« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 9 avril 2014

Désignation d'un juge à la CPI : le retour de l'acte de gouvernement

Le 28 mars 2014, le Conseil d'Etat a rendu un arrêt dont la première caractéristique est sans doute la discrétion. On ne s'attendait certes pas à ce que le vice président de la Haute Juridiction vienne le défendre devant les médias comme il l'avait fait pour les jurisprudences Dieudonné en matière de liberté d'expression et Vincent L. en matière de droit de mourir dans la dignité. Mais on pouvait penser que l'arrêt M. C. figurerait au moins parmi les Actualités figurant sur la page d'accueil du site du Conseil d'Etat. Il n'en a rien été, et l'arrêt serait passé totalement inaperçu si Didier Girard ne lui avait consacré une chronique sur la Revue générale du droit. Car la décision, ce n'est plus très fréquent, fait une application positive de la théorie des actes de gouvernement, pour exclure le contrôle du juge sur une décision administrative.

La procédure de sélection


Le requérant conteste le rejet de sa candidature aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). L'article 36 de la Convention de Rome prévoit une procédure de désignation en deux étapes.  Dans un premier temps, les Etats membres doivent sélectionner un candidat "parmi des personnes jouissant d'une haute considération morale, connues pour leur impartialité et leur intégrité et réunissant les conditions requises dans leurs Etats respectifs pour l'exercice des plus hautes fonctions judiciaires". Ces candidats doivent avoir une compétence reconnue, soit en droit pénal, soit en droit international. Dans un second temps, l'Assemblée des Etats parties à la Convention de Rome procède à un vote. Elle choisit, parmi les candidats, celui ou celle qui accèdera aux fonctions de juge, à partir de critères complexes tenant compte de la répartition géographique des juges, de l'équilibre entre les différents systèmes juridiques et, bien entendu, entre les hommes et les femmes. 

Dans l'affaire C., le contentieux porte sur la première étape, celle dont le déroulement est laissé à la discrétion des Etats. Le droit français a opté pour une procédure identique à celle qui existe pour la Cour internationale de Justice (CIJ). Les candidats se font connaître auprès du "groupe français" de la Cour permanente d'arbitrage (CPA), groupe de quatre personnes. Ce groupe effectue une première sélection sur dossier, avant de procéder à l'audition des candidats figurant sur la "Short List". Il propose enfin le nom du candidat qui sera proposé au vote de l'assemblée des Etats parties à la Convention de Rome.

M. C., n'est pas parvenu jusqu'à cette seconde phase, et il conteste donc devant le Conseil d'Etat le refus du groupe français de la CPA de proposer sa candidature.

La théorie des actes de gouvernement


Le Conseil d'Etat déclare son recours irrecevable au motif que "les actes contestés ne sont pas détachables de la procédure d'élection des juges à la Cour pénale internationale par l'Assemblée des Etats parties à la convention portant statut de cette juridiction internationale". Sans citer formellement la notion, le juge administratif se réfère à l'acte de gouvernement. 

L'acte de gouvernement se définit de manière purement négative, puisqu'il est précisément celui qui est soustrait à tout contrôle du juge administratif. Traditionnellement, on considère qu'il recouvre deux grands domaines, les relations entre les pouvoirs publics constitutionnels d'une part, et les rapports avec les organisations internationales et les Etats étrangers d'autre part. La décision du 28 mars 2014 entre évidemment dans cette seconde catégorie. 

C'est ainsi que le refus de soumettre un litige à la CIJ est considéré comme un acte de gouvernement depuis l'arrêt Geny du 9 juin 1952. Il en est de même de la décision de suspendre l'application d'un texte international (CE Ass. 18 décembre 1992 Mhamedi R. ) ou de toute décision qui imposerait au juge de s'interroger sur la politique étrangère française. Tel est le cas, par exemple, de la décision d'envoyer des forces au Kosovo (CE 5 juillet 2000 Mégret), ou celle d'autoriser des avions américains à survoler le territoire français pour attaquer l'Irak (CE 10 avril 2003, Comité contre la guerre en Irak). 

Les actes détachables des relations internationales



Pour le commissaire du gouvernement Odent, dans ses conclusions sur l'arrêt du Tribunal des Conflits du 2 décembre 1950 Soc. Radio Andorre, l'acte est détachable lorsque les autorités françaises "disposent d'une certaine indépendance dans le choix des procédés par lesquels elles exécutent leurs obligations internationales". Par voie de conséquence, sont jugés détachables la délivrance d'un permis de construire à une ambassade étrangère selon les règles du droit français (CE 22 décembre 1978, Vo Thanh Nghia) ou le refus d'autoriser une extradition (CE Ass. 15 octobre 1993 Royaume Uni).

Le critère de l'intrusion du juge dans la diplomatie française est finalement l'élément essentiel pris en compte dans l'application de la théorie de l'acte du gouvernement. A contrario, l'acte essentiellement tourné vers l'ordre interne, et qui n'implique aucune intrusion de ce type doit-il être considéré comme "détachable des relations internationales". Dans ce cas, le contrôle du juge reprend toute sa vigueur

Qu'en est il en l'espèce ? Le Conseil d'Etat affirme que le refus du groupe français de la CPA de proposer la candidature de M. C. n'est pas détachable de la mise en oeuvre de la Convention de Rome. Un tel raisonnement est possible, dès lors que le nom choisi par ce groupe sera celui qui sera proposé à l'assemblée des Etats sur le fondement de l'article 36 de la Convention de Rome. 

