« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 9 février 2014

Télécharger, c'est tromper ?

La décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 5 février 2014 suscite beaucoup de réactions d'étonnement, voire d'irritation, sur internet. Un blogueur n'est-il pas condamné à une amende de 3 000 € pour avoir téléchargé et communiqué des données parfaitement accessibles et d'ailleurs indexées sur Google ? Certes, le simple rappel des faits montre que l'intéressé a d'abord bénéficié d'une faille de sécurité, qui permettait d'accéder à des espaces conçus comme confidentiels. La lecture de la décision montre cependant que la situation juridique du blogueur n'est pas aussi simple que la présentation quelque peu caricaturale qui a en été faite sur internet.

Une faille de sécurité


En l'espèce, le blogueur Bluetouff était parvenu, grâce au moteur de recherche, sur le serveur extranet de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), serveur utilisé par les chercheurs de l'Agence pour stocker et échanger leurs documents. Il y avait trouvé et téléchargé  huit mille documents, par l'intermédiaire d'un réseau privé virtuel (VPN) vers une adresse IP située au Panama, ce qui explique que l'opération soit passée inaperçue. Certaines de ces données ont cependant été utilisées par un autre blogueur, proche de Bluetouff. C'est ainsi que dans un article publié sur le net et consacré à la dangerosité des nano-matériaux, l'Anses a  découvert un beau jour une présentation PowerPoint faite par l'un de ses employés. 

Ce second blogueur n'a pas été poursuivi, car il ignorait que les documents qui lui avaient transmis par Bluetouff n'étaient pas publics. Dès qu'il en a été informé, il a  retiré de son site les données litigieuses. Dans le cas de Bluetouff, le juge aurait pu rendre une décision identique, car l'intéressé s'est rendu de bonne foi sur la page indiquée par Google, sans savoir qu'il accédait à un espace privé. Il a en quelque sorte bénéficié d'une faille de sécurité du système. Le TGI de Créteil avait d'ailleurs relaxé l'intéressé dans un jugement du 23 avril 2013, et l'Anses n'avait pas fait appel, consciente qu'elle était en partie responsable de la fuite. C'est donc le seul recours du parquet que Bluetouff qui a suscité la présente décision de la Cour d'appel. 

Les trois infractions


Le responsable de Bluetouff est poursuivi pour trois infractions. La première est prévue par l'article 323-1 c. pén. et réside dans l'accès frauduleux à un système informatique, la seconde, prévue par le même article, est le maintien dans ce système, une fois que l'on a appris qu'il était de nature privée. Dans les deux cas, la peine encourue est de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Enfin, la troisième infraction est constituée par le téléchargement et la conservation de données extraites d'un site privé. Celle-ci est tout simplement réprimée par l'article 311-1 du code pénal, celui là même qui définit le vol comme "la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui". 

La Cour d'appel distingue entre les trois infractions. Elle confirme la relaxe dans le cas de la première infraction, celle relative à l'accès frauduleux. Le blogueur a en effet bénéficié d'une défaillance technique dont il n'est pas responsable. Et c'est évidemment cette faille de sécurité qui est à l'origine de l'indexation des données sur les moteurs de recherches. 

En revanche, elle considère comme constituées les deux infractions suivantes, la seconde conditionnant la troisième. En effet, Bluetouff a reconnu, durant ses trente heures de garde à vue, qu'il a largement circulé dans le site, et qu'il a parfaitement vu qu'il était demandé un identifiant et un mot de passe sur la page d'accueil. Il a donc rapidement su qu'il était sur un espace privé, et il s'est donc frauduleusement "maintenu dans le système", au sens de l'article 323-1 du code pénal. Au moment du téléchargement, il ne pouvait donc ignorer le caractère privé des informations qu'il s'appropriait frauduleusement, à l'insu de leur propriétaire.

Bluetouff est il un "Whisleblower" ?


P. Gelück. Le Chat 1999,9999.
Certes, le blogueur n'est finalement condamné qu'à une amende de 3 000 €, peine relativement modeste si on la compare avec les 30 000 € mentionnés dans l'article 323-1 du code pénal. Elle permet cependant au juge pénal de faire oeuvre pédagogique, en insistant sur l'élément moral de l'infraction. C'est parce qu'il ignorait qu'il avait pénétré sur un "extranet", c'est à dire la partie privative d'un site qu'il est relaxé du délai d'accès frauduleux. En revanche, une fois qu'il avait circulé dans l'arborescence et vu les demandes d'identifiant et de mot de passe, il ne pouvait plus l'ignorer, comme il ne pouvait plus ignorer que les données qu'il s'appropriait ne lui étaient pas destinées. 

Reste évidemment à s'interroger sur l'usage que l'internaute a fait de ces données. Il n'en a tiré aucun bénéfice et s'est borné à les transmettre à un auteur qui travaillait sur les dangers des nanomatériaux. Sur ce point, on ne peut que déplorer une vision extrêmement simplificatrice de la "blogosphère". Bon nombre de commentateurs très présents sur les réseaux sociaux ont feint de croire que la décision ouvrait la porte à une jurisprudence nouvelle. Tout internaute téléchargeant des données indexées par Google serait donc menacé de poursuites pénales, interprétation pour le moins caricaturale de la décision. Sur ce plan, les commentateurs ont perdu une occasion de se placer sur un autre plan, celui de la protection des "Whistleblowers". A sa manière, Bluetouff est un lanceur d'alerte, et les données téléchargées méritaient peut être d'entrer dans le débat public. Mais c'est une autre question, hélas.

jeudi 6 février 2014

QPC Mediapart : Vers un recours devant la Cour européenne ?

Par une décision du 5 février 2014, la première chambre civile de la Cour de cassation refuse le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) présentée par Médiapart et Edwy Plenel.

