« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 7 février 2015

La régularisation des étrangers en situation irrégulière n'est pas un droit

Par un arrêt du 4 février 2015, M. B. A., le Conseil d'Etat déclare que la circulaire Valls du 28 novembre 2012  n'est pas directement invocable par les ressortissants étrangers en situation irrégulière. Le texte indique aux préfets les critères sur lesquels ils peuvent s'appuyer pour apprécier une demande d'admission au séjour formulée par un ressortissant qui sollicite une admission au séjour portant l'une des mentions suivantes : "vie privée et familiale" ; "salarié"; "travailleur temporaire". 

De nationalité colombienne, M. B. a demandé sa régularisation en invoquant précisément sa "vie privée et familiale". Il est marié depuis 2002 à une compatriote et ils résident en France depuis 2007. Leur fils, né en 2003, y est scolarisé depuis 2009. Le préfet lui a refusé ce titre de séjour et a prononcé à son encontre, en avril 2013, une obligation de quitter le territoire français. Le tribunal administratif, puis la Cour administrative d'appel (CAA) de Paris le 4 juin 2014 ont successivement prononcé l'illégalité de ces décisions préfectorales. A leurs yeux, le requérant pouvait se prévaloir de la circulaire Valls pour obtenir son admission au séjour, puisque sa situation répondait aux critères qu'elle définit.

Des décisions contradictoires


Le 20 juin 2014, quelques jours après la décision relative au titre "vie privée et familiale", la CAA Paris avait étendu cette jurisprudence aux titres de séjour "salarié" ou "travailleur temporaire". La CAA Nancy avait, de son côté, adopté une solution identique par une décision du 11 décembre 2014.

La jurisprudence était cependant loin d'être fixée avec précision. D'autres CAA, comme celle de Lyon dans une décision du 4 décembre 2014, avaient refusé d'admettre l'invocabilité de la circulaire Valls, estimant que les étrangers en situation irrégulière "ne peuvent utilement l'invoquer", car elle est "dépourvue de caractère réglementaire".

L'arrêt du 4 février 2015 met fin aux incertitudes jurisprudentielles en refusant l'invocabilité de la circulaire.  La décision suscite évidemment l'irritation des défenseurs des droits des étrangers. Considérée comme invocable, la circulaire ne devenait-elle pas l'instrument d'un véritable droit à la régularisation pour ceux répondant aux critères qu'elle énonce ?

Des directives aux "lignes directrices"


Si l'on écarte l'approche militante de cette question, le débat juridique réside tout entier dans la question de savoir la circulaire Valls énonce, ou non, des "lignes directrices" dont les intéressés peuvent se prévaloir. Cette terminologie nouvelle a été mentionnée par le Conseil d'Etat, pour la première fois, en 2013, dans un rapport consacré au droit souple, Il désignait ainsi ce que sa formation contentieuse appelait auparavant "directive", depuis un célèbre arrêt Crédit foncier de France de 1970, c'est-à-dire une catégorie spéciale de circulaires, celles dont l'objet était précisément de donner aux agents des critères pour l'utilisation de leur pouvoir discrétionnaire. Il est probable que cette qualification de "lignes directrices" trouve son origine dans la volonté d'écarter le terme de "directive" pour mettre fin à la confusion susceptible d'intervenir avec les textes de l'Union européenne.

La CAA Paris applique cette notion nouvelle en matière contentieuse dans sa décision du 4 juin 2014. Elle affirme que la circulaire Valls énonce des "lignes directrices" et qu'il est donc possible de s'en prévaloir devant le juge. La décision repose sur la volonté d'encadrer le pouvoir discrétionnaire du préfet en lui imposant le respect des critères de régularisation préalablement définis. Le raisonnement peut sembler séduisant, car il s'appuie sur le principe d'égalité. Les étrangers qui demandent leur régularisation ne doivent-ils pas être traités de la même manière sur l'ensemble du territoire ? Le principe d'égalité ne s'applique-t-il pas à l'ensemble des actes administratifs, y compris ceux pris sur le fondement du pouvoir discrétionnaire ?

Cherchez Hortense. Pascal Bonitzer. 2012.
Claude Rich et Jean-Pierre Bacri

Le contrôle de l'acte et la compétence de son auteur


Le raisonnement repose pourtant sur une confusion entre le contrôle de l'acte par le juge et l'étendue de la compétence de son auteur. Et c'est précisément ce que sanctionne le Conseil d'Etat. Il affirme certes que la régularisation d'un étranger est une mesure gracieuse, mais refuse l'encadrement du pouvoir discrétionnaire voulu par la CAA et une partie de la doctrine.

Si l'on considère le contrôle de la mesure de régularisation, elle relève certes du pouvoir discrétionnaire et peut donc être censurée pour erreur manifeste d'appréciation, y compris dans un cas de violation flagrante du principe d'égalité. Nul ne le conteste, et certainement pas le Conseil d'Etat.

En revanche, si l'on considère la compétence préfectorale, celle-ci s'exerce librement, sans que les "lignes directrices" imposent à son appréciation discrétionnaire des critères préalablement définis. D'une part en effet, aucune disposition n'impose au préfet de délivrer un titre de séjour à l'étranger qui répond à l'un des critères définis par la circulaire. Son texte mentionne ainsi que, lorsqu'un ou plusieurs de leurs enfants sont scolarisés en France, la circonstance que les deux parents soient en situation irrégulière "peut ne pas faire obstacle" à leur admission au séjour. Autant dire qu'il peut aussi faire obstacle à l'octroi d'un titre de séjour. D'autre part, aucune disposition n'impose au préfet de refuser un titre de séjour à un étranger qui ne remplit pas les critères fixés par la circulaire Valls. On a vu ainsi, récemment, un jeune homme obtenir sa régularisation parce qu'il s'était montré particulièrement courageux en participant aux secours lors de l'incendie d'un immeuble d'Aubervilliers.

