« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 23 octobre 2014

Les taxis en panne devant le Conseil constitutionnel

Le conflit entre les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) s'est longtemps déroulé sur la voie publique avec différentes manifestations et "opérations escargot". Aujourd'hui il s'est déplacé vers les salons feutrés de la Place du Palais-Royal, devant le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel qui a rendu sur cette question une décision le 17 octobre 2014.

La Chambre syndicale des cochers chauffeurs CGT taxis est à l'origine d'un recours devant le Conseil d'Etat dirigé contre le décret du 27 décembre 2013 relatif à la réservation préalable des voitures de tourisme avec chauffeur. C'est à l'occasion de ce recours que le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalités (QPC), renvoyée par le Conseil d'Etat dans un arrêt du 23 juillet 2014. Dans sa décision le 17 octobre 2014 le Conseil constitutionnel affirme la conformité à la Constitution de la loi du 22 juillet 2009, qui organise le régime juridique de l'exploitation des VTC. Par voie de conséquence, cette décision entérine l'existence d'une dualité des professions chargées du transport particulier des personnes à titre onéreux, d'un côté les taxis, de l'autre les VTC.

Dualité des marchés


Le droit positif repose non pas sur la distinction des véhicules mais sur celle des marchés. D'un côté, le marché qu'il est convenu d'appeler "de la maraude", qui autorise à stationner dans les stations et à circuler sur la voie publique à la recherche de clients. Les taxis bénéficient d'un monopole sur cette activité. La loi du 20 janvier 1995 organise la profession en imposant l'obtention d'un certificat de capacité professionnelle et d'une licence qui vaut autorisation de stationnement. On sait qu'il existe un nombre limité de licences et qu'elles sont cédées à titre onéreux, à des prix très élevés. 

De l'autre côté, et c'est en partie une conséquence de ce système de "Closed-shop" pratiqué par les taxis, on assiste au développement considérable du marché de la prise en charge sur la voie publique après réservation préalable. Dans ce cas, les taxis n'ont pas de monopole, mais partagent le marché avec plusieurs types d'intervenants comme les ambulances ou les voitures de "petite remise" (art. L 3122-1 c.transp.) qui assurent généralement les liaisons avec les aéroports ou les gares. Quant aux "voitures de grande remise", véhicules de luxe à l'origine destinés à une cliente très étroite, elles ont été supprimées par la loi du 22 juillet 2009. Le droit positif ne connaît plus que la notion de VTC qui s'applique aussi bien aux véhicules de grand confort qu'à des voitures ordinaires.

La complainte de l'heure de pointe. Joe Dassin. 1972

Des contraintes juridiques d'une intensité variable


Les VTC sont soumises à un régime juridique moins contraignant que celui des taxis. L'exercice de la profession n'est pas soumis à l'obtention d'une autorisation mais à une simple déclaration (art. L 231-2 c. transp.). L'activité de chauffeur ne nécessité la délivrance d'aucune carte professionnelle. Enfin, et c'est sans doute un élément essentiel, les VTC n'ont pas à respecter des tarifs réglementés et ne sont pas équipés de de compteurs. 

La seule contrainte réelle pesant sur les VTC est dans leur fonctionnement, puisqu'elles ne peuvent "ni stationner sur la voie publique si elles n'ont pas fait l'objet d'une location préalable, ni être louées à la place" (art. L 231-3 c. transp.). Le décret du 27 décembre 2013 imposait même un délai de quinze minutes entre la réservation et la prise en charge effective du client.  Dans un ordonnance du 5 février 2014, saisi par des entreprises de VTC, le juge des référés du Conseil d'Etat a cependant suspendu l'application de ce texte, estimant que cette disposition portait une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie.

Ce précédent contentieux conduit ainsi à considérer la présente QPC comme une contre-attaque des taxis, le décret de 2013 parvenant, ce qui n'est pas fréquent, à susciter le double recours des deux professions concernées. Cette situation explique que la Fédération française de transports de personnes, représentant les entreprises de VTC, ait demandé, et obtenu, le droit de présenter des observation en intervention devant le Conseil constitutionnel. 

Le principe d'égalité


Si l'on considère maintenant les moyens d'inconstitutionnalité invoqués, force est de constater que le principe d'égalité doit nécessairement être écarté. Le Conseil constitutionnel, reprenant une formule désormais bien connue, affirme ainsi que le principe d'égalité  "impose de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation", ce qui n'interdit pas de traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes.

Dans sa décision rendue sur QPC du 7 juin 2013, à propos cette fois des motos taxis, il déclarait déjà que "aucune exigence constitutionnelle n'impose que l'activité de transport de particuliers au moyen de véhicules motorisés à deux ou trois roues soit soumise à la même réglementation que celle qui s'applique aux transport par véhicule automobile".  Il en est de même dans la présente QPC : la distinction entre les deux marchés, maraude et réservation d'une voiture, fonde la création de deux régimes juridiques distincts.

La liberté d'entreprendre


Pour le syndicat requérant, le fait que les entreprises de VTC aient obtenu la suspension du délai de quinze minutes entre la réservation et la prise en charge du client constitue une atteinte à la liberté d'entreprendre. Ayant désormais la possibilité de charger des clients immédiatement, les VTC accèderaient ainsi au marché de la maraude, en principe réservé aux taxis. L'argument peut sembler convaincant, si ce n'est que la liberté d'entreprendre a, en droit positif, un contenu relativement incertain et un régime juridique qui reflète surtout l'extrême prudence du juge.

Le syndicat requérant invoque une atteinte au monopole des taxis, du moins pour la maraude, activité qui consiste à charger directement des clients sur la voie publique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel se montre cependant très réticente à pénétrer dans des analyses des marchés concernés, analyses qui sont généralement pratiquées par les juges de la concurrence. D'une manière générale, le Conseil envisage cette liberté sous deux angles différents. D'une part, la liberté d'entreprendre est d'abord la liberté d'établissement, l'accès à l'activité professionnelle de son choix. Sur ce point, elle ne se distingue guère de la liberté du commerce et de l'industrie. D'autre part, la liberté d'entreprendre, c'est aussi la liberté d'exercice, le droit d'exploiter librement son bien, de gérer son entreprise à sa guise.

