« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 9 juillet 2013

Le pouvoir de sanction de l'ARCEP

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 5 juillet 2013 sur QPC porte sur le pouvoir de sanction des autorités indépendantes. L'une d'entre elles, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), a infligé une amende de cinq millions d'euros à la société Numéricable en décembre 2011, pour ne pas avoir exécuté une de ses décisions réglant le différend entre cette entreprise et France Télécom, intervenu à propos d'une cession de réseaux câblés. A l'occasion de la contestation de cette amende, la société dépose une QPC portant sur la constitutionnalité de l'article L 36-11 du code des postes et des communications électroniques (cpce), celui-là même qui organise la procédure de sanction mise en oeuvre par l'Arcep.

Des sanctions administratives

L'Arcep n'est pas la seule autorité indépendante à disposer d'un pouvoir de sanction. La plus ancienne de ces autorités, la CNIL, s'est vu attribuer par la loi du 6 janvier 1978 un pouvoir de ce type. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 12 octobre 2012 affirme d'ailleurs, à propos de l'Autorité de la Concurrence qu'"aucun (...) principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative indépendante, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission (...)". Encore faut-il, précise ensuite le Conseil, que l'exercice de ce pouvoir de sanction soit "assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis".

Bien entendu, les sanctions prises par les autorités administratives sont de nature administrative et non pas pénale. La plupart du temps, elles font l'objet de recours devant le juge administratif car elles sont l'expression de la puissance publique. C'est le cas dans la présente procédure, la QPC ayant été transmise par le Conseil d'Etat. Dans certains cas, comme en matière de concurrence, le législateur peut cependant décider que la compétence est celle du juge judiciaire, dérogation admise par le Conseil constitutionnel lorsqu'il s'agit d'unifier les contentieux et de faciliter ainsi les démarches du requérant.

Chagall. Jugement de Salomon. Circa 1980


Le principe d'impartialité

En l'espèce, la question posée au Conseil porte sur le respect du principe d'indépendance et d'impartialité que la jurisprudence rattache directement à la séparation des pouvoirs garantie par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Aux termes de l'article L 36-11 cpce, l'Arcep a en effet le droit de s'autosaisir en cas de manquement à la loi ou à une décision . Elle a donc à la fois l'initiative de la poursuite et la compétence pour prononcer la sanction. Pour dire les choses simplement, il est donc reproché à l'Arcep d'être à la fois juge et partie.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel ne laisse guère de doute sur l'inconstitutionnalité de la procédure de sanction mise en oeuvre par l'Arcep. Dans une décision du 2 décembre 2011 relative au pouvoir disciplinaire de la Commission bancaire, le Conseil avait déjà affirmé que la séparation des fonctions de poursuite et de jugement s'imposait aux autorités administratives indépendantes. A l'époque cependant, les commentateurs avaient fait observer que la Commission bancaire exerçait dans ce cas des fonctions que la loi qualifiait de juridictionnelles. Moins d'un an plus tard cependant, le Conseil a précisé, dans sa décision du 12 octobre 2012, à propos de l'Autorité de la concurrence, que cette jurisprudence s'applique à toutes les autorités indépendantes, même lorsqu'elles prennent des décisions non pas juridictionnelles mais administratives.

Sur ce point, la décision du 5 juillet 2013 constitue la mise en oeuvre de la jurisprudence antérieure. L'argument selon lequel l'initiative du déclenchement de la procédure de sanction appartient au Directeur général de l'Arcep et non pas au collège de cette institution, dissociant ainsi la poursuite et la sanction, apparaît comme bien faible. En effet, le Directeur ne bénéficie d'aucune garantie d'impartialité et se trouve placé sous l'autorité du Président de l'Arcep.

C'est sans doute la raison pour laquelle le représentant du Premier ministre a préféré plaider l'irrecevabilité de la QPC, au motif que le Conseil avait déjà statué sur l'exercice du pouvoir de sanction de l'Arcep, dans sa décision du 23 juillet 1996. Hélas, cette jurisprudence est déjà lointaine. Depuis cette date, la loi de 1996 créant l'Autorité de régulation des communications a été modifiée à plusieurs reprises, notamment pour céder la place à l'Arcep en 2005. Le Conseil constitutionnel a, de son côté, énoncé que le principe d'impartialité s'applique aux sanctions prises par les autorités administratives indépendantes. Autant dire que les circonstances de droit ont largement changé depuis 1996, changement de circonstances justifiant pleinement un nouvel examen par le Conseil.

