Jean Cocteau. L'Europe, notre patrie. 1961 |
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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
samedi 16 novembre 2013
Droit d'asile : une exception au guichet unique
jeudi 14 novembre 2013
Affaire Mosley : Google découvre le droit français de la vie privée
En l'espèce, Max Mosley, ancien Président de la Fédération internationale du sport automobile, n'entend pas se soumettre à ce droit imposé par Google, et il a saisi les juges de plusieurs pays, dont la France. Il invoque une atteinte à sa vie privée, car des photographies le montrant dans des activités sado-masochistes en compagnie de prostituées circulent toujours sur internet, et sont accessibles à partir de mots clés saisis sur Google. Ces clichés proviennent d'un article publié en 2008, par un tabloïd britannique News of the World. Devant la High Court of Justice de Londres, le requérant avait pourtant obtenu une injonction interdisant la diffusion de ces images et 60 000 £ pour indemniser l'atteinte portée à sa vie privée. Mais il n'avait pu empêcher leur dissémination sur internet.
Par une ordonnance de référé du 29 avril 2008, le tribunal de grande instance de Paris a prononcé diverses mesures de retrait et d'interdiction de diffusion. La société Google n'a pas obtempéré, répondant au requérant, et au juge, avec une désinvolture qui n'appartient qu'à elle, qu'il ne lui appartenait pas de "faire la police sur internet". Devant cette situation, Max Mosley a assigné l'entreprise en justice pour exiger un retrait définitif de ces clichés, demandant effectivement à Google de contrôler les images qu'elle indexe et de faire disparaître les liens dirigés vers elles. La décision du 6 novembre 2013 lui donne satisfaction et exige le retrait pendant une durée de cinq années des images dont Mosley avait demandé l'interdiction. L'obligation est assortie d'une astreinte de 1000 € par manquement constaté, si les photos ne sont pas retirées dans un délai d'un mois après la décision.
Respect de la vie privée et droit commun
En exigeant de Google une telle intervention sur ses contenus indexés, le juge français fait prévaloir le droit au respect de la vie privée sur la libre circulation de l'information. Ce principe est exactement celui consacré par notre système juridique depuis la loi du 29 juillet 1881 qui prévoit que la liberté d'expression trouve une limite dans le droit des tiers, et notamment dans le droit au respect de la vie privée. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique énonce d'ailleurs, dans son article premier que "la communication au public par voie électronique est libre", mais qu'elle cède néanmoins devant "la liberté et la propriété d'autrui".
Sur ce point, le juge français refuse d'accorder à internet une spécificité lui permettant d'échapper aux contraintes qui sont celles de la presse et de l'audiovisuel. Au contraire, le web se trouve en quelque sorte replacé dans le droit commun, et le juge rappelle fort opportunément aux responsables de Google qu'ils doivent respecter l'ordre public français.
Cette jurisprudence est parfaitement cohérente avec les deux décisions rendues par la Cour d'appel de Paris le 14 décembre 2011.
Dans la première, le juge était saisi par une compagnie d'assurance, qui avait constaté que chaque fois que l'on tapait le début de son nom, "Lyonnaise de G", comme requête sur le moteur "Google Suggest", celui-ci sortait immédiatement le terme "escroc" au troisième rang des suggestions de recherches proposées. Elle estimait donc que l'association de ces deux termes était constitutive d'une injure publique. Le juge de cassation en a pourtant décidé autrement, faisant observer que cette qualification d'"escroc" n'était pas issue de la volonté de Google, mais résultait du système d'indexation. Autrement dit, le terme "escroc" sortait sur le moteur de recherche parce qu'il était utilisé par les internautes pour qualifier la compagnie d'assurance. Dans ce cas, le caractère automatique de l'indexation conduit à écarter la responsabilité de Google, dès lors que l'élément moral de l'infraction fait défaut. Tel n'est pas le cas dans la décision du 6 novembre 2013 : Google était parfaitement conscient que des images attentatoires à la vie privée de Max Mosley circulaient à partir de son moteur de recherche, dès lors que la firme avait déjà refusé, à plusieurs reprises, de les retirer.
