« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 11 août 2014

Mariages forcés : de lents progrès

La loi du 4 août 2014 relative à l'égalité réelle entre les femmes et les hommes se présente comme une sorte de catalogue de mesures quelque peu disparates. Parmi celles-ci, la suppression de la condition de détresse comme préalable à l'interruption volontaire de grossesse mais aussi diverses dispositions relatives à l'égalité dans la vie professionnelle ou à la lutte contre la précarité. Très discrets dans l'ensemble du dispositif, les articles 54 et 55 visent, quant à eux, à développer les instruments de lutte contre les mariages forcés. 

L'avancée n'est pas nulle. Mais si l'on examine l'ensemble du dispositif de lutte contre les mariages forcés, qu'il soit conventionnel, législatif ou encore issu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, on s'aperçoit que subsistent encore de nombreuses incertitudes juridiques.

La Convention d'Istanbul : un sabre de bois


Le vote de ces dispositions intervient au moment précis, le 1er août 2014, de l'entrée en vigueur de la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. Cette convention a été signée par la France en mai 2011 et ratifiée en juillet 2014. Dans son article 37, elle impose aux Etats parties d'ériger en infractions pénales deux comportements. Doit être réprimé non seulement le fait de contraindre un adulte ou un enfant à contracter un mariage, mais aussi le fait de l'emmener par ruse sur le territoire d'un autre Etat qui n'est pas le sien, qu'il soit ou non partie à la Convention, pour le forcer à contracter un mariage.

Sur ce plan, le droit français n'a pas attendu l'entrée en vigueur de la Convention. La loi du 5 août 2013 introduit dans le code pénal un nouvel article 222-14-4 punissant de trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende le fait, "dans le but de contraindre une personne à contracter un mariage ou à conclure une union à l'étranger, d'user à son égard de tromperies afin de la déterminer à quitter le territoire de la République".

La contrainte imposée par la Convention s'arrête là et force est de constater qu'elle n'impose aux Etats parties que des contraintes relativement légères. Elle ne leur impose pas de prévoir la nullité du mariage, ce que, heureusement, le droit français organise pour ce qui le concerne. Aux termes de la Convention d'Istanbul, le mariage forcé doit être puni, mais pas dissous.

On observe par ailleurs que cette convention est, pour le moment, ratifiée par quatorze Etats, qui ne sont pas précisément ceux sur le territoire desquels les mariages forcés sont une pratique courante. Il s'agit d'ailleurs d'une Convention du conseil de l'Europe ouverte à la signature des Etats membres de cette organisation, et des Etats non membres, à la condition toutefois qu'ils aient participé à son élaboration. En clair, les pays les plus affectés par les mariages forcés ne sont pas appelés à être parties au traité.

Coline Serreau. Chaos. 2001

La loi française


Le droit français apparaît plus protecteur que la Convention d'Istanbul, même si les mariages forcés contractés à l'étranger sont précisément ceux qui sont les plus difficiles à combattre. Une fois qu'une jeune fille est expédiée dans son pays d'origine, sous prétexte de vacances ou de visite à sa famille, les autorités françaises perdent à peu près toute possibilité d'empêcher le mariage forcé, mariage que la loi de ce pays considère comme parfaitement licite, sans trop s'intéresser à la question du consentement des époux.

La loi du 4 août 2014 modifie la rédaction de l'article 34 de la loi du 9 juillet 2010 qui énonce désormais que les autorités consulaires françaises doivent prendre les "mesures adaptées" pour assurer le retour sur le territoire français des personnes qui ont la nationalité française ou qui y résident habituellement, "y compris celles retenues à l'étranger contre leur gré depuis trois ans consécutifs", lorsqu'elles ont été victimes de violences volontaires ou d'agressions sexuelles commises dans le cadre d'un mariage forcée ou en raison de leur refus de se soumettre à un mariage forcé. La protection diplomatique doit donc s'exercer non seulement à l'égard des femmes qui ont la nationalité française mais aussi à l'égard de celles qui y résident en situation régulière. 

Reste que l'on peut s'interroger sur cette durée de trois années. Une femme retenue à l'étranger contre son gré doit-elle attendre la quatrième année de rétention pour saisir les autorités consulaires françaises ? Les auteurs de l'amendement à l'origine de cette disposition justifient cette restriction par les dispositions de la loi du 9 juillet 2010 qui prévoient le rapatriement des victimes de violences volontaires ou d'agressions sexuelles commises en lien avec un mariage forcé. Toutefois, les victimes de nationalité étrangère résidant en France ne devaient pas être demeurées dans leur pays d'origine plus de trois années consécutives. En effet, selon l'article L314-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, la carte de résident d'un étranger qui a quitté le territoire français et a résidé à l'étranger pendant une période de plus de trois ans consécutifs est périmée. Doit-on comprendre que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux femmes de nationalité étrangère résidant habituellement en France ?

