« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 février 2015

Servitude et grandeur militaires : le régime juridique des arrêts

Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel vient de se prononcer  le 27 février 2015, sur la conformité à la Constitution des dispositions de l'article L 4137-2 du code de la défense (c.déf.).

Ce texte dresse la liste des sanctions disciplinaires applicables aux militaires. Elles se divisent en trois groupes. Les plus graves, celles du troisième groupe, comportent le retrait d'emploi ou la radiation des cadres (ou la résiliation du contrat si le militaire concerné a un statut contractuel). Le second groupe vise l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire ou la radiation du tableau d'avancement. A dire vrai, ces deux groupes de sanctions ne se différencient guère de celles qui peuvent être prononcées à l'égard des fonctionnaires civils.

Il n'en est pas de même des sanctions du premier groupe, et notamment des arrêts considérés comme une punition spécifiquement militaire, et c'est précisément sur eux que porte la QPC. Les deux requérants, Pierre T. et Mickaël G. ont été sanctionnés par des arrêts, punition qu'ils ont contestée devant la juridiction administrative. Ce recours est possible depuis que le Conseil d'Etat, dans un arrêt d'assemblée Hardouin du 17 février 1995, a sorti les sanctions disciplinaires visant les militaires du champ des mesures d'ordre intérieur, arrêt rendu précisément à propos d'une punition de dix jours d'arrêts infligée au requérant.

Depuis le décret du 12 juillet 1982 modifiant le règlement général des armées désormais intégré au code de la défense, il n'existe plus que des arrêts simples, les arrêts dits "de rigueur" ayant disparu. L'article R 4137-28 c. déf. précise que le militaire sanctionné de jours d'arrêts effectue son service dans des conditions normales. La sanction réside dans l'interdiction qui lui est faite de quitter sa formation, ou le lieu désigné par son chef de corps, en dehors des heures de service. Il est précisé que le nombre de jours d'arrêts prononcé pour une même faute ne peut être supérieur à quarante jours et que l'ensemble de la période d'arrêts ne peut dépasser soixante jours.

L'incompétence négative


C'est précisément sur cette notion de "privation de liberté" que s'articule le débat. Les requérants invoquent un unique grief reposant sur l'incompétence négative du législateur, c'est-à-dire la méconnaissance par celui-ci de l'étendue de sa propre compétence. L'idée est assez simple : les arrêts entraînent une privation de liberté et donc une atteinte à la liberté individuelle. Aux termes de l'article 34 de la Constitution, leurs modalités d'application doivent donc être définies par la loi et non pas par règlement de discipline des armées, aujourd'hui codifié dans les articles R 4137-28 et 29 c. déf.

Depuis sa décision du 18 juin 2010 SNC Kimberly Clark, le Conseil d'Etat estime que l'incompétence négative ne peut être soulevée en QPC que si un droit ou une liberté que la Constitution garantit est en cause. Tel est bien le cas en l'espèce, puisque les requérants invoquent tout à la fois une violation du principe de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d'asservissement et de dégradation, une atteinte à la liberté d'aller et venir et à la liberté individuelle. 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision, se concentre sur les deux derniers points, estimant sans doute que le premier ne méritait guère son attention.

Portrait d'Alfred de Vigny. François-Joseph Kirson (1771-1839)


"Liberté individuelle" et "privation de liberté"


Les requérants s'appuient sur la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 25 avril 2014 sur la loi  pénitentiaire. Elle censure les dispositions du code de procédure pénale renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de définir l'organisation et le fonctionnement des établissements pénitentiaires.  Or, selon le Conseil constitutionnel, l'article 34 de la Constitution confie au législateur d'assurer la conciliation entre l'exercice des droits et libertés et l'objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. La mise en oeuvre des peines privatives de liberté relève donc de la compétence du législateur.

Le problème, et il est de taille, est que les arrêts simples n'emportent pas de "privation de liberté" au sens strict du terme. Le militaire aux arrêts exerce ses fonctions normalement. Il n'est pas emprisonné et réside en milieu ouvert, même si sa résidence est imposée par le chef de corps. Cette conception étroite de la notion de "privation de liberté", conduit le Conseil à écarter l'incompétence négative.

Le Conseil constitutionnel réfute ainsi le raisonnement de la défense, qui affirmait que la mise aux arrêts, portant atteinte à la liberté d'aller et venir, entrainait nécessairement une "atteinte à la liberté individuelle" et donc une "privation de liberté". Pour le Conseil constitutionnel, la notion de "liberté individuelle" renvoie spécifiquement à l'article 66 de la Constitution et à toutes les mesures qui privent la personne de liberté au sens le plus concret du terme : arrestation, détention, hospitalisation sans le consentement etc... Cette conception étroite, énoncée dans la décision du 16 juin 1999, n'a jamais été remise en cause. Pour le Conseil, la "privation de liberté" est en quelque sorte, la face noire de la liberté individuelle. Elle a le même champ d'application étroit et désigne toutes les mesures d'enfermement.

Sur ce point, la décision est dans le droite ligne de la jurisprudence antérieure relative au régime des sanctions disciplinaires. Le Conseil rappelle régulièrement qu'elles n'entraînent aucune privation de liberté. Elles ne relèvent donc pas du droit pénal, et leur régime régime juridique peut être organisé par voie réglementaire. Il en été décidé ainsi à propos des sanctions prononcées par l'Ordre des avocats dans une décision rendue sur QPC du 29 septembre 2011, ou de celles prononcées par l'Ordre des vétérinaires dans une décision également rendue sur QPC du 25 novembre de la même année.