Cette question porte sur deux dispositions législatives. La première, l'article 226-1 du code pénal punit en effet d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait, "au moyen d'un procédé quelconque" d'avoir capté, enregistré ou transmis, "sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel". La seconde, l'article 226-2 punit des mêmes peines le fait d'avoir porté à la connaissance du public de tels enregistrements. Les auteurs de la QPC invoquent la non conformité de ces deux textes à  l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789  qui garantit la liberté d'expression et, par là même, la liberté de presse.

Un long conflit judiciaire


Cette QPC constitue l'épisode le plus récent, mais certainement pas le dernier, du conflit judiciaire qui oppose Patrick de Maistre à Médiapart. 

Personne n'a oublié qu'en juin 2010, Médiapart avait publié une série d'articles mentionnant des extraits de conversations téléphoniques entre Liliane Bettencourt et Patrick de Maistre qui, à l'époque, gérait sa fortune. Enregistrés clandestinement par le majordome, ces échanges avaient constitué un élément essentiel des poursuites engagées pour financement illégal de partis politiques, fraude fiscale et abus de faiblesse. Si Nicolas Sarkozy a bénéficié d'un non lieu en octobre 2013, une dizaine de personnes sont aujourd'hui renvoyés en correctionnelle, parmi lesquelles Eric Woerth, François-Marie Banier et Patrice de Maistre.

Ce dernier a réagi en attaquant Médiapart précisément sur le fondement des deux articles contestés par la QPC, considérant que les enregistrements contestés avaient été effectués à l'insu des intéressés et portaient sur des éléments du patrimoine de Liliane Bettencourt rattachés à sa vie privée.

Dans un premier temps, en 2010, les juges du fond avaient estimé que ces enregistrements, "relevant du débat démocratique, pouvaient être légitimement portés à la connaissance du public". Par un arrêt du 5 octobre 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation avait rejeté cette analyse, affirmant que les propos concernés relevaient effectivement la vie privée et qu'ils avaient été enregistrés et publiés à l'insu des intéressés. Les infractions mentionnées aux articles 226-1 et 2 du code pénal étaient donc constituées. La décision finale a été renvoyée à la Cour d'appel qui s'est inclinée devant la position de la juridiction suprême. Et c'est finalement à l'occasion du second recours de Médiapart devant la Cour de cassation qu'intervient cette QPC.

Derrière ce combat judiciaire de longue durée apparaît un débat juridique qui dépasse très largement l'affaire Bettencourt. S'il est vrai que la décision de la Cour de cassation est globalement conforme à sa jurisprudence traditionnelle, force est de constater qu'elle conduit à neutraliser le débat sur l'équilibre entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée. 

L'absence de "caractère sérieux"


La motivation de la décision est assez sommaire, comme souvent les refus de renvoi opposés par la Cour de cassation en matière de QPC. Elle reconnaît certes que les dispositions contestées du Code pénal n'ont jamais été portées devant le Conseil constitutionnel, mais estime en revanche que "la question n'est pas nouvelle". Par cette formulation, la Cour de cassation veut signifier que le Conseil constitutionnel s'est souvent prononcé sur l'article 11 de la Déclaration de 1789, et que sa jurisprudence est suffisamment connue pour ne pas justifier un nouveau recours. 

La Cour ajoute que la "question posée ne présente pas de caractère sérieux". Le droit à la vie privée fait l'objet d'une "jurisprudence constante", qui peut être résumée très simplement. Comme la Cour le rappelle lors d'un autre refus de renvoi de QPC le 16 avril 2013, "l'atteinte portée à la liberté d'expression par une incrimination" pénale doit apparaître "nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif de la réputation, de la dignité et des droits d'autrui". Le juge a donc pour mission de qualifier des comportements que le législateur doit avoir définis en termes "suffisamment clairs et précis pour que l'interprétation de ce texte, qui entre dans l'office du juge pénal, puisse se faire sans risque d'arbitraire".



Captation d'une conversation privée pour dénoncer un imposteur
Molière. Tartuffe. Acte IV sc. 5
Gravure de Pierre Brissart. 1682

L'atteinte à la vie privée


Encore faut-il, que les enregistrements diffusés par Médiapart relèvent effectivement de la vie privée et que leur divulgation puisse être sanctionnée sur le fondement de l'article 9 du code civil. En l'espèce, la Cour de cassation ne se fonde pas sur le contenu des conversations, portant sur la fortune de Liliane Bettencourt. En effet, l'action judiciaire a été engagée par M. de Maistre, et Liliane Bettencourt n'y est pas partie. Il est vrai, et c'était précisément l'objet de l'enquête de Médiapart, que la fortune de M. de Maistre n'était pas sans lien avec celle de Liliane Bettencourt. Il était cependant difficile de considérer que les révélations d'ordre patrimonial suffisaient à caractériser l'atteinte à la vie privée. En effet, la jurisprudence de cette même cour de cassation a largement atténué l'intensité du secret du patrimoine. Celui-ci n'est réellement invocable que lorsque les divulgations ne concernent pas seulement la fortune de l'intéressé, mais aussi son mode de vie ou sa personnalité (Civ. 1ère, 30 mai 2000). C'est seulement dans ce cas que la divulgation d'éléments du patrimoine peut être sanctionnée sur le fondement de l'article 9 du code civil.

Pour contourner cette jurisprudence dérangeante, la Cour s'appuie les modalités de la captation. Et il est vrai qu'il s'agissait d'une "interception clandestine" qui "par son objet et sa durée" conduisait nécessairement son auteur à pénétrer délibérément dans la vie privée de la personne concernée. Certes, l'argument est juridiquement parfaitement fondé. Les articles 226 alinéas 1 et 2 s'appliquent donc de manière automatique, sans que la question de l'intérêt que la divulgation peut représenter pour l'information du public et le débat d'intérêt général. La cour de cassation écarte simplement la question du bien-fondé de la diffusion, et  se place ainsi en opposition directe avec la Cour européenne des droits de l'homme.

