vaccination obligatoire. L'argument essentiel développé par les requérants repose en effet sur l'inutilité d'une vaccination obligatoire contre des maladies qu'ils considèrent comme définitivement éradiquées.

Pour écarter ce moyen, il mentionne qu'il ne lui appartient pas d'apprécier l'intérêt scientifique de la vaccination obligatoire. Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de sa décision du 16 mai 2012, dans laquelle il refuse de sanctionner pour atteinte au droit à la santé l'interdiction de prélever des cellules sanguines au sein d'une même famille, pour les conserver dans l'hypothèse d'une éventuelle utilisation thérapeutique ultérieure. Aux yeux du Conseil, l'intérêt scientifique d'une telle pratique n'est pas établi et il ne lui appartient donc pas de se prononcer sur ce point.

Une politique publique


En matière de vaccination comme en matière de transfusion sanguine, le débat scientifique a eu lieu en amont, et le Conseil constitutionnel n'est juge que de la politique publique qui met en oeuvre ses conclusions. Il affirme ainsi  "qu'il est loisible au législateur de définir une politique publique" en matière de vaccination. Celui-ci dispose d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, et le Conseil note qu'il peut "modifier (...) cette politique publique pour tenir de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques".

Dès lors, le Conseil n'exerce qu'un contrôle minimum sur la conformité de cette politique de vaccination au droit à la santé. Il note qu'elle a pour objet de "protéger la santé individuelle et collective" et qu'elle a été définie après avis du Haut conseil de la santé publique. Surtout, elle comporte des éléments de souplesse, puisqu'il est prévu par la loi que cette politique publique peut évoluer en fonction de la situation épidémiologique et des connaissances médicales. De même, la vaccination obligatoire peut être écartée dans certains cas particuliers, par exemple en cas de contre-indication médicale. De tous ces éléments, le Conseil déduit que l'obligation vaccinale ne porte aucune atteinte à la protection de santé mais constitue au contraire l'un de ses instruments.

In fine, on peut se demander si l'intérêt de la décision ne réside pas ailleurs que dans son analyse juridique. C'est plutôt l'existence même d'un tel recours qu'il conviendrait d'étudier, sans doute sous l'angle de la sociologie ou de la psychologie sociale. Les époux L. considèrent en effet que les maladies contre lesquelles la vaccination est imposée sont éradiquées. Mais précisément, elles sont éradiquées parce que les autres enfants, du moins sous nos climats, sont vaccinés. Le raisonnement se réduit ainsi à considérer que les bambins des époux L. peuvent être dispensés de vaccination, puisqu'ils sont protégés par la vaccination des autres enfants. Bel exemple d'un égoïsme décomplexé qui démontre, a contrario, la nécessité d'une politique publique dans ce domaine.

jeudi 2 avril 2015

L'expertise psychiatrique devant la Cour européenne

Dans sa décision Constancia c. Pays-Bas du 26 mars 2015, la Cour européenne des droits de l'homme donne des précisions utiles sur le rôle de l'expertise psychiatrique dans la procédure d'internement sans leur consentement des personnes atteintes d'une grave maladie mentale. 

Observons d'emblée qu'il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, la Cour exposant avec soin les motifs pour lesquels elle refuse finalement de se prononcer sur le recours.  L'article 35 § 3 a) de la Convention européenne l'autorise à déclarer irrecevable toute requête individuelle, lorsqu'elle estime que "la requête est (...) manifestement mal fondée". Par conséquent, pour se prononcer sur l'irrecevabilité, la Cour est nécessairement conduite à envisager le fond de l'affaire.

Le requérant, Julien Hira Bisnudew Constancia a pénétré en décembre 2006 dans une école primaire de Hoogerheide, armé d'un couteau de cuisine. Il a égorgé un enfant de huit ans qui était seul dans une salle de classe. Durant la procédure pénale qui a suivi, il a toujours refusé tout examen de son état mental. En septembre 2007, il a été condamné à douze ans de prison, peine qui, une fois purgée, serait suivie d'un internement forcé. Les juges ont donc considéré qu'il était en état  d'"aliénation mentale", même si cette dernière n'entrainait pas, en l'espèce, son irresponsabilité pénale. Par la suite, la Cour d'appel, puis la Cour de cassation ont confirmé à la fois la condamnation et l'internement forcé. Depuis son incarcération, l'intéressé a persévéré dans son refus de toute expertise psychiatrique.

Le requérant ne conteste pas sa peine d'emprisonnement. Il conteste en revanche l'internement forcé en s'appuyant sur l'article 5 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ses dispositions protègent le droit à la sûreté. Elles énoncent que "nul ne peut être privé de sa liberté", sauf "(...) s'il s'agit de la détention régulière d'un aliéné". A ses yeux, sa détention n'est pas "régulière" car elle ne repose pas sur l'analyse de son état mental.


La notion d'"aliéné"


La première question qui se pose est celle de la définition de "l'aliéné", notion historiquement datée. Elle rappelle  la célèbre loi  française du 30 juin 1838 sur les "aliénés", qui n'a été abrogée que par la loi du 27 juin 1990 relative aux "personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux". En 1838, l'idée même du traitement des malades mentaux n'existait pas réellement, et l'internement servait essentiellement à gérer le danger, réel ou supposé, qu'ils représentaient pour la société.

La Cour européenne n'a pas cherché à donner une définition univoque de la notion d'"aliéné". Elle s'est bornée à poser les conditions de la conformité à l'article 5 § 1 d'un internement décidé sans le consentement de la personne, soit à la demande de ses proches, soit à celle des autorités. Dans un arrêt Winterwerp c. Pays Bas du 24 octobre 1979, elle affirme qu'un tel internement est licite si trois conditions sont réunies. Premièrement, l'aliénation doit avoir été établie de manière probante, par une expertise médicale objective. Deuxièmement, le trouble mental doit revêtir une nature ou une gravité justifiant l'internement. Troisièmement, l'internement ne peut se prolonger sans la persistance du trouble. Ces trois conditions sont reprises dans jurisprudence constante, avec notamment la décision Stanev c. Bulgarie du 17 janvier 2012

Psychose. Alfred Hitchcock. 1960. Scène finale
Simon Oackland (Dr Richmond) et Anthony Perkins (Norman Bates)

L'absence d'expertise médicale avant la décision


Le premier de ces critères conditionne les deux autres. C'est parce qu'une personne est reconnue médicalement comme atteinte d'une maladie mentale qu'il devient possible d'apprécier la gravité de cette dernière pour justifier l'internement ou, au contraire y mettre fin. Le requérant estime que, dans son cas, la maladie n'est pas avérée, dès lors qu'il n'a pas été examiné par un médecin préalablement à la décision d'internement. Dans une jurisprudence très récente du 8 février 2014 Ruiz Rivera c. Suisse, la Cour condamne ainsi pour violation de l'article 5 § 1 de la Convention la prolongation d'un internement psychiatrique alors même que l'état mental de l'intéressé n'a pas été évalué depuis quatre ans. 