Le juge pouvait statuer autrement


Mais le juge aurait pu affirmer, avec des arguments également puissants, que cette même décision était parfaitement détachable des relations internationales. Relisons l'article 36. N'affirme-t-il pas que les Etats ont le choix entre la procédure de désignation prévue pour les juges de la CIJ et le recours à la "procédure de présentation de candidatures aux plus hautes fonctions judiciaires dans l'Etat en question" ? Autrement dit, le choix entre les deux procédures relève du droit interne et le fait de reprendre celle qui existe pour la désignation des juges de la CIJ n'a pas pour conséquence juridique d'internationaliser l'ensemble de la procédure.

C'est pourtant ce que décide le Conseil d'Etat, considérant en quelque sorte que la finalité de l'opération, à savoir la désignation d'un juge dans une juridiction internationale, suffit à rattacher l'ensemble de la procédure à l'espace des relations internationales.

Le Conseil d'Etat fait ainsi une application pour le moins compréhensive d'une théorie de l'acte de gouvernement que toute la doctrine présentait comme une peau de chagrin. Il réduit corrélativement le champ de l'acte détachable des relations internationales, excluant ainsi son propre contrôle.

L'absence de recours


Lucky Luke. Morris et Goscinny. Le juge.1959
Cela n'aurait pas beaucoup de conséquence, si le requérant n'était finalement privé de tour recours. Dès lors que la juridiction administrative se déclare incompétente, vers quel juge peut-il se tourner ? L'article 36 de la Convention de Rome ne lui offre aucune voie de recours. Quant à se tourner vers le tribunal administratif des Nations Unis (TANU), il ne faut pas davantage y songer. Certes la CPI n'est pas sans lien avec l'Organisation. Conformément à la convention de Rome (art. 2), un accord a été passé entre la Cour et les Nations Unies, prévoyant différents instruments de coopération. Il ne mentionne cependant aucune clause de compétence en matière de contentieux sur la désignation des juges, ni en faveur du TANU, ni d'ailleurs en faveur de toute autre juridiction.

Le Conseil d'Etat ne saurait mal faire


Le groupe français de la Cour permanente d'arbitrage fait donc un choix souverain, insusceptible de recours. On se souvient qu'en 2011, dans la procédure de nomination d'un juge à la Cour européenne des droits de l'homme, ce même groupe avait accepté de suggérer, parmi trois candidats, le nom d'un député UMP dont la principale qualité était d'accepter de céder son siège à un proche de Nicolas Sarkozy. Hélas, cette tentative de recaser un parlementaire méritant avait abouti à une situation ridicule puisque les trois candidatures françaises avaient été rejetées par la Cour, contraignant les autorités françaises à reprendre ab initio la procédure de désignation. N'aurait-il pas été préférable qu'un recours interne ait permis de sanctionner une telle pratique, appliquant au domaine juridique le vieux principe selon lequel il est préférable de laver son linge sale en famille ?

A dire vrai, cette question n'a jamais été posée. Pourquoi serait-il utile de prévoir un recours devant le Conseil d'Etat alors que le groupe français de la CPA est majoritairement composé de conseillers d'Etat ? Il est bien connu que le Conseil d'Etat ne saurait mal faire...



dimanche 6 avril 2014

La Libye, Khadafi, la DCRI, les juges... et le secret défense

Dans son numéro daté du 3 avril 2014, le Monde affirme que les juges Tournaire et Grouman ont interrogé Patrick Calvar, le successeur de Bernard Squarcini à la tête de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) du ministère de l'intérieur. Cet entretien apparait comme une nouvelle péripétie dans l'affaire des écoutes. En effet, c'est en écoutant Nicolas Sarkozy que les juges ont appris que l'ancien Président avait téléphoné deux fois à ce haut fonctionnaire en juin 2013 et janvier 2014. Il cherchait à savoir, nous dit-on, si la DCRI était chargée d'enquêter sur les soupçons de financement occulte de sa campagne électorale par le régime de Kadhafi.

Rien de très surprenant, si ce n'est que l'évènement donne l'occasion de s'intéresser à l'opposabilité au juge du secret de la défense nationale. Alors que les deux magistrats demandaient à Patrick Calvar si la DCRI enquêtait effectivement sur ces questions, le haut fonctionnaire leur a opposé le secret de la défense nationale. Sa décision est absolument conforme à un droit positif extrêmement favorable à l'Exécutif en ce domaine. 

Un privilège de l'Exécutif


Favorable à l'Exécutif, tout d'abord parce que c'est l'Exécutif qui décide seul de ce qui est considéré comme relevant du secret de la défense nationale. Loin d'être limité au domaine militaire, il peut s'appliquer à toute information ou document concernant la "sécurité nationale" (art. 7 du décret n° 78-78 du 25 janvier 1978). Les procédures de classification relèvent de la compétence du Premier ministre, assisté du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale "qui propose, diffuse, fait appliquer et contrôler les mesures nécessaires à la protection de la sécurité nationale". Chaque ministre assume ensuite au niveau de son département les responsabilités relatives à la protection du secret qui lui incombent. C'est donc l'ensemble de l'Exécutif et des services qui lui sont rattachés comme la DCRI qui sont chargés de la protection des informations sensibles.

C'est également l'Exécutif qui décide librement de l'étendue du secret de la défense nationale. L'article 413-9 du code pénal le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret de la défense nationale (...) les renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre leur diffusion". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. On ne peut affirmer plus clairement qu'une information est secrète, lorsque l'autorité publique la considère comme telle. 