Garanties procédurales


Le Conseil ne manque pas d'ajouter que le pouvoir législatif comme le pouvoir réglementaire ont pris la précaution d'assortir la sanction des arrêts infligée aux militaires d'un certain nombre de garanties procédurales. Conditions de durée tout d'abord puisqu'une même faute ne peut entrainer plus de quarante jours d'arrêts et que l'ensemble de la sanction ne peut dépasser soixante jours. Ce second délai trouve son origine dans l'article L 311-13 c. déf. qui précise que les sanctions "privatives de liberté" prononcées par l'autorité militaire ne peuvent excéder soixante jours. Cette disposition a été interprétée de manière très libérale, le pouvoir réglementaire ayant pris l'habitude de limiter à soixante jours ces sanctions, qu'elles soient ou non privatives de liberté.

Droits de la défense ensuite, puisque l'intéressé a droit à la communication de son dossier et peut préparer librement sa défense. En tout état de cause, aux yeux du Conseil constitutionnel, la procédure mise en place pour les sanctions disciplinaires des militaires n'est pas plus arbitraire que celle qui existe dans l'ensemble de la fonction publique.

Le militaire n'est pas un citoyen comme les autres


Il est clair que les requérants espéraient bénéficier des effets d'une jurisprudence récente tendant à rapprocher le statut des militaires de celui des fonctionnaires civils. C'est ainsi que, dans une décision du 14 novembre 2014, le Conseil a déclaré inconstitutionnelle l'interdiction faite aux militaires de détenir un mandat municipal. Il est vrai qu'en même temps, il déclarait constitutionnelle l'interdiction de détenir un mandat départemental ou communautaire.  De son côté, la Cour européenne, dans un arrêt très remarqué du 2 octobre 2014 Matelly c. France, a sanctionné le droit français refusant aux militaires le droit de s'associer pour défendre leurs intérêts professionnels. 

De ces décisions récentes, certains ont déduit que l'article L 4121-1 c. déf., selon lequel "les militaires jouissent de tous les droits reconnus aux citoyens", est désormais l'unique fondement législatif gouvernant l'ensemble du statut des militaires. C'est oublier un peut rapidement la deuxième phrase de cette même disposition qui affirme que "L'exercice de certains d'entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre". On ne peut affirmer plus clairement que le militaire n'est pas un citoyen comme les autres, et qu'il ne peut pas l'être. 

C'est exactement ce que veut montrer le Conseil constitutionnel, sa décision sur les arrêts mettant, en quelque sorte, un coup d'arrêt à ces interprétations quelque peu hâtives.  L'essentiel de la décision du Conseil constitutionnel du 27 février 2015 est d'ailleurs consacré à montrer que les militaires ont un statut à part, auquel ils ont adhéré lors de leur engagement. La disposition essentielle réside dans l'article L 4111-1 c. déf., article qui ouvre les dispositions relatives au statut des militaires, et qui énonce que "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité". Autant dire que la discipline dans les armées ne s'apprécie pas à l'aune de celle qui existe dans la fonction publique d'Etat ou territoriale. Même si elle doit aussi s'accompagner de garanties et offrir des recours qui sont ceux d'un Etat de droit, elle est d'une nature différente, en raison des sujétions qui pèsent sur l'état militaire. Servitude et grandeur militaires...



mercredi 25 février 2015

Un long dimanche de bricolage

Dans un arrêt du 24 février 2015 Fédération des employés et cadres CGT FO et autres, le Conseil d'Etat rejette les recours demandant l'annulation pour illégalité de deux décrets autorisant l'ouverture des magasins de bricolage le dimanche. 

Deux décrets successifs


Ces deux textes sont en réalité deux étapes du même processus. Leur fondement réside dans l'article L 3132-12 du code du travail  (c.trav.) qui autorise le gouvernement à déterminer, par décret, les catégories d'établissement qui peuvent déroger à la règle du repos dominical, à la condition évidemment d'offrir à leurs salariés un repos hebdomadaire par roulement. 

Un premier décret du 30 décembre 2013 avait accordé aux magasins de bricolage une autorisation provisoire d'ouverture le dimanche, autorisation valide jusqu'en juillet 2015. Saisi par différentes organisations syndicales, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, par une ordonnance du 12 février 2014, suspendu l'application de ce décret. Il estimait alors qu'il existait un doute sérieux sur sa légalité, en raison précisément du caractère temporaire de l'autorisation d'ouverture. Aux yeux du juge des référés, soit les conditions d'ouverture le dimanche étaient réunies, et dans l'autorisation devait être définitive, soit les conditions n'étaient pas réunies et le caractère provisoire de l'autorisation n'avait pas pour effet de la rendre légale.

Le gouvernement a donc choisi d'adopter un nouveau décret le 7 mars 2014. Il se borne à ajouter les magasins de bricolage à la liste des établissements autorisés à déroger à la règle du repos dominical, règle figurant dans le tableau de l'article R 3132-5 c. trav. Ils sont donc devenus titulaires d'une autorisation permanente. Les syndicats ont donc immédiatement contesté la légalité du décret du 7 mars 2014.

L'arrêt du 24 février statue définitivement sur les deux textes et confirme leur légalité, autorisant en même temps l'ouverture des magasins de bricolage le dimanche. 


