L'
arrêt rendu le 13 novembre par le Conseil d'Etat va certainement susciter bon nombre de commentaires élogieux. La Haute Juridiction n'affirme-t-elle pas elle-même,
sur son site que, par cette décision, elle entend "
exercer désormais un entier contrôle sur le caractère
proportionné de la sanction disciplinaire infligée à un agent public par
rapport aux faits fautifs qui l’ont justifié". L'arrêt est donc présenté comme l'un de ceux que l'on fait admirer à la doctrine, pour qu'elle n'oublie pas que la juridiction administrative est là pour garantir les droits des citoyens, administrés ou fonctionnaires. Le passage au contrôle normal en matière de sanctions disciplinaires est donc présenté comme l'instrument d'une meilleure protection des agents publics.
Après avoir fait l'objet d'une "évaluation à 360°" qui ne lui a sans doute pas été favorable, M. B., haut fonctionnaire du Quai d'Orsay exerçant les fonctions d'ambassadeur, a fait l'objet d'une procédure disciplinaire. Il était accusé d'avoir tenu des propos inappropriés au personnel féminin de son ambassade et d'avoir "fait preuve d'acharnement" en tenant, "de façon répétée, des propos humiliants" à l'égard de l'une de ses subordonnées. Inutile d'ajouter que le Conseil d'Etat affirme que la réalité de ces actes est attestée par les "pièces du dossier" et de "nombreux témoignages concordants".
Ces éléments à charge ont conduit le Conseil de discipline à prononcer une sanction grave, la mise à la retraite d'office de l'intéressé.
Pour la première fois, le Conseil d'Etat exerce donc un contrôle normal, tout à fait nouveau, tout à fait protecteur des fonctionnaires sanctionnés, sauf de M. B. Il est vrai que les étudiants en droit administratif savent que la Haute Juridiction fait généralement évoluer sa jurisprudence en deux temps. Dans un premier arrêt, elle énonce sa nouvelle position, mais elle rejette le recours. Dans un second arrêt, des mois ou des années plus tard, elle se réfère à cette jurisprudence nouvelle et la met en oeuvre de manière positive, en annulant l'acte qui lui est déféré. D'une certaine manière, M. B. est la victime de ce mode de revirement, ayant la malchance d'être le premier requérant, et non pas le second.
Mais l'arrêt semble comporter des vices plus graves, car ils touchent le coeur même des droits des personnes objets d'une procédure disciplinaire.
Le principe d'impartialité
Le premier d'entre eux est sans doute le droit d'être entendu et jugé par une instance impartiale. Dans la décision, le Conseil observe que M. D., directeur général de l'administration (DGA) du ministère a pris l'ensemble des actes concernant le retrait des fonctions de M. B., qu'il s'agisse de son rappel à Paris après l
'évaluation à 360°, ou de la nomination de son successeur. Ensuite, il a établi et signé le rapport, entièrement à charge, demandant la saisine du conseil de discipline et, pour faire bonne mesure, il l'a lui-même présidé.
Pour le Conseil d'Etat, cette absence de distinction entre l'autorité qui saisit le conseil et celle qui juge ne constitue pas une violation du principe d'impartialité, dès lors qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il ait, dans la conduite des débats, manqué à l'impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". Cette formule est directement issue d'un arrêt Laniez du 15 mai 1960, tellement oublié qu'il ne figure même plus dans les bases de données recensant le droit en vigueur.
De cette jurisprudence antique, on doit déduire qu'une seule personne peut prendre toutes les décisions administratives concernant l'intéressé, saisir le conseil de discipline et le présider, à la seule condition qu'elle ne tienne aucun propos public qui pourrait révéler une animosité à son égard. Cela serait d'ailleurs difficile car les membres d'un conseil de discipline sont soumis au secret professionnel, principe rappelé par le Conseil d'Etat lui-même dans un arrêt
Paillaud du 4 novembre 1992.
Le problème est que cette analyse viole aussi bien la jurisprudence du Conseil constitutionnel que celle de la Cour européenne des droits de l'homme.