Dans la seconde décision du 14 décembre 2011, intervenue cette fois en matière de diffamation, la Cour d'appel est saisie par une personne qui a fait l'objet d'une condamnation pénale et qui se plaint de voir son nom associé à des mots tels que " viol", "violeur", "condamné", "prison", voire "sataniste". Le juge ne nie pas que l'association de ces termes est diffamatoire, mais, en l'espèce, il choisit de se placer sur le plan des causes exonératoires. L'auteur d'une diffamation peut s'exonérer s'il démontre au juge sa bonne foi, et le juge estime que Google est de bonne foi, dans la mesure où elle n'est pas à l'origine du caractère excessif des termes employés et n'a témoigné aucune animosité à l'égard du requérant. Dans la décision du 6 novembre 2013, la situation est évidemment différente, puisque l'atteinte à la vie privée ne saurait donner lieu à une exonération pour des motifs titrés de la bonne foi de son auteur. Dans le cas d'espèce, Google apparaît plutôt comme parfaitement de mauvaise foi, refusant de retirer des images dont elle savait qu'elles portaient une atteinte grave à la vie privée de Max Mosley.
Le droit à l'oubli
Derrière cette protection de la vie privée apparaît en filigrane le droit à l'oubli, ou plus exactement le droit d'être oublié. Max Mosley ne demande rien d'autre que le droit de faire disparaître ces données personnelles d'internet. et la Cour lui accorde ce droit, estimant que la durée de cinq ans imposée à Google est suffisante pour obtenir un oubli définitif. Rappelons sur ce point que le droit à l'oubli numérique constitue l'un des axes essentiels de la proposition de règlement européen sur la protection des données diffusé en janvier 2012. A cet égard, le droit à l'oubli apparaît comme le socle d'un droit européen de la protection des données, alors que le droit américain ne s'intéresse pas à cette question.
Belle de jour. Luis Bunuel. 1967. Catherine Deneuve |
Certes, la firme a d'ores et déjà annoncé sa décision de faire appel, et l'affaire est sans doute loin d'être finie. Google utilise d'ailleurs déjà tous les instruments en son pouvoir pour faire évoluer le droit français, y compris un lobbying très actif auprès des spécialistes du droit de l'internet. Il est en outre fort probable que la mise en oeuvre concrète de cette décision ne sera pas facile. En effet, si Max Mosley a dirigé son recours à la fois contre Google Incorporated (Inc.), la firme multinationale, et la société Google France, le juge a condamné la seule Google Inc., considérant sans doute que l'entreprise de droit français n'a aucune autonomie réelle. C'est sans doute vrai, mais les voies d'exécution n'en sont pas simplifiées.
On peut cependant penser que la CNIL sera très attentive à la manière dont Google exécutera la décision. Le retrait des ébats sadomasochistes de Max Mosley permettra d'apprécier si Google accepte enfin de se soumettre au droit français, droit du territoire sur lequel elle exerce une partie de ces activités. L'affaire Mosley apparaît alors comme un test pour une entreprise qui fait actuellement l'objet d'une enquête diligentée par la CNIL française, au nom des agences européennes chargées de la protection des données, enquête qui porte précisément sur ses réticences à appliquer le droit européen de la protection de la vie privée.
lundi 11 novembre 2013
Droits de l'homme ou libertés publiques
Droits de l'homme, droit naturel
Le droit tel qu'il devrait être
Le premier de ces effets pervers réside précisément dans cette déconnexion vis à vie du droit positif. La proclamation d'un droit est considérée comme plus importante que son effectivité. Peu importe que la Déclaration universelle des droits de l'homme ait la valeur d'une résolution de l'assemblée générale des Nations Unies et ne s'impose donc même pas aux Etats qui l'ont votée ! Peu importe aussi que la Convention sur les droits des femmes s'accompagne de réserves qui la vident de son contenu. L'Arabie Saoudite a signé le traité, mais elle affirme ainsi que "lorsqu'il y a incompatibilité entre l'une quelconque des dispositions de la Convention et les normes de droit islamique, le Royaume n'est pas tenu de respecter ladite disposition". La norme est ainsi purement et simplement vidée de son contenu, et il ne reste plus qu'une fonction rhétorique visant à affirmer les droits des femmes sans être tenu de les respecter.