Le bricoleur. Patachou. 1951. Chanson de Georges Brassens

La Convention de l'OIT



Le premier moyen développé par les syndicats requérants réside dans la non-conformité des décrets à l'article 7 de la Convention 106 de l'Organisation internationale du travail (OIT) de 1957. Cet article énonce que le repos hebdomadaire doit être donné "autant que possible" le jour de la semaine "reconnu comme jour de repos dans la tradition ou les usages du pays ou de la région". Cette convention de 1957 prévoit cependant des possibilités de dérogation à ce principe pour certaines catégories de personnes et d'établissements "compte tenu de toute considération sociale et économique". 

Le Conseil d'Etat considère que ces dispositions autorisent précisément des dérogations, dès lors que la règle du repos hebdomadaire demeure en vigueur et que le gouvernement fixe avec précision la liste des dérogations. Les syndicats, et leurs avocats, semblent très attachés à cette convention de l'OIT qu'ils invoquent systématiquement dans tous les contentieux liés au repos hebdomadaires. Dans son arrêt CFTC du 2 décembre 2011, le Conseil d'Etat avait déjà conclu que les dérogations établies par le droit français étaient parfaitement conformes à la Convention de l'OIT.  


Les "besoins du public"


C'est donc dans le second moyen que réside l'intérêt de la décision du 24 février 2015. Il s'agit en fait d'interpréter l'article L 3132-12 c.trav. qui autorise l'ouverture le dimanche lorsqu'elle est imposée par les "contraintes de la production", celles de "l'activité" ou encore lorsqu'elle répond aux "besoins du public". Les responsables des magasins de bricolage ne peuvent pas invoquer les "contraintes de la production" qui concernent par exemple les industries extractives ou celles de "l'activité" qui visent à la fois les réparations urgentes et les entreprises de pompes funèbres. Ils estiment en revanche que le bricolage du dimanche "répond au besoin du public". 

Le Conseil d'Etat s'interroge donc avec gravité sur cette question. Il estime que le décret répond aux besoins "d'un grand nombre de personnes pratiquant, plus particulièrement le dimanche, le bricolage comme une activité de loisir, dont la nature implique de pouvoir procéder le jour même aux achats de fournitures nécessaires ou manquantes". Le bricolage est donc juridiquement qualifié comme une activité du dimanche, au même titre que le restaurant ou la visite des parcs d'attraction, deux types d'entreprises figurant également dans la liste de l'article R 3132-5 c. trav. 


Un dictionnaire des idées reçues

La solution est placée sous le sceau du bon sens, et il est évident que l'ouverture des magasins de bricolage répond au "besoin du public" au sens du code du travail. Il n'en demeure pas moins qu'il est un peu surprenant que l'interprétation de ces besoins repose tout entière sur l'interprétation du Conseil d'Etat. 

Si le bricolage est une activité dominicale qui justifie l'ouverture des magasins spécialisés dans ce domaine, ce n'est tout de même pas l'unique occupation des Français le dimanche. Certains déploient leurs talents culinaires pour préparer le repas de famille, et il ne fait aucun doute qu'ils aimeraient que les supermarchés soient ouverts. D'autres font de la peinture sur soie ou du macramé et espèrent pouvoir se rendre dans une mercerie.. D'autres enfin ne font rien du tout, et aimeraient se livrer aux joies du shopping. Dans tous les cas, la jurisprudence repose sur l'appréciation par le Conseil d'Etat des activités dominicales des Français. Cette jurisprudence ne risque-t-elle pas, à terme, de se transformer en véritable dictionnaire des idées reçues ?

lundi 23 février 2015

Interdiction de sortie du territoire : premières applications

Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve annonce, le 23 février 2015, que six ressortissants français "susceptibles de vouloir s'engager dans des opérations terroristes" se sont vu notifier une interdiction de quitter le territoire, décision qui s'accompagne de la double saisie du passeport et de la carte d'identité. Une quarantaine d'autres mesures de ce type seraient en préparation, le ministre précisant qu'environ 1400 Français seraient en contact avec des filières de recrutement djihadistes.

Contrairement à ce qu'affirme Le Point.fr,  les intéressés ne sont pas "enfermés en Europe".  En effet, ils ne bénéficient plus de la liberté de circulation dans l'Union européenne, puisque leur carte d'identité leur a également été confisquée. L'interdiction de sortie est accompagnée d'un certain nombre de contraintes destinées à en assurer l'effectivité. Les intéressés sont ainsi tenus de répondre à des convocations régulières du ministère de l'Intérieur, afin de s'assurer qu'ils sont bien présents sur le territoire.

Le fondement juridique de cette disposition réside dans la loi du 14 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Lors des débats, l'interdiction de quitter le territoire a été très discutée, d'autant qu'elle était définie de manière très imprécise dans le projet initial. Surtout, elle révélait une analyse nouvelle de la menace terroriste. Pendant de longues années, des ministres de l'intérieur successifs ont affirmé qu'elle venait de l'extérieur, l'idée générale étant que les terroristes venaient s'installer sur le territoire en se cachant dans des flux d'immigrants. La politique choisie était alors de limiter et de contrôler l'entrée sur le territoire. Aujourd'hui, il s'agit au contraire d'interdire la sortie, car la menace terroriste vient généralement de personnes nées sur le territoire du pays où elles agissent, qui le plus souvent en ont la nationalité. Le terrorisme islamique bénéficie en même temps de véritables sanctuaires, comme en Syrie, où les militants attirés par le Djihad peuvent recevoir formation et endoctrinement. Il s'agit donc tout simplement de les empêcher de se rendre dans ces territoires.

