Le requérant, Y.M., engage la responsabilité de l'Etat pour le préjudice subi par cinq années de ce que l'on appelle communément une mise en placard. Diplomate de carrière, sorti de l'ENA en 1987, Y.M. a été pendant une dizaine d'années mis à la disposition de différents cabinets ministériels, notamment auprès de Jacques Toubon, François Baroin et Bernard Pons. Il est ensuite revenu une première fois au Quai d'Orsay en 1998. Déjà été laissé sans affectation, il a préféré une nouvelle mise à disposition, au Sénat cette fois, pour exercer les fonctions de conseiller culturel de son Président Christian Poncelet. Revenu définitivement dans son administration d'origine en 2008, le requérant a subi un retard sensible dans sa promotion au grade de conseiller des affaires étrangères hors-classe. Maintenu en activité avec traitement, il est demeuré sans affectation pendant plus de cinq années.
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Faute et préjudice
Le tribunal administratif considère que ces années de placard sont constitutives d'une faute commise par le ministère des affaires étrangères dans la gestion de la carrière de Y.M. Certaines créances sont prescrites, mais le juge accorde tout de même la somme de 90 000 € d'indemnisation, somme non négligeable qui montre bien qu'il ne s'agit pas d'accorder une satisfaction morale au fonctionnaire mais de reconnaître clairement la faute de l'administration et l'importance du préjudice subi.
Sur ce point, le jugement n'apporte rien de bien nouveau par rapport à l'arrêt Guisset rendu par le Conseil d'Etat le 6 novembre 2002. Cette décision affirme que "tout fonctionnaire en activité tient de son statut le droit de recevoir (...) une affectation correspondant à son grade". Certes, la distinction du grade et de l'emploi, principe cardinal du droit de la fonction publique, laisse à l'administration une certaine liberté pour tenir compte de l'aptitude et de la capacité de l'agent, mais aussi de considérations d'intérêt général. Dans ce cadre statutaire, l'agent tient néanmoins de son grade le droit d'être affecté à un emploi. L'Etat employeur est donc fautif lorsqu'il paie des fonctionnaires en les laissant sans affectation, attitude qui révèle tout à la fois une mauvaise gestion des deniers publics et des personnels dont les compétences ne sont pas exploitées.
Sans affirmer que le ministère des affaires étrangères est coutumier du fait, force est de constater que M. Guisset avait été laissé onze années sans affectation, alors que Y.M. a souffert d'une telle situation pendant cinq ans. L'importance de l'indemnisation reflète peut être un certain agacement du juge à l'égard d'une administration qui ne semble guère progresser dans sa gestion des ressources humaines.
La présomption de discrimination
Le tribunal administratif va plus loin que la jurisprudence Guisset et s'interroge sur l'origine du préjudice subi par Y.M. Ce préjudice se trouve, affirme le tribunal, dans une pratique discriminatoire du Quai d'Orsay. Il ne s'agit donc plus seulement de prouver une faute causée par la simple négligence d'un service, mais bel et bien de démontrer une volonté délibérée de porter atteinte au droit de l'agent de bénéficier d'un déroulement de carrière normal.
Pour mener à bien cette démonstration, le tribunal administratif réalise une comparaison entre la carrière de Y.M. et celle de ses collègues issus des promotions 1987 à 1994 de l'ENA. Sur vingt-six diplomates concernés, vingt-trois ont accédé au grade de conseiller des affaires étrangères hors-classe quinze années après leur sortie de l'école, un au bout de dix-sept années, un au bout de dix-huit, et Y.M. est le seul à n'y être parvenu qu'après dix-neuf années de carrière. Le tribunal observe ainsi que "cette durée apparaît comme exceptionnellement longue", et en déduit une présomption de discrimination.
Cette démarche comparative est relativement inédite. Dans son arrêt du 8 juillet 2010, Mme B., le Conseil d'Etat avait refusé de l'appliquer. Saisi par une requérante s'estimant victime d'une discrimination liée au sexe dans le déroulement de sa carrière, il a rejeté le recours, alors même que la Halde, préalablement saisie, avait considéré qu'il y avait en l'espèce présomption de discrimination. La Haute Juridiction s'était bornée à examiner le déroulement de carrière de l'intéressée, sans faire de comparaison chiffrée avec celle de ses collègues masculins. Elle ne s'était donc pas réellement donné les moyens de faire apparaître la réalité d'une telle discrimination.
Dans l'affaire Y.M., la reconnaissance de cette présomption par le tribunal administratif a pour effet immédiat de renverser la charge de la preuve : il appartient au ministère des affaires étrangères de démontrer que Y.M. n'a pas été traité de manière discriminatoire. Le problème est que l'administration est incapable de produire le moindre document montrant que la valeur professionnelle du requérant serait inférieure à celle des agents promus avant lui. Au contraire "les pièces produites au dossier attestent d'excellents états de service", ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par le ministère.
Discrimination politique... ou pas ?
Reste évidemment à s'interroger sur les motifs de cette discrimination. Le tribunal note que Y.M. soutient avoir "fait l'objet d'une discrimination sur le fondement de ses opinions politiques", mais il ne reprend pas à son compte cette affirmation. Tout au plus observe-t-il que, "eu égard tant aux longues périodes d'affectation au sein de cabinets ministériels qu'à la manière dont l'intéressé a régulièrement affiché les liens entretenus avec diverses personnalités politiques, le ministre des affaires étrangères ne pouvait ignorer la nature des opinions politiques de Y.M." Certes, mais le tribunal ne mentionne pas de lien de causalité entre la connaissance de ces opinions, et le traitement discriminatoire dont Y.M. a été victime.
Dans l'affaire Y.M. cette discrimination politique serait bien difficile à démontrer. Le requérant, ancien collaborateur de ministres de droite, se plaint d'un refus d'affectation qui s'est prolongé durant quatre années du quinquennat de Nicolas Sarkozy, à une époque précisément où ce dernier réussissait très bien à faire nommer certains de ses amis à des postes prestigieux de chefs de mission diplomatique. Il est vrai que l'on ne peut tout à fait mettre sur un même plan les emplois à la discrétion du gouvernement et les autres, pour lesquels le principe de neutralité du service public doit être respecté.
En l'espèce, le tribunal administratif n'a d'ailleurs pas besoin de démontrer qu'il s'agit d'une discrimination liée aux opinions politiques de l'intéressé. Il lui suffit que l'administration ne soit pas parvenue à démontrer l'absence de discrimination, quelle qu'en soit la nature, puisque c'est sur elle que repose la charge de la preuve.
Reste que cette mention de la discrimination politique est porteuse d'espoir. Si le tribunal ne la reconnaît pas formellement à propos du cas d'Y.M., il la mentionne néanmoins. On ne peut que s'en réjouir, car ce type de discrimination constitue une atteinte grave à la neutralité que l'administration doit respecter, y compris à l'égard de ses agents. Cette mention apparaît ainsi comme une sorte d'avertissement. Par exemple, en cas de chasse aux sorcières après une alternance, le juge administratif n'hésiterait sans doute pas à s'y référer, de manière positive cette fois. L'avertissement n'est peut être pas inutile.