« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 décembre 2013

Article 13 de la loi de programmation militaire : un débat nécessaire

Depuis quelques jours, les réseaux sociaux relayés par la presse, révèlent une inquiétude à l'égard de l'article 13 de la loi de programmation militaire (LPM), adoptée en seconde lecture par le Sénat le 10 décembre 2013. Ce texte a pour objet de définir le cadre juridique des procédures d'accès des services de renseignement aux données personnelles circulant sur internet. Les uns qualifient le dispositif de "dictature numérique", les autres de "Big Brother à la française".

On peut certes regretter que cette préoccupation soit très tardive, car le projet de loi a été déposé devant le Sénat le 2 août 2013. C'est sans doute la raison pour laquelle l'analyse juridique fait largement défaut. Or, c'est précisément cette étude juridique qui rend évident la nécessité d'un débat largement ouvert sur les données personnelles qui doivent, ou ne doivent pas, être communicables aux services de renseignement.

Que dit l'article 13  ?


Ce désormais célèbre article 13 introduit dans le code de la défense un nouveau chapitre VI intitulé "Accès administratif aux données de connexion". Dans ce chapitre VI, un nouvel article L 246-1 autorise les ministères de la défense, de l'intérieur et de l'économie et des finances à accéder aux "informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques", c'est à dire aux identifiants de connexion, à la localisation des équipements utilisés, ou encore à la liste des numéros appelés et appelant, la date et la durée des communications. De manière très concrète, l'article 13 vise l'utilisation des données personnelles par les services de renseignement, utilisation qui fait l'objet de multiples fantasmes mais d'un encadrement juridique minimaliste.

Ces dispositions doivent figurer dans le code de la défense et il convient de rappeler que la "stratégie de sécurité nationale" comme la "politique de défense" (art. L 111-1 code de la défense cd) incombent au "pouvoir exécutif, dans l'exercice de ses attributions constitutionnelles". Nul n'ignore évidemment que les services de renseignement sont rattachés au ministère de l'intérieur (DCRI) ou de l'intérieur (DGSE pour la sécurité extérieure et DRM et DPSD pour la sécurité militaire).

En revanche, beaucoup de Français ignorent l'importance du rôle du ministère de l'économie dans ce domaine. C'est lui qui est plus spécialement chargé de la défense économique, c'est à dire de la sécurité des infrastructures et des secteurs d'activité d'importance vitale (celles dont le dysfonctionnement provoquerait un arrêt de l'économie du pays), de la protection du patrimoine scientifique et technique des entreprises, de la sécurité des systèmes d'information des organismes publics. C'est ainsi que les agents des douanes participent ainsi à la lutte contre le financement du terrorisme.  C'est ainsi que le ministère de l'économie aide les entreprises à se protéger de certaines menaces, protection fort utile si l'on considère que certains pays comme les Etats Unis n'hésitent pas à utiliser leurs formidables instruments d'espionnage électronique pour permettre à leurs entreprises de gagner des marchés.


Conversation secrète. Francis Ford Coppola. 1974. Gene Hackman

 La loi du 10 juillet 1991

 
Cette intégration du ministère de l'économie dans le dispositif législatif surprend d'autant moins que l'Article 13 reprend, sur ce point comme sur d'autres, les dispositions qui figuraient déjà dans la loi du 10 juillet 1991. Ce texte est intervenu à une époque où l'absence de législation sur les écoutes téléphoniques avait provoqué la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme. Dès 1978, dans son célèbre arrêt Klass et autres c. Allemagne, elle a estimé qu'une écoute constitue une ingérence dans la vie privée au sens de l'article 8 de la Convention. Cette ingérence n'est cependant pas nécessairement illicite si deux conditions sont réunies. D'une part, une loi doit les autoriser et organiser les conditions de leur mise en oeuvre. D’autre part, cette loi doit se révéler nécessaire pour sauvegarder la sécurité nationale, assurer la défense de l’ordre public, et la prévention des infractions pénales. Pour ne pas disposer d'un tel instrument législatif, la France a été condamnée par la Cour dans les arrêts Kruslin et Huvig de 1990 qui portaient, rappelons-le, sur des écoutes judiciaires. 

L'intervention du législateur français était donc nécessaire et la loi de 1991 pose un principe d'interdiction des écoutes, assorti de deux exceptions définies par la loi. Le principe d'interdiction est garanti par l'art. 226-1 du code pénal qui les punit d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende. La première exception réside dans les écoutes judiciaires et l'on sait que ces dernières ne peuvent être pratiquées qu'avec l'autorisation du juge d'instruction, ou du juge des libertés et de la détention au stade de l'enquête préliminaire.


Les interceptions de sécurité


Restent évidemment les plus délicates, les écoutes administratives ou plus exactement les "interceptions de sécurité", qui sont définies par la loi de 1991, dans son article 3, comme celles qui ont pour objet de "rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous (...)".  Le champ d'application de ces écoutes est donc à la fois très vaste et très imprécis. A l'époque, il ne s'appliquait qu'aux écoutes téléphoniques. Il a ensuite été étendu à l'ensemble des communications électroniques par la loi du 23 janvier 2006, mais la finalité des interceptions était alors limitée à la lutte contre le terrorisme. L'article 13 de la présente LPM reprend aujourd'hui ce dispositif, mais en étendant la liste des demandeurs d'interceptions à l'ensemble des services chargés du renseignement. Sur la plan strictement juridique, l'article 13 de la LPM se présente donc comme une sorte de "copier-coller" de dispositions initiées à l'époque du téléphone et désormais étendues à l'ensemble des données circulant sur internet. 

La saisine du Conseil constitutionnel


C'est la raison pour laquelle la saisine du Conseil constitutionnel n'est pas nécessairement une solution. Certains semblent en effet considérer que ce grand protecteur des droits de l'individu et des données personnelles déclarera immédiatement l'article 13 inconstitutionnel. C'est pourtant loin d'être certain, si l'on considère sa jurisprudence. 

Dans une décision du 28 décembre 2000, il affirme ainsi que les dépenses liées interceptions de sécurité en matière téléphonique ne sauraient être imputées aux opérateurs. Et il précise que ces derniers ne font alors qu'apporter leur concours à des "interceptions justifiées par les nécessités de la sécurité publique, dans l'intérêt général de la population". Autant dire que le principe même des écoutes administratives n'est pas considéré, en soi, comme portant atteinte à des normes constitutionnelles. Exerçant son contrôle de proportionnalité, la CNIL pourrait-elle considérer que l'ingérence dans la vie privée est excessive,  lorsqu'elle concerne les données circulant sur internet ? Peut-être, mais le résultat du recours demeure néanmoins aléatoire.