C'est évidemment cette seconde facette qui est invoquée par le syndicat requérant, si ce n'est qu'il s'agit de contester l'absence de règles imposant aux VTC un délai entre la réservation et le chargement du client. Autrement dit, les taxis contestent non pas les règles qui leurs sont applicables mais l'absence de règles organisant l'activité de leurs concurrents. Le Conseil constitutionnel affirme donc simplement que "le droit reconnu aux VTC d'exercer l'activité de transport public des personnes sur réservation préalable ne porte aucune atteinte à la liberté d'entreprendre des taxis". La solution est parfaitement fondée, d'autant qu'il aurait pu sembler surprenant que le Conseil s'appuie sur la liberté d'entreprendre pour conforter un monopole.

Observons tout de même que le Conseil n'a pas estimé que le moyen manquait en droit. Il a préféré effectuer un contrôle de proportionnalité, choix lié au fait qu'il a accepté l'intervention de la Fédération française de transports de personnes représentant les VTC qui, de son côté, conteste le monopole attribué aux taxis sur l'activité de maraude. Le Conseil s'appuie sur la décision du 7 juin 2013 rendue à propos des motos-taxis, dans laquelle il avait estimé que l'interdiction de stationner sur la chaussée en quête de clients imposée à ces véhicules n'était pas "manifestement disproportionnée", "eu égard aux objectifs (...) de police de la circulation (...)". A propos des VTC, le Conseil se borne à affirmer qu'en réservant aux taxis l'activité de maraude, "le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre (...) une atthttps://www.blogger.com/blogger.g?blogID=4179588125368658397#editor/target=post;postID=1585697722136416613;onPublishedMenu=posts;onClosedMenu=posts;postNum=0;src=linkeinte disproportionnée eu égard des objectifs d'ordre public poursuivis".

Paradis fiscal et concurrence


Taxis et VTC sont donc renvoyés dos à dos par le Conseil constitutionnel. Sans doute le juge a t il aussi voulu écarter une démarche bien peu réaliste consistant à imposer aux VTC un délai entre la réservation et la prise en charge des clients, alors que son respect est pratiquement impossible à contrôler à l'ère des téléphones mobiles. A l'inverse, la Loi du 1er octobre 2014 s'efforce de rendre plus transparentes les conditions d'octroi et de cession de la licence de taxi et de faciliter le recours à la géolocalisation, afin de permettre aux entreprises de taxi de lutter plus efficacement contre la concurrence des VTC. 

Reste que l'on peut se demander si ces dernières ne se sont pas trompées de combat. Ne serait-il pas préférable de saisir le juge de la concurrence, voire tout simplement le fisc ? Certaines informations parues dans la presse laissent entendre que la plus grosse entreprise de VTC ne paierait pratiquement pas d'impôts en France, ayant préféré pratiquer une "optimisation" domiciliant ses revenus dans des paradis fiscaux. Une telle pratique n'entraine-t-elle une distorsion de concurrence ?

Ces questions demeurent sans réponse et on perçoit les limites d'une jurisprudence constitutionnelle qui, comme d'ailleurs celle du Conseil d'Etat, a bien des difficultés pour appréhender les phénomènes économiques. Sur ces questions, la jurisprudence est complexe et souvent inaboutie. En l'espèce, il est évident que la profession de taxis est dans une situation légale et réglementaire beaucoup moins avantageuse que celle des entreprises de VTC. Le droit public est pourtant incapable d'en tirer les conséquences. De quoi donner des arguments à ceux qui pensent, comme Jean Peyrelevade, que les relations entre la France et son économie relèvent de la "névrose".



dimanche 19 octobre 2014

Allocations familiales : le mythe de l'universalité

L'annonce d'une modulation des allocations familiales suscite des réactions indignées. Le Figaro titre : "La droite condamne la fin de l'universalité des allocations familiales". Mais les critiques émanent aussi de la gauche, du Parti communiste au Front de gauche, en passant par les frondeurs du PS et les organisations syndicales. 

Certains de ces opposants affirment que le projet porte atteinte au "Pacte républicain", notion qui n'est pas absente du débat politique mais qui est dépourvue de contenu juridique. D'autres estiment qu'il viole le principe constitutionnel d'universalité, principe au contenu relativement obscur mais qui s'imposerait de manière absolue au législateur.

Pour ces esprits nouvellement acquis au droit constitutionnel, l'universalité traduit exclusivement l'idée d'une égalité absolue. Pour le Huffington Post, le concept "était en vigueur depuis 1946, découlant lui-même d'un précepte hérité de la Révolution de 1789 et l'égalité face à l'aumône" (sic). Les "mécanismes universels" sont ensuite définis comme "ceux qui procurent un traitement égalitaire". Suit une liste que n'aurait pas désavouée Jacques Prévert, incluant, entre autres, la TVA et le ticket de métro, le forfait hospitalier et la redevance audiovisuelle. 

Trois principes d'universalité


En réalité, il n'existe pas un unique principe d'universalité, mais trois principes d'universalité. Chacun a un contenu différent et aucun n'affirme une égalité absolue. 

Le premier, que tout le monde connaît, est l'universalité du suffrage, garanti par l'article 3 de la Constitution. Il repose  sur un strict principe d'égalité entre les citoyens. C'est sur son fondement que le droit positif prévoit qu'une personne qui vient d'acquérir la nationalité française peut immédiatement être inscrite sur les listes électorales, même après la clôture des inscriptions, principe confirmé par la Cour de cassation dans une décision du 20 juillet 1987. S'il impose le respect du principe d'égalité, le principe d'universalité du suffrage ne suppose pas que cette égalité soit absolue. Une condamnation pénale prononcée pour certains types d'infractions, par exemple liées à la corruption, peuvent ainsi provoquer une privation temporaire des droits de vote et d'éligibilité (art. 131-26 c. pén.).