Vers un recours devant la Cour européenne ?


Pour la Cour européenne, la diffusion dans les médias d'informations relatives  la vie privée ne peut pas être exclue de manière absolue. L'appréciation est réalisée au cas par cas, suivant les circonstances de l'espèce. Dans une décision du 23 juillet 2009, Hachette Filipacci Associés (Ici Paris) c. France, la Cour sanctionne les juges français qui avaient condamné la publication d'un article comportant des éléments du patrimoine et du mode de vie financier de Johny Halliday, illustrant le propos par des photos publicitaires montrant que l'intéressé faisait volontiers un usage commercial de son nom et de son image. Dans ce cas, la Cour européenne a considéré que la vie privée du chanteur cédait le pas devant la liberté d'expression. Il est vrai que l'article contesté ne faisait que reprendre des informations déjà connues et d'ailleurs déjà diffusées dans la presse.

La Cour va cependant encore plus loin, et accepte une ingérence dans la vie privée des personnes, si celle-ci répond à un "besoin social impérieux", c'est à dire que cette publication est indispensable pour développer un "débat d'intérêt général". Tel est le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

On ne peut qu'être frappé par la similitude entre les faits de la décision Radio Twist A.S. c. Slovaquie et ceux de l'affaire Médiapart. Dans les deux cas, la conversation a été enregistrée par un tiers, et la captation a été effectuée à l'insu des intéressés. Ces deux éléments, déterminants pour constituer l'atteinte à la vie privée aux yeux de la Cour de cassation, ne suffisent pas à justifier l'atteinte à la liberté d'expression, aux yeux de la Cour européenne.

Il est donc probable que Médiapart n'hésitera pas à saisir la Cour européenne de cette affaire, dès que les juges du fond auront rendu une décision de condamnation définitive pour atteinte à la vie privée. Reste qu'on peut se demander si la Cour de cassation a eu raison d'empêcher l'exercice du contrôle de constitutionnalité. A dire vrai, elle avait le choix entre deux démarches. Soit elle s'efforçait de sanctuariser les dispositions du code pénal, et la conception rigoureuse de la protection de la vie privée qu'elles impliquent, et elle acceptait le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel. Soit elle livrait ces mêmes dispositions au contrôle de la Cour européenne, et c'est très précisément ce qu'elle a fait...

lundi 3 février 2014

Nymphomaniac devant le juge des référés

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rendu, le 28 janvier 2014, une ordonnance de référé portant sur le visa attribué au film Nymphomaniac, volume 1, de Lars von Trier. L'association requérante Promouvoir, dont l'objet social est "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes dans tous les domaines de la vie sociale", demande au juge de suspendre l'exécution du visa d'exploitation accordé au film le 24 décembre 2013. Elle lui reproche de ne pas interdire le film aux mineurs de moins de dix-huit ans, mais seulement à ceux de moins de douze ans. Le juge des référés adopte une solution médiane, et décide finalement que le film sera interdit aux mineurs de moins de seize ans.

L'association Promouvoir et la jurisprudence


L'association Promouvoir est l'un des acteurs essentiels de la lutte contre la pornographie. Elle a ainsi obtenu du Conseil d'Etat, par un arrêt du 30 juin 2000, l'annulation du visa du film de Virginie Despentes, "Baise-moi", pourtant assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Par la suite, l'association a encore obtenu une interdiction identique du film "Ken Park" de Larry Clark, et d'"Antichrist" de Lars van Trier, également auteur de "Nymphomaniac, volume 1". Il est vrai que, dans ce dernier cas, le juge a prononcé l'annulation du visa d'interdiction aux moins de seize ans pour vice de procédure, la commission de classification n'ayant pas suffisamment motivé sa décision.

Dans l'affaire "Nymphomaniac, volume 1", le recours de l'association requérante a un enjeu  purement symbolique. Le juge des référés, saisi le 10 janvier 2014, ne rend son ordonnance que le 28 janvier 2014, délai très long, du moins si on le compare à l'exceptionnelle rapidité de la procédure d'urgence mise en oeuvre dans l'affaire Dieudonné. Pendant toute la période du 10 au 28 janvier, le film a donc été exploité avec son visa d'interdiction aux moins de douze ans. Depuis le 28 janvier, il poursuit sa carrière en salle mais ne peut plus être vu que par les spectateurs de plus de seize ans. 
Cette modification est en réalité sans effet sur une carrière fort modeste et déjà pratiquement achevée au moment où intervient l'ordonnance de référé. Le second volume de Nymphomaniac, sorti le 29 janvier, est d'ailleurs diffusé dans moitié moins de salles que le premier, les distributeurs anticipant l'échec. Il fait en outre l'objet d'un visa d'exploitation assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans, ce qui d'ailleurs peut surprendre. Les deux parties du film ont en effet été traitées de manière différente par la Commission de classification, alors même que Lars von Trier considérait le film comme un oeuvre unique, la division en deux "volumes" n'ayant été décidée qu'en raison de sa longueur.
L'échec du film ne fait cependant pas disparaître la condition d'urgence exigée en matière de référé par l'article L 521-1 du code de justice administrative. Pour le juge, le fait que l'exploitation du film continue, même modestement, laisse subsister la nécessité d'assurer la protection des mineurs.

Edward Hopper. New York Movie. 1939

La liberté d'expression cinématographique


On le voit, le cinéma est aujourd'hui surtout envisagé comme une industrie. Mais l'ordonnance de référé a le mérite de nous rappeler qu'il existe une liberté d'expression cinématographique. Dans sa célèbre décision d'assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d'Etat affirme ainsi qu'une décision de restreindre la diffusion d'un film doit résulter de "l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d'expression".