Enfin, c'est encore l'Exécutif qui décide de l'intensité de la protection, en choisissant le niveau de classification, confidentiel défense, secret défense, ou très secret défense (décret du 17 juillet 1998). Aucun contrôle n'est exercé sur ce choix, pas plus que sur la durée de cette confidentialité.

L'opposabilité au juge


Dès 1955, l'arrêt Coulon du Conseil d'Etat avait affirmé que le pouvoir de la juridiction administrative d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale", principe réaffirmé par un avis consultatif du 19 juillet 1974. 

Le secret s'oppose de la même manière au juge judiciaire. De l'affaire des micros du Canard Enchaîné jusqu'à aujourd'hui le financement éventuel de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy par Khadafi, bon nombre de juges d'instruction se sont heurtés au secret de la défense nationale. Certes, depuis la loi du 8 juillet 1998, ils peuvent s'adresser  à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), autorité réputée indépendante, pour lui demander un avis sur l'éventuelle déclassification des pièces dont ils ont besoin. Encore s'agit-il d'un avis purement consultatif, que les autorités détentrice des pièces demandées peuvent ignorer purement et simplement.

Quimper. Henriot. Assiette polychrome. 1917

Les perquisitions


Dans l'état actuel du droit, le secret de la défense nationale est donc parfaitement opposable au juge et le responsable de la DCRI pouvait, et même devait, refuser de répondre aux questions portant sur les enquêtes menées par ses services. Pour le moment, cette prérogative de l'Exécutif n'est guère contestée, même pas par le Conseil constitutionnel.

Il est vrai que celui-ci, dans sa décision du 10 novembre 2011, a déclaré inconstitutionnelles les dispositions issues de la loi de programmation militaire (LPM) du 29 juillet 2009 autorisant la classification non plus des seules informations, mais aussi des lieux les abritant. Non sans hypocrisie, les promoteurs de ce texte affirmaient vouloir mettre à l'abri les juges d'instruction de toute poursuite pour violation du secret défense. En pénétrant dans un tel lieu, le juge ne risquait-il pas de se saisir de pièces classifiées dépourvues de lien avec l'affaire sur laquelle il enquêtait ? Il pouvait alors être, malgré lui, l'auteur d'une compromission du secret de la défense nationale. 

Tant de sollicitude à l'égard du pouvoir judiciaire a quelque chose d'attendrissant. On comprend mieux si l'on observe que la procédure prévue par la LPM soumettait les perquisitions dans des lieux classifiés à des contraintes très importantes. La déclassification temporaire des lieux pouvait être obtenue en effet, après avis de la CCSDN dont a vu l'absence d'indépendance, lui-même communiqué au service visé par la perquisition. Ce dernier était donc parfaitement informé de la perquisition et avait largement le temps de faire disparaître les pièces susceptibles d'intéresser le magistrat instructeur.

Derrière la sollicitude se cachent donc des préoccupations plus terre-à-terre, l'Exécutif voulant surtout se mettre à l'abri de perquisitions intempestives. Le Conseil constitutionnel a sans doute bien compris la démarche et a estimé que le législateur avait opéré une "conciliation qui est déséquilibrée" entre les exigences du procès équitable et le respect de la séparation des pouvoirs.

La séparation des pouvoirs


Sans doute, mais précisément le Conseil constitutionnel n'est pas allé au bout de son raisonnement. Car la levée du secret défense au profit du juge demeure soumis à la procédure faisant intervenir la CCSDN, puis la décision du ministre concerné. Dans tous les cas, l'accès du juge à l'information indispensable à son instruction est donc conditionnée par l'avis d'une autorité administrative suivie d'une décision tout aussi administrative. C'est donc la décision de l'Exécutif qui empêche le pouvoir judiciaire d'exercer sa fonction. On conviendra que la conformité de cette procédure au principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789 est loin d'être évidente.

Dans sa décision du 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel avait traité l'argument un peu légèrement. Il estimait alors "qu'en raison des garanties d'indépendance conférées à la commission ainsi que des conditions et de la procédure de déclassification et de communication des informations classifiées, le législateur a opéré, entre les exigences constitutionnelles précitées, une conciliation qui n'est pas déséquilibrée".  Bref, pour le Conseil constitutionnel, la CCSDN était qualifiée d'autorité indépendante, ce qui suffisait à la rendre indépendante.

On en conviendra, tout cela n'est guère satisfaisant, d'autant que le parlement ne dispose d'aucun moyen de contrôle, le secret défense lui étant également opposable. Il est vrai qu'une loi du 9 octobre 2007 a créé une délégation parlementaire au renseignement, dont les membres sont habilités à recevoir communication d'informations classifiées, mais son activité demeure cantonnée au renseignement et il n'est pas certain qu'elle ait accès à toutes les informations utiles à son contrôle. Ce texte n'a pas remis en cause le principe de l'opposabilité du secret de  la défense nationale aux parlementaires. Les commissions d'enquête ne peuvent ainsi obtenir la communication de pièces couvertes par le secret (ordonnance du 17 novembre 1958), prohibition confirmée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 décembre 2001.