Le préfet doit donc, et c'est la seule contrainte qui pèse sur lui, apprécier chaque demande comme un cas particulier, et évaluer l'ensemble de la situation personnelle de l'intéressé. Les critères fixés par la circulaire Valls sont destinés à l'aider dans cet examen, mais rien ne lui interdit de les écarter ou de s'appuyer sur d'autres éléments.

En refusant l'invocabilité de la circulaire Valls devant le juge, le Conseil d'Etat se borne à réaffirmer une jurisprudence constante que l'adoption de la notion de "lignes directrices" ne modifie en rien. Il avait statué dans ce sens à propos de la circulaire Chevènement du 24 juin 1997 autorisant déjà la régularisation de certains étrangers (CE 22 février 1999, époux Useyin). Dans un arrêt du 19 septembre 2014 M. B. A.,  il avait déjà accepté la notion de "lignes directrices" en considérant toutefois que les commissions compétentes pour l'attribution des bourses aux enfants français scolarisés à l'étranger pouvaient parfaitement déroger aux critères fixés par ces "lignes directrices" qui n'étaient donc pas invocables devant le juge.

On pourrait certes critiquer ce maintien d'une compétence qui se rapproche du pouvoir "purement discrétionnaire" identifié par la Charles Eisenmann. Il n'en demeure pas moins qu'il a au moins le mérite de reposer sur l'examen particulier du dossier et d'imposer un traitement individuel de chaque demande. En tout état de cause, ce n'est pas au juge administratif de décider si la régularisation des étrangers en situation irrégulière doit devenir un droit. Un tel choix relève du législateur, et de lui seul.

mardi 3 février 2015

Le Conseil d'Etat reconnaît ses propres errements

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 janvier 2015, M. B., engage la responsabilité de l'Etat pour le préjudice causé au requérant par la violation de son droit à ce que ses recours soient jugés dans un délai raisonnable. En l'espèce, les trois recours engagés par le requérant avaient été jugés par le Conseil d'Etat en première et dernière instance. Les retards dont il a été victime sont donc le fait du Conseil d'Etat, et de lui seul.

Après avoir fait l'objet d'une "évaluation à 360°" qui ne lui a sans doute pas été favorable, M. B., haut fonctionnaire du Quai d'Orsay est informé, en septembre 2010, qu'un rapport d'inspection l'accuse d'avoir tenu des propos inappropriés au personnel féminin de son ambassade et d'avoir "fait preuve d'acharnement" en tenant, "de façon répétée, des propos humiliants" à l'égard de l'une de ses subordonnées. Une procédure disciplinaire est immédiatement engagée, s'achevant par la mise à la retraite d'office de l'intéressé.

Trois arrêts et trois retards


Celui-ci a saisi le Conseil d'Etat de trois recours. Le premier, déposé le 27 septembre 2010, demandait l'annulation de la notation administrative dont il avait fait l'objet le 12 juillet 2010. Le second, du 3 novembre 2010, contestait l'acte mettant fin à ses fonctions et nommant son successeur. Le troisième enfin, enregistré le 22 mars 2011, contestait la légalité de la sanction disciplinaire et de l'arrêté le radiant du corps des ministres plénipotentiaires.

Les trois requêtes ont été rejetées, les deux premières le 17 juillet 2013 après respectivement deux ans et neuf mois et deux ans et dix mois de procédure, et la troisième le 13 novembre 2013, après deux ans et huit mois. Ces délais sont évidemment fort longs, surtout si on les compare à la durée de la procédure disciplinaire visant M.B.. Engagée en octobre 2010, elle s'est achevée le 3 février 2011. Elle a donc duré trois mois, délai qui n'a même pas permis à l'intéressé d'obtenir du juge administratif des pièces de son dossier dont il n'avait pas eu communication. A elle seule, cette illégalité flagrante de la procédure aurait dû retenir l'attention du Conseil d'Etat, la communication du dossier étant une garantie fondamentale du fonctionnaire, et le principe du contradictoire s'imposant à toutes les juridictions.

Dans sa décision du 30 janvier 2015, le Conseil d'Etat exerce un contrôle de la durée excessive, ou non, de chacune des trois procédures. Il parvient à la conclusion, un peu étrange, que la durée de procédure était effectivement excessive pour les deux premières et pas pour la troisième.

Le délai raisonnable


Le contrôle du juge repose sur le principe selon lequel les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Dans l'arrêt, le Conseil d'Etat affirme que ce principe trouve son origine dans les "principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives", formule qui figure déjà dans la décision d'Assemblée du 28 juin 2002 Garde des Sceaux ministre de la justice c. M. Magiera.

Certes, mais ces "principes généraux" trouvent eux-mêmes leur origine dans la Convention européenne des droits de l'homme, d'ailleurs citée dans les visas de la décision. Son article 6 § 1 énonce que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable (...)". Cette norme impose aux Etats d'organiser leur système juridique de manière à ce que les requérants et justiciables obtiennent une décision définitive, sans souffrir de retards qui en compromettraient l'efficacité.

Dans son arrêt du 26 octobre 1989 H. c. France, la Cour européenne précise que la durée à prendre compte pour apprécier son caractère raisonnable, ou non, a pour commencement la saisine de la juridiction et pour fin la date de notification du jugement. De son côté, le Conseil d'Etat, dans son arrêt Le Helloco du 6 mars 2009, affirme que ce caractère raisonnable s'apprécie "de manière à la fois globale et particulière à chaque instance". La formule peut surprendre, mais elle rend compte d'une réalité somme toute relativement simple.

Arman. Les rouages du temps. 1975. Accumulation de rouages d'horlogerie, résine et plexiglas


"De manière particulière à chaque instance"


Le délai raisonnable s'apprécie "de manière particulière à chaque instance", c'est-à-dire recours par recours, et non pas à partir de l'ensemble de la relation du requérant avec les juges. Dans le cas de M. B., chacun de ces trois recours est donc examiné, solution certes la plus simple mais qui n'est pas sans poser problème. En effet, M. B. n'a pas seulement été victime d'une lenteur constatée dans chacun des recours. Il a aussi eu à souffrir de difficultés d'articulation entre ses requêtes, elles-mêmes sources de retards. Par exemple, il a été victime du fait que le recours contre la sanction prise à son encontre a été jugé alors qu'il n'avait toujours pas obtenu du juge administratif la décision portant sur la communication de certains éléments de son dossier. La réparation qu'il peut obtenir est donc nécessairement une réparation partielle qui ne couvre qu'une partie du préjudice subi.