Le second principe d'universalité est d'ordre purement financier. L'article 18 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances dispose que "l'ensemble des recettes assurant l'exécution de l'ensemble des dépenses, toutes les recettes et toutes les dépenses sont imputées à un compte unique, intitulé "budget général". En matière financière, le principe d'universalité signifie que, sauf exception prévue par la loi, il est interdit d'affecter tout ou partie d'une recette de l'Etat à la couverture d'une dépense déterminée (par exemple, décision du Conseil constitutionnel du 16 décembre 1993). Il s'agit donc, avant tout, d'une règle de procédure portant sur les conditions d'adoption de la loi de finances.

Jean de Bruhoff. Babar. Aquarelle originale. Circa 1935

Petite histoire des allocations familiales


Enfin, le troisième principe d'universalité, celui-là même qui fait débat aujourd'hui, vise directement "l'universalité des allocations familiales". Contrairement à ce que certains affirment, il ne figure pas dans le Préambule de 1946 qui se borne à affirmer que "La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". Ce texte ne mentionne pas directement les allocations familiales qui lui sont bien antérieures. Elles sont apparues avec la politique nataliste engagée après le premier conflit mondial. Dès 1918, des "caisses de compensation" ont été créées par des accords professionnels, caisses ensuite généralisées par la loi du 11 mars 1932. Observons cependant que les allocations familiales ainsi crées ne sont pas versées à tous, de manière universelle. Le décret-loi du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité françaises a ainsi supprimé l'aide auparavant accordée dès le premier enfant. Le bénéfice des allocations familiales est alors réservé aux familles de deux enfants, à la condition que l'un des deux parents au moins exerce une activité professionnelle. Les chômeurs et les rentiers sont donc exclus du dispositif. 

Plus tard, au moment de l'adoption du Préambule de 1946, le principe d'universalité des allocations familiales n'est pas davantage absolu. L'ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) portant organisation de la sécurité sociale du 4 octobre 1945 comme la loi du du 22 août 1946 fixant le régime des prestations familiales en subordonnent l'octroi à l'exercice d'une activité professionnelle. 

Le Conseil constitutionnel a tiré les conséquences de cette législation en affirmant, dans sa décision du 18 décembre 1997 que "l'attribution d'allocations familiales à toutes les familles, quelle que soit leur situation, ne peut être regardée comme figurant au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République mentionnés par le Préambule de la Constitution de 1946". A l'époque, la loi de finances prévoyait déjà de soumettre les allocations familiales à un plafond de ressources, idée qui n'a donc rien de particulièrement nouveau. Et Louis Favoreu, que l'on ne pouvait guère soupçonner de complaisance à l'égard du gouvernement de gauche intitulait son commentaire sous la décision de 1997 : "La mise sous condition de ressources des allocations familiales n'est pas inconstitutionnelle".

L'étude historique des allocations familiales montre que le principe d'universalité n'a jamais été perçu comme absolu. Il affirme seulement seulement que leur montant doit être fixé conformément au principe d'égalité devant la loi. Mais l'égalité devant la loi elle-même est un principe empreint de relativité. Il n'interdit pas la prise en considération de la situation sociale des individus concernés. Autrement dit, l'égalité n'est pas rompue lorsque des personnes en situation différente sont traitées de manière différenciée. Aucun principe constitutionnel n'interdit, en conséquence, de moduler les allocations familiales en fonction des revenus des intéressés. On attend donc avec intérêt l'éventuel recours devant le Conseil constitutionnel, recours déposé par ces nouveaux convertis à l'égalitarisme absolu.

jeudi 16 octobre 2014

Ligne Azur : Le principe de neutralité dans l'enseignement

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 15 octobre 2014, Société Confédération nationale des associations  familiales catholiques annule une "lettre" du ministre de l'éducation nationale, alors Vincent Peillon, qui le 4 janvier 2013 invitait les recteurs d'académie à "relayer avec la plus grande énergie (...) la campagne de communication relative à la Ligne Azur, ligne d'écoute pour les jeunes en questionnement à l'égard de leur orientation ou leur identité sexuelle".

La "Ligne Azur" est à la fois un site et un centre d'appels téléphoniques géré par Sida Information Service, une structure associative qui se consacre à la lutte contre le Sida. Le ministre de l'éducation nationale a donc décidé de relayer en milieu scolaire une campagne d'information qui n'a pas été élaborée par l'administration ni avec son concours. La "lettre" qu'il envoie aux recteurs est  effectivement un acte administratif puisqu'il a un contenu normatif, imposant aux recteurs de diffuser ces informations. 

En annulant cette décision, le Conseil d'Etat semble donner satisfaction à la Confédération requérante et, d'une manière générale, aux groupements catholiques, ceux là mêmes qui s'opposent farouchement à toute éducation sexuelle au sein du système scolaire et qui se sont élevés contre la mise en oeuvre d'une prétendue "théorie du genre" dès la maternelle. La lecture de l'arrêt montre cependant que le Conseil d'Etat se situe sur un tout autre terrain.

La lutte contre l'homophobie, élément de la mission d'enseignement


La lutte contre l'homophobie constitue effectivement un élément, même si c'est loin d'être le seul, de la mission d'enseignement du service public de l'éducation nationale. L'article L 121-1 du code de l'éducation énonce ainsi que "les écoles, les collèges et les lycées assurent une mission d'information sur les violences et une éducation à la sexualité". De manière plus précise, l'article L 312-17-1 affirme qu'une "information consacrée (...) à la lutte contre les préjugés sexistes (...) est dispensée à tous les stades de la scolarité". Dans les deux cas, éducation sexuelle et lutte contre les préjugés sexistes, les textes autorisent le ministre à recourir aux services d'associations spécialisées appelées à intervenir dans le cadre du service public de l'enseignement.