Force est donc de constater que ces interceptions ne sont pas nécessairement inconstitutionnelles. Mais cette constatation n'a pas pour effet de clore le débat juridique.

Incertitude du champ d'application


Au regard de son champ d'application, l'article 13 de la LPM se caractérise par une grande incertitude, liée à sa définition téléologique. Il reprend sur ce point, la formulation de la loi de 1991, les écoutes téléphoniques sont licites lorsqu'elles ont pour finalité de rechercher des "renseignements intéressant la sécurité nationale". Le Conseil constitutionnel ne contribue pas à préciser les choses lorsqu'il invoque la "nécessité publique" ou "l'intérêt général de la population". Autant dire que cette définition téléologique est aussi tautologique : sont finalement communicables les données dont les services de renseignement déclarent avoir besoin, dans le cadre de leur mission.

Certes, l'efficacité de ces services doit être assurée, et ils doivent bénéficier de certaines prérogatives pour assurer leurs missions. Le renseignement demeure un élément indispensable à l'exercice par l'Etat de ses activités de souveraineté. On constate d'ailleurs, non sans intérêt, que la critique la plus virulente de l'article 13 est probablement celle développée par l'Association des sites internet communautaires (ASIC), qui a publié plusieurs communiqués alarmistes sur le sujet. Or l'ASIC compte parmi ses membres toutes les entreprises américaines du secteur, de Facebook à Google, en passant par Skype et DailyMotion. Avouons qu'il est assez étonnant de les voir s'offusquer de la loi française qu'elles dénoncent comme attentatoire à la vie privée alors qu'elles n'hésitent à transmettre leurs données en masse à la NSA. En clair, il convient de collaborer avec les services américains, et de dénoncer les services français.

Pour assurer la légitimité de l'action des services français, il convient sans doute de réfléchir sur les procédures d'accès ces données personnelles. La procédure actuelle, issue de la loi de 1991 reprise purement et simplement par l'article 13 de la LPM, est bien loin d'être satisfaisante. Elle repose sur deux principes. D'abord la centralisation des interceptions qui sont autorisées par une "personnalité qualifiée" placée près du Premier ministre et désignée par la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Le système permet sans doute d'éviter des interceptions intempestives décidées par des agents subalternes, mais il ne constitue pas, en soi, la garantie qu'un équilibre entre l'intérêt de l'Etat et celui de la vie privée des personnes sera effectivement recherché.

La CNCIS, autorité plus administrative qu'indépendante


Ensuite, et c'est sans doute le défaut essentiel de la procédure, la CNCIS qui désigne la "personnalité qualifiée" et qui a pour mission de contrôler les interceptions de sécurité est une autorité administrative indépendante, nettement plus administrative qu'indépendante.

Elle est composée de trois membres, un député, un sénateur, et son président, généralement un conseiller d'Etat. Ce dernier est choisi par le Président de la République sur une liste de quatre noms établie conjointement par le vice président du Conseil d'Etat et le premier président de la Cour de cassation. Quant aux deux parlementaires, chacun d'entre eux est désigné par le Président de leur assemblée et leur mandat n'est pas renouvelable. Le statut d'indépendance des membres n'est donc ni meilleur ni pire que celui des membres d'autres autorités indépendantes.

En revanche, la procédure devant la CNCIS est marquée par une certaine opacité. De sa propre initiative, ou à la demande d'une personne qui craint d'être l'objet d'une écoute, elle peut donner au Premier ministre une "recommandation", demandant l'interruption d'une écoute. Celui-ci n'est évidemment pas tenu de la suivre, et le demandeur est seulement avisé que les vérifications nécessaires ont été effectuées, sans qu'il puisse jamais savoir s'il a été ou non l’objet d’une interception. Si l'on se place du côté de l'intéressé, on imagine sa frustration face à une procédure qui ressemble étrangement au "droit d'accès indirect" qui s'exerce devant la CNIL pour les données personnelles conservées à des fins de sécurité publique. Le demandeur est avisé que des vérifications ont été faites, et il ne saura jamais s'il était fiché et ignorera toujours le contenu des informations conservées sur son compte.

Rouvrir le débat ?


L'article 13 de la LPM se borne finalement à reprendre à son compte un dispositif ancien et imparfait, et aucun débat n'a réellement eu lieu sur le sujet. La CNIL, dans un communiqué du 26 novembre 2013, "déplore" ainsi de ne pas avoir été saisie des dispositions de l'article 13. Observons cependant que cette saisine n'avait rien d'obligatoire, puisqu'en l'espèce il ne s'agit pas de créer des traitements automatisés de données personnelles, mais d'accéder à des données personnelles circulant sur internet. Le gouvernement aurait cependant pu solliciter cet avis,  de nature à éclairer le débat parlementaire, voire à le susciter. 

Le renseignement est désormais au coeur de la stratégie de défense et de sécurité. Dans ce domaine, la présente LPM présente des aspects positifs, notamment par l'approfondissement des moyens de contrôle du parlement dans ce domaine, avec le renforcement des prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Il est, dès lors, un peu surprenant, que le socle juridique de l'accès aux données personnelles n'ait pas été discuté, et que le parlement se soit borné à reprendre un dispositif ancien et pour le moins obsolète. De leur côté, les services de renseignement ont tout à gagner d'un débat démocratique dans ce domaine, puisque c'est leur légitimité même qui se trouvera renforcée. Reste à trouver le moyen de reprendre le débat parlementaire. Le Président de la République ne pourrait-il pas s'appuyer sur l'article 10 de la Constitution et demander une nouvelle délibération sur l'article 13 ?

jeudi 12 décembre 2013

La réquisition de logements vacants, solution juridique ou posture politique ?

Il y a un an, le 8 décembre 2012, le ministre du logement Cécile Duflot annonçait sur Canal + la réquisition de logements vacants au profit des plus mal logés, "dans les jours qui viennent", avant de convenir que l'opération pourrait prendre un peu plus de temps que prévu.