"De manière globale"


Le délai raisonnable est aussi évalué "de manière globale", ce qui signifie que le juge prend en considération, pour chaque recours un certain nombre de critères. En l'espèce, deux critères essentiels sont invoqués.

La complexité de l'affaire


Le premier est la complexité de l'affaire. Il ne figure pas expressément dans l'arrêt, mais le Conseil d'Etat s'y réfère indirectement, lorsqu'il mentionne que la décision du 13 novembre 2013, celle sur la sanction, présentait des "implications en termes jurisprudentiels" qui ont justifié qu'elle soit jugée en assemblée du contentieux.

On se souvient que cet arrêt est à l'origine d'un revirement jurisprudentiel, le Conseil d'Etat exerçant désormais un contrôle normal sur les sanctions disciplinaires. Ce contrôle n'a en aucun cas bénéficié à M. B. qui a vu son recours rejeté. Il a en revanche profité au Conseil d'Etat qui a pu se présenter comme un ardent défenseur des droits des fonctionnaires, alors que, dans la même décision, il écartait le moyen tiré d'une violation évidente du principe d'impartialité, allant à l'encontre à la fois de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

Aujourd'hui, le Conseil d'Etat affirme que ce choix, qui incombe entièrement à la Haute Juridiction, de faire juger l'affaire par l'assemblée du contentieux est un élément de sa complexité et qu'il justifie donc un délai plus long. Il n'empêche que la complexité en cause trouve son origine dans la décision du Conseil d'Etat lui-même. L'argument revient en quelque sorte à dire que l'affaire est complexe lorsque le Conseil d'Etat décide que l'affaire est complexe.

Cette affirmation va-t-elle convaincre M. B. ? Il pense sans doute aujourd'hui que la Haute Juridiction a préféré attendre un peu, attendre que les auteurs de la décision exercent d'autres fonctions, attendre peut-être qu'il ait effectivement atteint l'âge de la retraite... Bref, laisser passer un peu d'eau sous les ponts, particulièrement le pont Alexandre III, celui qui est juste devant le Quai d'Orsay.

Pour ce qui est de l'arrêt du 17 juillet 2013, le Conseil d'Etat refuse de considérer que l'affaire présentait une quelconque complexité. Il a donc rejeté avec vaillance l'argument de l'administration qui estimait que, si ces affaires ne présentaient pas une complexité particulière, elles "nécessitaient néanmoins une analyse approfondie". Devrait-on en déduire que les affaires jugées en moins de trois ans ne font pas l'objet d'une analyse approfondie et que la bonne justice est nécessairement lente ? Le Conseil d'Etat a heureusement réfuté une telle analyse et admis que, dans le cas de l'arrêt du 17 juillet 2013, il y avait bien dépassement du délai raisonnable.

La situation particulière du requérant


Le second critère est la situation particulière du requérant. Dans son arrêt Dobbertin c. France du 25 février 1993, la Cour européenne affirme que la lenteur de la procédure peut être le fait du requérant, de ses retards pour fournir des pièces par exemple. Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce et le juge ne mentionne pas que M. B. ait fait quoi que ce soit pour ralentir ces procédures.

Au contraire, le juge fait observer que le requérant avait intérêt à ce que les deux premiers litiges, et notamment celui portant sur le décret mettant fin à ses fonctions d'ambassadeur soient tranchés rapidement. En effet, le 17 juillet 2013, au moment où la décision intervient, elle ne présente plus guère d'intérêt. Pour le requérant d'abord : il a été mis à la retraite d'office en février 2011, soit dix-sept mois avant la décision qui statue sur le point de savoir si le décret qui met fin à ses fonctions d'ambassadeur repose sur des motifs d'intérêt général ou constitue une sanction déguisée. Pour le Conseil d'Etat ensuite, qui se retrouve dans la situation d'avoir à juger d'une mesure préalable à la procédure disciplinaire sur laquelle il va devoir statuer dans un autre recours. Ce saucissonnage des décisions ne l'a-t-il pas empêché de voir l'essentiel, et notamment le fait que toutes les décisions affectant la carrière de M. B., suspension de ses fonctions, nomination de son successeur, saisine du Conseil de discipline, présidence du Conseil de discipline et proposition de la sanction, toutes ces décisions avaient été prises ou proposées par une seule et même personne ? A l'époque, le Rapporteur public avait conclu que ladite personne aurait été bien inspirée de s'abstenir de siéger, sans que le Conseil d'Etat s'émeuve de cette curiosité.

Certes, M. B. avait intérêt à ce que ces litiges soient tranchés rapidement, et il doit méditer aujourd'hui sur les sept cents euros accordés par la Haute Juridiction. Reste que cette réparation, aussi modeste soit-elle, constitue la reconnaissance d'un échec dans le traitement d'une affaire. Derrière le saucissonnage, il n'existe qu'une seule affaire mettant en question l'ensemble de la carrière d'un haut fonctionnaire. Et cette affaire n'a jamais été envisagée de manière globale. Il ne reste plus à espérer que la Cour européenne des droits de l'homme pourra, enfin, apprécier la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de l'ensemble de cette procédure.




samedi 31 janvier 2015

L'usurpation d'identité : le faux site de Rachida Dati

Le 18 décembre 2014, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé la première condamnation pour usurpation d'identité numérique, délit créé par la loi du 4 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Elle introduit dans le code pénal un article 226-4-1 rédigé en ces termes : "Le fait d'usurper l'identité d'un tiers ou de faire usage d'une ou plusieurs données de toute nature permettant de l'identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d'autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". 