Il est évident que la Cour ne peut pas se borner à constater que le premier critère indispensable à la licéité de l'internement n'est pas rempli. Elle devrait alors en tirer les conséquences en déclarant la requête recevable. La Cour enverrait alors un message sans doute mal perçu par les Etats membres et les médias européens. Le risque est que la décision soit considérée comme une incitation à libérer une personne qui a égorgé un enfant et refusé tout traitement. Sur un plan plus juridique, le refus de l'expertise psychiatrique suffirait à mettre en doute la licéité de l'internement.

Il est vrai que l'affaire Ruiz Rivera présente des points communs avec l'affaire Constancia, à commencer par la gravité du crime commis. M. Ruiz Rivera a assassiné sa femme, lui a ensuite coupé la tête qu'il a jetée par le fenêtre, et M. Constancia a égorgé un enfant. Mais la différence entre les deux internés est de taille, car le premier n'a jamais refusé les expertises médicales. Au contraire, lui et ses avocats les ont vainement demandées. Les autorités suisses peuvent donc appliquer la décision de la Cour en faisant effectuer ces expertises, sans qu'il soit sérieusement envisagé de libérer l'intéressé. Il n'est pas contesté, en revanche, que M. Constancia n'a pas été examiné médicalement, tout simplement parce que, dès son arrestation après le meurtre de l'enfant, il s'est définitivement refusé à tout expertise.

L'absence d'arbitraire


La Cour adapte donc sa jurisprudence en affirmant que la décision d'internement, pour être licite, ne doit contenir aucune trace d'arbitraire. Il est donc possible d'écarter l'exigence de l'examen psychiatrique préalable dans certaines hypothèses. Or, le requérant constitue l'un de ces cas particuliers puisqu'il a toujours refusé de se prêter à des expertises médicales.

Il suffit alors que les autorités néerlandaises montrent que la décision a été soigneusement pesée, en tenant compte à la fois de l'intérêt de la société mais aussi de celui de l'intéressé. Dans un arrêt Witold Litwa c. Pologne du 4 avril 2000, la Cour affirme même que cette absence d'arbitraire est établie lorsque d'autres mesures, moins sévères que l'enfermement, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l'intérêt personnel ou public exigeant la détention. La privation de liberté doit donc apparaître indispensable, au vu des circonstances.

La Cour examine concrètement si le cas de M. Constancia a été envisagé dans une démarche dépourvue d'arbitraire. Les autorités néerlandaises ne se sont pas limitées à prendre acte du refus de l'intéressé de se plier à des expertises psychiatriques. Elles ont tout de même sollicité l'opinion des psychiatres qui se sont prononcés en quelque sorte "sur dossier". Ils ont  utilisé d'anciennes expertises effectuées en 2004. A l'époque, le requérant avait été condamné pour vol à main armée et les rapports des psychiatres concluaient qu'il avait une "personnalité immature et narcissique" et qu'il était atteint de diverses psychoses à l'origine de "comportements antisociaux". Les experts ont aussi visionné les enregistrements vidéo des interrogatoires de M. Constancia intervenus après le meurtre de l'enfant. De tous ces éléments, sans pouvoir poser un diagnostic précis, ils ont déduit avec perspicacité que l'intéressé était "gravement dérangé" ("severely disturbed").

A partir de ces éléments, la Cour note que la décision d'internement, prise dans ces conditions, présente suffisamment de garanties contre l'arbitraire. Quant à l'internement lui-même, il ne pose pas de difficulté particulière. Depuis son arrêt Van Droogenbroeck c. Belgique du 24 juin 1982, la Cour affirme que le droit interne des Etats peut prévoir un internement psychiatrique illimité à l'issue d'une peine de prison, dans le seul intérêt de la sécurité publique.

L'arrêt Constancia témoigne du réalisme de la Cour européenne, qui souhaite avant tout ne pas être l'origine d'une jurisprudence jugée laxiste qui inciterait les Etats à remettre en liberté d'éventuels récidivistes. La Cour se livre donc, elle aussi, à une expertise psychologique. Les autorités étatiques ont-elles sincèrement évalué la situation de la personne ? Ont-elles honnêtement mis en balance son intérêt et celui de la société ? Ces éléments sont délicats à évaluer et risquent de conduire à une jurisprudence impressionniste. Mais chaque malade mental est un cas particulier et chaque affaire conduit ainsi à une décision d'espèce.

mardi 31 mars 2015

Apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 17 mars 2015  Zeyad  et Bouchra X., se penche sur le délit d'apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie.  Le recours à cette incrimination est loin d'être fréquent et la décision présente l'intérêt de constituer l'une des rares jurisprudences précisant son contenu et son régime juridique. 

Le 25 septembre 2012, soit un peu plus d'un an après les attentats du 11 septembre, une institutrice d'une école maternelle de Sorgues, habillant un enfant, s'aperçoit que celui-ci est vêtu d'un T-Shirt affichant devant les inscriptions "Z (prénom de l'enfant), né le 11 Septembre", et dans le dos "Jihad" puis "Je suis une bombe". L'institutrice signale ce fait à l'inspection académique et le maire saisit le procureur de la République. Il est rapidement établi que le T-Shirt est un cadeau de l'oncle maternel de l'enfant à l'occasion de son anniversaire. Il avait même fortement insisté auprès de la mère pour que son neveu porte ce vêtement pour se rendre à l'école.