Vers l'élaboration d'un droit processuel unique

Cette décision témoigne d'un mouvement général vers l'élaboration de principes de procédure communs aux sanctions administratives et aux décisions juridictionnelles. Les principes fondamentaux issus du droit pénal tendent ainsi à devenir le socle sur lequel se construit un droit processuel unifié. Le législateur a, sur ce point, un rôle fondamental à jouer, puisqu'il va devoir se pencher de nouveau sur le pouvoir de sanction de l'Arcep. Ce serait peut être le moment de réfléchir aux principes généraux de procédure gouvernant l'ensemble de l'activité des autorités indépendantes.

vendredi 5 juillet 2013

Nicolas Sarkozy et sa "démission" du Conseil constitutionnel

Après la décision du Conseil constitutionnel du 5 juillet 2013 confirmant le rejet de son compte de campagne, l'ancien président de la République a annoncé Urbi et Orbi qu'il démissionnait "immédiatement" du Conseil constitutionnel," afin de retrouver sa liberté de parole". La formule fait sourire, car elle comporte deux inexactitudes, l'une de de droit car un ancien président de la République ne peut pas "démissionner" du Conseil, l'autre de fait car Nicolas Sarkozy n'avait jamais renoncé à sa liberté de parole.

Un membre de droit ne démissionne pas

Nicolas Sarkozy est "membre de droit" du Conseil constitutionnel, ce qui signifie qu'il n'a pas été nommé. L'article 56 al 2 de la Constitution énonce simplement : "Font partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens présidents de la République". Nicolas Sarkozy, comme tous les anciens présidents de la République, n'a donc eu qu'à signer son procès verbal d'installation, avant de venir siéger et de toucher chaque moins un traitement extrêmement confortable. Il est vrai qu'il ne s'est pas déplacé très souvent, et qu'il a même dû renoncer lorsqu'il a déposé un recours contre la décision de la Commission nationale des comptes de campagnes. N'aurait-il pas été un peu étrange qu'il délibère sur un recours dont il est l'auteur ? Son abstention a permis de protéger un tant soit peu le principe d'impartialité. 

N'ayant pas été nommé, Nicolas Sarkozy ne peut pas démissionner. Tout juste peut-il se retirer et renoncer à son traitement. C'est exactement ce qu'avait fait Vincent Auriol, qui s'est retiré en 1960 pour protester contre le refus du général de Gaulle de convoquer le parlement en session extraordinaire. Rien n'interdit cependant à l'ancien président de la République de revenir siéger plus tard, dans l'hypothèse par exemple où il serait battu à des primaires ou à de nouvelles élections présidentielles.

Lorsqu'il a annonce sa "démission", Nicolas Sarkozy fait donc un gros contresens, qui serait lourdement sanctionné chez un étudiant en droit constitutionnel de première année. De la part de quelqu'un qui, pendant cinq ans, a été celui qui, selon les termes de l'article 5, "veille au respect de la Constitution", cette lacune a quelque chose de surprenant. Pour faire respecter la Constitution, il est tout de même préférable de la connaître un peu. 


 Membre de l'UMP sollicitant les électeurs pour renflouer le parti après l'invalidation du compte de campagne de Nicolas Sarkozy. 
David Teniers II (atelier de). Mendiant. XVIIè s.


Retrouver sa liberté de parole

A l'ignorance succède une certaine mauvaise foi, car Nicolas Sarkozy n'a jamais renoncé à sa liberté de parole. Souvenons-nous qu'en août 2012, il a publié un communiqué mentionnant qu'il s'était "entretenu longuement" avec le Président du Conseil national syrien, ce qui n'a d'ailleurs rien changé à la situation dans ce pays. En même temps, il n'a pas hésité à intervenir dans la crise qui a secoué l'UMP, lorsque messieurs Copé et Fillon se disputaient la direction du parti. Là encore, l'intervention de Nicolas Sarkozy n'a eu aucun effet concret, et avait sans doute pour unique objet de montrer aux militants admiratifs qu'il est là pour les protéger et les sauver, ultime rempart contre les divisions et peut-être, un jour, ultime recours. Bref, l'homme providentiel.