En l'espèce, à l'usurpation d'identité s'ajoute le délit de piratage réprimé par l'article 323-3 du code pénal. Les auteurs de ces infractions ont en effet habilement exploité des failles de sécurité du site officiel de Rachida Dati. S'introduisant dans ce site, ils ont ouvert aux internautes la possibilité de publier de faux "communiqués officiels" au nom de Rachida Dati et à son préjudice. Une confusion avec le site officiel était donc créée, d'autant qu'aucun élément satirique ou parodique n'était mentionné. Au contraire l'internaute était invité à déposer un commentaire ("Je vous offre un communiqué") et, à l'issue de la procédure, il était remercié "pour ce geste citoyen". Les auteurs des infractions avaient fait beaucoup de publicité sur les réseaux sociaux, au point que l'équipe de Rachida Dati s'est aperçue de la manoeuvre en constatant la croissance exponentielle du nombre de visites sur le site.

L'auteur du faux site est condamné à 3000 € d'amende, et l'hébergeur à 500 € pour complicité. A dire vrai, les sanctions sont relativement modestes, sans doute parce que les intéressés n'ont tiré aucun bénéfice de l'opération. Il n'en demeure pas moins que l'affaire montre que l'infraction d'usurpation d'identité n'est pas seulement dissuasive, voire symbolique. Elle peut désormais fonder des condamnations. 

Les intentions de l'auteur de l'infraction


Encore faut-il que le délit soit constitué. Le problème est que le délit d'usurpation d'identité emporte nécessairement une appréciation par le juge des intentions de son auteur. En effet, l'usurpation doit être réalisée "en vue de troubler la tranquillité de la victime ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération". Cette formulation n'est pas sans proximité avec l'infraction qui réprime les appels téléphoniques ou les messages réitérés malveillants. Eux aussi doivent été effectués, aux termes de l'article 222-16 c.pén. "en vue de troubler la tranquillité d'autrui".

Sur ce point, la Cour de cassation exige des juges du fond qu'ils établissent le lien entre les faits et le trouble à la tranquillité de la victime. Dans une décision rendue le 17 septembre 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne sur ce point la Cour d'appel de Lyon, précisément dans une affaire de messages réitérés malveillants. Certes M. X. avait envoyé à Mme Y., en une nuit, trente-trois SMS lui expliquant qu'il venait de s'empoisonner, qu'il mourrait pour elle et qu'il l'autorisait à venir le voir à la morgue. Pour la Cour d'appel, l'existence même de ces messages suffit à démontrer la volonté de troubler la tranquillité de la destinataire. Pour la Cour de cassation, cette motivation est insuffisante, et la Cour d'appel aurait dû rechercher si la réception des messages s'accompagnait, ou non, d'un signal sonore. Autrement dit, le trouble à la tranquillité doit être matériellement caractérisé.

Dans le cas de Rachida Dati, le juge déduit l'atteinte à la tranquillité des déclaration mêmes des prévenus lors de l'audience. Ils ont reconnu, en effet, avoir adressé un lien vers le faux site à quatre mille contacts sur twitter et admis avoir pour objet une atteinte à l'honneur et à la considération de l'intéressée. Les commentaires déposés, souvent sexistes ou obscènes, ne laissaient d'ailleurs aucun doute sur cette motivation, les prévenus ne les ayant pas modérés ou retirés.

Cas d'usurpation d'identité. Les Guignols de l'Info. Mars 2014.

Problèmes de preuve


En l'espèce, les éléments de preuve résultent des déclarations des prévenus. Leur défense semble avoir été particulièrement maladroite, relayée d'ailleurs par différents internautes qui n'ont vu dans cette pratique qu'un "humour potache"  ou la simple volonté d'"exploiter une faille de sécurité dans la joie et la bonne humeur". Hélas pour eux, l'humour potache peut être constitutif d'un comportement pénalement sanctionné. 

Reste que la preuve de l'infraction, et surtout l'identification de son auteur, n'est pas toujours aussi simple. Dans bien des cas, les victimes devront s'appuyer sur la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique qui impose aux hébergeurs de conserver les données "de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l’un des contenus des services dont elles (ces personnes) sont prestataires”. Dans d'autres cas, les poursuites seront compliquées par le fait que la plupart des sites illégaux s'installent à l'étranger, précisément pour se soustraire aux rigueurs du droit français. 

L'avenir dira si ce délit d'usurpation d'identité est effectivement utile pour lutter contre ce type de pratiques. La présente décision ne permet guère de répondre à cette question, les auteurs de l'usurpation se cachant à peine et résidant sur le territoire français. Autant dire qu'ils étaient particulièrement faciles à retrouver, et à sanctionner. 

Reste tout de même à s'interroger sur l'exploitation des failles de sûreté à laquelle ils se sont livrés. C'est même leur seule défense, puisqu'ils expliquent que, si ces failles n'avaient pas existé, les délits d'usurpation et d'identité et de piratage n'auraient pas pu se produire. A l'appui de cette justification, ils peuvent citer l'article 34 de la loi du 6 janvier 1978, qui fait obligation au responsable du traitement de "prendre toutes précautions utiles (...) pour préserver la sécurité des données." Le manquement à cette obligation est puni d'une peine qui peut atteindre cinq années d'emprisonnement t 300 000 € d'amende. Sur ce point, l'existence même du délit d'usurpation d'identité permet de ne plus présenter l'exploitation des failles de sûreté comme une activité ludique, dépourvue de sanction. Désormais, le coupable n'est pas seulement l'informaticien qui a laissé subsister une faille dans son logiciel mais celui qui l'a exploitée dans le but de troubler la tranquillité d'autrui. C'est tout de même plus satisfaisant pour l'esprit.


jeudi 29 janvier 2015

Mariage pour tous : la Cour de cassation et l'économie de moyens

Le 28 janvier 2015, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision très attendue, décision qui garantit l'effectivité de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle y fait une application constructive de la convention franco-marocaine relative au statut des personnes et de la famille. 