L'oncle et la mère de l'enfant ont été poursuivis pour apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie, infraction prévue par l'article 24 al. 5 de la loi du 29 juillet 1881. Observons que l'apologie est punie de la même peine, c'est-à-dire cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende, que la provocation au crime d'atteinte à la vie, dès lors que cette provocation n'ait pas été suivie d'effet (art. 24 al. 6 de la loi du 29 juillet 1881). Dans le cas contraire, l'auteur de la provocation est considéré comme complice du crime commis.

Quoi qu'il en soit, les deux accusés ont été, dans un premier temps, relaxés par le tribunal correctionnel. Il a estimé que l'association des trois mentions portées sur le vêtement ne suffisait pas à déterminer une intention sans équivoque de procéder à l'apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie. Le ministère public et la ville constituée partie civile ont fait appel de cette décision. La Cour d'appel de Nîmes a infirmé le jugement et considéré que l'infraction était constituée, en motivant très soigneusement sa décision.

La Cour de cassation confirme la décision de la Cour d'appel, à une nuance près. Elle écarte en effet la constitution de partie civile de la commune de Sorgues, dès lors qu'elle n'a subi aucun préjudice et direct du fait de l'infraction. Pour ce qui des requérants,  en revanche, la Cour confirme leur condamnation pour apologie de crimes.


"Le sens et la portée"


La Cour de cassation s'assure que les juges d'appel ont convenablement apprécié "le sens et la portée" de chaque élément constitutif du délit d'apologie de crime. Sur ce point, la jurisprudence est absolument identique à celle relative au délit de provocation à la discrimination ou à la haine raciales. Dans un arrêt du 14 mai 2002, la Cour affirme en effet que les juges du fond doivent établir que, "tant par son sens que par sa portée", le texte incriminé tend à susciter un sentiment d'hostilité ou de rejet à l'égard d'un groupe de personnes. 

Le "sens et la portée"... L'intérêt de la décision du 17 mars 2015 réside dans le fait que la Cour de cassation donne quelques précisions sur les éléments auxquels les juges du fond doivent être attentifs. 

Goin. Bad Apple. 2012


La présentation des crimes sous un jour favorable


L'élément essentiel réside la volonté de l'auteur de l'apologie de crime. A-t-il voulu réellement présenter sous un jour favorable des faits particulièrement graves ? S'agissait-il au contraire d'une plaisanterie comme l'affirment les requérants ? En l'espèce, la Cour de cassation fait observer que les inscriptions litigieuses renvoient "immanquablement" aux attentats du 11 Septembre, d'autant que derrière l'inscription "Né le 11 Septembre" ne figure pas l'année de naissance de l'enfant. Pour la Cour, la démarche visait effectivement à justifier ces crimes et à en faire l'apologie.

Il s'agit là d'un élément essentiel de l'infraction. Dans une décision du 28 avril 2009, la Cour a ainsi été saisie des propos tenus sur internet par un agriculteur, à la suite du meurtre, par un autre exploitant agricole, d'un fonctionnaire chargé de contrôler le respect des lois sociales sur son exploitation. Elle a estimé qu'en l'espèce le délit d'apologie n'était pas constitué. En effet, l'intéressé s'était borné à décrire sa propre réaction à l'égard d'un éventuel contrôle, l'analysant comme une "agression physique" et déclarant que, le cas échéant, il saurait apporter une réponse "proportionnée". La Cour a considéré que ces propos faisaient état d'une certaine agressivité, mais qu'ils ne cherchaient pas à justifier le crime qui avait eu lieu.

Un acte de volonté


La présentation favorable du 11 Septembre résulte, en l'espèce, d'un acte de volonté clairement établi. La Cour fait observer que la démarche, intervenue un an après les attentats, n'a rien de spontané. Le dossier fait apparaître que le vêtement a été commandé et réalisé en quelque sorte sur mesure, et que la mère et l'oncle de l'enfant ont longuement discuté avant de décider qu'il porterait le T-Shirt à l'école. Pour la Cour, "cela atteste de la parfaite conscience du caractère choquant" des mentions ainsi exhibées. 

La publicité


Le dernier élément pris en considération par la Cour est la publicité de l'acte incriminé. Elle note que le délit d'apologie de crime n'était pas constitué, tant que le T-Shirt était offert et porté dans le cadre familial. C'est seulement lorsque les parents décident d'envoyer l'enfant à l'école ainsi vêtu que l'infraction est caractérisée. Dans deux arrêts du 14 janvier 1971, la Chambre criminelle considérait déjà, à propos d'apologie de crimes de guerre, que la distribution et la mise en vente de disques, à l'époque des vinyles, était un élément de l'infraction.

Incertitudes autour du discours de haine


Une fois ces trois éléments analysés, la Cour considère que le délit est établi. Ce faisant, elle écarte la protection de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Les requérants invoquaient en effet la jurisprudence Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 qui affirme que la liberté d'expression protège non seulement les propos "accueillis avec faveur ou considérés comme inoffensifs ou innocents, mais aussi ceux qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une portion quelconque de la population". Cette jurisprudence trouve cependant ses limites dans une exception tirée du "discours de haine". Dans un arrêt Seurot c. France du 18 mai 2004, la Cour précise en effet que "tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention" se verrait soustrait par l'article 17 sur l'interdiction de l'abus de droit aux garanties de l'article 10.

C'est évidemment à cette jurisprudence que se réfère la Cour de cassation pour écarter l'article 10 de la Convention. Il n'en demeure pas moins que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme  semble beaucoup plus nuancée. Dans un arrêt Lehideux et Isorni c. France du 22 septembre 1998, elle a ainsi sanctionné pour violation de l'article 10 des poursuites pour apologie de crimes de guerre et de faits de collaboration diligentées contre les signataires d'une tribune visant à défendre la mémoire du maréchal Pétain. Plus tard, dans un arrêt Günduz c. Turquie du 4 décembre 2003, la Cour sanctionne de la même manière la condamnation infligée par les juges turcs à un militant islamiste qui, lors d'un débat télévisé, avait qualifié les institutions démocratiques d'"impies" et s'était déclaré en faveur de la Charia. Il est vrai que dans le premier cas, les poursuites pour apologie de crimes de guerre reposaient sur des crimes qui avaient eu lieu pendant le second conflit mondial, alors que dans le second, l'intéressé avait été condamné pour avoir seulement exprimé ses opinions, aussi extrêmes soient-elles.