Quoi qu'il en soit, il est vrai que Nicolas Sarkozy récupère une liberté de parole qu'il avait théoriquement perdue. En effet, l'article  7 de l'ordonnance de 1958 interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel".  Il pourra donc désormais critiquer librement la décision qui invalide son compte de campagne. Douce consolation, qu'il partage avec le Comte qui, dans le Barbier de Séville, affirme "que l'on a vingt quatre heures au Palais pour maudire ses juges ? " Il est vrai que Figaro répond "que l'on a vingt quatre ans au théâtre. La vie est trop courte pour user un pareil ressentiment".


Deux levées de l'immunité parlementaire : des paroles et des actes

Ces derniers jours ont vu l'instruction de deux demandes de levée d'immunité parlementaire. La première, adressée au Sénat et concernant Serge Dassault, n'a pas prospéré. La seconde, formulée devant le parlement européen, a conduit à la levée de l'immunité parlementaire de Marine Le Pen. Deux résultats opposés, qui conduisent à s'interroger sur les principes gouvernant cette procédure. 

Définition

L''immunité parlementaire est la conséquence du principe de séparation des pouvoirs. Il s'agit de mettre le pouvoir législatif à l'abri de poursuites judiciaires qui seraient introduites dans un but d'intimidation, qu'elle vienne du pouvoir politique ou des lobbies privés. Pour assurer l'indépendance du parlement, la Constitution assure donc, dans son article 26, celle des parlementaires.

L'immunité parlementaire ne se confond pas pas avec l'impunité, ne serait-ce que parce qu'elle elle limitée à la durée du mandat. Elle offre au parlementaire une double garantie, d'une part une irresponsabilité pour les actions directement liées à ses fonctions, d'autre part, une inviolabilité pour les activités détachables des fonctions. Dans ce second cas, le parlementaire peut être poursuivi, mais toute mesure coercitive est subordonnée à une levée préalable de l'immunité parlementaire.

Pour les parlementaires européens, les principes garantissant l'immunité sont identiques et formulés dans les articles 8 et 9 du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l'UE. Le règlement du parlement européen EP 006, dont la rédaction actuelle remonte à juin 2012, précise, dans son article 5, que par son régime d'immunité, "le Parlement vise avant tout à conserver son intégrité en tant qu'assemblée législative démocratique et à assurer l'indépendance des députés dans l'accomplissement de leurs tâches".

Procédures

Devant le parlement européen, la demande de levée de l'immunité est adressée au président, puis examinée par la commission à laquelle appartient le parlementaire concerné. Une procédure contradictoire est organisée, et on sait que Marine Le Pen a refusé de venir plaider sa cause devant la commission. Cette dernière établit ensuite un rapport et fait une proposition de décision qui donne ensuite lieu à un vote en séance plénière. 

Sur ce point, la procédure européenne est plus démocratique que la procédure en vigueur devant le parlement français. Aux termes de l'article 9 bis de l'ordonnance du 17 novembre 1958, dans sa rédaction issue de la loi du 29 janvier 1996,  la levée de l'immunité est décidée par le bureau de l'Assemblée concernée, sans aucune vote plénier. 

La demande de levée est formulée par un juge d'instruction, afin de pouvoir prendre à l'égard d'un parlementaire, une mesure restrictive de liberté, par exemple une garde à vue. Elle est d'abord transmise au procureur général près la cour d'appel compétente, qui donne un avis, puis au Garde des Sceaux, qui la transmet au président de l'assemblée concernée. Le bureau de l'assemblée va ensuite désigner en son sein une délégation des immunités, représentative des groupes parlementaires. Après audition de l'intéressé, la délégation établit un rapport, et bureau se prononce sur la levée de l'immunité. 

Le bureau du Sénat est constitué à la représentation proportionnelle des différents groupes parlementaires, et l'écart entre la gauche et la droite est deux sièges (quatorze à gauche et douze à droite). Dans le cas de M. Dassault, la presse mentionne que dix-sept membres du bureau du Sénat sur vingt six auraient participé au scrutin. Sans doute certains sénateurs de gauche ont ils refusé de se prononcer, peut-être ébranlés par l'avis négatif rendu par le procureur. Au delà de ce cas particulier, on voit que cette procédure est le fruit d'un vote émanant d'un petit groupe de sénateurs, qui se déterminent sans doute davantage en fonction de préoccupations politiques que dans l'intérêt de la justice.