Son article 1er affirme que "l'état et la capacité des personnes physiques sont régis par la loi de celui des deux Etats dont ces personnes ont la nationalité". Autrement dit, un Marocain résidant en France reste soumis à la loi marocaine, et donc à la prohibition du mariage entre personnes de même sexe. Comment passer outre une telle prohition pour faire prévaloir le droit au mariage ? La Cour de cassation a trouvé la solution en appliquant l'article 4 de cette même convention, qui autorise les juges à écarter une disposition du droit de l'autre Etat partie qui ne serait pas conforme à l'ordre public.

Le traité supérieur à la loi


René X., de nationalité française, et Mohammed Y. de nationalité marocaine mais résidant en France, veulent se marier. L'article 202-1 du code civil , dans sa rédaction issue de la loi de 2013, affirme que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Les étrangers partageant peuvent donc se marier avec un Français ou une Française, quand bien même leur pays d'origine n'autoriserait pas le mariage pour tous. Cette disposition a évidemment pour objet d'assurer le respect du principe non-discrimination devant le mariage. 

Pour les requérants, le problème réside dans le fait que, bien avant la loi du 17 mai 2013, la France avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales, dont une avec le Maroc en 1981. Le principe en est simple : lorsqu'un ressortissant marocain veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit de son pays d'origine qui s'applique. Ce traité a eu pour conséquence de faire obstacle à la célébration de l'union. Le procureur de la République a fait opposition au mariage, au nom de la supériorité du traité sur la loi.

Aux termes de l'article 34-1 du code civil, les maires célèbrent les mariages sous le contrôle du procureur de la République. René X. et Mohammed Y. ont donc été contraints de demander au juge l'annulation ou la main-levée de cette opposition. Ils ont obtenu satisfaction auprès des juges du fond, mais le parquet s'est pourvu en cassation.

L'article 4 de la Convention


La décision intervenue le 28 janvier 2015 donne le sentiment que la Cour privilégie l'économie de moyens. L'article 4 de la Convention franco-marocaine offre en effet au juge interne une soupape de sûreté. Il précise que la loi d'un des deux Etats désignés par la Convention peut être écartée par les juridictions de l'autre Etat si elle est "manifestement incompatible avec l'ordre public". Tel est le cas, affirme la Cour de cassation, de la loi marocaine qui s'oppose au mariage des personnes de même sexe, puisqu'elle heurte directement le droit français.

Economie de moyens certes, mais cela ne signifie pas que la décision soit sans conséquences. Car la Cour de cassation affirme clairement que le droit au mariage est un élément de "l'ordre public" français.

La Cour ne donne guère de précisions, mais on peut penser qu'elle s'appuie sur la décision du 13 août 1993, par laquelle le Conseil constitutionnel consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, il la rattache à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Ce fondement constitutionnel du droit au mariage laisse cependant entrevoir que la Cour de cassation aurait pu s'appuyer sur d'autres arguments. C'est d'ailleurs ce que suggéraient les juges du fond, et la Cour se donne la peine d'opérer une substitution de motifs, allant en quelque sorte du plus solennel au moins solennel, adoptant finalement la solution la plus simple, celle qui trouve son origine dans les termes mêmes de la Convention contestée.

Il convient de revenir brièvement sur les motifs écartés par la Cour, ceux auxquels la décision a en quelque sorte, échappé.
Georges Braque. Le couple. 1963

Les motifs écartés


Le premier motif possible résidait précisément dans ce fondement constitutionnel qui aurait très bien être explicité dans la décision. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, la Cour reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdisait donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du droit au mariage et surtout du principe d'égalité devant la loi. La Cour a sans doute préféré un fondement textuel à un fondement jurisprudentiel.

Un autre motif possible consistait à invoquer directement la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. En l'espèce, la Cour de cassation ne mentionne pas ce motif, peut-être tout simplement parce qu'il n'a pas été soulevé dans le pourvoi. Certains juges du fond n'ont pourtant pas hésité à s'y référer, en particulier le TGI de Rennes, dans sa décision du 26 juin 2014, décision également rendue à propos d'une union franco-marocaine. Il n'en demeure pas moins qu'affirmer la supériorité d'une convention sur une autre, même multilatérale, n'a rien d'évident. On comprend que la Cour ait préféré l'éviter.

Une troisième motif, cette fois formellement écarté, figure dans la formule selon laquelle la convention franco-marocaine "ne heurte aucun principe essentiel du droit français". C'est sans doute l'ambiguité de la formule qui justifie que le motif ne soit pas retenu. Certes la Cour l'a déjà utilisée, dans un avis du 7 juin 2012 interdisant la transcription en France du jugement d'adoption plénière d'un enfant adopté en Grande Bretagne, par un couple homosexuel. La Cour d'appel avait refusé cette transcription, en se fondant sur la violation de l'article 346 du code civil, qui précise que nul ne peut être adopté par plusieurs personnes, si ce n'est par deux époux. La Cour de cassation écarte ce moyen, en affirmant que l'article 346 ne consacre pas un "principe essentiel reconnu par le droit français". Dans cet avis, l'ambiguité était volontaire. La formule permettait à la Cour de ménager la possibilité de transcrire un jugement d'adoption prononcé à l'étranger au profit d'un couple non marié. Il est très probable que, dans sa décision du 28 janvier 2015, la Cour n'a pas voulu considérer le principe de non-discrimination comme un "principe essentiel du droit français", qualification d'ailleurs inutile si l'on considère qu'il a déjà valeur constitutionnelle.


Enfin, quatrième et dernier motif écarté, la Cour mentionne que la convention ne heurte pas davantage "la conception française de l'ordre public international en matière d'état des personnes". La Cour aurait pu s'appuyer sur sa décision du 23 octobre 2013.' S'appuyant sur ce même article 4 de la Convention franco-marocaine, elle avait écarté la loi marocaine autorisant la répudiation de l'épouse par le mari, en invoquant sa contrariété avec la "conception française de l'ordre public international". Le refus d'adapter cette jurisprudence au domaine du mariage des couples de même sexe trouve sans doute son origine dans le fait qu'il n'existe aucun consensus international dans ce domaine. L'existence même de ces conventions bilatérales montre le contraire. Le mariage pour tous est rejeté au  Maroc certes, mais aussi en Pologne, en Tunisie, au Laos, au Cambodge, au Vietnam, en Algérie, à Madagascar, et dans les Etats de l'ex-Yougoslavie.