Un an plus tard, Marie Piquemal, dans Libération constate qu'aucun logement n'a été réquisitionné depuis ces déclarations fracassantes. La journaliste s'est soigneusement renseignée au ministère, qui lui a répondu qu'une "petite dizaine" de procédures sont en cours en Ile de France, une autre dizaine en Midi-Pyrénées, et une trentaine en région PACA. Les chiffres sont dérisoires, et rien ne dit d'ailleurs que ces procédures arriveront à leur terme. Le discours officiel a donc changé. On affirme désormais que la réquisition n'est qu'une menace, destinée à inciter les propriétaires de logements vacants à vendre leur bien ou à le mettre sur le marché locatif.

Derrière ces discours contradictoires se cachent en réalité des difficultés juridiques.

Deux fondements juridiques


La procédure de réquisition est en apparence fort simple. Il s'agit, pour l'autorité publique, de prendre possession d'un bâtiment vide pour en disposer en lieu et place du propriétaire, et plus particulièrement pour le mettre à disposition de familles mal logées. Le problème est que cette procédure repose sur une dualité de fondements juridiques.

D'un côté, le pouvoir général de police du mari, sur le fondement de l'article 2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT). Il permet au maire de prononcer la réquisition de logements vacants pour reloger des familles sans-abri. Ce pouvoir de réquisition ne s'exerce cependant "qu'en cas d'urgence et à titre exceptionnel, lorsque le défaut de logement de la famille dont il s'agit est de nature à apporter un trouble grave à l'ordre public", principe posé par l'arrêt Commune de Pugnac c. Banque La Hénin rendu par le Conseil d'Etat le 18 octobre 1989.

De l'autre côté, l'ordonnance du 11 octobre 1945, codifiée dans l'article L 641-1 du code de la construction et de l'habitation (cch)a été adoptée à une époque où il fallait reloger les personnes dont les logements avaient été détruits. Elle permet au représentant de l'Etat de réquisitionner tout local à usage d'habitation vacant  depuis plus de six mois, appartenant à une personne privée, individu ou entreprise. Par la suite, le dispositif a été étendu par la loi du 29 juillet 1998 à tous les locaux à usage commercial et professionnel détenus par les investisseurs institutionnels (banques, compagnies d'assurances etc..) vides depuis plus de dix-huit mois, puis par la loi du 18 janvier 2013 à "toute personne morale" titulaire d'un "droit réel" sur un bien (art. L 642-1 cch). Là encore, le Conseil d'Etat a précisé, dans une décision Lucas du 11 juillet 1980, que ce droit de réquisition est subordonné à la constatation d'"une crise grave du logement" dans la commune concernée, caractérisée par "d'importants déséquilibres entre l'offre et la demande de logement, au détriment de certaines catégories sociales".

Le dispositif juridique permettant la réquisition existe donc, et existe même en double exemplaire. Alors pourquoi ne fonctionne-t-il pas ?


Bernard Delaunay. Le déménagement. Collection particulière

La contrainte financière


La première raison est sans doute d'ordre matériel et financier. Cécile Duflot a choisi de se fonder sur les dispositions du code de la construction, et plus précisément sur la loi de 1998 qui permet la réquisition des bâtiments vides appartenant aux investisseurs institutionnels. Or, ces bâtiments ne sont pas toujours en état d'accueillir des familles, loin de là.

Les autorités publiques se trouvent alors devant un choix difficile. Soit elles réalisent elles mêmes la remise en état, ce qui coûte évidemment très cher, pour un retour très maigre sur investissement, puisque les familles concernées ne sont pas en mesures de payer un loyer substantiel. Soit elles laissent se développer le mécanisme établi par la loi Duflot du 18 janvier 2013 qui permet au propriétaire de gagner du temps. Il peut choisir de remettre son bien sur le marché locatif, ce qui n'est d'ailleurs pas négatif. Il peut aussi présenter un échéancier de travaux pour la remise en état du bien, et ces travaux peuvent être longs. Autrement dit, la réquisition n'est jamais immédiate sur le fondement des articles L 641-1 et L 642-1 cch. Dans tous les cas, si les locaux sont finalement réquisitionnés, il conviendra d'indemniser le propriétaire lésé, contrainte là encore très onéreuse pour les finances de l'Etat.

La contrainte juridique


Derrière les contraintes financières apparaîssent aussi des contraintes juridiques. Le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence constante, affirme la valeur constitutionnelle du droit de propriété. Dans une décision QPC du 30 septembre 2011, il a ainsi rappelé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour obtenir l'expulsion des occupants sans titre de son bien immobilier. Le droit de propriété implique donc non seulement le droit de jouir de son bien, mais aussi celui d'exclure les tiers de la jouissance de celle-ci. La conséquence en est que les propriétaires ne peuvent être privés du libre exercice de leur droit de propriété sans que soient mises en oeuvre des procédures très protectrices, et donc très longues. La réquisition rapide de logement relève du discours politique, de la posture, mais tout le monde sait, y compris le ministre, que ce n'est pas une réalité juridique, et pas davantage une urgence financière.



mardi 10 décembre 2013

Faut-il protéger les "Whistleblowers" ?

Le  "lanceur d'alerte" souvent désigné par le nom américain "Whistleblower" est une personne qui décide de signaler à sa hiérarchie ou de mettre à la disposition du public, des informations dont il a connaissance et qui mettent en lumière des actions illégales ou dangereuses. Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur, mais bien davantage un informateur qui agit, ou tout au moins croit agir, dans l'intérêt général. Par hypothèse, le lanceur d'alerte est donc de bonne foi et agit de manière désintéressée, même si ce désintéressement n'exclut évidemment pas les manipulations.

On songe d'abord à Edward Snowden, ancien employé de la NSA, qui a fait connaître au monde entier les écoutes des agences américaines de renseignement, ou à Julian Assange, créateur de Wikileaks. En réalité, ces deux exemples cachent beaucoup d'autres situations, comme celle d'Erin Brokovic qui a dévoilé une affaire de pollution de la nappe phréatique d'une ville californienne, ou encore plus modestement, celle du modeste employé qui va observer que les consignes de sécurité ne sont pas respectées dans son entreprise. Chacun à son niveau prend des risques, celui d'être poursuivi pour espionnage, pour violation des secrets protégés par la loi, pour manquement à l'obligation de discrétion, ou encore pour dénigrement d'une entreprise. Chacun se retrouve ainsi dans la position du "premier qui dit la vérité", dont Guy Béart nous rappelle qu'"il doit être exécuté".

