Cette révision est cependant adoptée en 2012. En même temps, elle modifie la Cour Suprême qui devient la Kuria, institution nouvelle dont on prend soin de préciser qu'elle ne peut être présidée que par un juge ayant fait l'essentiel de sa carrière dans les juridictions hongroises. De fait, Andras Baka, dont l'expérience est surtout internationale, ne peut être candidat à la présidence de la Kuria et ses fonctions à la Cour Suprême prennent fin avec la disparition de l'institution, en janvier 2012. L'intéressé quitte donc ses fonctions plus de trois années avant la fin de son mandat, situation qui n'est pas sans conséquences patrimoniales pour lui.
La loi, la Constitution, la Convention
Les faits de l'espèce ont pour particularité de faire intervenir trois types de normes : la loi hongroise qui réforme le système judiciaire, la Constitution hongroise qui fait l'objet d'une révision et enfin la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour ne peut évidemment pas apprécier la conformité à la Convention de la Constitution hongroise, expression de la souveraineté de l'Etat. La Cour se borne donc à envisager les conséquences de la révision constitutionnelle sur la situation personnelle du requérant. En revanche, elle peut apprécier si la loi hongroise lui offre des voies de recours satisfaisantes au sens de la Convention, et c'est précisément ce point qui est finalement sanctionné.
Andras Baka conteste sa révocation en se fondant sur deux moyens principaux. Le premier est la violation de l'article 6 § 1 de la Convention internationale des droits de l'homme qui garantit le droit au procès équitable. En effet, l'intéressé n'a pas eu accès à un tribunal pour contester cette mise à l'écart, la révision constitutionnelle entraînant la suppression de sa fonction. Le second moyen réside dans la violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, puisque la mesure qui frappe le requérant vient sanctionner l'exercice de sa liberté d'expression, liberté qui était d'ailleurs un devoir puisqu'il entrait dans ses fonctions de donner un avis sur les réformes en cours.
Un magistrat devant la Cour européenne
L'arrêt Baka c. Hongrie illustre l'abandon de l'ancienne jurisprudence Pellegrin c. France du 8 décembre 1999 qui considérait comme irrecevable le recours reposant sur une violation du droit au procès équitable (art. 6 § 1), lorsque le requérant occupait un "poste comportant une mission d'intérêt général ou une participation à l'exercice de la puissance publique. Leurs titulaires détiennent une parcelle de la souveraineté de l'Etat. Celui-ci a donc un intérêt légitime à exiger de ces agents un lien spécial de confiance et de loyauté".
Cette formulation s'applique-t-elle à des magistrats, qui bénéficient généralement d'un statut protecteur destiné à garantir l'indépendance de la Justice ? On peut en douter. Quoi qu'il en soit, la question ne se pose plus en ces termes devant la Cour européenne, qui a fait évoluer sa jurisprudence avec l'arrêt Vilho Eskelinen et a. c. Finlande du 19 avril 2007.
Depuis cet arrêt, qui concerne des policiers, la Cour utilise deux critères cumulatifs justifiant le refus de tout recours contre la mise à l'écart de fonctionnaires d'autorité ou de hauts magistrats. Le premier réside dans l'existence d'un texte de droit interne « ayant expressément exclu l’accès à un tribunal » pour le poste ou la catégorie de salariés en question, texte qui n'existe pas dans le cas du Président de la Cour suprême hongroise. Le second repose sur la démonstration, par l'Etat défendeur que l'objet du litige « est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause (…) le lien spécial de confiance entre l’intéressé et l’Etat employeur ». La charge de la preuve incombe donc aux autorités hongroises qui ne parviennent pas à démontrer que la fin des fonctions du requérant serait liée à sa participation à des activités de souveraineté. Non sans malice, la Cour les renvoie à leur artifice juridique : ce n'est pas Andras Baka qui quitte la présidence de la Cour Suprême, c'est la Cour Suprême qui le quitte.