Seconde modification introduite par la loi, la rédaction de l'article 202-1 du code civil est modifiée. Il énonce désormais que "quelle que soit la loi personnelle applicable", le mariage requiert le consentement des époux. Cette disposition est dérogatoire au principe traditionnel, d'ailleurs aussi affirmé par l'article 202-1 c.civ., selon lequel "les qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des époux, par sa loi personnelle". Certes, mais le consentement "libre et volontaire" des époux est un principe de l'ordre public français qui s'impose à la loi personnelle. En l'absence de ce consentement "libre et volontaire", le mariage n'a pas d'existence juridique au regard du droit français. Il appartient alors à l'époux ainsi contraint au mariage de demander au juge d'en prononcer la nullité. 

Ces dispositions marquent à l'évidence un durcissement du dispositif juridique de lutte contre les mariages forcés, et surtout une volonté d'étendre cette lutte aux pays dans lesquels ils ne sont pas réellement sanctionnés. Même si la mise en oeuvre de ces dispositions est loin d'être simple, le progrès n'est pas négligeable, alors que le droit français antérieur s'attachait surtout à lutter contre les mariages forcés célébrés sur notre territoire. C'est ainsi que la loi du 4 avril 2006 avait repoussé l'âge requis pour se marier à dix huit pour chacun des conjoints. L'âge du mariage étant désormais celui de la majorité, il s'agissait alors de permettre aux jeunes femmes de s'opposer plus efficacement à la volonté de leur famille. 

La jurisprudence de la Cour européenne


De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dans une décision Sérife Yigit c. Turquie du 2 novembre 2010, avait refusé de considérer qu'un Etat qui refuse de reconnaître un mariage uniquement religieux viole le droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Pour la Cour, le droit turc qui imposait une union civile et monogame avait précisément pour objet de "mettre un terme à une tradition du mariage qui place la femme dans une situation nettement désavantageuse, voire dans une situation de dépendante et d'infériorité par rapport à l'homme". La Cour impose ainsi l'intervention d'une autorité civile dans la célébration du mariage, limitant ainsi le risque d'unions reposant sur la seule pression familiale.

On le voit, selon la Cour européenne, la lutte contre les mariages forcés passe d'abord par la sécularisation du mariage. La Convention d'Istanbul lui permettra-telle d'élargir cette jurisprudence ? L'évolution récente du droit français montre qu'il est également nécessaire d'adopter un dispositif cohérent, associant à la fois la protection diplomatique des ressortissants français et la répression pénale. Une fois que le dispositif existe, il faut aussi ne pas hésiter à s'en servir.

jeudi 7 août 2014

Les Invités de LLC : Serge Sur : La Cour pénale internationale : une justice sans glaive ni balance


Le Monde daté du 7 août publie sous mon nom une tribune relative à la Cour pénale internationale. Ce texte n’est plus le mien. L’intitulé a été changé, des coupures ont été opérées sans mon accord, alors que je m’étais plié aux contraintes de dimension qui m’avaient été imposées. Rédacteur en chef d’un périodique, je ne me permets jamais de porter atteinte à un texte sans l’accord de son auteur. Mais Le Monde estime sans doute avoir des droits supérieurs. Je ne les reconnais pas, et je remercie Liberté, Libertés chéries de donner asile au texte intégral, tel que je l’ai validé.



Serge Sur
 
Les passages en bleu ont été supprimés ou modifiés par Le Monde

Au cours des mois récents, nombre de violences internationales se sont développées dans le monde, Afrique, Proche et Moyen Orient, Afghanistan ou Ukraine. Elles ont retenu l’attention des médias, mais n’ont guère mobilisé les diplomaties au-delà de mesures souvent symboliques qui ne les ont pas empêchées de se déployer librement et parfois cyniquement. On ne négocie plus, ou les négociations tournent à vide. La diplomatie internationale semble se limiter à l’échange de protestations et de dénégations unilatérales. Dérive inquiétante face à des conflits qui pour l’instant demeurent de basse intensité, sauf pour les populations civiles exposées à de grands massacres.

Les massacres ont toujours appartenu à l’agenda des relations internationales, mais depuis quelques décennies des efforts considérables avaient été entrepris pour en prévenir le retour et pour en réprimer les auteurs. La dislocation sanglante de l’ex-Yougoslavie avait conduit à des innovations significatives en droit international, institution de juridictions pénales internationales et promotion de la responsabilité de protéger, destinées à répondre à des situations comme celles qui suscitent aujourd’hui l’indignation de la partie informée des opinions publiques, notamment occidentales. Les dieux du carnage étaient invités à regagner les enfers.