Les dispositions relatives à l'interdiction de quitter le territoire ont été amendées par le parlement et mises en oeuvre par le décret du 26 janvier 2015. Il est vrai que le principe même de cette interdiction constitue une atteinte à la liberté de circulation et que la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme celle de la Cour européenne ne sont pas clairement fixées sur ce point. L'essentiel du travail parlementaire a consisté cependant à offrir un certain nombre de garanties procédurales à ceux qui sont soumis à une telle mesure.

En attente d'une QPC


Depuis sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel attache la liberté d'aller et venir aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et affirme qu'elle figure "au nombre des libertés constitutionnellement garanties". Au regard de son contenu, le Conseil avait affirmé, dès sa décision du 13 août 1993, que la liberté d'aller et venir "n'est pas limitée au territoire national mais comporte également le droit de le quitter".

Le Conseil constitutionnel admet cependant que cette liberté n'est pas absolue. Le législateur peut porter atteinte à une liberté constitutionnellement garantie, à la condition que cette atteinte soit justifiée par les nécessités de l'ordre public. C'est cette conciliation que le juge constitutionnel apprécie lorsqu'il est saisi de la loi. En l'espèce, la jurisprudence précédente ne nous éclaire pas beaucoup. En effet, dans le cas de l'interdiction de quitter le territoire de la loi Cazeneuve, aucun juge n'est intervenu préalablement à la décision, et la mesure administrative repose sur des faits encore hypothétiques. Si l'intéressé est soupçonné de vouloir se rendre en Syrie, information donnée par les services de renseignement, force est de constater qu'il n'y est pas encore et qu'il n'a donc commis aucune infraction au moment où la décision est prise.

Le problème est que le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi de la loi Cazeneuve dans le cadre du contrôle a priori, celui qui s'exerce avant la promulgation du texte. On peut penser que les avocats des six personnes concernées n'hésiteront pas à déposer une question prioritaire de constitutionnalité, ce qui permettra de lever le doute sur la constitutionnalité du texte.

 Vous n'avez rien à déclarer ? Clément Duhour 1959. Jean Poiret et Michel Serrault

 

Le Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme

 

De son côté, l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme énonce que "toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien". Dans sa décision Baumann c. France du 22 mai 2001, la Cour en a déduit que le droit de quitter le territoire implique celui de se rendre dans le pays de son choix.

Là encore, la Cour reconnaît que la liberté de circulation n'est pas absolue, et qu'une restriction peut être conforme à la Convention si elle répond à trois conditions cumulatives. D'abord, elle doit être prévue par la loi, condition évidemment remplie en l'espèce puisque la loi du 14 novembre 2014 définit clairement les conditions de l'interdiction du territoire. Ensuite, l'ingérence doit poursuivre un but légitime, et il n'est guère contesté que la lutte contre le terrorisme constitue un tel but. Enfin, troisième et dernier critère, l'ingérence dans la liberté d'aller et venir doit être proportionnée aux buts poursuivis. Précisément, dans sa décision Bartik c. Russie du 21 décembre 2006, la Cour admet la conventionnalité d'un retrait de passeport d'un ressortissant russe en raison de sa connaissance de "secrets d'Etat". Un refus de quitter le territoire peut donc reposer sur des motifs de sécurité nationale. On peut penser, mais ce n'est qu'une hypothèse, que la jurisprudence de la Cour européenne ne s'oppose pas au retrait de passeport motivé par un risque terroriste. Encore faudrait-il que la Cour européenne soit saisie pour que l'hypothèse soit confirmée.

Le recours devant le juge administratif


La loi Cazeneuve offre aux intéressés la possibilité de contester les mesures prises à leur égard. La décision administrative d'interdiction de sortie du territoire peut donner lieu à un recours auprès du tribunal administratif dans un délai de deux mois. Le tribunal doit ensuite statuer dans un délai de quatre mois. Le juge des référés peut également être saisi en urgence, afin de suspendre la décision contestée.

Ce contrôle du juge administratif n'a rien de symbolique. Dans sa décision du 3 novembre 2004 Association Secours mondial de France,  le Conseil d'Etat a décidé d'exercer un contrôle entier, c'est-à-dire un contrôle de la proportionnalité de la mesure par rapport au but d'ordre public dans le cas du gel des avoirs financiers susceptibles de financer le terrorisme. Or la décision d'interdiction de quitter le territoire présente bien des points communs avec celle de geler des avoirs financiers. Dans les deux cas, la décision est prise sur le fondement d'informations données par les services de renseignement. Dans les deux cas, le décision repose sur des faits hypothétiques : le propriétaire de l'argent est soupçonné de financer le terrorisme et la personne est susceptible de partir en Syrie.

Les garanties prévues par le législateur


Le Conseil constitutionnel comme la Cour européenne des droits de l'homme pourront également constater que le législateur a prévu un certain nombre de garanties. Certaines sont purement procédurales comme le caractère écrit de la décision et sa motivation, ou encore le droit d'être assisté par un avocat durant la procédure contradictoire qui accompagne la notification de la décision, l'intéressé ayant huit jours pour présenter ses observations. D'autres sont destinées à faire en sorte que l'intéressé ne soit pas privé des droits liés à sa citoyenneté. Il est précisé que le récépissé qui lui est remis lorsqu'il remet ses papiers aux autorités doit comporter tous les éléments de nature à lui permettre de prouver son identité sur le territoire national.