L'information des élèves dans ces domaines repose ainsi sur un fondement législatif que le Conseil d'Etat ne saurait remettre en cause. Au contraire, il affirme que ce type d'information est utile, "eu égard notamment à la vulnérabilité des jeunes face aux violences homophobes". En revanche, le Conseil d'Etat exerce un contrôle de l'adéquation de la mesure prise avec les principes généraux qui veulent que l'information apportée soit "adaptée aux élèves auxquels elle est destinée, notamment à leur âge, et (...) délivrée dans le respect du principe de neutralité du service public (..) et de la liberté de conscience des élèves".

 Charpini et Brancato. Film "La Mascotte" 1938. Duo des dindons


La définition de la neutralité


En l'espèce, il convient d'observer que l'annulation de la décision ne repose pas sur le respect de la liberté de conscience des élèves, mais sur le principe de neutralité du service public. Le juge se place  non pas du côté du receveur de l'information mais du côté de son émetteur. Ce n'est pas parce qu'un enseignement sur l'homophobie heurte les convictions religieuses de certains qu'il est illégal, c'est parce que son contenu porte atteinte au principe de neutralité. 

La neutralité est une règle de fonctionnement du service public qui n'est pas sans lien avec le principe de laïcité mais qui trouve son fondement constitutionnel dans le principe d'égalité. Depuis sa décision du 18 septembre 1986, le Conseil constitutionnel la présente comme le "corollaire du principe d'égalité", dès lors que la neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques du personnel ou de ses usagers. En matière d'enseignement, le principe de neutralité signifie que les élèves doivent être mis à l'abri des discours marqués par le militantisme, quel qu'il soit. 

Dans son arrêt du 6 octobre 2000, Association Promouvoir, le Conseil d'Etat avait déjà eu à connaître d'une campagne d'information dirigée vers les élèves des classes de troisième des collèges, portant cette fois sur la contraception. A l'époque, il avait admis la légalité d'une telle campagne, à la condition toutefois que l'enseignement soit dispensé "dans le respect de la neutralité" par les programmes, les enseignants et les personnels qui interviennent auprès des élèves. En l'espèce, il s'agissait seulement de donner des informations sur les différentes techniques de contraception, sans inciter les élèves à adopter un comportement sexuel particulier. Le Conseil d'Etat a donc logiquement estimé que le principe de neutralité était respecté.

Les dangers de la sous-traitance


Dans le cas de la "Ligne Azur", la situation est bien différente. Le Conseil d'Etat fait observer que, parmi d'autres éléments pour le moins surprenants, le site présentait l'usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" et comme "purement associé à des moments festifs", sans mentionner l'illégalité de cette pratique ni les dangers qu'elle représente. De même la pédophilie était définie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans allusion à son caractère pénalement sanctionné. Aux yeux du Conseil d'Etat, un tel discours constitue une violation du principe de neutralité dès lors qu'il semble présenter comme licites des pratiques illégales.

Cette décision sanctionne aussi une pratique, de plus en plus répandue, qui consiste à sous-traiter au secteur associatif une partie des missions du service public sans vérifier le contenu des informations diffusées. De toute évidence, le ministre de l'Education a accepté avec une grande légèreté de relayer une campagne sur laquelle ses services ne semblent guère avoir exercé de contrôle. Or le secteur associatif est souvent un secteur militant, ce qui est parfaitement son droit. Mais ce militantisme n'a pas à pénétrer dans les établissements scolaires, et c'est exactement ce que rappelle aujourd'hui le Conseil d'Etat.

mardi 14 octobre 2014

Madame La Présidente : du féminisme normatif au féminisme coercitif

Le 7 octobre 2014, Sandrine Mazetier, Présidente de séance à l'Assemblée nationale, a sanctionné le député UMP du Vaucluse Julien Aubert lors du débat sur la discussion du projet de loi sur la transition énergétique. Ce dernier s'est adressé à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était effectivement prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire. 

Sandrine Mazetier est une militante de la féminisation de la langue, et on se souvient qu'elle avait proposé en février 2013 de débaptiser les écoles "maternelles", cette formulation étant jugée trop sexiste. Quant au député Julien Aubert,  il s'est fait une spécialité de refuser la féminisation des titres, y compris à l'égard des femmes qui la réclament, et il n'en est pas à sa première expérience en cette matière. Quelques mois auparavant, confrontée à la même attitude, Sandrine Mazetier lui avait plaisamment répondu qu'il était "la dernière oratrice inscrite". De toute évidence, la Présidente, ayant épuisé son sens de l'humour, préfère aujourd'hui se situer un plan juridique, ajoutant " «C’est le règlement de l’Assemblée nationale qui, ici, s’applique (...)".

Il est vrai que l'attitude de ce député a pu agacer l'intéressée, et que la plus élémentaire courtoisie aurait été de lui donner le titre qu'elle réclamait. Mais cette persistance dans l'utilisation d'un titre peut-elle constituer le fondement juridique d'une sanction ? C'est la question que pose cette affaire.

Une sanction dépourvue de fondement juridique


Observons d'emblée que l'Assemblée nationale n'est pas soumise au droit commun, tout simplement en vertu du principe de l'autonomie parlementaire, lui-même conséquence de la séparation des pouvoirs, consacrée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.

Le droit commun, dans ce domaine, est d'ailleurs éclaté et peu cohérent. Il existe différentes circulaires relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. La plus ancienne, toujours en vigueur, est celle signée par le Premier ministre Laurent Fabius, le 11 mars 1986, qui renvoie, pour sa mise en oeuvre, aux travaux d'une commission de terminologie présidée par Benoîte Groult. Douze ans plus tard, une nouvelle circulaire, cette fois signée Lionel Jospin, le 6 mars 1998 constate que le texte de 1986 "n'a guère été appliqué (...)". Elle réaffirme donc le principe de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre et annonce un guide établi par l'Institut national de la langue française, centre de recherches rattaché au CNRS, qui semble aujourd'hui avoir disparu. Ce guide, intitulé "Femme, j'écris ton nom" a été publié en 1999.