La Cour européenne en déduit donc qu'il y a bien violation de l'article 6 § 1, puisque Andras Baka n'a pas eu accès à un tribunal pour contester la mesure qui le frappe. Sur ce point, cette décision se situe dans la ligne de l'arrêt Harabin c. Slovaquie du 20 novembre 2012, décision dans laquelle la Cour affirme que le membre d'une Cour Suprême doit pouvoir contester la sanction disciplinaire qui le frappe.
Avec l'arrêt Baka c. Hongrie, la Cour porte une nouvelle atteinte au principe selon lequel les titulaires d'emplois les plus élevés se voient interdire l'exercice du droit au procès équitable. Cette exception est peu à peu vidée de son contenu au profit d'un droit processuel unique, qui s'applique à l'ensemble des agents publics, quelle que soit leur place dans la hiérarchie administrative. Les autorités françaises devraient peut être méditer cette décision, à un moment où plusieurs hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay sont en conflit avec leur administration.
La liberté d'expression
Le requérant estime qu'il n'a pas été mis fin à ses fonctions dans un but de restructuration de l'autorité judiciaire. A l'inverse, la restructuration de l'autorité judiciaire a été mise en oeuvre dans le but de mettre fin aux fonctions d'Andras Baka. Le réel motif de la mesure réside dans les opinions défavorables que le requérant avait émises sur les réformes entreprises par le gouvernement Orban.
Une telle inversion du raisonnement n'est pas aisée à démontrer. La Cour, s'appuyant une nouvelle fois sur l'arrêt Harabin c. Slovaquie, commence par affirmer que l'exercice de fonctions de membre de la Cour Suprême d'un Etat n'a pas pour conséquence de priver son titulaire de sa liberté d'expression. Dans un arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, la Cour avait d'ailleurs estimé que constituait une violation de l'article 10 le refus du prince de nommer à toute fonction publique le requérant au motif que, lors d'une conférence publique, il avait pris une position qui lui déplaisait sur l'interprétation de la Constitution,
Pour montrer le lien entre les avis d'Andras Baka et la mesure qui le frappe, la Cour prend en compte la succession temporelle des évènements. Les votes sur la réforme judiciaire et sur la révision constitutionnelle sont acquis le 30 décembre 2011, et les fonctions de requérant prennent fin au 1er janvier 2012, ce qui lui laisse vingt quatre heures pour quitter son bureau, délai que la Cour qualifie d'"extrêmement court". Elle insiste d'ailleurs sur le fait que le volet législatif de la réforme aurait pu dissocier les fonctions de Président de la Cour suprême et celles de président du Conseil national de la justice, ce qui évidemment n'a pas été fait.
Pour tous ces motifs la Cour "n'est pas convaincue" par les arguments du gouvernement et considère effectivement que le requérant a été victime d'une mesure destinée à porter atteinte à sa liberté d'expression. Plus grave encore, elle insiste sur le caractère dissuasif d'une telle décision, qui vise à faire taire les juges, à empêcher l'expression d'une opposition à la réforme judiciaire.
La décision de la Cour est parfaitement conforme à sa jurisprudence antérieure mais elle a aussi une portée politique non négligeable. A l'époque de la réforme du pouvoir judiciaire, en novembre 2012, Viviane Reding, commissaire européen à la Justice s'était officiellement inquiétée que la Hongrie s'éloigne des exigences les plus élémentaires de l'Etat de droit. Certains commentateurs estiment même que l'opposition du gouvernement Orban à la candidature de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission, alors même qu'il est le candidat du groupe conservateur, trouve son origine dans ces critiques adressées au gouvernement hongrois. Considérée sous cet angle, la décision Baka c. Hongrie révèle une parfaite identité de vue entre l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme, même si cette dernière se montre plus prudente, n'ayant pas à apprécier les réformes constitutionnelles. Cela suffira-t-il à ramener la Hongrie sur le chemin de l'Etat de droit ?