Le "noyau dur" du droit humanitaire
Le second problème se trouve dans l'étendue des droits ainsi proclamés. La conception jusnaturaliste des droits de l'homme repose sur l'idée qu'ils s'imposent parce qu'ils sont attachés à la personne humaine. La tentation est alors grande de privilégier le droit humanitaire, celui qui précisément protège l'intégrité physique de la personne. Mais ce droit humanitaire est un "noyau dur", un droit minimum qui s'applique à protéger l'individu en période de conflit. Les autres droits, les autres libertés, ne sont guère pris en considération. Souvenons nous que les législations anti-terroristes ont été votées après le 11 Septembre sans susciter la moindre protestation, alors même qu'elles autorisaient des investigations très poussées dans la vie privée des personnes. Quant au titulaire des droits, il n'est pas davantage pris en considération. Dans le droit humanitaire, l'individu est en effet l'objet du droit, puisqu'il est l'objet d'une contrainte qui pèse sur les belligérants, par exemple celle de ne pas tuer les populations civiles. Mais l'individu n'est pas sujet de droit, et il ne dispose d'aucun moyen juridique pour faire respecter ses droits.
Roy Lichtenstein. Liberté. 1991 |
Les droits du citoyen
Ceci nous conduit au troisième problème suscité par la notion de droits de l'homme. Invoquer les droits de l'homme, c'est aussi, implicitement, reléguer au second plan les "droits du citoyens", considérés comme obsolètes. A l'heure de la mondialisation, n'est-il pas anachronique de s'attacher à une vision étatique des droits et libertés ? Ces derniers ne doivent ils pas transcender l'ordre juridique interne pour reposer sur des valeurs universelles ? Pour reprendre la formule du Professeur Serge Sur, les droits de l'homme sont "nomades ou véhiculaires", à "vocation universelle et indépendants de tout ordre juridique déterminé". En revanche, les droits du citoyen sont "vernaculaires, car fondés sur un lien particulier et substantiel avec l'Etat, et qui ne peut prospérer que dans son cadre".
Le fait d'écarter les droits du citoyen au profit des droits de l'homme conduit à écarter en même temps la seule garantie efficace, celle de l'Etat et de son système judiciaire, au profit d'une foi dans des juridictions internationales dont l'efficacité n'est pas démontrée. On privilégie ainsi le rêve d'une justice internationale, au détriment d'une justice étatique qui fait moins rêver mais qui est en mesure de protéger effectivement les droits des personnes.
C'est précisément l'effectivité du droit que privilégie la notion ancienne de "liberté publique". Une liberté est "publique" lorsqu'elle est encadrée par le droit, consacrée par une norme obligatoire, et garantie par un juge dotée de voies d'exécution. A l'idéalisme s'oppose ainsi le réalisme, et on observe qu'une loi de la IIIè République comme la loi de 1901 sur les associations, voire de la Vè république comme la loi Informatique et libertés de 1978 réussissent à créer des libertés nouvelles et en garantir la mise en oeuvre. Tel n'est pas toujours les cas des grandes déclarations qui proclament des droits aussi universels qu'imprécis et dépourvus d'effectivité.
Considérée sous cet angle, la notion de "liberté publique" impose sa propre méthode d'analyse. Aux droits de l'homme vus de Saturne s'opposent les libertés envisagées dans un système juridique déterminé. A l'analyse du droit tel qu'il devrait être s'oppose celle du droit tel qu'il est avec ses incertitudes et ses imperfections qu'il convient de déceler, voire de dénoncer, pour susciter améliorations et progrès. Evidemment, la démarche est modeste, trop modeste diront ceux qui envisagent les droits de l'homme comme un combat médiatique, mais elle a au moins le mérite d'obtenir des résultats concrets.
jeudi 7 novembre 2013
Accès au dossier durant la garde à vue : les avocats en lutte pour leur monopole
lundi 4 novembre 2013
Prostitution : comment sanctionner ce qui n'est pas interdit
Le débat sur la proposition de loi "renforçant la lutte contre le système prostitutionnel", déposée par Bruno Le Roux et centrée sur l'éventuelle pénalisation du client, prend actuellement de l'ampleurt. L'approche juridique de la question est, dans ce contexte, largement écartée au profit de discours idéologiques parfois obscurs.