D'autres enfin visent à empêcher que l'interdiction de sortie devienne une procédure pérenne visant certaines catégories de personnes de manière permanente. La mesure est certes renouvelable tous les six mois, mais la loi précise que l'interdiction ne peut dépasser deux ans. Autrement dit, à l'issue de ces deux années, les autorités ont le choix entre mettre l'intéressé en examen s'il a réellement participé à des activités liées au terrorisme, ou lui rendre son passeport. Cette dernière condition est sans doute la plus importante. Elle montre qu'aux yeux du législateur, l'interdiction de sortie doit demeurer une mesure exceptionnelle, liée aux caractères évolutif et protéiforme de la menace terroriste. Sur ce plan, le droit du terrorisme doit demeurer un droit de l'exception, un droit qui ne saurait être détourné de sa finalité et devenir un élément contextuel touchant l'ensemble du système juridique. Il appartiendra aux juges de s'assurer que sa mise en oeuvre répond à ces conditions.


vendredi 20 février 2015

Les détenus handicapés : Quand le traitement devient-il "inhumain ou dégradant" ?

Dans son arrêt Hehlal c. France du 19 février 2015, la Cour européenne des droits de l'homme considère que les conditions d'incarcération d'un détenu lourdement handicapé sont, dans les circonstances de l'espèce, constitutives d'un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le requérant purge une peine de trente années d'emprisonnement, prononcée en 2007 par la Cour d'assises de Meurthe-et-Moselle pour assassinat, tentative d'assassinat, violence avec arme. Ecroué depuis 2002, il est libérable en 2027. Durant son incarcération à Nancy, en 2006, une tentative d'évasion s'est terminée par une chute qui l'a laissé lourdement handicapé. Il est désormais paraplégique, ne peut se déplacer qu'en fauteuil roulant, et dépend de l'assistance d'un tiers pour les soins les plus élémentaires.

Se fondant sur l'article 720-1-1 du code de procédure pénale (cpp), le détenu a demandé une suspension de peine. Une telle suspension peut être accordée par le juge d'application des peines dans deux hypothèses, soit lorsque le détenu est atteint d'une pathologie engageant le pronostic vital, soit lorsque son état physique ou mental est incompatible avec son maintien en détention. C'est évidemment sur ce second motif que se place le requérant. Il invoque le fait que les locaux, en particulier sanitaires, ne sont pas adaptés au déplacement en fauteuil roulant, que ses soins et sa toilette doivent être assurés avec l'aide d'un autre détenu, situation qu'il juge particulièrement humiliante. Il mentionne que la rééducation par kinésithérapie ne lui est proposée que depuis 2012, et seulement une fois par semaine, fréquence qu'il estime insuffisante, compte tenu de son état. Après avis concordants de deux médecins experts, ses demandes ont été rejetées. Il a seulement obtenu son transfert à la prison de Poitiers, considérée comme plus accessible aux personnes handicapées.

La capacité de la personne à supporter la détention


A partir de ces expertises médicales, la Cour se penche longuement sur la situation personnelle du requérant. Sa jurisprudence repose en effet sur l'appréciation individuelle de la capacité de la personne à supporter la détention, principe rappelé dans l'arrêt Xiros c. Grèce du 9 septembre 2010. Pour la Cour, la détention d'une personne handicapée ne constitue pas, en soi, un traitement inhumain ou dégradant. Dans sa décision Price c. Royaume-Uni du 10 juillet 2001, elle observe qu'une femme lourdement handicapée et condamnée à une peine de huit jours d'emprisonnement a été placée en détention à l'infirmerie de la prison. Il apparaît donc que les autorités pénitentiaires britanniques ont adapté les conditions de détention à la santé de la personne, ce qui suffit à écarter la qualification de traitement inhumain et dégradant. Dans son arrêt Vincent c. France du 24 octobre 2006, la Cour rappelle clairement que le fait d'être obligé de se déplacer en fauteuil n'est pas constitutif d'un traitement inhumain et dégradant. 

En revanche, constitue un tel traitement le fait de ne pas tenir compte des besoins spécifiques liés à l'infirmité du détenu. Tel est le cas précisément dans l'arrêt Vincent, car le détenu ne pouvait quitter sa cellule, la porte étant trop étroite pour laisser passer le fauteuil. Tel est aussi le cas dans l'affaire Hahlal, car l'état de santé du détenu n'a été pris en compte que partiellement et tardivement. La Cour note ainsi que les rapports des médecins indiquaient que le détenu devait bénéficier de soins de rééducation quotidiens, soins qui ne lui ont été proposés qu'en 2012, soit six ans après qu'il soit devenu paraplégique.

Jailhouse Rock. Elvis Presley. 1957

Les conditions objectives de détention


Le point essentiel du dossier réside cependant dans l'humiliation infligée à une personne incarcérée qui dépend entièrement de l'assistance d'un autre détenu pour prendre une douche ou se rendre aux sanitaires de la prison. Pour apprécier ce caractère inhumain et dégradant, la Cour commence par recherche l'existence, au sein de l'établissement pénitentiaire, d'une volonté d'humilier le détenu handicapé. Elle n'est pas avérée en l'espèce, mais cette absence ne suffit pas écarter la qualification de traitement inhumain et dégradant. Conformément à l'arrêt Peers c. Grèce du 19 avril 2001, la Cour estime que les conditions objectives de détention du requérant suffisent à caractériser le traitement inhumain et dégradant. 