L'ensemble normatif est donc fort modeste. Enoncé par circulaire, le principe de féminisation se heurte à certaines dispositions législatives et réglementaires qui fixent certains titres et fonctions. Surtout, ces circulaires, qu'elles émanent du Premier ministre ou des ministres, ne sont applicables qu'aux agents placés sous leur autorité. Tous ceux qui ne sont pas soumis au principe hiérarchique y échappent donc. Tel est le cas des grands corps qui n'ont jamais envisagé la féminisation des titres. Dans son guide tout récent sur "les coulisses du Conseil d'Etat", la Haute Juridiction présente ainsi l'audience devant la section du contentieux, faisant intervenir "le" rapporteur, "le "greffier qui est aussi "le" secrétaire de séance, "le" Président de la formation de jugement, et "le" rapporteur public". Quant aux membres du Conseil d'Etat, il ne semble pas qu'il y ait de demande particulière en faveur de l'auditrice, de la maîtresse des requêtes, ou de la Conseillère d'Etat.

L'Assemblée nationale n'est pas davantage soumise au principe hiérarchique. Les agents de l'Etat qui y travaillent ne sont ps soumis aux circulaires du Premier ministre, mais à l'article 19 al. 3 de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale, qui mentionne que « Les fonctions exercées au sein de l’Assemblée sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée. ». Certes, mais cet article concerne expressément les agents du  "service du compte rendu de la séance". Autrement dit, la marque du genre s'impose à ceux qui établissent le compte-rendu. Ils étaient donc tenus de corriger les propos de Julien Aubert.. Mais la disposition ne s'applique pas au député lui-même.

Pour Sandrine Mazetier, le fondement de la sanction réside dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale. Il prévoit le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal dans deux hypothèses, soit lorsque le parlementaire a déjà été rappelé à l'ordre une fois dans la même séance et qu'il est, en quelque sorte, récidiviste, soit lorsqu'il s'est livré à une "mise en cause personnelle". La première hypothèse ne peut pas être remplie, car, pour être considéré comme récidiviste, il faut d'abord que Julien Aubert soit considéré comme coupable d'un manquement au règlement. Or, aucune disposition du règlement de l'Assemblée nationale n'impose la féminisation des titres. La seconde hypothèse n'est pas davantage remplie, car le refus de féminiser un titre ne peut tout de même pas être considéré comme une "mise en cause personnelle". Le député n'a pas manqué d'invoquer la position de l'Académie française toujours très hostile à la féminisation des titres et s'est évidemment placé sur le plan des principes et de la grammaire.

De cette analyse on doit déduire que Sandrine Mazetier opère une confusion un peu fâcheuse entre la sanction et son fondement juridique. Nul ne conteste que l'article 71 prévoit effectivement une sanction. Mais pour que cette sanction soit mise en oeuvre, il faut que Julien Aubert ait commis un acte illicite au regard du règlement de l'Assemblée, et c'est précisément cette condition qui fait défaut.

Edmond Diet. Madame La Présidente. Opérette. 1902


Absence de recours


La sanction décidée par Sandrine Mazetier présente le grand intérêt de mettre en lumière l'absence totale de recours offerts au parlementaire. En théorie, on rappellera que le vice-président a pour fonction de présider la séance en l'absence du Président. Ce dernier conserve donc une fonction générale des police des séances. Rien n'interdirait donc à Claude Bartolone de retirer la sanction visant Julien Aubert. Il est évident qu'il ne le fera pas, car ce serait infliger un camouflet à une vice-présidente, membre de la majorité, pour donner satisfaction à un député, membre de l'opposition.

Cette absence de recours repose, on l'a vu, sur le principe de l'autonomie parlementaire, l'Assemblée étant maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs empêche ainsi le contrôle des juges sur son fonctionnement, et notamment sur la police des séances. Les conséquences de cette situation ne sont pas négligeables

L'autonomie parlementaire, on l'a vu, se traduit par un principe selon lequel l'Assemblée nationale est maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs interdit en même temps l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances. Cette situation heurte cependant le droit au recours, droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme dont devrait pouvoir bénéficier un parlementaire sanctionné. Celui-ci pourrait donc être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, d'autant que les voies de recours internes seront rapidement épuisées.

Vers un féminisme coercitif ?


Au-delà de la question de procédure, la Cour pourrait aussi s'intéresser à l'ingérence réalisée dans la liberté d'expression par une décision dépourvue de fondement juridique clair. La féminisation des titres est-elle "nécessaire dans une société démocratique" ? La réponse n'est pas évidente, mais est-il bien nécessaire de poser la question devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Ne serait-il pas préférable de consulter le déontologue, ou plutôt "la" déontologue de l'Assemblée pour envisager l'éventualité d'un recours, peut-être interne et non pas juridictionnel ?

Envisagée sous l'angle de la liberté d'expression, la sanction infligée par Sandrine Mazetier à Julien Aubert dépasse largement le cadre anecdotique de l'évènement qui l'a provoquée. Elle témoigne d'une évolution récente marquée par un passage du féminisme normatif au féminisme coercitif. On a vu se développer une "novlangue", dans le sens où l'entendait George Orwell, langue appauvrie qui refuse la distinction entre la fonction et celui ou celle qui l'exerce, langue que l'on doit utiliser pour être considéré comme féministe. Bref, la langue féministe est, avant tout, une langue de bois, la langue du pouvoir, utilisée de force alors que la tradition française est celle du bon usage, défini de façon sociétale. Avec cette novlangue, on voit aujourd'hui apparaître les sanctions visant ceux et celles qui s'écartent du chemin ainsi tracé et commettent, en quelque sorte, des écarts de langage. Mais ceux qui ne l'appliquent pas ne sont pas tous d'affreux machos et autres phallocrates. Certains considèrent que cette vision normative et coercitive du féminisme le réduit à une simple apparence, faisant passer au second plan ce qui devrait être sa priorité : l'égalité des droits.


vendredi 10 octobre 2014

Bernard Tapie ou les trois temps du Conseil constitutionnel

Bernard Tapie et Maurice Lantourne, l'un de ses avocats, ont tous deux été mis en examen pour des faits d'escroquerie en bande organisée dans l'affaire de l'arbitrage sur la revente d'Adidas. Ils ont saisi la chambre d'instruction de la Cour d'appel de Paris d'une requête nullité en décembre 2013.