Nicolas Poussin. Le massacre des innocents. 1625

Aujourd’hui qu’observons nous ? L’absence de la Cour pénale internationale face aux atteintes massives au droit international humanitaire qu’elle a pour objet de sanctionner. En Libye, Irak, Syrie, à Gaza, champs de violences criminelles, saisie ou non, la CPI est impuissante. Or le Statut de Rome a été adopté, en 1998 sous la pression de la société civile internationale et des ONG qui s’en faisaient l’expression. Pourquoi cette absence ? On peut pour chaque conflit trouver une explication – limites de la compétence de la Cour, défaut d’universalité de la participation à son Statut, difficulté de mener des enquêtes, obstacles politiques à sa saisine : imagine t-on par exemple traduire M. Netanyahou, qui démontre quotidiennement son dédain à l’encontre du droit humanitaire, devant la CPI ?

Mais le mal est plus profond. Il tient à la nature même de la CPI, depuis son origine  vouée à devenir une nouvelle SdN, construite sans bases solides et sans moyens d’action. Sans bases solides : comment une Cour sans appui coercitif d’une police internationale, qui suppose pour fonctionner la coopération des Etats dont les responsables sont éventuellement poursuivis, dont la conception même a reposé sur la méfiance à l’égard du Conseil de sécurité, pourrait-elle être efficace ? Sans moyens d’action : enquêtes impossibles sur des terrains de bataille, mandats d’arrêt inexécutés,  procédures transformant chaque procès en interminable feuilleton judiciaire, témoins qui se dérobent… Bref, sur l’écume des mots les ONG ont bâti un empire de nuages.

Ce n’était pas être étroit, pessimiste voire réactionnaire que de prévoir un tel aboutissement, et de ne pas voir dans la CPI une avancée formidable du droit international. On a critiqué ceux qui en doutaient. Ils se consolaient avec Stendhal écrivant que tout bon raisonnement offense. Sans glaive et sans balance, la CPI est vouée à des procès résiduels d’opposants livrés par leurs gouvernements. Avant la CPI, des Tribunaux pénaux spéciaux, par exemple pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, institués par le Conseil de sécurité et appuyés sur son autorité ont fonctionné et condamné à juste titre – mais leurs incriminations ont visé les vaincus plus que les vainqueurs.          

La justice pénale suppose une société politique consensuelle, appuyée sur la force publique. D’où le dilemme de la justice internationale pénale dans la société internationale,  société polémique qui peine à devenir une société politique. Ou bien elle est borgne, justice de vainqueurs qui intervient après la bataille – glaive sans balance. Ou bien elle est impartiale, indépendante – mais alors elle est une balance sans glaive, incapable de se saisir des accusés pour les juger. La CPI cumule ces deux défauts : si elle fonctionne, elle oublie de regarder à côté du réverbère et les personnes poursuivies ne sont pas les seules qui devraient l’être. Si elle ne fonctionne pas, elle est d’une coûteuse inutilité.

C’est bien dommage. Les victimes collatérales sont le droit humanitaire d’abord, violé sans réaction, et le droit international ensuite, injustement exposé à l’opprobre alors qu’il est organisateur de la société internationale et instrument de sa gestion. Encore faut-il ne pas le confondre avec l’idéologie juridique qui le fourvoie dans des aventures déclaratoires, improvisées et sans moyens. La CPI ne peut être une alternative au Conseil de sécurité, mais son complément. Le droit international est un droit politique, et la politique n’est pas soluble dans le droit. Construire des institutions sans bases politiques assurées est voué à l’échec, et c’est bien le triste sort qui menace la CPI. Espérons nous tromper !  

mercredi 6 août 2014

Catalogue raisonné : l'art, l'argent et la liberté d'expression

Le catalogue raisonné d'un artiste peintre est l'inventaire le plus exhaustif que possible de ses oeuvres publié et donc mis à la disposition de tous les amateurs d'art. L'auteur de ce catalogue, le plus souvent un expert ou en chercheur spécialisé dans l'histoire de l'art, ajoute généralement une étude de la vie de l'artiste, de sa formation, de la genèse et de l'évolution de son oeuvre. Pour un collectionneur, l'inscription d'une toile dont il est propriétaire dans le catalogue raisonné de l'artiste est une garantie d'authenticité qui en accroît la valeur.

La justice n'est pas souvent appelée à se prononcer sur ces catalogues raisonnés, notamment au regard de la liberté d'expression de leur auteur. C'est pourquoi la décision rendue par la Première chambre civile de la Cour de cassation il y a déjà quelques mois, le 22 janvier 2014, revêt un intérêt particulier.

Des procédures


Le requérant est propriétaire de "Maison blanche", une toile qu'il attribue à Jean Metzinger, peintre né en 1883 et mort à Paris en 1956, surtout connu pour ses toiles cubistes. La conviction du propriétaire s'appuie évidemment sur la signature qui figure sur le tableau, et sur le fait qu'il avait été acheté par son grand'père connu dans le monde des collectionneurs d'art. Il ne dispose cependant d'aucun certificat d'authenticité. 

Apprenant qu'un expert, Mme A., prépare le catalogue raisonné de l'oeuvre de Metzinger, il sollicite  un certificat d'authenticité et l'inscription de "Maison blanche" dans le catalogue. L'expert lui oppose un refus, estimant que le tableau n'est pas authentique. Elle se fonde sur certaines considérations techniques et historiques, mais aussi sur le fait que, à ses yeux, le tableau n'a pas la qualité d'un Metzinger. 