Les carences du service public


L'arrêt peut sembler sévère, mais cette sévérité s'explique par le fait que les condamnations de la France pour le traitement des personnes détenues se multiplient et que la Cour s'impatiente peut-être de voir que le système pénitentiaire français demeure très en-deçà du standard minimum qu'elle impose. Dans une décision du 20 janvier 2012 Stasi c. France, le traitement inhumain et dégradant trouve son origine dans la négligence du service pénitentiaire qui n'a pas su assurer la protection d'un détenu homosexuel confronté à la violence de ses codétenus. Dans un arrêt M. G. c. France du 23 février 2012, c'est le traitement d'un détenu atteints de troubles psychiatrique qui provoque la condamnation.

Dans tous les cas, c'est la gestion du service public pénitentiaire qui est en cause. La Cour souligne clairement dans la décision Hahlal, "qu'elle ne pouvait approuver une situation dans laquelle le personnel d’une prison se dérobe à son obligation de sécurité et de soins vis-à-vis des détenus les plus vulnérables en faisant peser sur leurs compagnons de cellule la responsabilité de leur fournir une assistance quotidienne ou, le cas échéant, des soins d’urgence". L'origine du traitement inhumain et dégradant réside donc finalement dans les carences du service public. 

mardi 17 février 2015

Les écoutes "par ricochet" concernant les avocats : quelques précisions de la Cour européenne

Les écoutes judiciaires "par ricochet"concernant les avocats suscitent un débat dans notre pays. On se souvient qu'à la suite d'une procédure judiciaire diligentée contre l'ancien Président de la République Nicolas Sarkozy, alias Paul Bismuth, son avocat Thierry Herzog s'était plaint d'avoir été écouté lorsqu'il conversait au téléphone avec son client. Il considérait, et avec lui bon nombre d'avocats, que le secret professionnel est absolu et que l'intérêt de l'enquête pénale ne saurait justifier qu'il lui soit porté atteinte. Aujourd'hui, la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 3 février 2015 Pruteanu c. Roumanie, donne quelques précisions sur la légalité de ces écoutes "par ricochet". 

Maître Alexandru Pruteanu, avocat au barreau de Bacau en Roumanie, représente une société commerciale faisant l'objet d'une enquête pénale pour différentes fraudes et tromperies. En septembre 2004, les juges roumains ont demandé l'interception et la transcription des conversations téléphoniques des associés. Parmi ces dernières, figurent des conversations avec Maître Pruteanu dont la ligne n'est pas directement surveillée. Il fait donc l'objet d'une écoute par ricochet lorsqu'il communique avec son client, lui-même surveillé. Par la suite, ses clients furent condamnés à dix années de prison, mais l'avocat ne put jamais contester les écoutes dont il avait fait l'objet, le code pénal roumain ne prévoyant aucune voie de recours contre ces enregistrements ni leurs transcriptions. Il estime donc être victime d'une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le secret de la vie privée.

Une ingérence dans la vie privée 


La Cour rappelle que les communications téléphoniques relèvent de la vie privée et que le secret de la correspondance en fait partie. Ces principes sont consacrés par une jurisprudence constante, de l'arrêt Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984 à l'arrêt Matheron c. France du 29 mars 2005.  Il importe peu que ces écoutes aient effectuées sur la ligne d'un tiers (CEDH, 24 août 1998, Lambert c. France ; CEDH, 19 novembre 2013, Ulariu c. Roumanie). Toute écoute téléphonique constitue donc une ingérence dans la vie privée, au sens de l'article 8 de la Convention européenne.

Une ingérence dans la vie privée peut cependant être licite si elle répond à trois conditions. La première d'entre elles réside dans le fait qu'elle doit être "prévue par la loi".  La Cour note que les écoutes téléphoniques, en général, sont autorisées par l'article 91 du code de procédure pénale roumain. Toutefois, ses dispositions sont muettes sur le statut des tiers, c'est-à-dire de ceux qui sont écoutés par ricochet alors qu'ils ne sont pas visés dans l'autorisation d'interception. Aux yeux de la Cour, le caractère clair et prévisible de la loi pour les tiers n'est pas nécessairement établi. Elle préfère cependant ne pas se poser la question de l'existence  ou non d'une "loi" au sens de la Convention, dès lors qu'elle dispose d'un autre motif pour établir la violation de l'article 8.

Cette violation ne réside pas dans la seconde condition de licéité de l'ingérence qui est liée à la poursuite d'un but légitime. Nul ne conteste que les écoutes ont pour but la manifestation de la vérité lors d'une enquête pénale, but incontestablement légitime. En revanche, la troisième condition est la plus problématique, comme d'ailleurs dans presque toutes les affaires mettant en cause l'article 8. L'ingérence dans la vie privée doit en effet se révéler "nécessaire dans une société démocratique".  

La Cour effectue alors un contrôle de la proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée par rapport aux buts poursuivis. Aux yeux de la Cour, elle n'est pas établie dans la mesure où aucun recours n'était directement accessible au requérant. Certes, il pouvait contester la légalité des enregistrements, mais seulement lors de la procédure concernant ses clients. Il ne disposait d'aucune action contentieuse en son nom propre, sauf peut-être celle en responsabilité pour obtenir réparation du préjudice subi. La Cour européenne considère cependant qu'un recours indemnitaire ne saurait tenir lieu de contentieux de la légalité des écoutes.