A cette occasion, chacun d'entre eux a posé une QPC portant sur la conformité à la Constitution des articles 706-73 al. 8 et  706-88 du code de procédure pénale (cpp). Ces dispositions prévoient la possibilité d'allonger la garde à vue jusqu'à quatre-vingt-seize heures dans le cas d'infractions particulièrement graves, notamment l'escroquerie en bande organisée, et elles ont été appliquées à Bernard Tapie et Maurice Lantourne. C'est évidemment une procédure dérogatoire du droit commun, ce dernier limitant la garde à vue à une durée de vingt-quatre heures, durée renouvelable une fois, soit quarante-huit heures en tout.

Même rédigées en termes différents, les deux QPC sont réunies par le Conseil constitutionnel qui,  le 9 octobre 2014, rend une décision unique.

En mettant en cause la durée de la garde à vue qui leur a été appliquée, les requérants espèrent bien voir leur dossier pénal s'effondrer. Si le Conseil admettait l'inconstitutionnalité de leur garde à vue, les juges ne seraient-ils pas contraints de supprimer du dossier les interrogatoires et éléments d'enquête obtenus après la quarante-huitième heure ?

Hélas pour nos deux requérants, le Conseil constitutionnel a bien vu la manoeuvre. Il va leur donner satisfaction en déclarant inconstitutionnelle cette durée dérogatoire de quatre-vingt-seize heures dans le cas de l'infraction d'escroquerie en bande organisée. En revanche, il va neutraliser les effets de l'inconstitutionnalité en modulant sa mise en oeuvre dans le temps. 

Bernard Tapie, protecteur des libertés publiques ? 


La présente QPC pose des bornes à la croissance excessive du nombre des infractions susceptibles de donner lieu à une garde à vue dérogatoire de quatre-vingt-seize heures. Cette procédure apparaît dès la loi du 31 décembre 1970 en matière de trafic de stupéfiants. On la retrouve ensuite dans la loi "sécurité et liberté" du 2 février 1981 pour les faits de prise d'otage ou d'enlèvement, ou encore de vol aggravé avec arme. Enfin, invoquant les nécessités de la lutte contre le terrorisme,  la loi Perben II du 9 mars 2004 en étend l'application à pratiquement toute la délinquance organisée, y compris  l'escroquerie. 

Dès sa décision du 2 mars 2004  portant précisément sur la loi Perben, le Conseil énonce que ces "mesures d'investigation spéciales", apportant des restrictions au droits constitutionnellement garantis, doivent être "nécessaires à la manifestation de la vérité" et "proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises". Le Conseil exerce ainsi un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte portée au principe de sûreté et les objectifs poursuivis par le législateur. A l'époque, il considère que les infractions concernées sont suffisamment "graves et complexes" pour justifier une procédure dérogatoire. 

C'est cependant sur la décision du 4 décembre 2013 que s'appuient Bernard Tapie et Maurice Lantourne. Le Conseil constitutionnel était alors saisi d'une disposition de la loi relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Dans le cas de la fraude fiscale en bande organisée et de son blanchiment, elle permettait la mise en oeuvre d'une garde à vue de quatre-vingt-seize heures et de "techniques spéciales d'enquête". Cette formulation un peu obscure renvoie aux techniques d'infiltration, de sonorisation, de captation des données informatiques etc, tous instruments utilisés dans la lutte contre la grande délinquance.

Dans son contrôle, le Conseil constitutionnel réalise une distinction très nette. Pour ce qui est des "techniques spéciales d'enquête", il estime que les atteintes à la vie privée et au droit de propriété qu'elles impliquent ne sont pas disproportionnées aux objectifs poursuivis. En revanche, la garde à vue dérogatoire de de quatre-vingt-seize heures est considérée comme disproportionnée car elle est appliquée à des "délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes".

Dans sa décision du 9 octobre 2014, le Conseil constitutionnel met en oeuvre cette jurisprudence. Il observe que le délit d'escroquerie sur la base duquel sont poursuivis Bernard Tapie et Maurice Lantourne, ne porte pas, en tant que tel, atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes. Le fait qu'il soit commis en bande organisée ne change rien à cette appréciation. Il déclare donc l'inconstitutionnalité des dispositions contestées. Les requérants sont-ils pour autant satisfaits ? Sans doute pas, car ils n'ont que la satisfaction morale d'être à l'origine d'une décision qui encadre le recours à une garde à vue dérogatoire. Sur un plan plus pratique, le Conseil constitutionnel refuse que cette décision ait des conséquences sur la garde à vue qui leur a été appliquée, validant ainsi la procédure pénale qui a précédé leur mise en examen. 


Pyrrhus à la bataille d'Héraclée (-280 av. JC.) : "Encore une victoire comme celle-ci, et nous sommes perdus"

Les trois temps du Conseil constitutionnel


On sait que les décisions rendues sur QPC présentent l'avantage pour le juge Conseil constitutionnel de pouvoir être modulées dans le temps. Autrement dit, le Conseil peut décider de l'abrogation immédiate de la disposition inconstitutionnelle, ou renvoyer cette abrogation à une date qu'il fixe lui-même, dans le but de permettre au législateur de modifier la loi sans créer de période d'insécurité juridique. 

En l'espèce, le juge constitutionnel se livre à des distinctions très subtiles sur la mise en application ratione temporae de sa décision. Il opère, en quelque sorte, en trois temps.