Une police spéciale


L'expression cinématographique est cependant marquée par un interventionnisme important de l'Etat. Elle ne relève  pas du régime général de la liberté d'expression, qui reposait, du moins jusqu'à l'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'Etat dans l'affaire Dieudonné, sur un système répressif : chacun est libre de s'exprimer comme il l'entend, sauf à rendre des comptes a posteriori devant le juge pénal. 

L'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l'image animée, crée une police spéciale du cinéma, qui met en place un régime d'autorisation. Il se concrétise par un visa d'exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. Ce régime d'autorisation n'est pas réellement remis en cause. La Cour européenne des droits de l'homme elle-même, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré qu'il ne portait pas atteinte à l'article 10 (CEDH, 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni)

Contrôle maximum du juge administratif


Depuis que le juge administratif a reconnu, avec l'arrêt Société Rome Paris Film, qu'il existait  une liberté d'expression cinématographique, il exerce un contrôle maximum et apprécie  le bien fondé du choix du visa. Il juge ainsi du contenu du film par rapport à la nécessité d'ordre général de protéger les spectateurs les plus jeunes contre les images d'incitation à la violence ou de nature pornographique, principe posé par l'article L 311-2 du code du cinéma. C'est ainsi qu'il considère que Nymphomania, volume 1 doit être interdit aux mineurs de moins de seize ans. A ses yeux, le film comporte une "présentation de scènes et d'images particulièrement crues relatant l'addiction sexuelle d'une jeune femme" et montrant des "scènes de sexe (...) dans un contexte particulièrement sombre". Certes, les auteurs du film invoquent le fait que ces scènes ont été assurées par des acteurs de films pornographiques, mais le juge mentionne avec bon sens que cette circonstance ne suffit pas à démontrer que ces scènes sont simulées.

Le juge des référés refuse cependant de considérer le film comme pornographique et de l'interdire aux moins de dix-huit ans. Prenant en considération, le "thème traité" c'est à dire l'existence d'un véritable scénario, et la relative brièveté de ces scènes sur l'ensemble de l'oeuvre, il estime que le film ne saurait être qualifié de pornographique. En outre, il ne comporte pas  scènes d'incitation à la violence, contrairement au film "Baise-moi", dont le Conseil d'Etat avait estimé qu'il contenait "un message pornographique et d'incitation à la violence". Le juge des référés décide donc de suspendre le visa accordé par la Commission et de lui substituer interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Sa motivation nous renseigne clairement sur l'interprétation par le juge des critères fixés par le code du cinéma. 

Violence et incitation à la violence

Le juge ne prend en considération que l'"incitation" à la violence. A propos d'un film intitulé Saw 3D Chapitre Final, la Cour administrative d'appel de Paris, dans un arrêt du 3 juillet 2013, fait observer qu'il "comporte de nombreuses scènes de grande violence", mais que ni son sujet ni son traitement narratif ne permettent de déceler une "quelconque apologie de la violence". Au demeurant, le juge fait observer que le spectacle relève des films "gore"qui sont "volontairement grandguignolesque". Une telle jurisprudence est évidemment très libérale et permet au juge de ne pas pénétrer dans le débat, nécessairement très subjectif, portant sur l'intensité de cette violence.

Pornographie

Quant à la pornographie, il suffit que les scènes de sexe non simulées soient "relativement brèves" et qu'elles ne "constituent pas le thème principal du film" pour que le film échappe au classement X. Le Conseil d'Etat en décidait ainsi le 23 juin 2009 à propos de l'Antichrist de Lars von Trier. Sur ce point, l'ordonnance du tribunal administrative relative à Nymphomaniac, volume 1 ne fait que reprendre cette jurisprudence.
La subjectivité du juge est évidente, mais il a tout de même pris soin de se fixer des "garde-fou", d'un côté l'"apologie" de la violence plus facile à apprécier que son intensité, de l'autre la durée des scènes pornographiques et leur place dans la narration. Certains, et c'est sans doute le cas de l'association Promouvoir, penseront que cette jurisprudence est laxiste. Les adolescents peuvent en effet se repaître de films extrêmement violents, dès lors qu'ils ne font pas l'apologie de cette violence. Ils peuvent aussi voir des scènes pornographiques dans des films qui les présentent comme de nature esthétique.

Il n'empêche que le contrôle existe, surtout si l'on considère qu'une interdiction d'un film aux moins de seize ans est une mauvaise nouvelle pour les producteurs et les distributeurs. Les adolescents sont, en effet, de gros consommateurs de cinéma, et le marché qu'ils représentent est très important. Sur ce plan, le système mis en place apparaît comme étant de nature essentiellement dissuasive, car les réalisateurs, et surtout les producteurs, sanctionnés par une interdiction aux moins de seize ans, réfléchiront sans doute deux fois avant de refaire un film de même type. Comme toujours en matière de police administrative, le meilleur moyen d'échapper à un film violent ou pornographique est encore de ne pas prendre son billet..



vendredi 31 janvier 2014

Transmission du nom et discrimination


Dans son arrêt Cusan et Fazzo c. Italie du 7 janvier 2014, la Cour européenne sanctionne comme discriminatoire le droit italien imposant la transmission aux enfants nés dans le mariage du nom patronymique du père. Les requérants souhaitaient transmettre à leur fille Maddalena née en avril 1999 le nom de sa mère, Cusan. Leur demande fut rejetée, et l'enfant inscrite sous le nom du père, Fazzo.

Le fondement juridique du refus opposé aux époux Cusan-Fazzio semble en effet bien fragile, tant en droit italien qu'au regard de la Convention européenne.

Une "conception patriarcale de la famille"

Le tribunal de Milan, saisi en première instance, fait observer qu'aucune disposition légale n'impose d'inscrire un enfant né d'un couple marié sous le nom du père. Mais, affirme-t-il, "cette règle correspond à un principe bien enraciné dans la conscience sociale et dans l'histoire italienne". Il ajoute d'ailleurs qu'il n'est pas utile de légiférer dans ce domaine. Dès lors que le code civil italien énonce que toute femme mariée adopte le nom de son mari, n'est-il pas évident que les enfants ne peuvent être inscrits qu'avec ce nom ? 