Aux Etats-Unis, une approche globale

Les Etats-Unis ont engagé une réflexion globale sur les "Whistleblowers", même s'ils n'ont pas accepté pour autant, et les affaires Assange et Snowden le montrent bien, de leur accorder une protection absolue. Ils acceptent néanmoins de les considérer comme une catégorie juridique spécifique bénéficiant d'un droit tout aussi spécifique. Le "Whistleblower Protection Act" de 1989, amendé en 2012 adopte ainsi une vision globale du "Whistleblower" comme objet d'une protection juridique. En revanche, cette dernière demeure limitée au personnel des agences fédérales, à l'exception de ceux qui travaillent dans le domaine du renseignement. Edward Snowden, on le sait, n'est évidemment pas concerné par ce texte. Il ne l'est pas davantage par les nombreux programmes qui garantissent aux Whistleblowers certaines garanties dans le domaine du droit du travail et de la santé. Le Royaume Uni a adopté une démarche à peu près identique avec le "Public Interest Disclosure Act".

Le droit français ignore cette démarche globale et il n'existe aucune protection juridique des lanceurs d'alerte en tant que tels. On voit seulement apparaître des dispositions éparses, applicables à des situations très différentes.

Les relations de travail 

Le texte le plus récent dans ce domaine est la loi du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Son article 35 énonce qu'"aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, d'intéressement (..), de formation, de reclassement, d'affectation,  (...) de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir relaté ou témoigné, de bonne fois, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Pour sanctionner de telles pratiques, la loi prévoit de renverser la charge de la preuve. En cas de contentieux, le chef d'entreprise devra démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par les dénonciations effectuées par ce dernier.

Les fonctionnaires sont également visés par l'article 6 du statut de 1983, issu de la loi du 6 août 2012.  Il y est précisé qu'aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire par qu'il a formulé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice, ou encore apporté son témoignage dans des affaires touchant au harcèlement sexuel ou moral, ou encore à des pratiques discriminatoires.

Observons que le champ d'application est beaucoup plus étroit dans la fonction publique que dans la secteur privé. D'une part, la protection ne concerne que les fonctionnaires et non pas l'ensemble des agents, alors que la loi de 2013 vise l'ensemble des salariés, permanents ou intérimaires, voire sous-traitants. D'autre part, seul est protégé l'agent qui dénonce des mauvais traitements infligés à d'autres agents, discrimination ou harcèlement. La garantie ne concerne pas l'ensemble des infractions dont ils pourraient avoir connaissance dans le cadre de leurs fonctions. Enfin, l'efficacité de la protection est moins évidente, dans la mesure où le renversement de la charge de la preuve n'est pas prévu au profit des agents publics. Pour le moment, les lanceurs de la fonction publique ne font donc l'objet que d'une protection minimaliste.



Le projet de loi renforçant le secret des sources des journalistes

Le projet de loi actuellement débattu sur le secret des sources des journalistes concerne aussi les lanceurs d'alerte. L'atteinte au secret des sources est en effet définie comme "le fait de chercher à découvrir ses sources au moyen d'investigations portant sur sa personne ou sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d'identifier ces sources". Cette définition vise ainsi non seulement les informations détenues par un journaliste, mais aussi celui ou celle qui les lui transmet, et donc l'éventuel lanceur d'alerte.

La protection n'est pas absolue cependant. Elle cède devant la nécessité d'empêcher ou de réprimer la commission d 'un crime ou d'un délit constituant une atteinte grave à la personne ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, à la condition toutefois que les mesures envisagées soient "strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi". Il n'en demeure pas moins que le lanceur d'alerte n'est protégé qu'indirectement, en quelque sorte par ricochet, l'objet essentiel de la garantie juridique étant le journaliste.

Ces textes sont les seuls qui puissent être invoqués par des lanceurs d'alerte. D'autres n'ont pas abouti comme la proposition déposée en octobre 2012 devant le sénat et visant à créer une Haute Autorité d'expertise scientifique et d'alerte en matière de santé et d'environnement. L'Académie de médecine s'y est opposée et le parlement n'a pas persévéré dans sa démarche.

Le droit positif dans le domaine des lanceurs d'alerte est donc globablement inexistant, à l'exception de quelques domaines ponctuels peu utilisables.

Pour le moment, la  réflexion juridique sur les lanceurs d'alerte n'a pas encore été sérieusement engagée dans notre pays. Doit on leur reconnaître un statut juridique particulier, dès lors qu'ils contribuent à la lutte contre la corruption ? Sont-ils des héros de la transparence ? Doit-on les protéger par une impunité totale ? Dans l'état actuel des choses, il n'est sans doute pas possible de répondre à toutes ces questions, mais il serait tout de même nécessaire de les poser.



dimanche 8 décembre 2013

Tabou or not tabou, là est l'exception.

Les affaires de familles sont parfois compliquées, c'est bien connu. Et la lecture de la décision du 4 décembre 2013 rendue par la Première chambre civile de la Cour de cassation porte précisément sur des liens familiaux quelque peu complexes. 

En 1969, Mme X. se marie avec Claude Y. et de leur union naît une petite fille en 1973. Le divorce est prononcé en 1977, après que Claude Y. ait été condamné, à deux reprises, pour violences conjugales. L'épouse trouve refuge chez son ex-beau-père, Raymond Y., qui prend également soin de l'enfant. En 1983, Mme X. se remarie avec son ex-beau père, sans qu'aucun enfant naisse de cette seconde union. Cette nouvelle expérience matrimoniale est nettement plus longue, et sans doute plus heureuse. Elle va durer vingt-deux ans, jusqu'au décès de Raymond Y., en 2005. Ce dernier avait cependant pris la précaution de faire une donation à sa petite fille et de désigner son épouse comme légataire universelle. Son fils demeurait cependant son héritier légitime. 

Nullité du mariage

C'est seulement au moment du règlement de la succession de son père, en 2006, que son fils, Claude Y., se préoccupe de saisir le juge pour demander l'annulation de ce mariage. Il s'appuie alors sur l'article 161 du Code civil qui interdit le mariage "entre tous les ascendants et les alliés dans la même ligne". Le TGI de Grasse en 2011, puis la Cour d'appel d'Aix en Provence lui donnent satisfaction et prononcent la nullité de l'union. La décision a des effets dévastateurs pour la requérante, car la nullité du mariage est rétroactive. Ce dernier est censé n'avoir jamais existé, et les droits successoraux de celle qui est désormais considérée comme une simple concubine sont purement et simplement anéantis.