Le premier temps est celui de l'abrogation effective de l'article 706-73 al. 3 cpp. Le Conseil fait observer qu'il est impossible de l'abroger immédiatement. Ce texte renvoie en effet, de manière globale, à la fois aux "techniques spéciales d'enquête" et à la garde à vue dans le cas de l'escroquerie en bande organisée. Autrement dit, son abrogation conduirait à interdire aux force de police et aux juges d'instruction l'utilisation de techniques fort utiles à la manifestation de la vérité et que le Conseil considère comme proportionnées aux finalités de l'enquête. Il préfère donc repousser l'abrogation de cet alinéa au 1er septembre 2015, ce qui laisse au législateur le temps de voter un autre texte dissociant clairement la garde à vue des "techniques spéciales d'enquête". 

Le second temps est, en quelque sorte, le temps intermédiaire. Entre le 9 octobre 2014 et le 1er septembre 2015, des personnes seront certainement placées en garde à vue pour des faits qualifiés d'escroquerie en bande organisée. Le Conseil doit donc empêcher le déroulement de gardes à vue devenues inconstitutionnelles par sa décision mais qui figurent encore, provisoirement, dans l'ordre juridique. Le plus simple est de réintégrer ces gardes à vue dans le droit commun. Il ajoute donc une réserve d'interprétation selon laquelle les dispositions de l'article 706-73 cpp  "ne sauraient être interprétées comme permettant (...) pour des faits d'escroquerie en bande organisée, le recours à la garde à vue prévue par l'article 706-88 du code de procédure pénale". Le recours à la réserve d'interprétation est évidemment quelque peu artificiel, car il s'agit pour le juge constitutionnel d'interpréter une disposition qu'il vient précisément de déclarer inconstitutionnelle, mais c'est aussi le seul moyen d'empêcher sa mise en oeuvre avant l'intervention du législateur. 

Enfin,  le troisième et dernier temps est celui qui concerne directement les requérants. Le juge pénal devra-t-il appliquer la décision du Conseil et annuler la garde à vue dérogatoire qui leur a été appliquée, entraînant ainsi, par ricochet, la nullité d'une série d'actes d'enquête ? Le Conseil estime que la remise en cause de ces gardes à vue aurait des conséquences "manifestement excessives" et il affirme avec netteté que ces procédures ne pourront être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

On ne doit pas voir dans cette rigueur une animosité particulière à l'égard de Bernard Tapie et de Maurice Lantourne. Le Conseil ne fait qu'appliquer une jurisprudence issue de sa décision du 17 décembre 2010 rendue sur QPC. Le principe est que les actes de procédure pénale antérieurs à sa décision ne doivent pas être remis en cause du fait de cette inconstitutionnalité. Une telle solution est d'ailleurs parfaitement logique puisque les QPC ne peuvent conduire qu'à l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle et non pas à son annulation, la première n'étant pas rétroactive contrairement à la seconde. 

Les requérants ont donc remporté une victoire à la Pyrrhus. Ils ont obtenu l'inconstitutionnalité de la disposition litigieuse, mais les effets de cette inconstitutionnalité sont neutralisés pour leur cas particulier. Cette solution n'a rien de surprenant, car elle présente l'avantage d'opérer un contrôle de la durée de la garde à vue sans pour autant mettre en cause une enquête qui s'est déroulée selon le droit en vigueur.



lundi 6 octobre 2014

Cour européenne des droits de l'homme : La révolte britannique

Le ministre de la justice britannique, Chris Grayling, a signé dans le Daily Mail, une tribune extrêmement polémique. Il y affirme la volonté du Royaume-Uni de modifier son système juridique, dans le but de s'affranchir des contraintes imposées par la Cour européenne des droits de l'homme. A l'appui de ce discours, les Conservateurs produisent un projet de réforme du droit britannique, projet qu'ils entendent faire approuver par le Conseil de l'Europe.

Certes, le discours n'est pas sans arrière-pensée politique et la presse française fait observer, à juste titre, que David Cameron est confronté à une double opposition des eurosceptiques, ceux de son propre parti conservateur et ceux de l'Ukip, parti qui était en tête lors des dernières élections européennes au Royaume-Uni. Certes, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont deux organisations distinctes, mais, aux yeux des Britanniques, la mise en cause de la Convention européenne des droits de l'homme est perçue comme un premier pas vers celle de l'Union européenne, avant le referendum promis pour 2017, referendum qui n'aura lieu que si le parti de David Cameron emporte les prochaines élrctions, et qui portera sur le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. 

Ces arrière-pensées politiques existent, mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la réalité de la désaffection du Royaume-Uni à l'égard du système de protection des droits de l'homme existant au sein du Conseil de l'Europe. La lecture de la presse, britannique cette fois, montre que seul le Guardian le défend, alors que le Daily Mail , avec d'autres journaux, se réjouit de la fin de "la farce des droits de l'homme". La population, quant à elle, semble partagée entre l'irritation et l'indifférence.

Quelques arrêts cristallisateurs


L'opposition à la Cour européenne s'est cristallisée autour de quelques décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, qui ne ménagent pas les autorités britanniques. On se souvient des deux décisions du 7 juillet 2011 Al Skeini c. Royaume Uni et Al Jedda c. Royaume Uni, qui ont condamné le Royaume-Uni pour différentes exactions commises sur des civils par des soldats britanniques en Irak.

De la même manière, une jurisprudence constante sanctionne le droit britannique qui interdit le droit de vote à toutes les personnes détenues. Pour la Cour, une telle interdiction doit être prononcée par un juge et ne saurait s'appliquer à l'ensemble de la population emprisonnée. Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  cette jurisprudence a été réaffirmée par un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014. Entre-temps, la Cour qui avait décidé de suspendre l'examen de ces affaires, a annoncé qu'elle allait examiner presque trois mille de requêtes déposées par des personnes détenues dans les prisons britanniques. Cette décision a été perçue par les eurosceptiques comme une sorte de déclaration de guerre.

Aujourd'hui, la question posée à David Cameron est celle des mécanismes juridiques susceptibles d'être mise en oeuvre pour mettre le droit britannique en conformité avec son discours. 

Une distinction entre la Convention et la jurisprudence de la Cour 


Un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait déjà que le Royaume Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne.