Refusant de s'avouer vaincu par cet échec, le propriétaire porte l'affaire en justice. Une expertise judiciaire, menée par un autre expert aux compétences plus généralistes conclut cette fois à l'authenticité du tableau, comme d'ailleurs une autre expertise diligentée par le propriétaire. Sur cette base, les juges du fond enjoignent l'auteur d'inscrire la peinture au catalogue, et la condamnent à verser 21 000 € de dommages intérêts au propriétaire. En appel, les juges ajoutent 30 000 € à cette réparation dans l'hypothèse où l'expert refuserait toujours l'inscription au catalogue et la délivrance du certificat d'authenticité.



Art Keller. Quoi qu'il en soit. Collection particulière

Enjeux financiers


La lecture de la décision de la Cour de cassation, puisque Mme A. s'est finalement pourvue en cassation, montre bien les enjeux financiers qui sont à l'origine de l'affaire. Le propriétaire du tableau souhaite vendre la toile et il est clair que son attribution officielle à Metzinger a un effet considérable sur son prix. De leur côté, les autres experts, ceux qui ont été sollicités par la voie judiciaire ou par le propriétaire (car il y en a eu plusieurs) accusent l'auteur du catalogue raisonné d'en exclure les tableaux considérés comme mineurs dans l'oeuvre de Metzinger, dans le but de conserver sa cote au plus haut. L'un d'entre eux reproche même à Mme A. de lui avoir fait manquer une commission qu'il aurait dû percevoir, si le propriétaire avait pu vendre son tableau. 

Disons-le franchement, l'amour de l'art n'a pas grand'chose à voir dans l'affaire. Il n'est pas rare que des tentatives soient faites pour obtenir l'inscription d'une oeuvre à l'authenticité douteuse dans un catalogue raisonné. L'opération ressemble à certaine forme de blanchiment, puisque l'inscription conférera à l'oeuvre une sorte de brevet d'authenticité, permettant sa mise sur le marché à un prix conforme à la cote de l'artiste. Tout récemment, dans une décision du 19 février 2014, la Cour d'appel a ainsi débouté le propriétaire de deux bronzes qui avaient été fabriqués à partir de sculptures en plâtre de Giacometti. Estimant qu'il s'agissait de contrefaçons, le juge a refusé la demande d'inscription dans le fichier de la fondation recensant les oeuvres de l'artiste. 

La liberté d'expression


Certes, mais l'inscription sur le fichier d'une Fondation n'est pas l'inscription dans un catalogue raisonné qui a un auteur. Précisément, la cour de cassation affirme que cet auteur bénéficie d'une liberté d'expression identique à n'importe quel autre auteur.

L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 fait de la liberté d'expression "l'un des droits les plus précieux de l'homme". Quant à la Cour européenne, elle considère dans l'arrêt Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 que cette liberté est "l'un des fondements esentiels de la société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progèrs et de l'épanouissement de chacun". Enfin, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 11 octobre 1984, la voit comme "une liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son existence est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés de la souveraineté nationale".

Derrières ces consécrations solennelles apparaît cependant une réalité plus mesurée. Car la liberté d'expression est loin d'être absolue et le droit positif admet qu'elle puisse faire l'objet de restrictions, à la conditions que ces restrictions soient définies par la loi. La Cour de cassation le rappelle d'ailleurs dans l'un des premiers attendus de sa décision : "Attendu que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi". Or aucun texte n'impose à l'auteur d'un catalogue raisonné d'y faire figurer une oeuvre, quand bien même, comme c'est le cas en l'espèce, l'authenticité de celle-ci aurait été consacrée par la voie judiciaire. 

La Cour de cassation rend ainsi une décision très équilibrée. D'un côté, elle reconnaît l'authenticité de l'oeuvre, reconnaissance qui devrait permettre au propriétaire du tableau d'espérer le vendre au prix d'un Metzinger. De l'autre côté, elle consacre le catalogue raisonné comme l'oeuvre personnelle de son auteur. Ce dernier est donc libre, en son âme et conscience, de refuser l'inscription d'un tableau. Tel est le cas en l'espèce, puisqu'il n'a pas été démontré qu'elle ait agi dans un but intéressé. En revanche, elle a commis une faute en refusant de considérer le tableau comme authentique et, sur ce point, elle doit indemniser le propriétaire pour le dommage qu'il a subi du fait de la non inscription de son tableau dans le catalogue. 

La décision est équitable, mais il n'en demeure pas moins que les auteurs de catalogue raisonné réfléchiront sans doute longuement avant de refuser l'inscription d'un tableau. Ne risque-t-on pas de voir entrer quelques magnifiques faux dans les catalogues, uniquement par leurs auteurs préféreront écarter le risque juridique ? L'avenir le dira.


samedi 2 août 2014

IVG : suppression de la condition de détresse

Le 31 juillet 2014, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision déclarant conforme à la Constitution la loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes. Parmi les dispositions contestées, la plus importante est probablement l'article 24 du texte, qui opère une réécriture de l'article L 2212-1 du code de la santé publique (csp). 