Cette décision n'est pas remise en cause par les juges d'appel et de cassation, ni même par la Cour constitutionnelle saisie en 2006. Certes, celle-ci reconnaît que le système en vigueur résulte d'une conception patriarcale de la famille trouvant ses racines dans le droit romain, et bien peu compatible avec le principe constitutionnel de l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais elle n'en tire aucune conséquence concrète pour les époux Cusan-Fazzio, se bornant à affirmer que seule l'intervention du parlement peut modifier le droit existant.

Le nom patronymique, un élément de la vie privée et familiale

Devant la Cour européenne, il est difficile de se retrancher sur "la conscience sociale" et "l'histoire italienne" pour justifier des dispositions qui heurtent à la fois le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention, et le principe de non discrimination figurant dans l'article 14. 

Certes, l'article 8 ne contient pas de disposition explicite en matière de non patronymique. Mais, dans ses arrêt Johansson c. Finlande du 6 septembre 2007 et Daroczy c. Hongrie du 1er juillet 2008, la Cour a déjà affirmé que le nom est un élément d'identification de la personne et qu'à ce titre, il se rattache à sa vie privée et familiale. Le fait que l'Etat soit en mesure d'en réglementer l'usage ne retire rien au fait que le nom patronymique est d'abord un élément essentiel de la relation de l'individu avec ses semblables (par exemple : CEDH, 9 novembre 2010, Losonci Rose et Rose c. Suisse ; CEDH, 16 mai 2013, Garnaga c. Ukraine).

Dès lors que le contentieux du nom de famille entre dans le champ de l'article 8, l'article 14 relatif au principe de non-discrimination peut également être invoqué. En principe en effet, l'article 14 s'applique, lorsqu'est en cause "la jouissance des droits et libertés" garanties par la Convention européenne des droits de l'homme.

Elisabeth Vigée-Lebrun. Portrait de Jeanne. 1782

Un droit discriminatoire

Selon une jurisprudence désormais traditionnelle, la discrimination est définie comme le fait de traiter de manière différentes, sans justification objective et raisonnable, des personnes se trouvant dans des situations comparables. Dans son arrêt Willis c. Royaume-Uni du 11 juin 2002, la Cour considère ainsi comme discriminatoire le système juridique britannique qui accorde aux veuves mères d'enfants mineurs une prestation spécifique, en la refusant aux veufs dans la même situation. Dans ce cas en effet, la différence de traitement ne repose sur aucune justification "objective et raisonnable", dès lors qu'elle repose uniquement sur la différence entre les sexes.

Sur ce point, le gouvernement italien invoque le fait que les parents de la jeune Maddalena ont finalement été autorisés par l'administration a accoler le nom de la mère à celui du père. Pour la Cour, cette autorisation ne modifie en rien la situation juridique, car il s'agit alors de créer un nom d'usage, celui inscrit sur l'état civil n'étant pas modifié. Elle considère, en conséquence, que le droit italien est effectivement discriminatoire, car la différence ainsi établie entre les parents dans la détermination du nom de l'enfant repose sur de seules considérations liées à leur sexe.  

L'arrêt Cusan et Fazzio c. Italie était, il est vrai, largement prévisible. Dès 1994, l'arrêt Burghartz c. Suisse sanctionnait pour discrimination le refus opposé par les autorités suisses à la demande d'un mari qui souhaitait faire précéder le nom de famille, en l'occurrence celui de son épouse, du sien propre. Plus tard, dans la décision Ünal Tekeli c. Turquie du 16 novembre 2004, la Cour rejetait pour le même motif la loi turque imposant à femme mariée de porter le nom de son mari, même si elle pouvait, le cas échéant, y accoler le sien. Enfin, dans l'arrêt Losenci Rose et Rose c. Suisse du 9 novembre 2010, c'est de nouveau le droit suisse qui est sanctionné, celui-ci imposant un régime d'autorisation aux époux désireux de prendre tous deux le nom de la femme, le nom du mari étant en quelque sorte attribué par défaut après le mariage.

L'arrêt du 7 janvier 2013 vient donc compléter une jurisprudence déjà abondante dans ce domaine. Son abondance témoigne surtout de la persistance de quelques combats d'arrière-garde dans ce domaine, et il ne fait guère de doute que la liberté du choix du nom est en train de gagner l'ensemble des Etats signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. Réjouissons-nous au moins, que, dans ce domaine, la France ait depuis longtemps reconnu le libre choix du nom. La loi du 4 mars 2002 a mis fin au principe de transmission du nom du père. L'article 311-21 du code civil énonce ainsi que les deux parents choisissent le nom de famille de l'enfant, qui peut être "soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l'ordre choisi par eux". Sur ce point, le code civil est donc parfaitement conforme au principe de non discrimination posé par la Cour européenne.

Certes, les familles rencontreront peut être quelques difficultés, lorsque M. Durant-Dupont épousera Mlle Martin-Duval et que le jeune couple annoncera la naissance du jeune Adhémar Durant-Dupont-Martin-Duval. Pire, quand le jeune Adhémar épousera Eulalie Dalloz-Sirey-Pedone-Lamy (vieille famille de juristes) et qu'ils annonceront la naissance de Gertrude Durant-Dupont-Martin-Duval-Dalloz-Sirey-Pedone-Lamy... A eux de se débrouiller, dans deux générations.




mardi 28 janvier 2014

Rapport du GRECO sur la prévention de la corruption

La prévention de la corruption est l'un des instruments essentiels de la protection de l'Etat de droit. Tout le monde, ou presque, adhère à ce principe, mais les opinions deviennent plus fluctuantes lorsqu'il s'agit d'évaluer l'ampleur des phénomènes corruption et de mesurer l'efficacité des mesures prises dans ce domaine. On en parle peu, à l'exception de quelques scandales dévoilés par une presse d'investigation peu nombreuse et dont les recherches restent très sélectives. Car ces affaires sont les arbres qui cachent une forêt difficilement pénétrable. L'ONG Transparency International place ainsi la France au vingt-deuxième rang mondial pour l'indice de perception de la corruption, résultat très moyen qui révèle à la fois la persistance de pratiques et une certaine indifférence, à moins qu'il s'agisse de résignation, à leur égard.