Il n'existe aucune jurisprudence relative à une situation identique, de nature à justifier cette rigueur des juges du fond. Il peut certes arriver, parfois même chez des personnes célèbres, qu'une femme partage successivement la vie d'un homme, puis celle de son fils, mais cette pratique ne donne généralement pas lieu à union matrimoniale. Des situations relativement proches ont cependant permis aux juges du fond de procéder par analogie.

La première trouve son origine dans une décision de la Première chambre civile de la Cour de cassation, rendue le 6 janvier 2004. Elle porte sur la situation d'un enfant dont les deux parents ont la même filiation paternelle, c'est à dire que l'enfant est né des relations entre un demi-frère et une demi-soeur. Dans ce cas, le juge estime que lorsque la filiation de l'enfant est établie à l'égard de l'un de ses parents, il est interdit de l'établir pour l'autre. Cette prohibition d'ordre public s'applique également à la filiation adoptive, et le père ne peut donc adopter son propre enfant. Observons qu'il s'agit certes d'une jurisprudence relative à la filiation, mais que l'article 334 du code civil précise que cette interdiction d'établir la filiation s'applique lorsqu'il existe "à l'égard de l'enfant, un des cas d'empêchement au mariage prévus par les articles 161 et 162 du code civil". 

La seconde décision, plus récente, est celle rendue par la Cour d'appel de Rennes le 10 janvier 2012. Il s'agit cette fois d'une situation très proche, qui porte sur la célébration d'un mariage à Pondichéry, en violation de l'article 163 du code civil, prohibant toute union entre l'oncle et sa nièce ou son neveu, la tante et son neveu ou sa nièce. En l'espèce, l'oncle avait épousé sa nièce, et le couple invoquait le fait que ce type d'union est une "pratique traditionnelle" fréquente en Inde. Estimant que les pratiques traditionnelles indiennes ne doivent pas nécessairement devenir notre droit positif, la Cour d'appel, comme avant elle le TGI, a prononcé la nullité du mariage "absolue, d'ordre public et (...) indélébile". On ne peut que saluer une telle jurisprudence qui récuse tout "droit à la différence" et empêche ainsi l'intégration dans le droit de pratiques qui n'ont pas grand chose à voir avec la libération des femmes. N'est-il pas souhaitable, au contraire, que des femmes, souvent mariées contre leur consentement, puissent utiliser le droit français pour obtenir la dissolution et la nullité d'une telle union ? 


Jan Massys. Loth et ses filles. Circa 1565

La dispense du Président de la République, une procédure pas utilisée

Certes, mais l'application stricte de cette jurisprudence au cas de Mme X. est tout de même bien sévère. C'est pour cette raison que le juge va infléchir cette rigueur en définissant une exception à la règle générale de la nullité du mariage. 

Le juge y était incité par le contexte général de l'affaire, car Mme X. n'est pas totalement responsable de ce qui lui arrive. D'une part, nul ne s'est opposé à son second mariage. Ni son ancien mari, ni le maire qui a procédé à l'union matrimoniale n'ont attiré l'attention du couple sur l'article 161 du code civil. D'autre part, l'article 164 du code civil autorise le Président de la République à accorder une dispense aux couples concernés par les cas d'empêchement au mariage. Cette dispense n'est certes pas simple à obtenir. Elle relève du pouvoir discrétionnaire du Président, qui peut donc toujours la refuser, et elle doit être justifiée par des "causes graves". Rien ne dit que Mme X. et Raymond Y. l'auraient obtenue, mais force est de constater que personne ne les a incités à la demander. Au contraire, ils sont demeurés dans l'ignorance du procédure qui leur aurait permis de régulariser leur situation. Et une fois le mariage célébré, la dispense ne pouvait plus être demandée.

Le juge va en quelque sorte offrir à Mme X. la possibilité de rattraper cette erreur. Il reprend les conditions posées pour l'obtention de cette dispense, en les appliquant a posteriori, non plus avant, mais après le mariage, et même après la fin de cette union puisque le mari est décédé. Il s'interroge en conséquence sur les "causes graves" justifiant l'octroi d'une telle dispense, et les trouve dans l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'atteinte à la vie privée et familiale de Mme X.

Le juge observe que la nullité de son mariage constitue, de manière incontestable, une ingérence dans la vie privée de Mme X. Elle perd en effet tous ses droits à la succession de son époux, alors même qu'elle a formé avec lui un couple parfaitement stable. Sa situation matérielle devient précaire, dès lors qu'il est fort probable qu'elle devrait également quitter le domicile dans lequel elle a vécu, et subsister avec des moyens fort réduits. 

L'atteinte à la vie privée est donc liée à la particularité du dossier, et plus précisément au temps écoulé. Temps du mariage d'abord, qui a duré vingt-deux ans. Temps du recours de Claude Y, qui a attendu cette même vingtaine d'années pour se préoccuper du caractère fort choquant de cette situation matrimoniale, précisément le moment où il pouvait espérer exclure son ex-femme et belle-mère de l'héritage paternel. Pour ces raisons, et seulement ces raisons, la Cour de cassation décide donc de casser la décision de la Cour d'appel d'Aix en Provence. 

La juridiction suprême prend donc bien soin de préciser qu'il s'agit d'un cas d'espèce, et que la prohibition du mariage entre alliés n'est pas remise en cause. Certes, mais la Cour de cassation introduit tout de même un peu de souplesse dans l'interprétation de la règle. Ce n'est pas négligeable, si l'on considère que chaque situation familiale est unique, et qu'il convient d'introduire un peu d'équité dans son appréciation.

jeudi 5 décembre 2013

Le lobbying anglo-saxon contre la laïcité française

Le jour même de la décision de la Cour d'appel de Paris sur l'affaire Baby Loup, le 27 novembre 2013, avait lieu l'audience de la Cour européenne des droits de l'homme portant sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Les deux procédures ont en commun d'être initiées par des femmes portant le voile, et de remettre frontalement en cause le principe de laïcité au profit d'une idéologie communautariste largement répandue dans le monde anglo-saxon.