On le voit, le responsable de la DCRI appliquait simplement le droit en vigueur, qu'aucun gouvernement n'a réformé de manière substantielle pour permettre aux juges et au parlement d'exercer de manière satisfaisante leurs missions de contrôle. Le seul moyen à leur disposition est de profiter d'une conjoncture politique, ce qui est le cas actuellement. En effet, ce que l'Exécutif a classifié, il peut le déclassifier. Rien n'interdit donc au ministre de l'intérieur de communiquer aux juges Tournaire et Grouman les informations qu'ils réclament sur l'existence, ou non, d'une enquête de la DCRI portant sur le financement de la campagne Sarkozy par la Libye de Khadafi. C'est même l'un des bienfaits de l'alternance de permettre ce type d'évolution, l'intérêt politique coïncidant avec l'intérêt des poursuites judiciaires. Reste que cette situation n'est bonne pour personne, car elle laisse subsister l'impression qu'une enquête pénale dans un domaine couvert par le secret défense ne peut être menée à bien que par une sorte de connivence politique entre l'Exécutif et les juges. Le pouvoir judiciaire comme l'Exécutif s'en trouvent nécessairement affaiblis.


jeudi 3 avril 2014

Notaires : sanctions disciplinaires et légalité des délits et des peines

"Notaires : Maintenant, ne pas s'y fier". Dans son dictionnaire des idées reçues, Flaubert s'amuse de la méfiance des bourgeois de son époque à l'égard de ces officiers ministériels auxquels ils confiaient  les secrets de leurs patrimoines. Comme les commissaires-priseurs et les huissiers de justice, les notaires disposent, par une décision des autorités de l'Etat, d'un privilège pour exercer leur activité, considérée comme une mission de service public. Ce lien avec l'Etat doit inspirer la confiance à leurs clients, et les manquements à la discipline de leur profession sont en conséquence l'objet de sanctions particulières, prévues par une ordonnance du 28 juin 1945

C'est précisément l'article 3 alinéa 5 de ce texte que le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution, dans une décision rendue sur QPC le 28 mars 2014. Cette disposition prévoit une peine d'interdiction temporaire, et c'est justement une interdiction temporaire d'une durée de douze mois qui a été requise à l'égard du notaire requérant.

L'article 8 de la Déclaration de 1789 applicable en matière disciplinaire


La sanction dont il est menacé est l'une des plus élevées dans l'échelle des sanctions applicables aux officiers ministériels. Les trois sanctions les moins graves, rappel à l'ordre, censure simple et censure devant la Chambre assemblée sont prononcées par la Chambre régionale de discipline. Les trois plus graves, défense de récidiver, interdiction temporaire et destitution sont de la compétence du tribunal de grande instance (art. 3 de l'ord. du 28 juin 1945). Même décidées par un tribunal, ces sanctions restent dans le champ disciplinaire.

Le Conseil constitutionnel apprécie leur constitutionnalité au regard de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui consacre le principe de légalité des délits et des peines. Dès sa décision du 30 novembre 1982, il avait en effet décidé que l'article 8 s'applique non seulement aux peines prononcées par les juges répressifs mais encore à "toute sanction ayant le caractère d'une punition".

Le précédent du principe d'individualisation de la peine


Le Conseil constitutionnel a déjà contrôlé l'ordonnance du 28 juin 1945, dans sa décision rendue sur QPC du 27 janvier 2012. Il at alors sanctionné son article 4 établissant que toute peine de destitution s'accompagnait automatiquement d'une interdiction définitive d'inscription sur les listes électorales. A ses yeux, les sanctions disciplinaires touchant les officiers ministériels ont pour objet "de garantir l'intégralité ou la moralité indispensables" à l'exercice de leurs fonctions. Tel n'est pas le cas de l'interdiction d'exercer ses droits civiques, mesure à la fois automatique et définitive. Elle porte donc atteinte au principe d'individualisation de la peine, principe qui trouve son origine dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires".

Georges Brassens. Les Philistins. Paroles de Jean Richepin

Le principe de légalité des délits et des peines


Dans la décision du 28 mars 2014, le notaire requérant s'appuie également sur l'article 8 de la Déclaration de 1789, mais en invoquant cette fois directement le principe de légalité des délits et des peines. Dans sa décision du 25 février 2010, le Conseil affirme en effet que celui-ci impose au législateur "de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis (...)". Pour le requérant, la sanction d'interdiction temporaire porte atteinte à l'intelligibilité et à l'accessibilité de la loi, car elle ne s'accompagne d'aucun plafond de durée. La durée de la peine est donc entièrement laissée à l'appréciation du juge.

Le moyen est loin d'être absurde, et le requérant peut s'appuyer sur bon nombre de procédures disciplinaires qui, elles, prévoient de tels plafonds. Un magistrat qui manque à ses devoirs peut ainsi être condamné à une interdiction d'exercer d'une durée d'une année, un avocat, un médecin, ou un architecte de trois années, et un pharmacien de cinq années. Le Conseil aurait pu voir dans cette différence de traitement une rupture du principe d'égalité ou une atteinte au principe d'intelligibilité de la loi.

Il faut bien le reconnaître, en effet, les sanctions prononcées sur cette base contre les notaires sont assez variables. Certains auteurs affirment qu'elles ne dépassent généralement pas dix ans, mais la jurisprudence témoigne parfois d'une particulière sévérité. Le 3 mai 1978, la Cour de cassation admet ainsi une interdiction temporaire de quinze ans, durée qui conduit finalement à une "élimination" de l'intéressé de la profession notariale, décision peut être moins brutale que la destitution mais tout aussi efficace.