On le constate, la jurisprudence sur le discours de haine ne permet pas toujours d'écarter l'article 10 de la Convention européenne. Reste que l'argument essentiel réside sans doute dans le fait que c'est l'enfant qui a été chargé, évidemment à son insu, d'exprimer les positions de son oncle et de sa mère. Cette instrumentalisation d'un enfant peut sans doute, à elle seule, permettre d'écarter la garantie de l'article 10 au profit des deux condamnés. N'ayant pas assumé eux-mêmes leurs opinions, il serait surprenant qu'ils puissent bénéficier d'une protection dont l'objet même est de protéger ceux qui, précisément, ont le courage de leurs opinions.

dimanche 29 mars 2015

De la dignité dans le gâteau

Corpus delicti
Le tribunal administratif (TA) de Nice, dans un jugement du 26 mars 2015, s'est penché sur un sujet sensible. Un pâtissier de Grasse fabrique, expose dans sa  vitrine, et vend au public, depuis une quinzaine d'années, deux gâteaux chocolatés dénommés respectivement "Dieu" et "Déesse", et, selon les termes employés par le juge des référés, "prenant la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes". 

Ne pouvant obtenir du commerçant le retrait de ces produits, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a demandé au maire de Grasse d'exercer son pouvoir de police générale en interdisant leur vente au nom de la "moralité publique", élément de l'ordre public. Il s'est heurté au silence de l'élu, peut-être occupé par d'autres dossiers. Le CRAN demande donc en référé au juge administratif de lui enjoindre de "prendre toutes les mesures appropriées pour faire cesser l'exposition et la vente" des pâtisseries litigieuses. Il obtient partiellement satisfaction, car le juge enjoint au maire de prendre des mesures pour faire cesser l'exposition des gâteaux, en précisant que leur fabrication et leur vente ne sont pas interdites.

Le CRAN utilise la procédure de référé-liberté prévue à l'article 521-2 du code de la justice administrative (cja). Il autorise le juge des référés à "ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale". Ces dispositions posent donc plusieurs conditions que le juge considère réunies. 

Référé et abstention


La première condition est l'action d'une personne morale de droit public. Dans le cas du maire de Grasse, cette action est en l'espèce une abstention. Cette situation ne pose pas de problème particulier, car la jurisprudence récente considère que le référé-liberté peut être utilisé pour enjoindre à une autorité coupable d'inertie de prendre une décision. Un référé peut ainsi intervenir pour protéger le droit de propriété en cas de refus de concours de la force publique pour assurer l'exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion d'un immeuble (CE, ord. 21 novembre 2002, Gaz de France). Dans une ordonnance de référé du 2 juillet 2014, le Conseil d'Etat donne de la même manière une injonction aux services consulaires français de délivrer un visa à un ressortissant sénégalais désirant se rendre en France dans le but de se marier avec un Français. En l'espèce, le juge a considéré que l'inertie de ces services portait atteinte à la liberté du mariage, puisque le requérant ne pouvait se marier au Sénégal, ce pays n'autorisant pas les unions entre personnes de même sexe. 

Une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale


La seconde condition est l'existence d'une atteinte "grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale. Le juge des référés de Nice considère que l'exposition des pâtisseries constitue une atteinte à la dignité de la personne humaine, et plus particulièrement à celle des personnes africaines ou d'ascendance africaine. Il affirme donc logiquement que "le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l'homme et par la tradition républicaine" constitue une liberté fondamentale. Le problème est que ces deux fondements juridiques sont également erronés.

La dignité... dans la Déclaration de 1789 ?


Contrairement à ce qu'affirme le juge des référés, le mot "dignité" ne figure pas dans la Déclaration de 1789. C'est si vrai que le Conseil constitutionnel a dû, pour justifier la constitutionnalité de la loi sur la bioéthique du 29 juillet 1994, donner une interprétation très constructive de la formule qui ouvre le Préambule de 1946 : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine". De ce texte, il déduit que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle".

Par la suite, le Conseil constitutionnel n'utilise plus le principe de dignité que pour affirmer dans sa décision du 19 novembre 2009, puis dans celles rendues sur QPC du 14 juin 2013 et du 25 avril 2014, que le régime disciplinaire ou l'organisation du travail des personnes détenues relève de la compétence législative. Jusqu'à aujourd'hui, aucune décision du Conseil constitutionnel ne déclare une loi non conforme à la Constitution pour non-respect du principe de dignité. Bien entendu, aucune décision ne déclare trouver un fondement au principe de dignité dans la Déclaration de 1789.

Statut Dogon. Circa XVIIè ou XVIIIè s.


La "tradition républicaine"


Ce fondement se trouverait-il dans la "tradition républicaine" également invoquée par le juge niçois ? On peut en douter si l'on considère la prudence avec laquelle le Conseil constitutionnel utilise cette notion. Il affirme, depuis une décision du 20 juillet 1988 et avec une remarquable constance, que "la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu'un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution".  La seule exception est l'hypothèse où cette "tradition républicaine" a suscité la création d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Hélas, la dignité n'a jamais été consacrée comme PFLR et  la décision du TA de Nice se trouve ainsi dépourvue de tout fondement juridique.

L'origine du raisonnement suivi par le tribunal administratif de Nice se trouverait-elle dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, à laquelle il est censé se référer ?

L'influence néfaste de la première décision Dieudonné


On pourrait le penser, et le tribunal de Nice semble directement influencé par la première décision Dieudonné rendue en référé par le Conseil d'Etat le 9 janvier 2014.  Contre toute attente, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, à l'époque, accepté l'interdiction du spectacle en s'appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité employé dans l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Dans son ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis la légalité de l'interdiction, dès lors que le spectacle contenait "des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale". 