Ce refus de considérer une action en responsabilité comme un recours suffisant est formulé dans une affaire Xavier de Silvera c. France du 21 janvier 2010, affaire étrangement semblable à celle jugée par la Cour le 3 février 2015. Il s'agissait en l'espèce d'une perquisition menée dans un château, propriété d'une association visée par une enquête pénale. Il se trouve qu'un avocat portugais louait une aile de ce chateau, et il a donc été perquisitionné, lui aussi, par ricochet. La Cour sanctionne alors une violation de l'article 8 au motif que l'avocat a été débouté de toutes ses demandes tendant à l'annulation de la perquisition et à la restitution des biens saisis. Aux yeux du droit français, ses recours étaient irrecevables, parce qu'il ne disposait pas de la qualité de "partie à la procédure" ou de "témoin assisté". 

Affiche. 1915.


Le droit français : l'écoute par ricochet demeure possible


Ainsi motivé, l'arrêt Pruteanu est présenté par certains avocats comme démontrant l'inconventionnalité du droit français. L'idée générale est alors que toute écoute par ricochet emporte violation de l'article 8 de la Convention, ce qui condamne définitivement ce type d'écoute.

La situation du droit français est-elle identique à celle du droit roumain ? Sans doute pas, car notre système juridique a désormais intégré le principe d'un recours contre les écoutes téléphoniques par ricochet. Il est vrai qu'il n'avait guère le choix, la Cour européenne ayant condamné la France dans un arrêt Matheron c. France du 29 mars 2005. A l'époque, l'absence de tout recours était évidente, puisque, depuis un arrêt du 16 mai 2000, la Cour de cassation refusait d'apprécier la légalité d'une procédure étrangère au dossier qui lui est soumis. Autrement dit, un tiers ne pouvait contester les écoutes dont il a fait l'objet par ricochet.

Depuis l'arrêt Matheron, les choses ont évolué. Dans une décision du 7 décembre 2005, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence. Elle admet désormais qu'un tiers peut contester la régularité d'une écoute. Il appartient alors au juge de contrôler sa nécessité, et la Cour avait alors considéré que l'ingérence dans la vie privée était justifiée par les nécessités d'une enquête pénale relative à un trafic international de stupéfiants. L'ingérence est donc prévue par la loi, au sens de la Convention européenne qui considère comme "loi" toute norme juridique obligatoire. Elle repose sur un but légitime et est "nécessaire" dans une société démocratique.

L'arrêt Pruteanu ne contient donc aucune condamnation de principe des écoutes visant des avocats, même par ricochet. La seule condition à ces écoutes indirectes, comme d'ailleurs les écoutes directes, est que la procédure doit être encadrée par le droit et offrir à l'intéressé un recours. S'il est vrai que ces procédures doivent permettre d'assurer l'équilibre entre le secret professionnel de l'avocat et l'intérêt de l'enquête pénale, il n'en demeure pas moins que l'avocat peut, sous certaines conditions, être écouté dans le cadre d'une enquête pénale.



dimanche 15 février 2015

La couverture du terrorisme par les médias

Le 12 février 2015, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a pris une série de décisions concernant la couverture médiatique des attentats des 7 et 8 janvier 2015. Le Conseil a ainsi prononcé trente-six mises en garde et mises en demeure touchant les radios et télévisions qui avaient décidé de diffuser une information continue sur ces évènements. 

Une bonne affaire pour l'audimat


Sans qu'il soit possible de faire la liste exhaustive de ces pratiques, force est de constater que la plupart des médias ont fait preuve d'une certaine irresponsabilité. Ont ainsi été diffusées des images violentes ou attentatoires à la dignité de la personne comme l'image non floutée du policier assassiné par les frères Kouachi devant Charlie-Hebdo. D'autres informations ont accru la difficulté de la mission des forces de l'ordre, comme la diffusion de l'identité des frères Kouachi alors qu'ils pensaient probablement ne pas être repérés ou la description de tout le dispositif policier autour de l'imprimerie où ils étaient retranchés. D'autres informations enfin étaient dangereuses non seulement pour les forces de l'ordre mais aussi pour les otages. Certains journalistes n'ont ainsi pas hésité à affirmer que certaines personnes s'étaient cachées dans la chambre froide du supermarché, mettant évidemment leur vie en danger. De toute évidence, les médias ont privilégié l'information, sans trop se préoccuper des enjeux de sécurité. Qui a oublié cette chaîne de télévision qui, le 8 janvier, communiquait sur la manière dont elle avait pulvérisé tous les records d'audience, la veille. Les attentats étaient, en tout état de cause, une bonne affaire pour l'audimat.

Aujourd'hui, le CSA met en lumière ces dérives, suscitant une levée de boucliers des médias, désormais drapés dans une posture de victimes. Catherine Nayl, du groupe TF1, demande avec une fausse naïveté  : "Que fait-on ? On met un écran noir ? Des bips pour cacher les sons ?", comme si le droit à l'information, comme s'il n'existait aucun espace entre la diffusion de toutes les informations et le silence. Le Directeur de la rédaction de France-Info déclare être victime d'une "sanction injustifiée" contre laquelle il envisage un recours. Quant au Figaro, il annonce que "le CSA sanctionne fermement les médias".

Là encore, ces propos relèvent de la communication. Il faut bien reconnaître que l'atteinte à la liberté de l'information est très modeste. Il ne s'agit en aucun cas de censure, et la question n'est pas celle de la diffusion d'une information, mais du moment de cette information, pendant les évènements ou à leur issue. Par ailleurs, aucune sanction n'a été prononcée contre les médias. Deux types de décisions ont été prises par le CSA, celles prononçant une mise en demeure, et celles prononçant une mise en garde. Aucune de ces mesures ne constitue une sanction, au sens disciplinaire du terme.