C'est d'ailleurs sur l'existence de cette destitution que le Conseil constitutionnel appuie son contrôle. A ses yeux, la loi a déjà fixé le maximum de la peine, qui est précisément la destitution. L'intéressé est donc parfaitement averti que son comportement illicite peut conduire à une interdiction définitive d'exercer sa profession. Dès lors, il n'est pas nécessaire de fixer un plafond à l'interdiction temporaire, et le Conseil fait observer qu'il appartient au juge d'apprécier la nécessité de la peine, et donc sa proportionnalité par rapport aux manquements commis par l'officier ministériel dans l'exercice de sa profession. Celui-ci peut, au demeurant, utiliser toutes les voies de recours à sa disposition pour contester la sanction qui le frappe. Le Conseil déduit donc que l'article 3 alinéa 5 de l'ordonnance de 1945 n'emporte aucune violation de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Un droit des sanctions, pénales et disciplinaires


Le raisonnement du Conseil est juridiquement implacable, et l'interdiction temporaire continuera d'être appliquée aux notaires sans limitation de durée. Dira-t-on que cette peine est également implacable ? Peut-être, mais ces officiers ministériels sont soumis à des obligations déontologiques particulièrement exigeantes et leur non respect porte atteinte à la confiance sur laquelle repose l'ensemble de la profession.

Reste tout de même un point très positif de cette décision. Le Conseil constitutionnel applique une nouvelle fois les principes fondamentaux du droit pénal au contentieux disciplinaire. Cette fois, c'est la conformité d'une sanction au principe de légalité des délits et des peines qui est examinée, exactement dans les mêmes conditions que s'il s'agissait d'une peine pénale. On voit ainsi émerger un véritable droit de la sanction, quelle que soit l'origine de cette dernière, droit qui se construit sur des principes communs et un contrôle d'une intensité identique par le juge constitutionnel.

lundi 31 mars 2014

La loi Florange sanctionnée par le Conseil constitutionnel

Dans sa décision du 27 mars 2014, le Conseil constitutionnel, saisi par plus de soixante députés et soixante sénateurs, a jugé contraires à la Constitution certaines dispositions de la loi "visant à reconquérir l'économie réelle". L'objet de ce texte est de remplir une promesse électorale de François Hollande qui souhaitait l'intervention du législateur pour "dissuader les licenciements boursiers". Il avait précisé, lors d'une visite à Florange en février 2012, que "quand une grande firme ne veut plus d'une unité de production et ne veut pas non plus la céder", elle doit avoir "l'obligation de la vendre pour que les repreneurs viennent".

Un dispositif contesté


Cette obligation de cession des sites rentables a rapidement suscité des doutes sur la constitutionnalité d'une telle mesure, et la « loi Florange », adoptée le 24 février, a finalement préféré une procédure centrée sur une dissuasion financière, procédure organisée en deux périodes. Dans une premier temps, les entreprises de plus de mille salariés désireuses de fermer un site doivent chercher un repreneur pendant trois mois. La loi leur impose alors une véritable obligation d'information des éventuels candidats à la reprise ainsi que du comité d'entreprise. Dans un second temps, des pénalités peuvent être prononcées par le tribunal de commerce si le chef d'entreprise a refusé des offres sérieuses. Elles peuvent atteindre vingt smics mensuels par emploi supprimé (avec toutefois un plafond de 2 % du chiffre d'affaires), et s'accompagner du remboursement des aides publiques perçues durant les deux dernières années.  

Le Conseil constitutionnel a été saisi de ces dispositions qu'il a examinées au regard du droit de propriété et de la liberté d'entreprendre.


Droit de propriété


La jurisprudence du Conseil constitutionnel portant sur le droit de propriété est aussi abondante que constante. Il rappelle toujours que "la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789". Il en déduit que "les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi". Ces formules figurent ainsi dans deux décisions récentes rendues  le 28 février 2014 sur QPC, l'une relative au droit de vote dans les sociétés cotées, l'autre sur l'exploitation numérique des livres indisponibles.

Liberté d'entreprendre


La liberté d'entreprendre, quant à elle, ne figure pas dans la Déclaration de 1789. Le Conseil l'a cependant érigée au niveau constitutionnel en la rattachant à l'article 4, qui énonce que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Pour le Conseil, la liberté d'entreprise recouvre en réalité deux libertés distinctes, celle d'accéder à une profession ou à activité économique mais aussi la liberté dans l'exercice de cette profession ou de cette activité, principe rappelé dans sa décision QPC du 30 novembre 2012. C'est évidemment cette seconde facette de la liberté d'entreprendre qui est en cause dans la décision sur la loi Florange.

Comme en matière de propriété, le juge estime que le législateur peut apporter à la liberté d'entreprendre des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général. Encore faut-il que ces restrictions n'apparaissent pas disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi, ce qui conduit une nouvelle fois le juge à exercer son contrôle de proportionnalité. 

Vassily Kandinsky. Paysage avec cheminée d'usine. 1910

Le contrôle de proportionnalité


L'examen de la jurisprudence montre que la rédaction de l'article 1er de la loi Florange était porteuse d'un réel risque d'annulation. De manière très concrète, le Conseil devait exercer le contrôle de proportionnalité sur la disposition imposant à l'entreprise voulant fermer un site de le céder dès lors qu'une offre de reprise sérieuse lui est proposée et qu'aucun motif légitime de refus de cession n'est avancé. 

Pour le gouvernement, cette disposition repose sur une "exigence constitutionnelle", en l'occurrence l'article 5 du Préambule de 1946 qui affirme que "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi". Surtout, le gouvernement s'appuie sur l'intérêt général poursuivi, dès lors que la finalité de la loi est de maintenir l'emploi. 

Le Conseil refuse de le suivre et considère que le texte est doublement disproportionné, tant au regard du droit de propriété que de la liberté d'entreprendre. 