Violation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel, depuis sa
décision du 29 août 2002, rattache l'impartialité à l'article 16 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A l'origine, il ne distinguait guère entre les principes d'indépendance et d'impartialité, également "
indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Par la suite, il a précisé sa jurisprudence, jusqu'à une
décision QPC du 8 juillet 2011 rendue à propos de la justice des mineurs. Précisément, cette dernière reposait sur l'intervention du juge des enfants également compétent pour instruire l'affaire et la juger.
Nous sommes là dans une situation très proche de celle de M. B., puisque le DGA a tout à la fois géré sa carrière, ou plus exactement l'interruption de sa carrière, avant de saisir le conseil de discipline qu'il a lui même présidé. Or, dans sa décision du 8 juillet 2011, le Conseil affirme clairement qu'en "
permettant au juge des enfants (...) qui a renvoyé le mineur devant le tribunal pour enfants de présider
cette juridiction de jugement habilitée
à prononcer des peines", la loi porte atteinte au principe d'impartialité qui a valeur constitutionnelle.
Certains objecteront peut-être qu'une sanction disciplinaire n'est pas une décision de la justice pénale. En quelque sorte, elle serait moins grave et pourrait tolérer une conception plus souple du principe d'impartialité. Là encore, le Conseil constitutionnel oppose une fin de non recevoir à une telle analyse. Dans sa
décision rendue sur QPC du 25 novembre 2011, le Conseil constitutionnel énonce très clairement que les principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 16 de la Déclaration de 1789 doivent également être respectés, (...) "l
orsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition". On le constate, la jurisprudence Laniez ne résiste guère face à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Violation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il
consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il
désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas,
l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (
CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique).
La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate
la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est
flagrante. Tel est le cas, dans l'
arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,
pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine
algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais
devant la presse, des propos racistes. C'est sans doute à ce critère subjectif que se réfère le Conseil d'Etat lorsqu'il observe qu'aucun propos révélant une animosité à l'égard de M. B. n'a été relevé.
Le Conseil d'Etat a sans doute oublié qu'il existe un second critère de l'impartialité, présenté comme "objectif", parce qu'il s'agit de contrôler
l'organisation même de l'institution, qui doit
apparaître impartiale, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour
européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de
différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même
affaire (par exemple :
CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France).
La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du
8 avril 2009.
Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui
interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale,
alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil.
Dans
ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Il en est évidemment de même en matière de sanction disciplinaire, et il est clair qu'un conseil de discipline présidé par celui-là même qui a pris des actes décidant de lui retirer ses fonctions, avant de saisir le conseil, devait inspirer une confiance assez limitée au malheureux M. B.
On le constate, la jurisprudence Laniez, invoquée par le Conseil d'Etat, est en quelque sorte balayée à la fois par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et par celle de la Cour européenne des droits de l'homme.
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Joan Miro. L'oeil noir |
Le contrôle normal
Sur le fond, le Conseil affirme, et c'est ce que retiendra la doctrine, qu'il "appartient
au juge de l'excès de pouvoir (...) de rechercher si les faits
reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction
disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction,
et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes".
Dès lors que le Conseil d'Etat affirme l'exactitude des faits reprochés à M. B., il en déduit qu'ils justifient une sanction. Et la gravité de cette dernière, une mise à la retraite d'office, apparaît au juge parfaitement proportionnée aux faits qui l'ont motivée.
Pour affirmer cette proportionnalité, le juge s'appuie sur deux éléments. Le premier réside dans "les responsabilités éminentes" de M.B. lui imposant une obligation de ne pas porter atteinte à la dignité de ses fonctions. Le second réside dans le fait que M. B. n'a, "à aucun moment, mesuré la gravité" de ces faits. Autrement dit, le requérant a nié les accusations formulées contre lui. Il a refusé de battre sa coulpe et d'exprimer ses regrets. C'est évidemment un cas grave pour le Conseil d'Etat, qui valide en outre la décision de rendre publique la sanction, en mentionnant le nom de l'intéressé. Pour la Haute Juridiction, cette forme nouvelle de pilori est parfaitement proportionnée aux faits. Reste évidemment à s'interroger sur l'avenir de cette jurisprudence et à se demander dans quels cas le juge considérera une sanction comme disproportionnée.