La substitution de motifs opérée au profit d'un fondement textuel incontestable, l'article 4 de la Convention, présente l'avantage de poser une règle claire. La Cour résiste ainsi aux sirènes du droit naturel, à la tentation de consacrer des principes flous au contenu normatif incertain. L'inconvénient réside dans le fait que pour le moment, la Convention franco-marocaine est écartée, et seulement elle. Car tous les traités bilatéraux passés dans ce domaine n'ont peut-être pas un article 4 aussi commode permettant aux juges français de s'abstraire de systèmes juridiques parfois directement inspirés par la Charia. Il est donc probable que, dans les moins qui viennent, la Cour sera appelée à se prononcer sur d'autres mariages, avec des ressortissants d'autres Etats signataires de ce type de conventions. Elle aura alors à sa disposition toute une série de motifs pour garantir l'égalité devant le mariage, définitivement cette fois.

dimanche 25 janvier 2015

La déchéance de nationalité pour terrorisme

Le 24 janvier 2015, le Conseil constitutionnel a rejeté la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Ahmed S.  Naturalisé en février 2003, le requérant a été condamné en mars 2013 à sept années d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Il était en effet l'un des recruteurs d'Al Qaida dans notre pays, sa mission consistant à envoyer des combattants volontaires en Afghanistan, en Somalie et en Irak.

Compte tenu de la durée de sa détention provisoire, il est libérable fin 2015. Avant la fin de sa peine, un décret du 28 mars 2014 a prononcé à son égard une déchéance de nationalité, sanction qu'il conteste devant le juge administratif. A l'occasion de ce recours, il pose une QPC portant sur la conformité à la Constitution des dispositions de l'alinéa 1er de l'article 25 et de l'article 25-1 du code civil (c.civ.), QPC renvoyée par le Conseil d'Etat le 31 octobre 2014.

La déchéance de nationalité existe dans notre système juridique depuis la première guerre mondiale. La loi du 7 avril 1915, modifiée par celle du 18 juin1917 permettait alors de révoquer la naturalisation des personnes originaires de pays en guerre contre la France, législation qui fut d'ailleurs peu utilisée. La loi du 10 août 1927 a maintenu cette possibilité, cette fois en temps de paix. Depuis cette date, la déchéance de nationalité est demeurée dans notre système juridique, avec quelques évolutions cependant. La plus importante est peut-être celle introduite par la loi du 16 mars 1998 qui interdit de prononcer la déchéance lorsque cette mesure aurait pour conséquence de rendre l'intéressé apatride. Cette disposition trouve son origine dans la Convention de New York du 30 août 1961 qui interdit aux Etats signataires de créer des apatrides.

Question nouvelle, ou pas ?


Le premier problème est celui de la recevabilité de la requête. En principe, la QPC ne peut porter que sur une disposition législative qui n'a pas encore été contrôlée par le Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances de droit ou de fait. Or, le texte de 1996 a été déféré au Conseil qui a rendu sa décision le 16 juillet 1996. Si les dispositions relatives à la déchéance pour terrorisme lui ont bien été soumises, il ne le mentionne pas formellement dans le dispositif de sa décision. Dès lors, le Conseil constitutionnel, comme il l'avait déjà fait dans sa décision du 17 mars 2011 et comme l'a fait le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi, estime que les dispositions en question n'ont pas déjà été jugées conformes à la Constitution. Elles peuvent donc faire l'objet d'un nouvel examen.

La QPC porte à la fois les motifs de la déchéance de nationalité (art. 25 al. 1 c.civ.), et sur le délai durant lequel elle peut être prononcée (art. 25-1 c.civ.). 

Déchéance de la nationalité et terrorisme


La déchéance de nationalité peut être prononcée pour plusieurs motifs. Peuvent être déchues les personnes condamnées, pour un crime ou un délit constituant soit une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation (trahison, violation du secret de la défense nationale..), soit une atteinte à l'administration lorsqu'elle est commise par une personne exerçant une fonction publique. En dehors de toute condamnation pénale, la déchéance peut également être prononcée lorsque sont constatés des "actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France". Cette formule vise les personnes qui se seraient livrées à des activités d'espionnage, quand bien même elles n'auraient jamais été jugées pour de tels faits.

Le recours de M. Ahmed S. porte sur le motif de déchéance énoncé dans l'alinéa 1 de l'article 25, issu de la loi du 22 juillet 1996. Il vise la personne "condamnée pour crime ou délit constituant un acte de terrorisme". Tel est bien le cas du requérant, condamné sur le fondement de l'article 422-2-1 du code pénal (c.pén.). L'association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste est en effet un délit passible de dix années d'emprisonnement.


Deux catégories de Français ?


Sur la déchéance pour motif de condamnation pour terrorisme (art. 25 al. 1), il faut bien reconnaître que les moyens du requérant sont faibles. Le principal réside dans l'atteinte au principe d'égalité. Il est vrai que la loi impose, au regard de la déchéance, une différence de traitement entre les Français d'origine et les Français par acquisition de la nationalité. La déchéance ne peut concerner que les seconds, et les avocats du requérant n'ont pas manqué de faire observer que le droit privilégiait les Français "de souche", expression suggérant que le Conseil constitutionnel pourrait être accusé de faire le lit du Front National s'il acceptait une telle distinction...

Au-delà de la rhétorique, le moyen consiste à demander au Conseil de revenir sur sa jurisprudence du 16 juillet 1996. A l'époque, il avait décidé que l'égalité entre les Français d'origine et les Français par acquisition devait être appréciée par rapport à l'objet de la loi.