Pour ce qui est du droit de propriété, le Conseil observe que le dispositif visait à contraindre l'entreprise à céder son site pour éviter la lourde pénalité prévue par la loi. Il considère qu'il s'agit là d'une atteinte grave au droit de propriété qui comprend le droit de vendre librement son bien. Pour le Conseil, cette atteinte est d'autant plus disproportionnée que, par hypothèse, la loi ne vise pas les entreprises en difficulté mais celles qui sont en bonne santé, et qui ont donc une réelle valeur marchande. 

Pour ce qui est de la liberté d'entreprise, le contrôle de proportionnalité s'exerce de manière identique. Le Conseil sanctionne l'article 1er, dans la mesure où il prévoit un seul cas de motif légitime de refus de cession, c'est à dire l'hypothèse où la poursuite de l'activité sur le site met en péril l'activité de l'ensemble de l'entreprise. Pour le Conseil, cette disposition interdit à l'entrepreneur d'anticiper les difficultés de son entreprise, voire de développer une analyse économique par secteur d'activité. C'est donc la liberté de gestion qui est atteinte, d'autant que l'appréciation du juge est finalement substituée à celle du chef d'entreprise. Là encore, le juge constitutionnel estime que la mesure est disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis.

Une loi mal rédigée ?


La décision est sévère mais, disons-le franchement, elle est aussi le résultat d'une mauvaise rédaction de la loi. Pourquoi les rédacteurs ont-il écarté la possibilité offerte par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui autorise la collectivité publique à priver quelqu'un de sa propriété, "lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité" ? Certains objecteront qu'il s'agit là d'une disposition qui autorise l'expropriation, mais c'est précisément ce que déclarait le rapporteur du texte, Clotilde Valter : "Ce que nous voulons, c'est imposer au chef d'entreprise qui, pour des raisons financières, veut se débarrasser d'un site rentable (...) de rechercher un entrepreneur. S'il ne veut plus de ce site, qu'il le laisse, mais qu'il le cède à quelqu'un qui veut entreprendre". Cet objectif, parfaitement louable, aurait pu être atteinte par une expropriation, suivie d'une remise sur le marché de l'entreprise par l'Etat acquéreur. Et on peut penser que la seule menace de cette expropriation aurait peut être été suffisante pour parvenir au but recherché. 

Certes, aucune procédure n'est parfaite, mais force est de constater que la rédaction choisie avait de fortes probabilités d'invalidation par le Conseil constitutionnel. Le Conseil d'Etat a t il été saisi ? Si ce n'est pas le cas, on ne peut que constater une certaine légèreté du Parlement.. La  question mérite d'être posée.

jeudi 27 mars 2014

Accès au dossier durant la garde à vue : nouvel échec des avocats

La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 24 mars 2014,  a fait échouer une nouvelle offensive des avocats dans leur combat pour obtenir l'accès à l'intégralité des pièces du dossier de la personne gardée à vue. La décision a donné lieu à une médiatisation bien inférieure à celle qu'avait suscité le jugement rendu par le tribunal correctionnel, le 30 décembre 2013. A l'époque, l'affaire avait été plaidée par le bâtonnier, Christiane Féral-Schuhl, assistée des deux premiers secrétaires de la conférence des avocats, démonstration destinée à afficher la mobilisation de l'ensemble des avocats parisiens. Et le tribunal correctionnel avait effectivement annulé le procès-verbal d'audition d'un ressortissant turc poursuivi pour violences sur des personnes, annulation obtenue pour violation de l'article 6 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Pour le tribunal correctionnel, l'absence de communication à l'avocat de l'ensemble du dossier de son client portait atteinte au droit au procès équitable. 

La décision du 30 décembre 2013 est évidemment l'une de ces jurisprudences de combat que rendent les juges de première instance. Il y affirment leur position avec un éclat d'autant plus remarquable qu'ils savent parfaitement que leur décision sera annulée en appel.  

C'est exactement ce qui s'est produit, la Cour d'appel appliquant simplement le droit positif, en s'appuyant à la fois sur le droit de la Convention européenne et sur celui de l'Union européenne.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme


Les avocats parisiens invoquaient les arrêts Dayanan c. Turquie et Sapan c. Turquie rendus par la Cour européenne des droits de l'homme. Le premier, du 13 octobre 2009 imposait l'intervention de l'avocat dès le début de la garde à vue. Le second, du 20 septembre 2011, déclarait le droit turc non conforme à l'article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans la mesure précisément où l'avocat du requérant n'avait pas été autorisé à accéder aux pièces du dossier.

La Cour de cassation, à plusieurs reprises et notamment dans des décisions du 19 septembre 2012, du 31 octobre 2012 et du 6 novembre 2013, considère pourtant que le débat contradictoire sur les éléments de preuve ne se développe pas durant la garde à vue. Il intervient par la suite, devant le juge d'instruction, puis devant les juridictions de jugement. Pour les juges suprêmes, le refus d'accès au dossier est donc la conséquence logique de la procédure inquisitoire française, dès lors que l'enquête est réalisée à charge mais aussi à décharge. La Cour de cassation considère que l'article 63-4-1 du code de procédure pénale (cpp), dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 201, ne porte aucune atteinte au droit au procès équitable et à l'égalité des armes. L'avocat obtient donc communication du procès verbal de notification du placement en garde à vue, du certificat médical ainsi que des procès verbaux d'audition, une fois qu'elle a eu lieu. Le débat contradictoire sur les autres pièces est renvoyé à l'instruction ou au jugement.

Sur ce point, la jurisprudence de la Cour de cassation s'appuie sur celle du Conseil constitutionnel. Dans une décision rendue sur QPC le 18 novembre 2011, celui-ci a en effet considéré que la conciliation entre les nécessités de la recherche des auteurs d'infractions et les droits de la défense est parfaitement assurée par la loi du 14 avril 2011.