Position abolitionniste et agitation législative
Dès avril 2011, c'est à dire durant le quinquennat Sarkozy, la mission d'information constituée par la commission des lois de l'Assemblée nationale et présidée par Danielle Bousquet (PS) a publié un rapport intitulé : "Prostitution. L'exigence de responsabilité. Pour en finir avec le plus vieux métier du monde. Le 7 décembre 2011, le rapporteur de la mission, Guy Geoffroy (UMP) déposait une proposition de loi et une proposition de résolution. La première n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour, mais suggérait déjà de "responsabiliser" les clients. La seconde, adoptée à l'unanimité le 6 décembre 2011, se borne à affirmer la position abolitionniste de la France.
En octobre 2012, au début de l'actuel quinquennat une proposition de loi, d'origine sénatoriale, visait à abroger le délit de racolage public, que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, avait introduit dans la loi pour la sécurité intérieure de 2003 (art. 225-10-1 c. pén.). Ce délit, présenté comme un moyen offert aux personnes prostituées de "faire tomber" leur proxénète lors de leur garde à vue, s'était évidemment révélé parfaitement inefficace. Elle n'a pas permis de lutter contre les réseaux et, au contraire, a contribué à stigmatiser les personnes prostituées et à en faire des délinquantes.
Lors de l'examen de ce texte en séance publique au Sénat, la plupart des intervenants ont souhaité un texte plus ambitieux, prenant en considération les différents aspects de la prostitution, aussi bien répressifs que sociaux ou sanitaires. Un nouveau rapport a donc été commandé à la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale. Présenté par Maud Olivier (PS) en septembre 2013, il est directement à l'origine de l'actuelle proposition de loi.
De cette agitation normative, on doit évidemment retenir la permanence d'une perspective abolitionniste, présentée comme le seul de protéger les personnes prostituées de la traite et du proxénétisme. Ce principe est mis en avant par des parlementaires de gauche comme de droite, les oppositions se développant plutôt au sein des partis politiques.
Les personnes prostituées, des victimes.
L'actuelle proposition de loi reprend évidemment le texte sénatorial d'abrogation du délit de racolage prévue par l'article 225-10-1 c. pén. Cette réforme se situe désormais dans un ensemble plus vaste, dont la caractéristique essentielle est de considérer les personnes prostituées comme les victimes du proxénétisme et de la traite. L'objet de toute politique publique dans ce domaine doit donc être de les aider à sortir de la prostitution.
Dès l'article 1er, il est ainsi précisé que la lutte contre la traite et le proxénétisme s'effectue aussi sur internet, ce dont d'ailleurs personne ne doutait. Le texte permet donc à l'administration d'exiger des fournisseurs d'accès à internet qu'ils rendent inaccessibles les sites contrevenant à la législation sur le proxénétisme et la traite. Ceux qui sont visés par une telle mesure pourront évidemment la contester devant le juge administratif. Certes, de telles dispositions existent déjà en matière d'apologie de crimes contre l'humanité, d'incitation à la haine raciale, ou de diffusion d'images pédopornographiques, mais la question de leur efficacité demeure posée. Quant aux gestionnaires de sites de prostitution domiciliés à Vladivostok ou aux Iles Caïman, nul doute qu'ils seront terrifiés par les voies d'exécution offertes à l'administration française pour les contraindre à appliquer la loi !
La partie la plus opératoire de la proposition est sans doute son chapitre 2 qui tient compte du fait que la sociologie de la prostitution a profondément changé dans les années récentes. En 2012, 92 % des personnes mises en cause pour racolage sont d'origine étrangère, le plus souvent en situation irrégulière. Quant aux victimes de proxénétisme, ce sont à 81 % des femmes extérieures à l'Europe de l'ouest (contre 74 % en 2010). De fait, la proposition de loi propose des aménagements au droit des étrangers permettant aux personnes en situation irrégulières d'obtenir un titre de séjour si elles décident de quitter la prostitution. Cette autorisation de séjour devrait donc leur permettre de s'engager dans d'autres activités professionnelles. Mais annulera-t-on cette régularisation si elles reviennent à la prostitution, dans l'hypothèse par exemple où elles ne trouvent pas d'emploi ?
Ces dispositions permettent de faire primer le droit des victimes sur la dénonciation du proxénétisme. En effet, nulle dénonciation n'est exigée de ceux ou de celles qui s'engageront dans une telle démarche. Le dispositif est généreux et on ne peut qu'espérer qu'il fonctionne. Il ne vise cependant que les personnes qui désirent quitter la prostitution, refusant de considérer celles qui souhaitent continuer à exercer ce métier.