La presse américaine

La presse anglo-saxonne, et le N.Y. Times en particulier, titrent donc sur "la laïcité française en jugement" ("French Secularism on Trial"). L'auteur, anonyme, rappelle ces procédures en cours et déplore le soutien massif de la population française au principe de laïcité. Après cela, il ajoute tout uniment qu'"heureusement il y a quelques signes de sens commun dans le débat". Car il est bien connu que le législateur et les juges français n'ont pas le bon sens des juges américains. Ces derniers manient en effet l'erreur judiciaire et la peine de mort avec un "sens commun" qui éblouit la vieille Europe. 

Quoi qu'il en soit, l'auteur croit déceler ce retour du "bon sens" dans le refus d'accepter l'interdiction du voile dans les établissements d'enseignement supérieur. Sans doute ignore-t-il que le problème posé est d'abord celui de l'atteinte qu'impliquerait une telle législation à l'autonomie des universités ? Ce même certificat de "bon sens" est attribué à l'avis de l'Observatoire de la laïcité qui estimait, en octobre, que les entreprises de droit privé ne devaient pas être soumises à l'interdiction du port du voile. Sans doute l'auteur ignore-t-il aussi que le vote d'une loi par le parlement représente la volonté de la nation, alors que l'avis d'une commission consultative ne représente rien d'autre que... l'avis d'une commission consultative.

Sans modestie excessive, notre joyeux anonyme ajoute que le Président Hollande serait bien inspiré de suivre cet avis. On ne doute pas que le Président de la République fera le plus grand cas de son opinion.

A dire vrai, l'article prête à sourire et il mérite seulement de tomber dans un oubli aussi profond que l'anonymat sagement choisi par son auteur. Si ce n'est que l'audience devant la Cour européenne des droits de l'homme, portant sur la loi relative à la dissimulation du visage dans l'espace public, témoigne de la même offensive anglo-saxonne. Et cette offensive est cette fois de nature juridique.




L'anonymat de la requérante, dans la procédure et dans le vêtement

Observons d'emblée que la requérante, connue sous l'acronyme S.A.S., est tout aussi anonyme que l'auteur de l'article du N.Y. Times. Un requérant devant la Cour européenne peut en effet demander que son identité ne soit pas divulguée, mais il doit néanmoins s'en expliquer par écrit, conformément à l'article 47 § 3 du règlement. On peut évidemment s'interroger sur les motifs de ce choix par Mme S.A.S. Dès lors qu'elle revendique une liberté d'afficher sa religion sur l'espace public, pourquoi refuse-t-elle de l'afficher devant la Cour européenne ? C'est évidemment une question sans réponse. 

Cet anonymat laisse le gouvernement défendeur dans une certaine incertitude et la représentante du ministère des affaires étrangères, Madame Edwige Belliard, a laissé apparaître ses doutes. Certaines pièces indiquent en effet que S.A.S. est née en France, alors que d'autres affirment qu'elle est née au Pakistan. Au-delà de ce qui est sans doute considéré comme un détail, on ne peut s'empêcher de penser que le choix de cette procédure rejoint le problème de fond. Le port du voile intégral n'a-t-il pas pour effet de rendre celle qui le porte non identifiable, en quelque sorte interchangeable avec les autres femmes, et donc parfaitement anonyme ?

Des avocats britanniques

Mais S.A.S. n'est pas la première à se présenter anonymement devant la Cour pour contester la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public. Les médias, qui s'intéressent beaucoup à son cas, n'ont sans doute pas vu que l'affaire S.A.S. est en réalité la quatrième requête sur la loi française. Madame Belliard l'a fait observer devant la Cour, notant que les trois premières ont toutes été déclarées irrecevables (24588/11 ; 41892/11 et 38827/11). Mais elles ont pour particularité d'avoir été présentées par les mêmes conseil, un cabinet britannique dirigé par Maîtres Ramby de Mello et Tony Muman et installé à Birmingham. 

En soi, un tel choix n'est pas illégal, mais n'est il pas étrange que l'ensemble des recours déposés contre la loi française portant interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public soit ainsi contestée par un unique cabinet anglo-saxon ? Dans sa plaidoirie, Madame Belliard ajoutait d'ailleurs que les formules employées dans les quatre requêtes étaient singulièrement identiques, pour ne pas dire interchangeables. Là encore, la requérante disparait en quelque sorte derrière la cause qu'elle est censée défendre, comme elle disparaît derrière son vêtement. Elle devient un être abstrait, plus ou moins virtuel, dont on finit par se demander s'il existe en chair et en os, ou s'il n'est rien d'autre que le support d'une revendication.

L'argument de fond ou l'éloge du communautarisme

Sur le fond, ces avocats britanniques font du droit britannique, ce qui n'est guère surprenant. Certes, ils invoquent classiquement la violation de l'article 8 de la Convention, estimant qu'il y a atteinte au droit au respect de la vie privée de l'intéressée, dès lors qu'elle risque de se retrouver "prisonnière dans sa propre maison", renvoyée chez elle faute de pouvoir circuler dans l'espace public vêtue à sa convenance. A leurs yeux, le visage d'une personne est un élément de son intimité, comme l'ADN. Ce raisonnement, séduisant en apparence, est dépourvu de fondement juridique en droit français. Nul n'ignore, par exemple, que nul ne peut cacher son visage en cas de contrôle ou de vérification d'identité. Sous cet angle, l'interdiction du voile intégral est donc un élément de l'ordre et de la sécurité publique.

Les articles 9 et 10 protégeant la liberté d'expression religieuse sont également invoqués, mais, là encore, dans une analyse typiquement britannique de la religion. Maître de Mello, dans sa plaidoirie, considère ainsi que le port du voile intégral relève de "l'expression symbolique", qui autorise chacun à manifester son opinion par des moyens non verbaux. Hélas, cette analyse n'existe qu'en droit américain, et nul n'ignore que la conception française de la liberté d'expression ne connaît pas le "symbolic speech". Pour le droit français, la liberté d'expression religieuse s'exerce dans le cadre défini par les lois de laïcité.