Depuis 1999, la France a adhéré au Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO), rattaché au Conseil de l'Europe et qui regroupe aujourd'hui quarante-huit Etast. Le 27 janvier 2014, le GRECO a publié son "rapport d'évaluation" sur le dispositif français, plus précisément sur "la prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs". 

L'approche du GRECO est évidemment parcellaire, et ces trois domaines ne sauraient, à eux seuls, rendre compte de l'importance des phénomènes de corruption dans notre pays. Le rapport ne concerne en effet que le pouvoir législatif et l'autorité judiciaire, l'exécutif ne figurant pas dans cette évaluation. Or nul n'a oublié les marchés passés, à partir de 2008, par l'Elysée avec des entreprises chargées d'effectuer des enquêtes d'opinion, et dirigées par des conseillers ou anciens conseillers de Nicolas Sarkozy. Et tout le monde se souvient que le compte de campagne de ce même Nicolas Sarkozy a été rejeté par le Conseil constitutionnel, au motif que la campagne électorale de l'ancien Président avait été partiellement financée par les fonds publics de la Président de la République. 

Même parcellaire, le rapport du GRECO demeure cependant une intéressante source d'information sur la lutte contre la corruption des parlementaires et des magistrats. Sa lecture révèle un bilan très contrasté. Les législations récentes en matière de lutte contre la corruption dans le monde parlementaires constituent certes un progrès mais il est encore insuffisant, affirment les experts du GRECO qui estiment que le parlement est loin d'être à l'abri des mécanismes de corruption. En revanche, la situation dans le monde judiciaire se ramène à quelques niches dans lesquelles la corruption peut exister, inquiétantes certes mais aussi relativement circonscrites.

Le Parlement : insuffisance du dispositif


Le GRECO salue le vote les lois récentes intervenues dans le domaine de la lutte contre la corruption. Les deux premières, relatives à la transparence financière de la vie politique (une loi organique et une loi ordinaire), ont été votées à la suite de l'affaire Cahuzac. Elles visent à renforcer les incompatibilités des mandats parlementaires, rendre plus efficace le régime de déclaration de patrimoine, d'intérêts et de revenus imposée aux élus, en particulier par la création d'une nouvelle autorité de contrôle, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. La troisième loi, celle sur le cumul des mandats, vient d'être définitivement adoptée par le Parlement, le 22 janvier 2014. Bien que moins directement lié aux phénomènes de corruption, le cumul des mandats les rend plus faciles, dans la mesure où il crée un effet "boule de neige" sur les fonctions de décideur et conduit à un risque de confusion des intérêts spécifiques de chaque mandat. 

Si ces textes constituent des avancées non négligeables, le GRECO constate néanmoins que des points essentiels ne sont toujours pas sérieusement encadrés par le droit. 

C'est le cas des collaborateurs et assistants parlementaires que les élus recrutent librement. Rien ne leur interdit de choisir parmi eux l'un de leurs proches ce qui conduit parfois à des emplois fictifs, voire des lobbyistes qui continuent parfois d'exercer des fonctions auprès du secteur professionnel dont ils représentent les intérêts.

Parmi les revenus des parlementaires, certains demeurent marqués par une certaine opacité, dénoncée par le GRECO. L'indemnité représentative de frais de mandat (IRFM) attribuée à chaque député pour la durée de celui-ci représente ainsi 385 000 € nets, non imposables. Son emploi n'est pas réellement contrôlé, sauf mention par la loi que cette somme ne peut être utilisée pour couvrir des frais de campagne. Le risque existe donc de voir un député utiliser l'IRFM à des fins personnelles, d'autant que son usage ne peut être contrôlé par l'administration fiscale. 

Quant à la réserve parlementaire (RP), c'est à dire les fonds dont l'utilisation est laissée à la discrétion des parlementaires pour développer des projets dans leur circonscription, le GRECO fait observer que ses conditions d'attribution demeurent très opaques. Elles risquent de susciter des pratiques de corruption comme le clientélisme, l'achat de voix ou les conflits d'intérêt. Il est vrai que la loi sur la transparence financière de la vie publique améliore un peu le système en prévoyant la publication des fonds attribués à des associations ou à des travaux d'intérêt local. Aux yeux du GRECO, cette réforme demeure insuffisante, face à "une pratique qui aurait clairement dû disparaitre  ou qui devrait faire l'objet d'une réforme d'ampleur". Dans ses recommandations, le rapport demande donc à la France de procéder à un audit des dépenses liées à la réserve parlementaire et d'en assurer la transparence.


Topaze. Louis Gasnier. 1933. Simone Héliard, Louis Jouvet, Paul Pauley

L'absence de règles déontologiques


Au-delà de cette opacité des flux financiers, le GRECO dénonce plus généralement l'absence de règles déontologiques gouvernant la conduite des parlementaires. L'Assemblée nationale a adopté, en avril 2011 un code de déontologie, dont le GRECO fait observer, non sans humour, qu'il est "libellé à l'économie de langage". Il comporte en effet un préambule et six articles, qui invitent les députés à "agir dans le seul intérêt de la Nation et des citoyens qu'ils représentent" et affirment qu'ils ne doivent "en aucun cas, se trouver dans une situation de dépendance à l'égard d'une personne morale ou physique qui pourrait les détourner de leurs devoirs (...)". Le Sénat, quant à lui, a seulement formulé six principes directeurs, rédigés dans une langue de bois comparable. Ils ne s'adressent pas directement aux sénateurs, mais doivent guider les activités du comité de déontologie. En langage clair, aucune des deux assemblées n'a adopté un texte valant engagement des parlementaires à respecter quelques principes déontologiques, même sommaires, et le GRECO déplore cette situation.