Punir le client
Reste évidemment celui dont tout le monde parle, le client. Le chapitre 4 de la proposition de loi instaure une "interdiction d'achat d'acte sexuel" et crée une contravention sanctionnant le recours à la prostitution d'une personne majeure d'une amende de 1500 € (le recours à la prostitution d'une personne mineure ou vulnérable est désormais une circonstance aggravante de cette infraction). Pour faire bonne mesure, on ajoute une peine complémentaire contraignant les récidivistes à participer à un "stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution", sur le modèle de ce qui existe en matière de sécurité routière. Dans leur ensemble, ces dispositions visent à dissuader le client de recourir à la prostitution, par une stigmatisation que l'on pourrait considérer comme une sorte de lapidation morale. Ne s'agit-il pas de jeter la pierre sur celui qui achète une prestation sexuelle ?
Pour justifier cette mesure, les auteurs de la proposition affirment qu'il s'agit de mettre en cohérence notre droit avec notre conception de la prostitution, considérée comme une violence, et qui plus est une violence faite aux femmes : "L'objectif est toujours de soustraire la sexualité à la violence et à la domination masculine". La prostitution masculine, que l'on évalue entre 10 et 20 % de celle qui s'exerce sur la voie publique ne semble guère prise en considération, pas plus d'ailleurs que la prostitution transgenre qui n'est pas évoquée.
Quoi qu'il en soit, la pénalisation du client vise à "réduire la prostitution" et " à faire évoluer les représentations et les comportements". A l'appui du raisonnement sont invoqués les exemples scandinaves et particulièrement celui de la Suède qui a mis en oeuvre une telle législation en 1999. Les auteurs du rapport ne nous disent cependant pas si la prostitution a finalement disparu de ce beau pays, après quatorze années de pénalisation des clients.
Les conséquences juridiques, ou l'Etat proxénète
Les conséquences juridiques de cette pénalisation ne sont pas envisagées un seul instant. Elles devraient pourtant être sérieusement examinées.
Rappelons que dans un arrêt Tremblay c. France du 11 septembre 2007, la Cour européenne a considéré comme conforme à la Convention le système fiscal français qui ponctionne le produit de la prostitution et contraint les personnes prostituées à s'acquitter des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Sauf à considérer l'Etat comme proxénète, on doit estimer que la prostitution est une activité non illicite, dès lors qu'elle est soumis aux prélèvements fiscaux et sociaux. Toujours réaliste, le fisc estime que ces revenus sont des bénéfices non commerciaux, mais il lui y arrive de les requalifier en salaires lorsqu'il est démontré que la personne prostituée exerçait son activité sous le contrôle d'un proxénète. De la même manière, dans son arrêt jany du 20 novembre 2001, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que la prostitution est une activité indépendante, comme n'importe quelle autre.
En pénalisant le client, le droit français décide donc de sanctionner ce qui n'est pas interdit, choix quelque peu surprenant.
De fait, la question est posée de la constitutionnalité d'un texte qui ne semble guère conforme à la liberté d'exercer une activité économique, telle que la conçoit le Conseil constitutionnel. Certes, ce dernier admet, depuis sa décision du 16 janvier 1982, que la liberté d'entreprise n'est ni générale ni absolue. Il considère néanmoins que ce libre exercice d'une activité économique suppose le droit de gérer son entreprise à sa guise, et de mettre en oeuvre tous les moyens loyaux pour attirer la clientèle. Bien entendu, la prostitution est une activité particulière. Cela n'empêche pas le Conseil d'admettre qu'une activité soit interdite, par exemple l'activité de contrebande. Dans ce cas, le client peut également être condamné, par exemple pour recel. En revanche, on ne voit pas sur quel fondement il est possible de sanctionner le client d'une activité licite. En toute hypothèse, si le Conseil ne déclarait pas le texte inconstitutionnel, resteraient les recours devant la Cour européenne et la Cour de Justice de l'Union européenne. Dans l'état actuel de leur jurisprudence, ils auraient toutes chances de prospérer. De toute évidence, les auteurs de la proposition de loi devraient s'éloigner un peu de la rhétorique pour se consacrer à l'analyse juridique.
dimanche 3 novembre 2013
Le droit de garder le silence, à Monaco
La main au collet. Alfred Hitchkock. 1955. Grace Kelly et Cary Grant |