Dans sa rédaction issue de la loi Veil du 17 janvier 1975, il est affirmé que la femme enceinte "que son état place dans une situation de détresse" peut demander à un médecin l'interruption de sa grossesse. Le législateur de 2014 a choisi d'ouvrir l'IVG à la femme « qui ne veut pas poursuivre une grossesse ». 

Cette suppression de toute référence à la notion de détresse est au coeur du recours introduit par soixante sénateurs, dont les noms sont sensiblement ceux qui figuraient déjà dans le recours dirigé en mai 2013 contre la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. A dire vrai, le rejet de la requête ne faisait guère de doute, à la fois parce que son fondement juridique était très fragile, et parce que le législateur n'avait fait que prendre acte d'une jurisprudence déjà ancienne. 

Le respect de tout être humain dès le commencement de la vie


Observons d'emblée que les sénateurs ne se donnent pas le ridicule d'invoquer le "droit à la vie" qui figure dans l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le juge constitutionnel se déclare en effet incompétent pour apprécier les dispositions de la loi à un traité, principe acquis précisément avec la première décision relative à l'IVG, celle du 15 janvier 1975 et réaffirmé à de multiples reprises.

Les juges du fond ont, quant à eux, toujours refusé de considérer que l'IVG emportait une violation de l'article 2 de la Convention. Le Conseil d'Etat l'a affirmé dès sa décision d'assemblée du 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques et association pour l'objection de conscience à toute participation à l'avortement. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a fait de même avec sa décision du 27 novembre 1996.

Les sénateurs requérants ont préféré se fonder sur l'article 16 du Code civil, issu de la loi bioéthique du 29 juillet 1994, article qui "garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie". On l'a compris, à leurs yeux, la vie commence dès la conception, argument développé d'ailleurs par les opposants à l'IVG depuis la loi Veil. Dans sa décision sur ce même texte bioéthique, décision du 27 juillet 1994, le Conseil constitutionnel refuse de pénétrer dans un débat philosophique ou religieux. Il se borne à affirmer que le principe du respect de l'être humain dès le commencement de la vie a valeur législative, et non pas constitutionnelle.  Sur ce point, les sénateurs n'obtiennent pas la constitutionalisation de ce principe, et il est d'ailleurs probable qu'ils ne l'espéraient pas.

En matière d'IVG, le Conseil constitutionnel a toujours considéré que le législateur, dans le domaine de sa compétence, devait conserver un pouvoir d'appréciation particulièrement étendu. La seule contrainte, posée par la décision du 17 juin 2001, est que la loi ne doit pas rompre l'équilibre entre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et la liberté de la femme, qui trouve son origine dans l'article 2 de la Déclaration de 1789.  Dans la décision de 2001, le Conseil a estimé que l'allongement de la durée d'autorisation de l'IVG de dix à douze semaines ne portait pas atteinte à cet équilibre. Il en est de même pour la suppression de la référence à la condition de détresse.

Une histoire simple. Claude Sautet. 1978. Romy Schneider

La condition de détresse, appréciée par la femme elle même


On ne doit pas s'en étonner car cette condition de détresse n'a jamais été perçue comme une condition objective, qui serait évaluée par un tiers et non pas par la femme enceinte. Il est vrai que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 15 janvier 1975, avait affirmé que le législateur n'entendait autoriser l'IVG qu'en "cas de nécessité". Certains commentateurs avaient alors cru voir dans cette mention une référence à l'état de nécessité, notion juridique qui renvoie à l'idée qu'une personne peut se voir contrainte de commettre un acte illicite si elle se trouve en état de péril imminent. Cette interprétation étroite n'a cependant rencontré aucun écho dans le droit positif.

Dès les débats précédant le vote de la loi Veil, le parlement a expressément refuser de soumettre la reconnaissance de l'état de détresse à l'appréciation  d'un tiers, médecin ou travailleur social.


Saisi d'un recours en indemnité engagé par un mari dont l'épouse avait subi une IVG sans qu'il en soit informé, le Conseil d'Etat a ensuite précisé très clairement que cette condition de détresse "n'a ni pour objet, ni pour effet, de priver la femme majeure du droit d'apprécier elle-même si sa situation justifie l'interruption de grossesse". Depuis cette décision d'assemblée du 31 octobre 1980, l'IVG est considérée par la jurisprudence comme un droit dont la femme est le titulaire exclusif.

La survivance anachronique d'une société disparue


La condition de détresse est donc appréciée par la femme elle-même et ce principe n'a pas changé depuis 1980. Sur ce point, le recours déposé contre le texte de 2014 fait revivre les débats qui ont précédé ou immédiatement suivi la loi Veil. Sur ce point, la loi sur l'égalité entre les femmes et les hommes apparaît ainsi comme une simple réécriture, un toilettage qui ne modifie en rien le droit positif.