Au regard du droit de la nationalité stricto sensu, tous les Français sont dans le même situation et l'égalité doit être garantie. Ainsi, le refus d'extrader une personne qui a la nationalité française au moment des faits qui lui sont reprochés repose sur le droit de ne pas être remis à une autorité étrangère, principe rattaché au droit de la nationalité. La différence de situation liée à la date de l'infraction est donc en rapport avec l'objet direct de la loi. Ce principe, affirmé dans la décision QPC du 14 novembre 2014 Mario S., n'est pas remis en cause par celle du 24 janvier 2015. Dans le cas de Ahmed S., le Conseil rappelle que les Français d'origine et les Français par acquisition sont en principe dans la même situation. L'objet de la loi n'est pas cependant de modifier le droit de la nationalité mais de lutter contre le terrorisme. Par voie de conséquence, le droit peut, "pour une durée limitée" et compte tenu de l'objectif poursuivi, autoriser une différence de traitement.

Cette appréciation de l'objet de la loi permet ainsi de maintenir le caractère exceptionnel de la procédure. On n'est pas déchu dans un but d'exclusion de la communauté nationale, mais dans le but de démanteler des réseaux terroristes. Au demeurant, il faut rappeler que la déchéance ne concerne que les personnes qui ont une autre nationalité, et Ahmed S. conserve sa nationalité marocaine.

Les délais


Les moyens articulés à l'encontre de l'article 25-1 c.civ. sont également écartés par le Conseil constitutionnel. Le requérant conteste plus particulièrement deux modifications législatives intervenues postérieurement à la loi de 1996 qui concernent toutes deux des allongements de délai.

Le premier délai est celui de la date des faits à prendre en considération. L'article 25-1 c.civ. prévoit que la déchéance est encourue s'ils se sont produits antérieurement à l'acquisition de la nationalité ou dans un délai de dix ans après celle-ci. Cette possibilité de prendre en considération des faits antérieurs à la naturalisation a été introduite dans le code civil par la loi du 26 novembre 2003, Pour le requérant, cette modification législative conduit à un allongement d'une durée indéterminée, et l'avocat n'hésite pas à considérer qu'il s'agit d'une sorte d'imprescriptibilité. Pour le Conseil constitutionnel, ce délai ne conduit pas à une remise en cause de la date durant laquelle la nationalité peut être remise en cause. Cette disposition est, au contraire, conforme à l'objet de la loi, dès lors que certains réseaux terroristes implantent des "cellules dormantes" dont certains membres s'efforcent d'acquérir la nationalité du pays d'accueil et ne passent à l'action que longtemps après cette date.

Le second délai est celui durant lequel il est possible de prononcer la déchéance, après l'acquisition de la nationalité. La loi du 23 janvier 2006 l'a porté de dix à quinze ans, allongement contesté par le requérant qui estime qu'il porte une atteinte disproportionnée au principe d'égalité. Il établit en effet une durée plus longue lorsque la déchéance est prononcée pour terrorisme que pour d'autres motifs. Là encore, le moyen est écarté car la déchéance ne peut être prononcée qu'après la condamnation pour terrorisme. Or celle-ci est souvent l'aboutissement d'une instruction extrêmement longue, compliquée par l'opacité et le caractère international des réseaux terroristes. Le délai de dix ans risquerait donc de rendre inefficace la possibilité de déchéance et c'est donc la spécificité des poursuites pour terrorisme qui justifie une telle mesure.

Une jurisprudence classique


D'autres moyens sont soulevés comme l'atteinte à la vie privé ou à la sécurité juridique, mais tous sont rapidement écartés. A dire vrai, compte tenu de la clarté de la jurisprudence de 1996, on ne pouvait guère s'attendre à un revirement. Ceux qui pensent que le Conseil constitutionnel a pris sa décision sous la contrainte médiatique, à un moment où le terrorisme est, plus que jamais, considéré comme une menace immédiate, doivent reconsidérer leur position. La décision du 23 janvier 2015 est simplement la mise en oeuvre d'une jurisprudence classique.

S'analyse-t-elle comme une atteinte importante aux libertés publiques ? Certes, la déchéance de nationalité s'accompagne certainement d'arrière-pensées. Ayant perdu sa nationalité française, Ahmed S. sera très probablement expulsé ou extradé au Maroc. Sans doute, mais qui blâmera les autorités d'écarter une personne condamnée pour avoir été un recruteur d'Al Qaida ? En outre, il convient de rappeler qu'Ahmed S. bénéficiera alors de tous les recours ouverts aux personnes dans cette situation.

Les études menées sur la pratique de la déchéance de la nationalité depuis 1996 révèlent  une utilisation extrêmement faible de cette procédure. Dans le rapport parlementaire sur le projet de loi relatif à l'immigration de septembre 2010, Thierry Mariani évoque "moins de dix cas" en dix ans. Lors de la séance du 16 septembre 2014 à l'Assemblée nationale, Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, reconnaît qu'entre 2007 et 2011, il n'y a pas eu de déchéance de nationalité prononcée. Et s'il y en a eu une en 2012, ce n'est pas pour des faits de terrorisme. La déchéance de la nationalité est donc une mesure exceptionnelle, et qui doit le rester. Ce n'est pas pour autant qu'elle est inutile.

jeudi 22 janvier 2015

Le recours de Julien Aubert : les petites affaires posent les grandes questions

Personne n'a oublié cet échange d'importance capitale entre le députés Julien Aubert (UMP) et Sandrine Mazetier (PS), le 7 octobre 2014, alors que la seconde était présidente de séance à l'Assemblée nationale. Le député s'est adressée à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire (soit 1378 €). La sanction était ensuite confirmée par le Bureau de l'Assemblée nationale.

L'affaire rebondit aujourd'hui, Julien Aubert ayant annoncé le 19 janvier 2015 qu'il avait déposé un recours contre cette sanction devant le tribunal administratif de Paris. L'intérêt de ce recours ne réside évidemment pas dans l'affaire qui est à son origine, mais dans le problème qu'il pose : la juridiction administrative est-elle compétente pour apprécier la légalité d'un acte émanant d'une assemblée parlementaire ? Un tel recours porte-t-il atteinte à l'autonomie parlementaire, qui trouve son fondement dans la séparation des pouvoirs, principe garanti dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ?