Mise en demeure et mise en garde


L'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 prévoit que "les éditeurs et distributeurs de services de radio ou de télévision (..) peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires". Si l'intéressé ne respecte pas la mise en demeure, il pourra dans un second temps, se voir infliger l'une des sanctions prévues par le texte. Compte tenu de la gravité du manquement constat, pourra donc être prononcée une suspension de la diffusion d'une partie du programme ou des séquences publicitaires, une sanction pécuniaire, voire une réduction de la durée de l'autorisation d'exploitation ou sa résiliation. 

La mise en demeure est donc une décision administrative qui fait grief à l'entreprise dans la mesure où elle lui impose une obligation de comportement. A ce titre, elle peut faire l'objet d'un recours devant le juge administratif. En revanche, elle n'est pas une sanction, et la jurisprudence en tire toutes les conséquences. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'a pas à être précédée d'une procédure contradictoire et n'est donc pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. M. Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Inter semble ignorer cette jurisprudence, lorsqu'il se plaint que les décisions du CSA aient été prises sans procédure contradictoire préalable. La mise en demeure impose seulement une obligation de se conformer à l'avenir aux règles en vigueur. C'est seulement en cas de nouveau manquement qu'une sanction est susceptible d'intervenir. 

Observons toutefois que la mise en demeure reste en vigueur sans limitation de durée. La sanction qui suivrait un nouveau manquement peut donc intervenir à tout moment. Dans l'affaire Vortex, l'entreprise est ainsi condamnée à une sanction pécuniaire huit ans après la mise en demeure. Considérées sous cet angle, les mises en demeure adressées par le CSA aux radios et télévisions le 12 février 2015 constituent autant d'épées de Damoclès menaçant celles-ci durablement. Elles devront désormais se montrer très attentives lorsqu'elles entreprennent de diffuser de l'information continue.

La mise en garde, quant à elle, n'est pas un acte administratif susceptible de recours, principe acquis depuis un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 4 octobre 1996.. En effet, elle n'impose aucune contrainte réelle à l'entreprise qui en est l'objet. Toutes les "mises en garde" adressées par le CSA aux radios et télévisions après les attentats de janvier s'analysent donc comme de simples avertissements, dépourvus de tout contenu disciplinaire.

Le CSA n'a donc pas pris de sanctions, au sens juridique du terme. Reste qu'il aurait pu le faire, et que les radios et télévisions concernées devraient plutôt se réjouir de son indulgence. 

 Le gouffre aux chimères ("Ace in the hole"). Billy Wilder. 1951

La dignité de la personne humaine


Certains des manquements observés constituent des infractions pénales. Tel est le cas de l'atteinte à la dignité de la personne, constatée lors de la diffusion de l'image du policier assassiné par les frères Kouachi. Certes l'article 226-6 du code pénal permet une plainte des ayants-droit ou des héritiers pour l'atteinte portée à leur vie privée. Mais l'action pénale repose d'abord sur la dignité du corps humain, et le respect dû à la dépouille mortelle de la personne. La formulation est très nette dans la décision du 20 décembre 2000 rendue par la Cour de cassation, et portant sur la publication de photos d'un préfet assassiné. La Cour déclare alors clairement que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine".

La sauvegarde de l'ordre public


Le second manquement réside dans l'absence de conciliation entre la liberté de l'information et la sauvegarde de l'ordre public. Contrairement à ce qu'affirment les médias concernés par les mises en demeure et les mises en garde, la liberté de l'information, comme toutes les libertés, n'a rien d'absolu. L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dont on rappelle qu'il a valeur constitutionnelle définit ainsi la liberté comme le droit de faire "tout ce qui ne nuit pas à autrui". Or, précisément, les médias ont parfois mis en danger la vie d'autrui, celle des forces de l'ordre et celle des otages de la Porte de Vincennes, par exemple lorsqu'ils ont annoncé que des personnes étaient cachées dans une chambre froide, puis que des affrontements avaient commencé à Dammartin-en-Goële. L'article 223-1 du code pénal punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait de mettre en danger la vie d'autrui.

La "maîtrise de l'antenne"


Au-delà de ces cas extrêmes, le CSA reproche aux médias de n'avoir pas pris en considération les nécessités de l'ordre public et du travail des forces de l'ordre, nécessités que le CSA a rappelées aux médias dans une lettre transmises aux rédactions le 9 janvier 2015. Cette contrainte repose sur l'obligation de "maîtrise de l'antenne" imposée aux médias par le CSA. Elle se définit très simplement comme un principe de responsabilité de l'éditeur sur ce qu'il diffuse et notamment sur les propos tenus à l'antenne.
Cette notion de maîtrise de l'antenne a aujourd'hui un contenu déontologique, et donc un fondement juridique relativement faible. Sur ce point, l'affaire illustre d'ailleurs la faiblesse de ce droit mou dont certains considèrent qu'il devrait suffire à organiser le secteur de l'information. Tel n'est pas le cas, à l'évidence, et le CSA annonce déjà qu'il va compléter sa recommandation du 20 novembre 2013 relative au traitement par les médias des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes.
C'est sans doute une bonne idée, mais on peut aussi se demander s'il ne serait pas opportun d'envisager une intervention législative précédée d'une large consultation des professionnels concernés. Ces derniers n'ont ils pas obtenu que le législateur se penche sur le secret des sources et la protection des lanceurs d'alerte ? Peut-être pourraient-ils accepter aussi qu'une loi vienne définir quelques règles claires relatives au traitement de l'information lorsque les forces de l'ordre sont confrontées à un attentat terroriste ? Le débat est ouvert.