Aujourd'hui, ce travail a été complété par un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur. Il repose sur une idée simple : il faut "rétablir la souveraineté de Westminster". Ses auteurs ne remettent pas en cause l'application par le Royaume-Uni de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils contestent en revanche la jurisprudence de la Cour. Celle-ci a en effet élargi considérablement son contrôle. Pour parvenir à un tel résultat, elle s'est appuyée sur l'idée que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Le Royaume-Uni estime être lié par le texte de la Convention auquel il a adhéré dès 1950, mais il considère ne pas être lié par des évolutions jurisprudentielles auxquelles il n'a jamais consenti. Il s'agit donc de considérer la Convention européenne comme un traité ordinaire et de réduire la Cour à une sorte de comité consultatif.

Au regard du droit interne britannique, une telle réforme suppose la remise en cause du Human Rights Act de 1998. Celui-ci impose en effet une véritable intégration du droit de la Convention européenne des droits de l'homme dans le système juridique britannique. Il affirme que les juges doivent appliquer les décisions de la Cour et utiliser les modes d'interprétation qu'elle définit pour apprécier la conformité du droit britannique au texte de la Convention. Ce texte, adopté sous le gouvernement de Tony Blair, est aujourd'hui considéré comme une sorte d'épouvantail juridique, présenté comme une véritable menace pour la souveraineté britannique.


The Gate of Calais ou "O, The Roast Beef of Old England". William Hogarth 1748


La feuille de route des Conservateurs


Le projet des Conservateurs prévoit l'adoption d'un nouveau texte remplaçant celui de 1998, intitulé "Déclaration britannique des droits et des devoirs". Elle affirmera l'intégration dans le droit britannique du texte de la Convention européenne des droits de l'homme, mais seulement de son texte. L'interprétation de la Cour européenne pourra être écartée selon les besoins. C'est donc un système d'"opt out" qui est envisagé, le droit britannique pouvant écarter les décisions de la Cour qui ne lui conviennent pas. Le projet prévoit d'ailleurs qu'au regard du droit anglais, la Cour européenne sera désormais considérée comme un "organe consultatif".

D'une manière générale, il s'agit d'affirmer la supériorité de l'interprétation de la Convention par les juges britanniques sur celle des juges de la Cour européenne et donc la spécificité de la situation britannique au sein du Conseil de l'Europe. Au plan politique, cette position n'est guère surprenante, du moins si on la compare à celle que le Royaume-Uni adopte traditionnellement dans ses relations avec l'Union européenne. N'a-t-il pas obtenu, un statut très dérogatoire au sein de l'Union européenne ? C'est ainsi qu'il veut assumer un rôle dirigeant, obtenir les postes les plus élevés au sein de la Commission, juger de la politique monétaire des autres Etats membres, sans pour autant adopter l'Euro...

Observons tout de même que le plan dévoilé par le parti conservateur reste très imprécis. Le texte d'à peine huit pages n'envisage jamais les conséquences juridiques des actions qu'il préconise. Par exemple, l'Accord du Vendredi Saint de 1998 qui a permis de rétablir la paix en Irlande du Nord ("Good Friday Agreement") est une convention internationale enregistrée aux Nations Unies, et approuvée par referendum à la fois en Irlande du Nord et en République d'Irlande. Ce texte prévoit expressément que les deux communautés d'Irlande du Nord seront protégées par les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme. Doit-on en déduire que les citoyens de la République d'Irlande pourraient les invoquer efficacement devant la Cour européenne, alors que les citoyens britanniques ne pourraient plus le faire utilement ? Il est vrai que ce type de problème relève, le cas échéant, d'un différend entre Etats mais pas de la relation entre le Royaume-Uni et le Conseil de l'Europe.


Force et faiblesse du système européen de protection des libertés


Contrairement à ce qu'affirment certains médias, le texte du parti conservateur ne mentionne nulle part l'éventualité de négociations avec le Conseil de l'Europe. Le statut particulier du Royaume-Uni reposera donc sur la volonté de l'Etat, son affirmation unilatérale de la primauté de son interprétation interne de la Convention européenne des droits de l'homme. Les éventuels débats qu'une telle décision devrait susciter au sein du Conseil de l'Europe n'entrent pas dans les préoccupations britanniques, d'autant que l'organisation internationale n'a guère les moyens de faire pression sur le Royaume-Uni. Peut-on imaginer qu'un Etat de droit, membre fondateur du Conseil de l'Europe, soit suspendu de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comme l'avait été la Turquie après le coup d'Etat militaire de 1980, ou la Russie suspendue en 2000 pour sa politique en Tchétchénie ?

La révolte du Royaume-Uni constitue une menace non négligeable pour le système européen de protection des droits et libertés issu de la Convention européenne. D’une part, elle met en cause l’existence même d’un standard européen puisque le droit britannique aurait les moyens de s’affranchir des positions prises par la Cour européenne. D’autre part, elle porte en elle une veritable régression du niveau de protection. Le retour à la lettre de la Convention conduit ainsi à revenir à une conception des libertés remontant à 1950, alors que la plupart des nouveaux droits reconnus aux citoyens sont directement issus de la jurisprudence de la Cour.

Quoi qu’il en soit, la menace est réelle, et le Royaume Uni peut parfaitement la mettre à exécution sans que le Conseil de l'Europe puisse l'empêcher. De manière plus générale, cette révolte montre que les Etats, ou du moins certains d'entre eux, acceptent difficilement l'approfondissement constant du contrôle de la Cour, perçu comme une intrusion dans des domaines relevant de leur souveraineté. A leurs yeux, cet espace commun de libertés n’est plus considéré une plus-value mais comme une contrainte. Certes, pour le moment, cette position s'exprime essentiellement au Royaume-Uni, mais le risque de la contagion ne doit pas être sous-estimé. Cette situation n'est pas entièrement négative. Elle a au moins le mérite de montrer que ce système européen repose, avant tout, sur la volonté des Etats. C'est sa force, mais aussi sa fragilité.