Sur un plan plus institutionnel, le Sénat dispose depuis un arrêté du 25 novembre 2009, d'un comité de déontologie parlementaire, composé d'un membre de chaque groupe. Purement consultatif, il rend des avis généraux ou particuliers à la demande du Président du Sénat ou du bureau. En tout état de cause, le refus récent de levée de l'immunité parlementaire du sénateur Serge Dassault dans une affaire d'achat de voix n'a pas contribué à lever les doutes sur la volonté réelle de la Chambre haute de lutter contre la corruption.

L'Assemblée nationale, quant à elle, s'est dotée d'un "déontologue" en juin 2011. Cette mission était d'abord assumée par un Professeur d'Université, spécialiste de droit parlementaire. Lui a succédé en 2012 une avocate "jugée plus proche des réalités parlementaires". Elle n'a aucun pouvoir d'investigation ni même de décision, ce qui illustre parfaitement le caractère cosmétique de ses fonctions. Les déclarations de patrimoine imposées aux élus restent d'ailleurs dans une certaine opacité et le déontologue ne dispose d'aucun moyen pour les contrôler efficacement.

Des constatations analogues sont faites par le GRECO à propos de l'activité des lobbyistes. S'il est vrai que le bureau de chaque assemblée a pris des dispositions pour les contraindre à s'identifier dans les locaux parlementaires, il n'a pas interdit à ces derniers de recevoir des cadeaux et des dons. Ces derniers doivent seulement être déclarés, mais la déclaration demeure confidentielle et, d'une façon générale, cette obligation est bien peu respectée.

Des problèmes essentiels sont ainsi pris en considération à travers des règles de "Soft Law", dispositions dont la puissance contraignante est quasi-nulle et qui ont surtout pour objet de montrer au public que l'on s'intéresse au problème. La situation est très différente dans l'ordre judiciaire, où il subsiste des espaces de corruption au sein d'un système judiciare à l'égard duquel le GRECO se montre moins sévère.

Corruption et autorité judiciaire : des espaces de corruption


Le rapport du GRECO est moins substantiel lorsqu'il étudie l'autorité judiciaire. Il réalise un rappel du droit existant, sans réellement faire allusion à la réalité de sa mise en oeuvre. Comme beaucoup d'autres études, il déplore la soumission des membres du parquet au pouvoir exécutif et recommande de modifier leur mode de nomination pour l'aligner sur celui des juges du siège. Rien de bien nouveau sur ce point, et cette réforme est d'ailleurs rendue indispensable par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

L'intérêt du rapport du GRECO est de s'intéresser aux juges du fond que sont les tribunaux de commerce et les conseils de prud'hommes. Ils ont comme caractéristique commune que la justice y est rendue par des juges non professionnels. Les juristes savent tous que les décisions rendues par ces juridictions reposent le plus souvent sur les faits de l'espèce, et qu'il appartient ensuite aux juges d'appel de réintégrer un peu de droit dans le dossier.

Le GRECO observe que les juges consulaires des tribunaux de commerce sont des professionnels des secteurs économiques et de l'entreprise, liés au tissu économique régional. Leur activité est bénévole, et, pendant leur mission juridictionnelle, ils continuent à être rémunérés par leur entreprise. Cette situation est évidemment porteuse de risque pour leur indépendance et pour l'émergence de pratiques de corruption. Le GRECO fait d'ailleurs observer que l'inspection générale des services judiciaires n'a guère de temps à consacrer au contrôle de ces tribunaux, dont les juges ne bénéficient d'aucune formation particulière. Sur ce plan, il déplore que "l'Etat ait délégué à une justice presque entièrement non professionnelle, sans contrôle suffisant et sans formation obligatoire, un pan aussi important de l'activité judiciaire". Une telle pratique permet peut être de pallier le nombre insuffisant de magistrats, mais au détriment de la qualité de la justice. Sur ce point, le GRECO se félicite qu'un groupe de travail ait été mis en place en mars 2013, en vue d'une éventuelle réforme des tribunaux de commerce.

Les conseils de prud'hommes ne sont pas mieux traités par le GRECO. Chargées des litiges liés au contrat de travail, ces juridictions sont composées paritairement de deux représentants élus du milieu des employeurs et de deux représentants élus du milieu des salariés. On considère souvent que ces juges sont plus souvent préoccupés de défendre les intérêts catégoriels de leurs électeurs que de rendre la justice. Ils se caractérisent aussi par un manque de professionnalisme, lié à l'absence de formation et au manque de temps pour en acquérir une. Cette situation laisse la porte ouverte à des conflits d'intérêts et à un défaut d'impartialité. Le GRECO relate ainsi le cas d'un avocat plaidant une affaire, devant sa secrétaire récemment élue juge au Conseil de Prud'hommes..

Le GRECO ne dit pas qu'il faut supprimer les juges non professionnels des conseils de prud'hommes et des tribunaux de commerce. Il se borne à appeler de ses voeux une "réforme rapide" impliquant la nomination d'un juge professionnel pour présider ces juridictions et imposant une formation obligatoire aux juges non professionnels.