Ce recours n'est cependant pas entièrement sans intérêt car il apporte un éclairage sur ses auteurs. Depuis 1975, c'est à dire presque quarante ans, ils contestent l'IVG à chaque modification de la loi Veil. Ils produisent les mêmes arguments puisés plus souvent dans les convictions religieuses que dans la norme juridique. Et plus le temps passe, plus ils apparaissent comme la survivance anachronique d'une société disparue, le refus d'un présent qu'ils ne comprennent pas. Pendant qu'ils demeuraient ancrés dans le passé, la liberté femmes est devenue une réalité. Chut !... il ne faut pas leur dire. Cela leur ferait trop de peine.

jeudi 31 juillet 2014

Dissolution des ligues armées : le Conseil d'Etat donne le mode d'emploi

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 juillet 2014, Association "Envie de rêver" n'a rien à voir avec l'activité onirique. Il présente au contraire un intérêt pratique, au moment précis où la presse annonce que le gouvernement réfléchirait à une éventuelle dissolution de la Ligue de défense juive, accusée d'avoir multiplié les provocations, parfois violente lors des manifestations de solidarité avec les victimes des frappes israéliennes sur Gaza. En d'autres termes, le Conseil d'Etat donne au gouvernement des éléments précieux sur les conditions de légalité d'une mesure de dissolution.

Rappelons qu'une telle mesure ne peut intervenir que sur un fondement juridique unique, la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées, aujourd'hui codifiée dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi). Le Conseil d'Etat précise cependant qu'elle s'applique de manière différenciée selon la nature du groupement et les motifs invoqués.

Les groupements concernés


On se souvient qu'après le décès du jeune Clément Méric lors d'une rixe avec des militants de la droite extrême, un décret du 12 juillet 2013 prononçait la dissolution de trois mouvements impliqués dans l'agression. Deux sont des groupements de fait, "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR). Le troisième, "Envie de rêver" est une association qui abrite le local occupé par les deux précédents. D'une manière générale, les trois mouvements sont proches les uns des autres, et le Premier ministre estime impossible de les considérer de manière différenciée.

C'est pourtant ce que va faire le Conseil d'Etat, confirmant la dissolution des deux groupements de fait mais annulant celle de l'association.

Une protection particulière des associations


La nature juridique du groupement n'est pas sans importance dans la procédure du dissolution. En effet, les associations régulièrement constituées bénéficient d'une protection particulière, car elles expriment l'exercice d'une liberté publique. Les groupements de fait, quant à eux, ne peuvent invoquer une protection identique.

Le Conseil d'Etat rappelle que la liberté d'association est un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et qu'elle a, en conséquence, une valeur constitutionnelle. Il appartient donc au gouvernement, lorsqu'il envisage la dissolution d'une association, d'"opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré."

Une association ne peut donc être dissoute que si cette mesure est indispensable à l'ordre public. Le gouvernement doit  mettre en lumière la gravité des troubles à l'ordre public directement causés par l'association. En l'espèce, "Envie de rêver", affirme le gouvernement, avait "pour seule activité réelle de permettre la tenue de réunions" des deux autres groupements dissous. Aux yeux de l'Exécutif, cette absence d'activité autonome montre que "Envie de rêver" se confond avec ces groupements dont elle est l'instrument logistique.

Certes, l'association "Envie de rêver" offrait un soutien à "Troisième voie" et aux "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR), mais le Conseil d'Etat considère que cette finalité logistique ne fait pas perdre son autonomie à l'association, dont l'activité doit être appréciée indépendamment de celle des deux autres groupements. Pour le juge, le fait de fournir un local à ces derniers ne constitue pas, en soi, une atteinte à l'ordre public et il n'est pas établi que l'association ait directement participé à d'autres activités. La dissolution d'"Envie de rêver emporte donc une atteinte disproportionnée à la liberté d'association. A cette condition de fond s'ajoutent d'autres conditions, de procédure cette fois. La dissolution d'une association ne saurait en effet intervenir sans respect de la procédure contradictoire, et sans motivation de la décision.

En ce qui concerne la Ligue de défense juive, le groupement ne donne, sur son site, aucune information relative à son statut juridique. Il semble qu'il ait existé sous forme d'association jusqu'en 2003, date à laquelle ses dirigeants ont décidé son auto-dissolution. Elle n'existe donc plus que comme un groupement de fait.



Manifestation des Camelots du Roi. 1930

Les motifs de la dissolution


Dans l'arrêt du 30 juillet 2014, le Conseil d'Etat observe que "Troisième voie" et les JNR sont des groupements de fait qui n'ont jamais été constitués en association. Ils ne sont donc pas protégés au titre de la liberté d'association, ce qui ne signifie pas qu'ils puissent être dissous sans motif. En l'espèce, le juge considère qu'ils ne sont pas dissociables, dès lors qu'ils regroupent les mêmes personnes et participent aux mêmes évènements.