Ultime moyen, Maître de Mello s'appuie sur l'article 14 de la Convention pour dénoncer l'abominable discrimination dont est victime la malheureuse S.A.S., dont on apprend d'ailleurs qu'elle a toujours accepté de retirer son voile dans certaines occasions, pour se plier aux contraintes de la vie en société. Pour son conseil, la discrimination réside dans le fait que la loi vise les seules femmes musulmanes. Peu importe que le port du voile intégral ne soit pas une prescription de l'Islam. Peu importe que le champ d'application de la loi autorise les femmes voilées à circuler librement dans l'espace public, dès lors que leur visage n'est pas dissimulé. Peu importe enfin que l'interdiction s'applique à celui qui marche dans la rue le visage recouvert d'une cagoule ou d'un casque de moto.

Ce qui est discriminatoire, pour la défense de S.A.S., est que la mesure soit imposée par la majorité à une minorité, formule étrange qui va à l'encontre du principe démocratique même. En réalité, il s'agit, on l'a compris, de promouvoir une conception communautariste de la société, celle-là même qui existe en Grande Bretagne et aux Etats Unis. La laïcité, qui repose sur le principe d'intégration, est alors l'ennemi à combattre, car "elle a occulté le multiculturalisme en demandant à des minorités de renoncer à leur propre culture au nom des valeurs partagées". Le problème est que le droit français ignore les notions de minorités et de multiculturalisme. Pour cette faute impardonnable, il doit être mis au ban de la société politiquement correcte anglo-saxonne, et Maître de Mello cite alors un autre article du N.Y. Times, journal décidément en verve, qui qualifie le système française de "talibanisme inversé". Rien que ça..

Ce court rappel des "arguments juridiques" invoqués à l'appui de la requête montre que l'objet de cette dernière est d'abord de développer un discours militant dans l'enceinte de la Cour européenne. Celle-ci va-t-elle ainsi accepter de se transformer en forum d'expression pour les lobbies ? C'est toute la question de la recevabilité de la requête.

Une requête irrecevable

Pour paraphraser l'article du N.Y. Times, on pourrait dire que les conditions de recevabilité d'une requête devant la Cour conservent heureusement un solide bon sens.  Celle déposée par S.A.S. est bien éloignée de l'usage normal du droit de recours individuel.

Le recours a en effet été déposé le jour même de l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2010. Cela signifie concrètement que la requérante a saisi ses avocats antérieurement. Cela signifie aussi qu'elle n'a pas été poursuivie sur le fondement du texte, et que son action repose sur sa seule crainte d'être obligée de retirer son voile intégral. Dans ces conditions, elle n'a évidemment pas épuisé les voies de recours internes, condition de la recevabilité des requêtes.

Pour être une "victime" au sens de la Convention, il faut que le requérant établisse que ses droits ont été effectivement lésés par la mesure en cause. Or, il n'est évidemment pas établi que S.A.S. ait fait l'objet d'une mesure quelconque sur le fondement de ce texte. Certes, il arrive à la Cour d'admettre la qualité de "victime potentielle" à des personnes simplement susceptibles d'être touchées par le texte, précisément lorsqu'elles sont obligées de changer de comportement sous peine de poursuite ou lorsqu'elles appartiennent à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets du texte nouveau.

Certes, S.A.S. invoque le fait qu'elle doit désormais changer de comportement, mais le dossier mentionne qu'elle accepte de retirer son voile dans certaines circonstances. On veut nous montrer qu'elle n'est pas une fondamentaliste bornée, mais une femme moderne, intégrée dans la société et consciente de ses contraintes. Rien ne permet donc de connaître la réalité du comportement de la requérante, avant et après la loi. Dans ces conditions, il est bien difficile de se prononcer sur ce "changement de comportement" qui est la condition même de la reconnaissance de la qualité de "victime potentielle".

De même, S.A.S. n'appartient pas à une "catégorie de personnes" risquant de subir directement les effets du texte. En effet, on l'a dit, la loi s'applique à toute personne qui a le visage couvert, sauf exceptions légales. Et il semble bien difficile d'en déduire l'existence d'une "catégorie de personnes", sauf à considérer que le recours est ouvert à tous parce que la loi s'applique à tous. Cela reviendrait à introduire  l'actio popularis devant la Cour européenne des droits de l'homme, hypothèse tout de même peu probable, si l'on considère que tous les efforts de la Cour visent, depuis des années, à lutter contre l'encombrement en rendant de plus en plus difficile l'accès au prétoire.

Laïcité v. Communautarisme

On peut donc penser que la requête S.A.S. est irrecevable, comme les trois qui l'ont précédée. Sa seule fonction est finalement d'utiliser la Cour à des fins militantes. Et on voit désormais s'y déployer, comme dans la presse, une offensive contre la laïcité française, au nom du multiculturalisme prôné dans le monde anglo-saxon. Cette situation montre que la laïcité, principe d'égalité reposant sur le modèle républicain et l'intégration, n'est pas une chose acquise, le résultat d'une lutte terminée il y a plus de cent ans. La laïcité redevient un combat d'aujourd'hui, et le multiculturalisme est clairement son ennemi.

En l'occurrence, l'offensive judiciaire vise à faire consacrer le multiculturalisme comme une obligation imposée par la Convention européenne des droits de l'homme. Cette démarche évoque celle des Etats qui n'acceptent les conventions universelles relatives aux droits de l'homme que sous réserve de leur compatibilité avec la Charia. Comme on le sait, tous les partisans des droits de l'homme et nombre d'Etats parties condamnent cette attitude. Car le multiculturalisme, c'est aussi l'acceptation d'un développement séparé des différentes communautés. Et en Afrikaaner, le développement séparé se traduit par un seul mot : Apartheid.

dimanche 1 décembre 2013

Gel des avoirs irakiens, "Delisting", et droit au recours

L'arrêt Khalaf M. Al-Dulimi et Montana management c. Suisse, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 26 novembre 2013, traite de la double contrainte qui pèse sur les Etats, lorsqu'ils mettent en oeuvre un embargo décidé par l'ONU. Ils doivent certes appliquer les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, mais cette application doit intervenir dans le respect des règles posées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A la suite de l'invasion du Koweit en 1990, le Conseil de sécurité adopta deux résolutions, n° 661 du 6 août 1990, et n° 670 du 25 septembre 1990, demandant aux Etats membres et non membres des Nations Unies de mettre en place un embargo général contre l'Irak et sur les ressources koweitiennes susceptibles d'être confisquées par l'occupant. Sur ce fondement, les autorités suisses ont gelé les avoirs du requérant et de la société dont il était le dirigeant.