A l'époque, cette décision avait suscité une très forte opposition de la doctrine. Elle faisait d'abord observer que, dans l'arrêt Morsang-sur-Orge, la dignité en cause était celle d'une personne de petite taille, considérée comme l'objet d'une attraction de mauvais goût appelée "lancer de nain". Dans l'affaire Dieudonné au contraire, la dignité était celle des spectateurs confrontés à des propos racistes et antisémites. Sur ce point, la doctrine faisait observer que le spectacle avait donné lieu à une interdiction préalable, ce qui, en droit, s'appelle la censure. En admettant la légalité d'une telle pratique, le juge des référés du Conseil d'Etat rompait avec soixante-dix ans d'une jurisprudence libérale mise en oeuvre par l'arrêt Benjamin de 1933, et sanctionnant l'interdiction générale et absolue d'exercer une liberté.

De toute évidence, le tribunal administratif s'appuie sur cette ordonnance du 9 janvier 2014 et reprend à son compte cette conception élargie de la notion de dignité. Comme dans l'affaire Dieudonné, la dignité dont il s'agit est celle des spectateurs, ou plutôt celle des passants qui regardent la vitrine du boulanger, ou plutôt celle d'une partie des passants, "les personnes africaines ou d'ascendance africaine".

On peut se demander si, au moment où il statuait, le tribunal avait connaissance des derniers référés intervenus à propos des interdictions par certains maires du spectacle de Dieudonné. L'analyse juridique a changé, et le juge est revenu à une conception plus traditionnelle de la jurisprudence Benjamin. Dans son ordonnance du 6 février 2015, le Conseil d'Etat sanctionne ainsi l'interdiction prononcée par le maire de Cournon d'Auvergne, sans même se référer une seule fois au principe de dignité. Dans une décision du 25 mars 2015, le tribunal administratif de Toulon a repris cette jurisprudence, lui aussi sans se référer à la dignité. Sur ce point, la jurisprudence du tribunal de Nice semble à contre-courant des évolutions récentes.

La condition d'urgence


D'autant plus à contre-courant que la dernière condition du référé, la condition d'urgence, semble elle-même avoir été traitée en urgence. Le problème juridique était pourtant bien présent, puisque personne ne conteste que les gâteaux litigieux étaient fabriqués, exposés et vendus depuis quinze ans par le boulanger. Pour le juge des référés du tribunal administratif, cet élément n'a pas à être pris en considération. Il affirme, avec une grande simplicité, que "compte tenu de la gravité de l'atteinte (à une liberté fondamentale) et de son caractère concret et continu, la condition d'urgence est remplie".

La vente continue...


A l'issue de ce raisonnement juridique aussi simple qu'audacieux, le juge considère que l'exposition des gâteaux doit être interdite alors que leur fabrication et leur vente demeurent licites, si elles ont lieu à l'écart des yeux des passants. La contradiction est de taille. Le tribunal considère en effet que ces pâtisseries constituent une atteinte objective à la dignité des personnes, "en l'absence même d'une volonté malveillante de leur créateur". Autrement dit, même si le pâtissier n'est pas raciste, ses gâteaux le sont objectivement. Dans ce cas, pourquoi le tribunal accepte-t-il leur fabrication et leur vente ? La logique juridique voudrait qu'un produit objectivement raciste soit définitivement retiré du marché.

La décision du tribunal administratif se caractérise sans doute par une volonté sincère d'apparaître comme une juridiction soucieuse de lutter contre le racisme. Mais, comme souvent dans les décisions idéologiques, les fondements juridiques font cruellement défaut. Devant une telle situation, on ne peut que penser que le boulanger aurait tout intérêt à faire appel devant le Conseil d'Etat, c'est-à-dire une juridiction qui développe un raisonnement juridique. A moins qu'il préfère opter pour la solution la plus simple qui consiste à renoncer à des gâteaux de mauvais goût pour privilégier la fabrication de cette délicieuse spécialité de Grasse : la fougassette.


jeudi 26 mars 2015

La proposition Tourret sur l'obligation de neutralité dans les crèches

La proposition de loi déposée en octobre 2011 par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical) vise à imposer l'obligation de neutralité aux personnels des crèches privées bénéficiant d'un financement public. Adoptée par le Sénat en janvier 2012, à l'époque où la Chambre haute était majoritairement à gauche, elle est désormais devant l'Assemblée nationale depuis juin 2012. Longuement oubliée, elle a enfin été le 12 mars 2015 à l'ordre du jour, avant d'être retirée dans la précipitation. Son rapporteur Alain Tourret, radical de gauche et député du Calvados, a cependant obtenu une nouvelle inscription pour le mois de mai prochain.


Remédier à l'insécurité juridique engendrée par l'arrêt Baby-Loup


Sur le fond, la proposition Tourret n'a pas d'autre objet que de remédier à l'insécurité juridique suscitée par la célèbre affaire Baby-Loup. Le 25 juin 2014, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a en effet admis la légalité du licenciement d'une employée refusant de retirer son voile. Sa décision reposait sur le règlement intérieur de l'établissement qui exigeait de ses employés le respect du principe de neutralité. Aux yeux de la Cour, une telle exigence répond aux nécessités liées aux tâches à accomplir et aux buts de l'établissement. Située dans un quartier sensible, la crèche Baby-Loup n'avait pas seulement pour mission de garder les enfants mais aussi de travailler à faire "vivre ensemble" des enfants et leurs familles issus de milieux culturels très différents. En refusant de retirer son voile, l'employée de Baby Loup avait donc violé le règlement intérieur et commis une faute disciplinaire justifiant son licenciement.

Toutes les crèches ne sont pas dotées d'un tel règlement intérieur et le rapporteur Alain Tourret observe à juste titre que l'arrêt du 24 juin 2014, même rendu par l'Assemblée plénière, demeure un arrêt d'espèce.  A cet égard, la jurisprudence Baby-Loup est source d'inégalité et c'est précisément à cette inégalité que la proposition entend remédier. Son objet est en effet "d'étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité". 

Un double secteur


Observons cependant que cette obligation de neutralité ne s'imposera qu'aux établissements bénéficiant de financements publics. Les parents conserveront donc, comme en matière d'enseignement, leur liberté de choix. Rien ne leur interdira de mettre leur enfant dans une crèche purement privée accordant aux employés le droit d'arborer les signes religieux de leur choix. Considérée sous cet angle, la proposition de loi respecte donc les choix des parents.