L'article L 212 csi dresse une liste exhaustive des motifs susceptibles de justifier une dissolution. Certains semblent aujourd'hui bien dépassés. Tel est le cas de la dissolution fondée sur le fait qu'un groupement a pour objet de "faire échec à aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine", dès lors que cette dernière n'a heureusement pas disparu. Il en est de même des groupements rassemblant des individus condamnés pour "collaboration avec l'ennemi", tout simplement parce que leurs membres de sont trop jeunes pour avoir connu la seconde guerre mondiale.

Restent deux motifs, tous deux invoqués par le gouvernement. Le premier autorise la dissolution d'un groupement ayant provoqué à la haine ou à la discrimination raciale. Le Conseil d'Etat observe cependant qu'aucun élément versé au dossier ne révèle des écrits, des déclarations ou des actions collectives de cette nature.

L'absence de ce motif n'entraine cependant pas l'illégalité de la décision de dissolution. Un second motifs est en effet invoqué qui, à lui seul, suffit à la justifier. En effet, le caractère de "groupe de combat ou de milice privée" ne fait, quant à lui, guère de doute. Les deux groupements remplissaient des fonctions de service d'ordre dans différentes manifestations de la droite extrême, service d'ordre parfois pour le moins musclé. Le Conseil d'Etat fait observer que les JNR constituaient une organisation hiérarchisée, rassemblée autour de son chef, avec comme devise : « Croire, combattre, obéir ». Ils aimaient mener des action de force et se réunir en uniforme sur la voie publique, pour y défiler en "cortèges d'aspect martial". Sans qu'il soit besoin de chercher d'autres motifs, les JNR et "Troisième Voie" sont donc considérées comme des milices privées.

Le Conseil d'Etat incite ainsi le gouvernement à s'appuyer davantage sur des données objectives, les armes détenues, l'entrainement militaire, le recours à la violence, plutôt que sur des éléments plus subjectifs liés aux opinions ou aux programmes développés par ces groupements. Nul doute que ces éléments sont précieux pour apprécier le cas de la Ligue de défense juive. Il ne fait guère de doute qu'elle ait participé à des actions violentes de nature à troubler l'ordre public. Par bien des aspects, elle ressemble beaucoup aux JNR. Il appartient désormais au gouvernement de réunir les preuves de cette violence armée, avant, éventuellement, de prononcer la dissolution.



lundi 28 juillet 2014

Autorités administratives indépendantes : une joyeuse anarchie

Le sénateur Patrice Gélard a déposé, le 11 juin 2014, un nouveau rapport relatif aux autorités administratives indépendantes (AAI), rapport demandé par la Commission des lois. Son objet est de dresser le bilan d'application des recommandations formulées dans un rapport antérieur, publié en 2006. A l'époque, l'auteur appelait à la définition d'un cadre juridique précis pour une notion au succès incontestable mais si imprécise qu'elle servait à qualifier des institutions extrêmement diverses. Huit ans plus tard, le nouveau rapport du sénateur Gélard fait état d'une situation qui ne s'est guère améliorée.

L'inflation du nombre d'AAI


Sur un plan purement quantitatif tout d'abord, l'inflation du nombre d'autorités administratives indépendantes a continué. En 2006, le premier rapport recensait trente-neuf de ces institutions, le rythme de création étant d'une AAI par an. Il dénonçait alors un "processus de développement erratique" et suggérait un effort de rationalisation.

Sur ce plan, rien n'a changé. Certes, la création du Défenseur des droits, issu de la révision constitutionnelle de 2008 et organisé par la loi organique du 29 mars 2011, s'est traduite par la fusion de cinq autorités indépendantes au sein de l'institution nouvelle (le Médiateur de la République, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, le Défenseur des enfants, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté). En dépit de cette apparente rationalisation, le nombre des AAI n'a cessé de croître. De 2006 à 2014, onze nouvelles institutions ont été créées comme l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) ou encore l'AERES, Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, devenue Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur avec la loi du 22 juillet 2013. Quant à la Commission nationale d'aménagement cinématographique, elle est née d'une scission de la Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC) par la loi du 18 juin 2014.

Le résultat est que le rythme de création des AAI demeure de l'ordre d'une institution par an, c'est à dire absolument identique à ce qu'il était en 2006. Le rapport Gélard évoque un "développement anarchique" de cette catégorie juridique. Cette inflation serait sans conséquence si le droit positif développait une vision d'ensemble de la notion d'autorité administrative indépendante.