Observons que la Suisse n'est devenue membre de l'ONU qu'en 2002, soit douze années après les deux résolutions du Conseil de sécurité. Le pays avait cependant accepté les obligations imposées par ces textes, et le Conseil fédéral avait adopté, dès le 7 août 1990, une ordonnance mettant en oeuvre une première série de mesures. Par la suite, cette "ordonnance sur l'Irak" sera modifiée à plusieurs reprises et le nom du requérant figurera en 2003 dans la liste de ceux qui ont directement participé au soutien du régime de Saddam Hussein (resolution 1518 du Conseil de sécurité). Il est en effet désigné comme le responsable du financement des services secrets irakiens.

Le débat devant la Cour européenne porte à la fois sur gel des avoirs de M. Al-Dulimi et sur sa demande de radiation de la liste des hauts responsables de l'ancien régime irakien ("Delisting"). Dans les deux cas, le requérant invoque une violation du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Le droit suisse n'a, en effet, pas mis en place de procédure permettant à l'intéressé de contester les mesures qui le frappent. Dès lors que les Nations Unies n'offrent pas davantage de possibilité de recours, l'intéressé se trouve donc dans l'incapacité de faire valoir son droit au recours.

La compétence de la Cour européenne

La question essentielle est celle de la recevabilité du recours devant la Cour européenne. S'appuyant sur la décision Behrami et Behrami c. France du 31 mai 2007, les autorités suisses considèrent que les mesures prises par les Etats membres de l'ONU en application des résolutions du Conseil de sécurité prises sur le fondement du Chapitre VII de la Charte, échappent à la compétence de la Cour européenne. Sur ce point, elles ont d'ailleurs reçu le soutien du gouvernement français, tiers intervenant à l'instance.

La Cour rappelle cependant que l'arrêt Behrami et Behrami est relatif aux dommages causés à deux enfants qui jouaient à proximité de bombes non explosées larguées lors des bombardements du Kosovo. Dans ce cas, les compétences en matière de sécurité sur ce territoire avaient été déléguées par le Conseil de sécurité de l'ONU à la KFOR et à la MINUK, institutions agissent au nom des Nations Unies. Les dommages causés par leurs négligences étaient donc directement imputables à l'ONU. 

En revanche, dans l'affaire Al-Dulimi, les résolutions du Conseil de sécurité s'adressent directement aux Etats, auxquels elles imposent des obligations de comportement. Ces derniers agissent donc en leur nom propre lorsqu'ils mettent en oeuvre la résolution sur leur territoire. La Cour européenne en déduit donc que l'"ordonnance Irak" et les textes qui ont suivi, ont été pris par l'Etat suisse dans le cadre de sa "juridiction" au sens de l'article 1er de la Convention européenne.

Keith Haring. Affiche pour le 700 è anniversaire de la Confédération Helvétique. 1991


Le critère de la "protection équivalente"

Sur le fond, le gouvernement suisse estime qu'il n'a pas mis en place de procédure permettant au requérant de contester le gel de ses avoirs et son inscription sur les listes des anciens responsables irakiens car il ne disposait d'aucune latitude dans l'interprétation des résolutions du Conseil de sécurité.

Cette analyse se heurte cependant à la jurisprudence de la Cour européenne. Dans un arrêt Al Jedda c. Royaume Uni du 7 juillet 2011, la Cour affirme l'existence d'une présomption, selon laquelle "le Conseil de sécurité n'entend pas imposer aux Etats membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l'homme". La résolution 1546 autorisant les autorités britanniques à prendre des mesures pour rétablir la paix et la stabilité en Irak ne leur permet pas pour autant l'incarcération arbitraire des personnes. En revanche, cette présomption peut quelquefois être renversée, et c'est précisément le cas dans l'arrêt Nada c. Suisse du 12 septembre 2012. La résolution 1390 de 2002, dans la mesure où elle demande expressément aux Etats d'interdire leur territoire aux personnes figurant sur la liste des Nations Unies, leur demande en même temps de porter directement atteinte aux droits de l'homme, et opère ainsi un renversement de cette présomption,

Ce renversement de la présomption est cependant exceptionnel. D'une façon générale, et c'est le cas dans l'affaire Al-Dulimi, le principe est que les Etats demeurent responsables de la manière dont ils appliquent les résolutions du Conseil de sécurité. Pour la Cour, une mesure prise en exécution d'une obligation internationale est justifiée, lorsque l'organisation internationale accorde aux droits des individus une protection équivalente à celle assurée par la Convention. Autrement dit, la résolution du Conseil de sécurité devrait prévoir des procédures destinées à assurer le respect du droit au recours, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. 

Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce, et le système mis en place, tant dans la résolution du Conseil de sécurité que dans sa mise en oeuvre par les autorités suisses, n'offrait pas une protection équivalente à celle du droit européen. Sur ce point, la Cour rejoint les conclusions du rapporteur spécial des Nations Unies qui déclarait, en septembre 2012, que le régime des sanctions décidées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne garantit toujours pas suffisamment le respect des procédures.

Droit du temps de guerre et droit du temps de paix

La limitation du droit d'accès à un tribunal n'est pas contestée par les autorités suisses qui font observer que le refus des tribunaux d'examiner au fond les griefs du requérant était motivé par leur volonté d'assurer une mise en oeuvre efficace des obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité. La Cour en donne volontiers acte, mais elle affirme néanmoins que "le maintien des mesures litigieuses au fil du temps" doit être expliqué par les autorités suisses.

En d'autres termes, les temps ont changé. La procédure contre le requérant a commencé en 1990, même si, en 2013, ses avoirs sont gelés mais toujours pas confisqués. Pour la Cour, il est inconcevable de priver une personne du plus élémentaire des droits, celui d'accéder à un juge, pendant plus de vingt années. C'est cet écoulement du temps qui conduit la Cour a estimer que les procédures engagées contre M. Al-Dulimi ne sont plus proportionnées aux menaces pour la paix et la sécurité. Le droit d'exception du temps ne guerre ne peut pas durer indéfiniment et doit lui succéder le droit commun du temps de paix. Le requérant doit donc, enfin, pouvoir bénéficier du droit au recours, comme n'importe quel requérant.  Ce droit au recours n'implique en aucune façon satisfaction sur le fond, c'est à dire qu'il appartiendra à M. Al Dulimi de prouver devant les juridictions helvétiques qu'il est bien le propriétaire des avoirs, et non le gouvernement irakien.