Honoré Daumier 1808-1879. Avocat plaidant

Le droit de l'Union européenne


Le second moyen de la défense reposait sur la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, et plus particulièrement sur son article 7 § 1. Il énonce : "Lorsqu'une personne est détenue à n'importe quel stade de la procédure pénale, les Etats membres veillent à ce que les documents relatifs à l'affaire en question détenus par les autorités compétentes qui sont essentiels pour contester de manière effective conformément au droit national la légalité de l'arrestation ou de la détention soient mis à la disposition de la personne arrêtée ou de son avocat".

La Cour observe, et ce n'est pas vraiment une surprise, qu'une directive de l'Union européenne ne peut être invoquée tant qu'elle n'a pas été transposée par le droit de l'Etat membre, ou plus exactement tant que le délai de transposition n'est pas écoulé. Dans le cas de la directive de 2012, le délai de transposition expire le 2 juin 2014. Avant cette date, aucun requérant ne peut donc invoquer le contenu de la directive devant les juridictions internes. 

Les avocats étaient parfaitement conscients de cette impossibilité de s'appuyer directement sur la directive. Aussi ont-ils préféré invoquer le principe "d'interprétation conforme". Il repose sur une idée simple : lorsqu'une norme de droit communautaire ne peut pas recevoir directement application dans le litige qui est soumis au juge national, celui-ci doit interpréter son droit interne de manière à atteindre, dans la mesure du possible, le résultat voulu par le droit communautaire. On observe cependant que ce principe d'interprétation conforme est pour le moins fluctuant. La Cour de Justice permet ainsi aux juges internes de prendre en considération l'ensemble de leur droit national pour apprécier dans quelle mesure il peut être, ou non, modifié dans un sens conforme à l'objet de la directive. En l'espèce, la Cour estime que l'interprétation conforme serait de nature à compromettre la transposition de la directive et irait même à son encontre. Autrement dit, l'accès de l'avocat au dossier n'est pas, pour le juge français, un élément de cette transposition. 

Cette interprétation survivra-t-elle à la transposition de la directive de 2012 ? On peut se poser la question, et il est très probable de que de nouveaux recours interviendront dès juin 2014, si la directive n'est pas encore transposée, ou dès la publication du texte la transposant. Les avocats semblent croire qu'ils obtiendront alors sans difficulté le droit d'accéder au dossier de leurs clients, la jurisprudence actuelle étant volontiers présentée comme un combat d'arrière-garde mené par des juges particulièrement réactionnaires. 

Le problème est moins simple qu'il n'y parait. Même en laissant de côté la portée du renvoi au droit national opéré par l'article 7 § 1,  les avocats semblent ignorer les dispositions de l'article 7 § 4 de cette même directive. Elles précisent que certaines pièces peuvent être refusées à l'avocat, en particulier "en vue de préserver un intérêt public important, comme dans les cas où cet accès risque de compromettre une enquête en cours". Or,  la garde à vue se définit précisément comme une phase d'enquête, une période très courte durant laquelle il s'agit d'établir des faits et de démontrer l'existence d'une infraction. Il y a donc, par hypothèse, une "enquête en cours". 

Le débat est loin d'être clos, et il devrait même s'amplifier dans les mois à venir. L'enjeu ne réside pas seulement dans l'accès au dossier de l'avocat, mais bien davantage dans les principes fondamentaux de notre procédure pénale. De plus en plus, les avocats français semblent inspirés par le droit américain, et voient la garde à vue, non pas comme une phase d'enquête à charge et à décharge, mais comme un combat entre l'avocat du gardé à vue et les enquêteurs. L'accès au dossier apparaît ainsi comme l'instrument du passage d'une procédure inquisitoire à une procédure accusatoire, instrument particulièrement commode puisqu'il permet de faire l'économie d'un débat parlementaire.





dimanche 23 mars 2014

L'arrêt Öcalan II, ou le refus de la peine perpétuelle

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu le 18 mars 2014 son second arrêt Öcalan c. Turquie. Le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan avait déjà suscité une première décision, le 12 mai 2005. Les autorités turques avaient alors été sanctionnées pour sa condamnation à mort prononcée à l'issue d'un procès inéquitable. La peine avait ensuite été commuée en prison à perpétuité, après que la Turquie ait aboli la peine de mort en temps de paix, en 2002. 

Aujourd'hui, la Turquie est une nouvelle fois condamnée pour violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, disposition qui interdit les traitements inhumains et dégradants. Les juges analysent l'ensemble des conditions de détention du requérant, et sanctionnent les autorités turques pour le caractère incompressible de la peine infligée.

Les conditions de détention


La Cour examine les conditions de détention d'Abdullah Öcalan, pour la période suivant son arrêt de 2005. Dans cette première décision en effet, elle s'était déjà prononcée, estimant que ces conditions, même sévères, n'avaient pas atteint un seuil de gravité suffisant pour constituer un traitement inhumain et dégradant. Ce jugement était cependant accompagné d'une certaine forme de mise en garde. S'appuyant sur un rapport du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) de 1999 portant sur les conditions de détention du requérant, la Cour avait insisté sur les effets négatifs de l'isolement dans lequel était maintenu le requérant. Elle considérait en conséquence "que les effets à long terme de l'isolement social" qui lui était imposé "devraient être atténués par son accès aux mêmes commodités que les autres détenus dans les prisons de haute sécurité en Turquie".