Tous en scène. Vicente Minelli. 1953
The Triplets. Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan


Laïcité et neutralité


L'intervention du législateur est nécessaire pour imposer aux établissements financés par des fonds publics une obligation de neutralité.

La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique la séparation entre la société civile et la société religieuse. Elle suppose à la fois l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses et la neutralité de l'Etat en matière spirituelle. Elle a pour conséquence la liberté entière de l'individu, dont les convictions religieuses, comme d'ailleurs l'absence de convictions, ne relèvent que de lui-même et n'intéressent pas l'Etat. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. 

La neutralité est une règle d'organisation du service public qui découle du principe d'égalité. Elle ne concerne pas exclusivement les convictions religieuses et a donc un champ d'application plus large que le principe de laïcité. Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres "Lois de Rolland", construction doctrinale inspirée de la jurisprudence du Conseil d'Etat et qui énonce les principe essentiels qui gouvernent le fonctionnement des services publics : continuité, adaptabilité, égalité. 

Une structure "proche du service public"


L'élargissement du principe de neutralité aux établissements privés assumant une mission d'accueil des jeunes enfants n'a rien de choquant. Sur le plan strictement organique, certains ne sont rien d'autre que ce que Jean Rivero qualifiait de "faux nez" de l'administration. Les collectivités locales utilisent souvent des structures associatives placées sous leur contrôle, en particulier financier, pour assurer certaines missions de proximité. La structure de droit privé leur offre davantage de souplesse, pour la gestion du personnel mais aussi pour son financement qui échappe aux règles de la comptabilité publique. L'exemple de Baby Loup est particulièrement révélateur de cette technique de gestion.

Sur le plan de sa mission, une crèche de ce type est une structure qu'Alain Tourret considère donc comme "proche du service public". Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles, le 27 octobre 2011, affirme ainsi que l'association gérant la crèche a pour mission de " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". Derrière ces mots apparaît la notion d'intérêt général, celle qui à l'origine même de la notion de service public. Aux yeux de la cour d'appel de Versailles, la neutralité s'imposait donc dans la mesure où les employés de la crèche participaient directement à une mission de service public. Certes, la Cour de cassation a préféré se fonder sur le non respect du règlement intérieur, mais il n'en demeure pas moins que le raisonnement de la Cour d'appel n'avait rien de choquant sur le plus juridique.

Une opposition hétéroclite



C'est exactement celui que suivent les promoteurs du texte, et il a l'avantage d'être d'une extrême simplicité. L'opposition qu'il suscite, ou plutôt les oppositions qu'il suscite apparaissent ainsi totalement disproportionnée par rapport aux enjeux de cette proposition de loi. On voit se former, en effet, une alliance un peu hétéroclite entre les représentants des différentes religions et certains militants des droits de l'homme, sans doute influencés par les doctrines communautaristes anglo-saxonnes. Dans les deux cas cependant, les arguments développés ont pour point commun de ne reposer sur aucun fondement juridique sérieux.

Du côté des religions, la Conférence des évêques de France conteste un texte qui "n'est pas du tout dans l'esprit de la loi de 1905". Hélas, lorsque l'on se réfère à "l'esprit" de la loi, c'est généralement parce que l'on souhaite écarter son contenu réel. Il n'existe aucune incompatibilité entre le texte débattu et la loi de 1905. On pourrait d'ailleurs rappeler à nos évêques qu'une loi n'a pas à être conforme à une autre loi, mais seulement aux normes supérieures que sont les traités internationaux et la Constitution.

L'Observatoire contre l'islamophobie, structure rattachée au Conseil français du culte musulman (CFCM), estime que la proposition Laborde "impose une restriction disproportionnée et déséquilibrée de la liberté d’expression et de la liberté de conscience, à des personnes privées qui n’incarnent pas l’Etat". Où voit-il que la proposition Tourret remette en cause la liberté d'expression ou la liberté de conscience ? Elle se borne à interdire la manifestation extérieure d'une conviction religieuse, sans aucunement porter atteinte à la foi, quelle qu'elle soit. Quant aux "personnes privées qui n'incarnent pas l'Etat"... osera-t-on rappeler que les fonctionnaires et agents publics sont également des personnes privées et qu'ils ne prétendent pas "incarner" l'Etat mais seulement remplir une mission de service public ?

Les militants des droits de l'homme affichent une position sensiblement identique. La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a publié, le 19 mars 2015, une "déclaration" mentionnant "sa vive préoccupation" à l'égard de la proposition Tourret. Elle demande même le "retrait pur et simple" d'un texte présenté comme violant à la fois la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence Baby Loup du 24 juin 2014. Diable, l'accusation est grave !

On ne voit pas à quelle jurisprudence de la Cour européenne la Commission fait référence, d'autant que précisément elle ne la mentionne pas. Dans l'affaire SAS c. France du 1er juillet 2014, à propos du port du voile dans l'espace public, la Cour rappelle au contraire que l'interdiction de se couvrir le visage "peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du "vivre ensemble". Quant à la violation de la décision de la Cour de cassation, elle repose sur une conception innovante de la hiérarchie des normes. Le Parlement qui représente la volonté générale est parfaitement libre d'écarter une décision jurisprudentielle, comme il est parfaitement libre d'écarter un avis d'une commission consultative qui ne représente qu'elle-même.

On le voit, cette opposition n'a rien à voir avec la disputatio juridique, mais s'analyse comme un combat de plus en plus contre la laïcité. Certains prétendent ainsi s'appuyer sur la loi de 1905 pour mieux la détruire.. En tout cas, ces éléments de langage, car il ne s'agit de rien d'autre, ont au moins l'intérêt de montrer que la laïcité est redevenue un combat. La représentation nationale saura sans doute s'élever au-dessus de ces critiques. Car la loi est l'expression de la volonté générale et non pas la somme des intérêts particuliers ou communautaires.

lundi 23 mars 2015

QPC EADS : le principe Non bis in idem et les sanctions disciplinaires

Le 18 mars 2015, le Conseil constitutionnel a rendu une décision John L. et autres déclarant non conforme à la Constitution le cumul de poursuites disciplinaires et pénales en matière boursière.