L'absence de cadre juridique


La révision de 2008 a intégré le Défenseur des droits dans l'article 71-1 de la Constitution, article unique d'un nouveau titre XI bis. Immédiatement, certains se sont réjouis de cette "constitutionalisation" de la notion d'autorité administrative indépendante. Mais il n'en est rien, et cette notion n'est même pas mentionnée dans l'article 71-1. Dans sa décision du 29 mars 2011, le Conseil constitutionnel rappelle que la qualification d'"autorité constitutionnelle indépendante" donnée au Défenseur des droits par la loi organique se borne à désigner une autorité administrative dont l'indépendance trouve son fondement dans la Constitution. Sur le plan de son organisation juridique, le Défenseur des droits n'est donc pas un pouvoir public constitutionnel, mais entre dans la catégorie juridique des autorités administratives indépendantes.

Sans doute, si ce n'est que cette catégorie ne donne lieu à aucune définition juridique. Le premier rapport Gélard de 2006 appelait de ses voeux le vote d'une loi définissant les conditions de création et d'organisation de ces institutions. Celui de 2014 ne peut que déplorer l'absence d'une telle initiative et donne des exemples des incohérences actuelles, tant dans la création que dans l'organisation des AAI.

Pour ce qui est de leur création, il observe ainsi que le Médiateur du livre, créé par la loi du 17 mars 2014, est qualifié d'autorité administrative indépendante dans l'amendement sénatorial qui propose sa création. En revanche, sa composition et son fonctionnement demeurent identiques à ceux de l'ancien médiateur de l'édition publique, qui avait été créé par une simple circulaire du 9 décembre 1999 et auquel il succède. Il en est de même du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) qualifié d'AAI par la loi du 18 décembre 2013 et qui succède à une commission consultative à laquelle il ressemble étrangement.

Ces exemples montrent que l'organisation des AAI ne répond à aucune règle particulière. Certaines ont un réel statut d'indépendance et sont dotées d'un pouvoir de décision, voire d'une pouvoir de sanction. D'autres ressemblent étrangement à une commission consultative ordinaire. Le rapport Gélard de 2006 s'étonnait déjà qu'aucun texte de loi soit intervenu pour définir notamment les différents éléments garantissant l'indépendance de ces institutions. Aujourd'hui, le rapport de 2014 affirme qu'un tel texte devient une véritable urgence. 
En effet, des "règles transversales" sont intervenues, c'est à dire des dispositions législatives ou réglementaires, qui ont vocation à s'appliquer à l'ensemble des AAI. Tel est le cas, par exemple, de la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique qui prévoit une incompatibilité entre le mandat parlementaire et la fonction de membre des ces autorités, sauf désignation es qualité prévue par la loi. Le même texte impose d'ailleurs aux membres des AAI de souscrire une déclaration de situation patrimoniale. 

L'accroissement du nombre de ces règles transversales conduit à une situation juridique pour le moins étrange. En effet, ces règles s'appliquent aux autorités administratives indépendantes, sans que cette dernière notion soit éclaircie et constitue une catégorie juridique réellement identifiable. 
Joan Miro. Constellations. Circa 1940

Absence de contrôle démocratique


Ces incertitudes contribuent à l'opacité d'un système qui pourtant était présenté comme l'incarnation d'une nouvelle forme de transparence administrative. Le rapport Gélard insiste sur ce point, montrant que le contrôle démocratique de ces AAI est extrêmement modeste. Il prend aujourd'hui la forme de rapports souvent annuels, mais pas toujours, remis au Premier ministre ou à un ministre. Qui en sont les lecteurs ? Certainement pas les citoyens, bien peu informés de l'activité des AAI. 

On observe surtout que le parlement n'est pas nécessairement destinataire de ces rapports, et qu'il n'exerce aucun contrôle réel de l'activité de ces AAI. En 2006, le sénateur Gélard proposait déjà de donner aux commissions parlementaires compétentes une mission générale d'évaluation de leur fonctionnement. Cette recommandation n'a pas été suivie et le rapport de 2014 ne peut que prendre acte de cet échec. S'il est vrai que le Parlement procède parfois à l'audition des responsables de ces autorités, ces auditions n'ont rien de systématique ni de régulier. Reste évidemment l'arme du contrôle budgétaire, mais une approche purement financière des institutions ne permet guère de connaître leur fonctionnement réel ni de prendre conscience de la nécessité d'éventuelles réformes. 

Des institutions en lévitation


Le rapport Gélard met ainsi le doigt sur une certaine forme de laisser-aller juridique. La notion d'autorité administrative indépendante porte en elle une certaine forme de séduction, liée à son caractère hybride. D'un côté, elle est est extérieure à l'administration car elle n'est pas intégrée dans la structure hiérarchique des services. De l'autre, elle participe à l'action administrative en assumant des missions rattachées à l'Exécutif. Institutions en quelque sorte en lévitation, les AAI d'aujourd'hui sont les premières victimes de cette ambiguité et elles sont construites sur un socle juridique peu solide. La crédibilité de leur action et leur pérennité passe désormais par la définition d'un statut juridique clair. S'il n'est certainement pas inutile que la Commission demande au sénateur Gélard un rapport tous les huit ans, il serait peut être temps que le législateur intervienne de manière plus efficace, pourquoi pas par une proposition de loi ?