Le rapport du GRECO a le mérite d'offrir un regard extérieur sur un système français qui a toujours des difficultés à se remettre en question. Certes, on déplorera l'absence d'étude de la corruption au sein du pouvoir exécutif, et un certaine volonté de s'en tenir aux textes dans l'analyse de l'autorité judiciaire. Il n'empêche que ce rapport devrait encourager le gouvernement actuel à aller plus loin dans les réformes anti-corruption.




vendredi 24 janvier 2014

IVG : suppression de la "situation de détresse"

Le projet de loi sur l'égalité entre les hommes et les femmes, déposé par le gouvernement et actuellement débattu en première lecture à l'Assemblée nationale, supprime la "situation de détresse" mentionnée par la loi Veil de 1975 pour caractériser l'IVG non thérapeutique. La loi se réfère désormais, plus simplement, à "la femme qui ne veut pas poursuivre sa grossesse".

Tout le monde pensait que cette modification allait passer inaperçue, tant il est vrai que cette notion de détresse ne trouvait plus aucun écho dans le droit positif. 

Certains parlementaires UMP, membres de "l'Entente parlementaire pour la famille" se sont pourtant opposés avec ardeur à cette suppression. Sur le plan politique, voire religieux, tout cela n'a rien de bien surprenant. Si l'on ouvre la page Facebook de cette "Entente parlementaire pour la famille", on découvre en bandeau une grande publicité pour la Manif pour tous et on peut y lire des articles nous informant sur les activités des Veilleurs. Ces parlementaires UMP sont évidemment loin de représenter l'ensemble de leur parti, mais seulement sa frange catholique la plus traditionaliste. Comme toujours lorsque la loi Veil fait l'objet d'une modification même minime, ils ont profité de l'occasion pour remettre en cause l'IVG, stimulés sans doute par "l'exemple" espagnol.

Ils ont même contre-attaqué, du moins le pensent-ils, en déposant un amendement supprimant le remboursement de l'IVG par la sécurité sociale. Les deux éléments sont liés, affirment ils : ne plus soumettre l'IVG à une condition de détresse conduit à en faire une opération de convenance, qui n'a donc pas à être prise en charge par la collectivité. On s'en doute, la disposition supprimant la condition de détresse a été votée, et l'amendement supprimant le remboursement de l'IVG a été rejeté.

Situation de détresse et non pas condition de détresse


Si on se place, non pas sur un plan religieux ou idéologique, mais sur un plan juridique, leur revendication perd tout son sens. Une "situation de détresse", ce n'est pas une "condition de détresse". Elle est constatée et invoquée par la femme qui demande de recourir à l'IVG, mais son appréciation ne donne lieu à aucun contrôle extérieur. Autrement dit, la détresse n'est pas un critère de licéité de l'IVG mais plus simplement l'une des circonstances dans lesquelles elle peut être effectuée.

La première de ces circonstances, définie par la loi Veil modifiée par la loi du 4 juillet 2001, prévoit une interruption thérapeutique, "soit que la poursuite de la grossesse met(te) en péril grave la santé de la femme, soit qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostique". Cette situation doit être attestée par deux médecins, "membres d'une équipe pluridisciplinaire", après un avis consultatif rendu par l'ensemble de cette équipe (art. L 2213-1 csp).

La seconde de ces circonstances, celle qui a suscité le débat,  est prévue par l'article L 2212-1 csp. qui précise que l'IVG est accessible à la femme enceinte "que son état place dans une situation de détresse". En 1975, lors du vote de la loi Veil, certains avaient pu penser que cette "détresse" correspondait un véritable état de nécessité au sens juridique du terme, c'est à dire l'hypothèse où une personne se voit contrainte de commettre un acte illicite pour échapper à un péril imminent. Cette interprétation restrictive n'était pas totalement exclue par la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975 qui affirmait que le législateur n'entendait déroger au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie qu'"en cas de nécessité".


Anne Sylvestre. Non, tu n'as pas de nom. 1973

Une prérogative exclusive de la femme


La jurisprudence ultérieure n'a pas donné raison aux partisans de cette lecture étroite de la notion de détresse. Le droit positif estime au contraire que la situation de détresse est appréciée par la femme elle-même. Certes, l'article L 162-4 csp précise que "chaque fois que cela est possible, le couple participe à la consultation et à la décision à prendre", mais il s'agit là d'une simple recommandation, dépourvue de contrainte juridique. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt d'assemblée du 31 octobre 1980, a ainsi été saisi d'un recours en indemnité présenté par un mari dont la femme avait subi dans un hôpital public une IVG sans qu'il en soit informé. Le juge a alors précisé que ce texte "n'a ni pour objet, ni pour effet de priver la femme majeure du droit d'apprécier elle-même si sa situation justifier l'interruption de la grossesse". A partir de cette date, la seule condition pour recourir à l'IVG est donc le respect du délai légal.

Depuis une jurisprudence vieille de trente-trois ans, l'IVG est un donc une décision prise par la femme, et uniquement par elle. La "situation de détresse" relève de son libre arbitre. Il lui appartient d'apprécier elle même si elle est en situation matérielle et psychologique de mener à bien sa grossesse. 

Un nouvel obscurantisme


L'actualisation de la loi Veil par la suppression de la situation de détresse ne modifie donc en rien l'état du droit. M. Guillaume Chevrollier, député de la Mayenne, devait sans doute l'ignorer, lorsqu'il a affirmé, lors du débat parlementaire, qu"en ôtant la référence à la notion de détresse, vous créez un droit à l’avortement sans condition". A moins qu'il ait tout simplement profité d'une occasion nouvelle de remettre en cause le droit des femmes à l'IVG. Il a parfaitement le droit de faire connaître ses convictions, de les affirmer haut et clair, y compris dans l'assemblée parlementaire dont il est membre. Mais pourquoi obscurcir le débat en invoquant des arguments juridiques erronés ? Pourquoi ne pas tout simplement s'appuyer sur ses convictions éthiques et religieuses ? Cela aurait le  mérite de la franchise et cela permettrait surtout de développer la prise de conscience de ce nouvel obscurantisme déjà affiché lors des débats sur la loi relative au mariage pour tous.