L'affaire a suscité beaucoup d'intérêt car une QPC avait été déposée en octobre 2014, le premier jour du procès pénal portant sur les délits d'initiés intervenus au sein du groupe EADS (devenu Airbus Group). Sept anciens dirigeants du groupe étaient poursuivis, ainsi que des représentants de deux actionnaires, Daimler et Lagardère. En termes simples, le délit d'initié se définit comme une infraction boursière que commet une personne qui vend ou achète des valeurs mobilières en tirant bénéfice du fait qu'elle dispose d'informations dont ne disposent pas les autres investisseurs.
Les intéressés invoquent le fait qu'ils ont déjà été poursuivis devant l'Autorité des marchés financiers (AMF) pout les mêmes faits et que les nouvelles poursuites devant le juge pénal violent la règle Non bis in idem. En première analyse, cette règle interdit de poursuivre et de condamner deux fois une personne pour les mêmes faits. La question posée au Conseil se ramène donc à celle de l'application éventuelle du principe Non bis in idem au cumul de poursuites disciplinaires et pénales.

La décision du Conseil constitutionnel prononce en fait la jonction de trois QPC portant sur le cumul des poursuites disciplinaires engagées par l'Autorité des marchés financiers (AMF) et des poursuites pénales. Différentes dispositions du code monétaire et financier (cmf) sont déclarées inconstitutionnelles, notamment les articles L 465-1, et L 621-15 qui organisent la procédure disciplinaire devant cette autorité.

En revanche, le moyen tiré de l'inconstitutionnalité de certaines dispositions de l'article 6 du code de procédure pénale (cpp) est écarté. Celui-ci prévoit que "l'action publique pour l'application de la peine s'éteint par (...) la chose jugée". Aux yeux des requérants, la décision de clôture de la procédure disciplinaire devant l'AMF est dotée de l'autorité de chose jugée, affirmation réfutée par le Conseil. Une décision prise par une autorité administrative indépendance n'a en effet jamais de caractère judiciaire.

Non bis in idem


Déjà connu du droit romain, le principe "Non bis in idem" énonce que nul ne peut être poursuivi ni condamné deux fois pour les mêmes faits. Cette règle figure dans l'article 368 du code de procédure pénale, le Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme (art. 4), l'article 15 § 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques et enfin l'article 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem",  sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil se réfère non plus à la "règle" mais au "principe Non bis in idem", sans toutefois lui accorder formellement une valeur constitutionnelle. Il est cependant plus clairement rapproché des "principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et du droit au maintien des situations légalement acquises".

Surtout, le Conseil opère une distinction très nette entre le cumul de poursuites et le cumul de sanctions.


Erreur de la banque en votre faveur. Michel Munz et Gérard Bitton. 2009


Cumul de poursuites


Le cumul de poursuites, disciplinaires et pénales, est admis par le droit positif depuis l'arrêt du  Tribunal des conflits Thépaz du 14 janvier 1935. Le comportement d'un fonctionnaire peut constituer à la fois une faute pénale et une faute de service, et susciter des poursuites pénales et disciplinaires. Dans une décision du 8 juillet 2012, la Cour de cassation refusait sur ce fondement la transmission au Conseil constitutionnel d'une QPC portant précisément sur les dispositions qui autorisent l'Autorité des marchés financiers (AMF) à engager des poursuites administratives susceptibles de se cumuler avec des poursuites pénales. La Cour considérait alors que le principe "Non bis in idem" ne s'applique pas, dès lors qu'il s'agit de deux procédures de nature différente. Cette interprétation a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision rendue sur QPC du 17 janvier 2013. Il estime qu'un médecin peut être sanctionné à la fois par l'Ordre et par la juridiction de la sécurité sociale. Ce cumul de procédures disciplinaires n'emporte aucune violation du principe "Non bis in idem".

Cumul de sanctions


La question du cumul de sanctions est plus complexe. En effet, le cumul de poursuites peut exister, à la condition toutefois qu'à l'issue des deux procédures seule la sanction la plus forte soit mise à exécution. Cette condition est affirmée par le Conseil dans cette même décision du 17 janvier 2013. En l'espèce, elle était dictée par le bon sens. S'agissant de poursuites engagées à l'encontre d'un médecin, l'intéressé aurait pu être condamné pour les mêmes faits à la fois à une interdiction temporaire d'exercice et à une interdiction permanente par chacune des deux institutions chargées d'apprécier son comportement. La règle posée par le Conseil a donc d'abord pour objet d'empêcher la condamnation de l'intéressé à des peines contradictoires.

La confrontation de ces jurisprudences conduit à affirmer que l'absence de sanction pénale n'a pas pour effet d'interdire le prononcé d'une sanction disciplinaire. Dans son arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d'Etat confirme ainsi la légalité de la sanction disciplinaire infligée au Docteur Bonnemaison. Accusé d'avoir administré à sept patients en fin de vie hospitalisés à l'hôpital de Bayonne des médicaments ayant provoqué leur décès, il a été condamné par la chambre disciplinaire régionale à être radié du tableau de l'Ordre des médecins le 24 juin 2013. Cette condamnation a été confirmée en appel par la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre, le 15 avril 2014. Or, le docteur Bonnemaison avait été acquitté par la cour d'assises de Pau le 25 juin 2014, poursuivi cette fois pour meurtres.

Les critères


Dans sa décision du 18 mars 2015 rendue sur l'affaire du délit d'initié des dirigeants d'EADS, le Conseil ne remet pas vraiment en cause cette jurisprudence, mais en précise le champ d'application, ce qui le conduit à déclarer inconstitutionnel le cumul des sanctions prononcées par l'Autorité des marchés financiers et par la justice pénale. Il énonce donc dans quelle mesure les "mêmes faits" peuvent faire l'objet de "poursuites différentes", et distingue quatre critères permettant d'écarter Non bis in idem.

Dans le première critère, les dispositions qui servent de fondements aux poursuites pénales et disciplinaires ne tendent pas à réprimer les mêmes faits qualifiés de manière identique. En l'espèce,  le Conseil constitutionnel affirme, après une analyse très fine des textes concernés, que le délit d'initié est défini de la même manière par le code pénal et le code monétaire et financier.