L'arrêt de 2014 se présente donc comme un bilan de l'effort des autorités turques pour "normaliser" les conditions de détention d'Abdullah Öcalan. Sur ce point, la Cour dispose d'un certain nombre d'éléments concrets, puisque le CPT a effectué deux autres inspections, en 2007 et en 2010, sur l'île d'Imralt, où est située la prison de haute sécurité dans laquelle l'intéressé est détenu. Les dernières observations du Comité ont été transmises à la Cour en mars 2012. 

Pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un seuil de gravité dont l'appréciation dépend de l'ensemble des données de la cause. Autrement dit, la Cour utilise la méthode du "faisceau d'indices", bien connue du droit français. Les juges européens examinent de manière très concrète la taille de la cellule, l'accès à la lumière du jour, la possibilité d'utiliser une salle de sport ou de loisirs, de lire des livres ou des journaux, la fréquence des visites de la famille et des avocats etc... A la lumière de ces éléments, la Cour européenne apprécie ensuite si la souffrance ou l'humiliation infligée au prisonnier va au-delà de celles que comporte inévitablement le fait de purger une peine pénale de longue durée. Selon la jurisprudence de la Cour, il n'est pas nécessaire de prouver que les autorités aient voulu humilier ou rabaisser l'intéressé. Pour qu'il y ait violation de l'article 3, il suffit que les conditions de détention suscitent humiliation ou sentiment de dégradation (CEDH, 16 décembre 1999, V. c. Royaume Uni).

L'essentiel de l'argument du requérant réside dans la persistance de son isolement carcéral. Depuis l'arrêt Messina c. Italie du 28 septembre 2000,  la Cour estime que "l'interdiction de contact avec d'autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou traitement inhumains". En l'espèce, la Cour ne reproche pas à la Turquie de prendre des mesures de sécurité "extraordinaires" concernant Abdullah Öcalan, qui demeure le leader d'un mouvement armé séparatiste et qui communique toujours avec le PKK, notamment par l'intermédiaire de ses avocats. Elle note que les conditions matérielles de détention ont été assouplies après la dernière visite du CPT, le requérant pouvant exercer quatre heures par jour des activités à l'extérieur de sa cellule (salle de sport, bibliothèque etc..). Enfin, la Cour observe que l'isolement du requérant a été quelque peu atténué, la prison d'Imralt accueillant désormais d'autres détenus, et l'accès des avocats et des familles ayant été un peu facilité. La Cour déduit donc qu'il est impossible de considérer que les conditions de détention du requérant sont constitutives d'une violation de l'article 3. 

Observons tout de même que, comme en 2005, la Cour européenne n'hésite pas à formuler une sorte d'avertissement aux autorités turques. Elle énonce que le constat de non-violation de l'article 3 "ne saurait s'interpréter comme une excuse pour les autorités nationales pour ne pas fournir au requérant plus de facilités de communication avec l'extérieur ou alléger ses conditions de détention". Autrement dit, la conformité de la détention à l'article 3 n'est pas une appréciation définitive. Avec le temps, la menace que constitue Abdullah Öcalan devrait s'atténuer, et les autorités devront alors lui accorder davantage de facilités pour rester en conformité avec les exigences de l'article 3. 

Midnight Express. Alan Parker. 1978

La peine perpétuelle


La Cour se montre beaucoup plus sévère dans son appréciation de la condamnation du requérant à une peine perpétuelle, sans possibilité de libération conditionnelle. Pour le requérant, une condamnation à perpétuité qui ne prend pas en compte l'éventuelle bonne conduite d'un détenu ou ses efforts de réhabilitation atteint le seuil de gravité exigé par l'article 3 pour constituer une peine inhumaine. De son côté, le gouvernement turc estime que ces condamnation témoigne de sa mansuétude, puisqu'Abdullah Öcalan avait d'abord été condamné à la peine capitale.

La Cour n'exclut pas qu'une peine de réclusion à vie puisse être prévue par le droit interne des Etats parties à la Convention. Il est même possible que cette peine soit purgée dans son intégralité et que le détenu décède en prison (CEDH, GC 9 juillet 2013, Vinter et autres c. Royaume Uni). La Cour estime cependant que le détenu doit conserver un espoir de libération pour que cette peine ne sont pas constitutive d'un traitement inhumain. Il doit pouvoir demander son élargissement, quand bien même il serait débouté parce que les autorités judiciaires estiment qu'il constitue toujours un danger pour la société. Pour la Cour, la justification du maintien en détention est donc une question qui doit être posée, pour tenir compte de l'évolution de la personne détenue. Dans le cas contraire, "quoi qu'elle fasse en prison, aussi exceptionnels que puissent être ses progrès sur la voie de l'amendement, son châtiment demeure immuable", et c'est précisément cela qui constitue un traitement inhumain. La Cour estime en conséquence que la peine incompressible infligée à Abdullah Öcalan emporte une violation de l'article 3 de la Convention.

Cette jurisprudence suscite la réflexion, si l'on considère qu'un grand nombre d'Etats américains font figurer dans leur code pénal des peines de perpétuité incompressibles. Ces peines sont même présentées comme un progrès par ceux là mêmes qui luttent contre la peine de mort. Sur ce point, on ne peut que constater l'écart entre deux conceptions de la justice. D'un côté, un standard européen des droits de l'homme que la Cour européenne parvient finalement à imposer, et qui repose sur l'idée que l'emprisonnement n'est pas seulement une punition mais aussi une période consacrée à l'amendement à la réhabilitation d'une personne. De l'autre, une conception américaine qui considère la prison comme une vengeance légale offerte aux victimes, l'amendement de la personne n'étant pas une hypothèse prise en considération.