Incompétence et séparation des pouvoirs


En l'état actuel du droit, le tribunal administratif risque fort de rendre une décision d'incompétence, décision fondée sur le principe d'autonomie parlementaire. Le contenu de cette notion est précisé dans un arrêt du Conseil d'Etat du 4 juillet 2003, par lequel il a rejeté le recours déposé par Maurice Papon contre une décision du collège des questeurs de l'Assemblée nationale qui a suspendu le versement de sa pension d'ancien député. Le règlement de la caisse des pensions et de sécurité sociale des députés prévoit en effet une telle sanction en cas de condamnation à une peine infamante ou afflictive. Pour le Conseil d'Etat, le régime de pensions des anciens députés "fait partie du statut parlementaire, dont les règles particulières résultent de la nature de ses fonctions". Ce statut se rattache "à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlementaire".  

Le juge administratif est, avant tout, le juge de l'administration. Les activités du Parlement échappent donc à son contrôle, quand bien même ces activités présenteraient un caractère administratif. Tel est le cas de la sanction touchant Julien Aubert. Dans son contenu, elle ressemble à une sanction administrative ordinaire. Mais la différence, essentielle, réside dans le fait qu'elle n'est pas prise par une autorité administrative mais par le Président, ou le vice-Président, de l'Assemblée nationale.

Le rejet de la requête de Julien Aubert est donc probable, si l'on considère la jurisprudence Papon. Le juge administratif peut cependant infléchir cette jurisprudence, et se déclarer compétent. il dispose pour cela de deux arguments. 

Les dérogations

 

D'une part, la jurisprudence du juge administratif déroge quelquefois au principe de l'immunité juridictionnelle des actes parlementaires. Dans un arrêt d'assemblée du 5 mars 1999 Président de l'Assemblée nationale, le Conseil d'Etat a considéré que les marchés passés par l'Assemblée sont des contrats administratifs relevant de la juridiction administrative. Cette exception ne peut évidemment s'appliquer au cas de Julien Aubert. 

En revanche, il pourrait peut-être s'appuyer sur la décision Brouant du 25 octobre 2002. Le Conseil d'Etat a alors jugé que le choix du Conseil constitutionnel de définir un régime particulier pour l'accès à ses archives n'est pas détachable des fonctions  qui lui sont confiées par la Constitution. Il s'agit d'une décision négative, mais on peut penser, a contrario, qu'une décision détachable de la mission constitutionnelle du Conseil aurait pu être considérée comme susceptible de recours. C'est d'ailleurs cette dérogation que Laurent Vallée, rapporteur public, proposait d'appliquer dans ses conclusions sur l'arrêt Papon, mais il n'a pas été suivi. 

Julien Aubert, quant à lui, pourrait affirmer que la sanction qu'il conteste constitue un acte détachable de la mission confiée par la Constitution au parlement. Le succès est aléatoire car il repose tout entier le pouvoir d'interprétation du juge administratif. Il peut estimer que la sanction, dont le fondement juridique se trouve dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale, vise à assurer la police du débat parlementaire et n'en est donc pas détachable. A l'inverse, il peut considérer qu'une sanction disciplinaire n'a rien à voir avec la fabrication de la loi ou le contrôle du gouvernement et peut donc être considérée comme détachable de la mission constitutionnelle de l'Assemblée.

Cette seconde solution suppose que le juge administratif applique de manière positive le principe de l'acte détachable, ce qu'il n'a pas encore fait. Ce n'est pas impossible, si l'on considère que cette évolution permettrait aussi de mettre fin à une situation très fâcheuse. Dans la situation actuelle, le requérant se voit privé de son droit au recours au seul motif qu'il est parlementaire. 

Honoré Daumier. Les femmes socialistes. 1849

Le droit au recours

 

Le droit au recours est pourtant un principe très solidement ancré dans le droit. Il a été consacré par le Conseil d'Etat lui-même dans son arrêt ministre de l'agriculture c. dame Lamotte du 17 février 1950. Il est également garanti par le Conseil constitutionnel qui le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans sa décision du 9 avril 1996. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme se réfère au "droit d'accès à un tribunal", considéré comme un élément du droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1. 

Elle admet toutefois que des limitations puissent être apportées à ce droit, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). En l'espèce, le respect de la séparation des pouvoirs constitue sans doute un but légitime. Mais la condition de proportionnalité peut-elle être remplie lorsque le système conduit à supprimer totalement le droit au recours ? En effet, le député ne peut saisir le juge, mais il ne peut pas davantage bénéficier d'une procédure de recours interne. Si le juge administratif déclare sa requête irrecevable, Julien Aubert aura donc certainement intérêt à saisir la Cour européenne.

Sur le fond, il n'est d'ailleurs pas sans arguments, puisque le règlement de l'Assemblée nationale qui lui est opposé n'impose pas la féminisation des titres. Il en est de même de la Constitution qui ne connaît que "le Président" de l'Assemblée nationale, formulation dont la validité juridique n'est donc pas sérieusement contestable. Si le député a certainement manqué de courtoisie, il n'a pas pour autant violé une norme juridique.

Une justice à la carte ?


La plupart des médias, du moins les quelques uns qui s'y intéressent, voient le recours de Julien Aubert comme le nouvel épisode d'une querelle tragi-comique opposant un parlementaire entêté à une féministe militante. Certes, mais derrière l'anecdote apparaissent d'autres enjeux, et notamment la généralisation du droit au recours, y compris au sein des assemblées parlementaires. 

L'affaire montre aussi que les rapports des parlementaires avec la justice sont marqués par une contradiction permanente. Lorsque la justice les menace, et plus particulièrement la justice pénale, ils cherchent à s'en protéger et invoquent le principe, quasi-sacré à leurs yeux, de l'immunité parlementaire. On a vu ainsi les assemblées refuser la levée de l'immunité de certains de leurs membres, dans le seul but de les protéger d'éventuelles poursuites. A l'inverse, lorsque la justice peut être utile aux parlementaires, et c'est le cas du juge administratif, ils demandent le droit au recours.. Bref, ils voudraient bien une justice à la carte. C'est exactement ce qu'il faut éviter.