Le second critère, moins évident dans son analyse, réside dans le fait que les deux répressions ne doivent pas protéger les mêmes intérêts sociaux. Dans la QPC du 17 janvier 2013 à propos du médecin poursuivi à la fois devant l'Ordre et les juridictions de la sécurité sociale, le Conseil avait déjà affirmé cette dualité. A ses yeux, les poursuites diligentées par l'Ordre visent à réprimer des manquements déontologiques, alors que celles devant les juridictions de la sécurité sociale ont pour objet sanctionner des abus professionnels commis au préjudice de cette institution. Dans la décision du 18 mars 2015, la situation est bien différente. Les deux types de poursuites, devant l'AMF et devant le juge pénal, ont pour objet identique de protéger le bon fonctionnement des marchés financiers.

Le troisième critère est rempli si les deux répressions aboutissent au prononcé de sanctions de nature différente. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision de 2015, précise ce qu'il entend par cette différence de "nature". Il ne s'agit pas évidemment d'affirmer qu'une sanction disciplinaire a, par hypothèse, une "nature" différente d'une sanction pénale. Un tel raisonnement conduirait à interdire toute application du principe Non bis in idem. Aux yeux du Conseil, l'existence de deux arsenaux répressifs n'est pas en cause, et la "nature" différente s'apprécie à l'aune de la sévérité de la sanction. En l'espèce, il considère que cette sévérité est équivalente. Le juge pénal peut prononcer une peine de prison pour délit d'initié, mais l'amende demeure très faible. A l'inverse, l'AMF ne peut condamner à une peine privative de liberté, mais l'amende encourue pour les mêmes faits peut être très élevée. Pour le Conseil, l'ensemble conduit à un certain équilibre.

Le quatrième et dernier critère est la répression devant des ordres de juridiction distincts. Tel n'est pas le cas en l'espèce puisque les recours contre les sanctions prononcées par l'AMF relèvent des juridictions de l'ordre judiciaire, comme les sanctions pénales.

De cette analyse, le Conseil constitutionnel déduit qu'aucun des quatre critères n'est rempli, situation juridique qui emporte violation du principe Non bis in idem.

L'influence de la Cour européenne


En permettant ainsi, même de manière modeste, la reconnaissance de la violation du principe Non bis in idem en matière de cumul de poursuites pénales et administratives, le Conseil constitutionnel se rapproche de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt Sergeï Zolotoukhine c. Russie du 10 février 2009, la Cour considère que la règle Non bis in idem contenue dans l'article 4 du Protocole n° 7 doit s'entendre comme s'appliquant aux poursuites de faits identiques ou qui sont en substance les mêmes, quelle que soit leur qualification, et quel que soit l'organe chargé de les réprimer.

Le problème est que la France, comme d'ailleurs d'autres Etats-parties, a posé une réserve sur cet article, réserve mentionnant que seules les infractions relevant des tribunaux compétents en matière pénales doivent être regardées comme des "infractions" au sens de l'article 4 du Protocole. Autrement dit un manquement à une obligation déontologique ne saurait être assimilé à une infraction.

Sans doute, mais l'Italie avait posé une réserve de même type, formulée dans les mêmes termes. Cela n'a pas empêché la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Grande Stevens c. Italie du 4 mars 2014, de considérer que le droit italien viole l'article 4 du Protocole n° 7 de la Convention européenne en prévoyant qu'un délit d'initié peut être poursuivi à la fois par l'autorité indépendante chargée du contrôle des marchés boursiers et par le juge pénal. La société requérante ayant déjà été condamnée par l'autorité indépendante, la Cour demande que les poursuites pénale engagées à son encontre "soient clôturées dans les plus brefs délais". Pour la Cour, la réserve italienne n'est pas applicable, puisque le délit d'initié constitue une infraction pénale, même si elle fait également l'objet de poursuites devant une autorité administrative.

Et les sanctions contre les fonctionnaires ?


La décision du Conseil constitutionnel sur l'affaire des délits d'initiés d'EADS a d'abord pour conséquence d'écarter la menace d'une condamnation du droit français par la Cour européenne. Reste évidemment à s'interroger sur un éventuel élargissement de cette jurisprudence aux poursuites et sanctions dirigées contre les fonctionnaires. Les critères dégagés par le Conseil conduisent à l'exigence d'une appréciation au cas par cas des situations.

Sur les quatre critères énoncés par le Conseil, les trois premiers peuvent être remplis. Rien n'interdit de penser qu'un fonctionnaire peut être poursuivi pour des faits identiques à la fois devant le juge pénal et devant un conseil de discipline. Tel est le cas, par exemple, de celui poursuivi pour vol ou pour harcèlement. Dans ce cas, il n'est pas difficile de considérer que les sanctions protègent les mêmes intérêts sociaux. Quant à la "nature" des sanctions, c'est-à-dire, si l'on comprend bien le Conseil constitutionnel, l'équivalence de leur sévérité, elle peut aussi, certes pas dans tous les cas mais tout de même assez souvent, être identique. La mise à la retraite d'office ou la révocation d'un fonctionnaire peut en effet avoir des conséquences financières aussi lourdes qu'une amende pénale.

Reste le quatrième et dernier critère, celui des ordres de juridiction distincts. Il constitue un obstacle absolu à l'application de la règle Non bis in idem, puisque la sanction pénale relève de l'ordre judiciaire et que la sanction disciplinaire est susceptible de recours devant la juridiction administrative, et même le Conseil d'Etat pour certains fonctionnaires. Les mauvais esprits pourraient même penser que ce dernier critère a été formulé pour éviter d'appliquer la règle Non bis in idem au cas des fonctionnaires..

Quoi qu'il en soit, ce critère n'a pas été énoncé par la Cour européenne des droits de l'homme, et il serait sans doute intéressant de connaître sa position sur ce point.  Il faudra sans doute beaucoup d'imagination juridique pour développer l'argument selon lequel l'existence même de la juridiction administrative suffit à interdire aux fonctionnaires de bénéficier de la règle Non bis in idem.