Certes, le Conseil interdit au requérant toute comparaison avec la situation d'autres fonctionnaires sanctionnés. La proportionnalité ne s'apprécie que par rapport aux faits qui ont motivé la sanction, et non par rapport à d'autres procédures disciplinaires. On ne peut s'empêcher tout de même de faire certains rapprochements. N'a-t-on pas vu récemment un autre ambassadeur auteur d'un détournement de fonds publics sanctionné par un simple blâme, et le décret le rappelant à Paris indiquer seulement qu'il était "appelé à d'autres fonctions" ? De toute évidence, M. B. n'a pas bénéficié d'une indulgence identique.
Le saucissonnage de la procédure
Cette rigueur, tant de l'administration que de son juge, s'explique en partie par une sorte de saucissonnage de la procédure engagée contre M. B., découpage qui n'a jamais permis de l'envisager dans sa globalité. Rappelons tout de même qu'à l'origine des déboires du requérant se trouve cette "évaluation à 360°" qui n'a été institutionnalisée au Quai d'Orsay que par un arrêté du 26 décembre 2011. M. B. en est sans doute la première victime, ayant été "évalué" en juillet 2010, à une époque où la procédure était encore expérimentale.
Or, M. B. n'a pas obtenu l'ensemble des pièces
liées à cette procédure d'évaluation. Il a donc dû
s'adresser au tribunal administratif de Paris qui, dans un jugement du
1er février 2013, a fait injonction au Quai d'Orsay de lui communiquer ces documents. La confrontation des dates est fort éclairante : la sanction que conteste M.B. a été prise en juillet 2011, et les pièces de son dossier d'évaluation n'ont été transmises qu'après février 2013.
On peut en déduire que M.B. a été sanctionné sans avoir eu communication de l'intégralité de son dossier devant le conseil de discipline, alors qu'il s'agit d'une garantie fondamentale des droits du fonctionnaire, et plus largement du principe du contradictoire. Mais le Conseil d'Etat ne raisonne pas ainsi. Il contourne la question, en affirmant que le décret sanctionnant M. B. n'est pas "
un acte pris pour l'application de l'évaluation (...) laquelle ne constitue pas davantage sa base légale". Cette affirmation trouve son origine dans un
arrêt précédent du 17 juillet 2013, dans lequel il avait déjà rejeté le recours de M.B. contre la procédure d'évaluation.
De fait, la Haute Juridiction prend soin d'affirmer que les témoignages "
concordants" ne sont pas ceux qui ont été recueillis lors de la procédure d'évaluation, mais ceux qui ont été effectués durant la procédure disciplinaire. Le fait que la première procédure ait provoqué la seconde n'est pas pris en considération. Et pourtant, cette évaluation a directement suscité une décision de mettre fin aux fonctions de M. B., à une époque où, rappelons-le, il n'avait pas accès à l'intégralité du dossier. Mais le Conseil d'Etat, dans cette même décision du 17 juillet 2013, a décidé qu'il ne s'agissait pas là d'une sanction déguisée.
L'arrêt du 13 novembre 2013 est donc le dernier épisode d'une sorte de feuilleton contentieux durant lequel chaque décision en entraîne une autre, sans que jamais le requérant puisse contester de manière globale la procédure dont il est l'objet. Dans cet échec contentieux, le principe d'impartialité comme les droits de la défense ont été malmenés, et l'élargissement du contrôle prend alors une allure cosmétique. Cette affirmation de principe, ce libéralisme affiché, n'ont-ils pas pour effet de masquer les vices juridiques d'une décision qui peut sembler si étrange que l'on s'interroge sur ses fondements réels ?