Serge Dassault est donc, au moins provisoirement, à l'abri. Marine Le Pen, en revanche, peut désormais faire l'objet d'une audition, d'une garde à vue ou d'une mise en examen. Le premier bénéficie d'un vote bien peu transparent du bureau du Sénat. La seconde fait l'objet d'un vote très médiatisé du parlement européen, et l'opinion est ainsi conduite à considérer que les charges qui pèsent contre elles sont à la fois graves et avérées. 

Les poursuites justifiant les deux demandes de levée d'immunité parlementaire suscitent pourtant des interrogations relatives au fond des requêtes.


 Un exemple d'immunité parlementaire. 
Débat du 18 avril 2013. Assemblée Nationale


Des actes et des paroles

Dans le cas de Serge Dassault, il s'agit de plusieurs enquêtes judiciaires portant sur des manipulations électorales, mais aussi sur une tentative d'homicide. Sur le fond, le refus de levée de l'immunité reposerait sur le fait que le juge envisageait une mesure de garde à vue, sans pour autant montrer l'existence d'indices graves et concordants d'une implication du sénateur. Autrement dit, il peut être entendu comme témoin, sans que son immunité soit levée.

Il n'empêche que les faits visés par l'enquête sont particulièrement graves, et certains relèvent même de la Cour d'assises. Les différentes instructions mettent en cause d'autres personnes que le sénateur Dassault, et le refus de lever son immunité risque, à l'évidence, d'entraver une enquête en cours.

Dans le cas de Marine Le Pen, l'origine de la procédure réside dans une plainte du MRAP, qui lui reproche les termes d'un discours prononcé le 16 janvier 2011 devant les militants du Front National, qu'il convient de citer avec exactitude :

 "Il y a quinze ans on a eu le voile, il y avait de plus en plus de voiles. Puis il y a eu la burqa, il y a eu de plus en plus de burqas. Et puis il y a eu des prières sur la voie publique (...) maintenant il y a dix ou quinze endroits où de manière régulière un certain nombre de personnes viennent pour accaparer les territoires (…). Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une occupation du territoire (…). Certes y'a pas de blindés, y'a pas de soldats, mais c'est une occupation tout de même et elle pèse sur les habitants."

Il n'y a qu'une seule personne mise en cause, non pas pour des actes mais pour des paroles, non pas pour un crime mais pour un éventuel délit. La levée de l'immunité parlementaire de Marine Le Pen est ainsi demandée "dans le cadre d'une éventuelle action judiciaire relative à une infraction présumée d'incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une catégorie de personnes en raison de leur appartenance religieuse". 
 
Il ne fait aucun doute que les propos de Marine Le Pen font amalgame aussi choquant qu'erroné entre l'occupation du territoire par une armée étrangère et la présence d'immigrés sur l'espace public, et c'est précisément cet amalgame qui est à l'origine de la plainte du MRAP. De telles idées doivent  certainement être combattues sur le plan politique, mais constituent elles pour autant une incitation à la haine au sens de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ? Cela reste à démontrer, et cette qualification reposera finalement sur la libre appréciation du juge. En tout cas, la levée de son immunité parlementaire permet à Marine le Pen de se présenter comme la victime d'un délit d'opinion, une excellente opération sur le plan électoral.

mardi 2 juillet 2013

Garde à vue et rétention en mer

Le 27 juin 2013, la Cour européenne a rendu un arrêt Vassis et autres c. France qui précise l'articulation entre la rétention en mer de personnes arrêtées après l'arraisonnement de leur navire et la garde à vue à laquelle elles peuvent être soumises. En l'espèce, la durée de la garde à vue est jugée excessive, alors même qu'elle ne dépasse pas la durée légale. La Cour prend en effet en considération la longueur d'une traversée maritime, durant laquelle les autorités ont eu le temps de nourrir leur dossier pénal.

Les requérants sont des ressortissants grecs, sierra léonais et guinéens, repérés en janvier 2008 lors de leur passage à Roissy vers l'Afrique de l'Ouest par l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), service rattaché à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. Informé qu'ils avaient loué un navire immatriculé au Panama, le Junior,  pour se livrer à un trafic de stupéfiants, l'OCRTIS demande le concours de la Marine nationale pour procéder à l'interception du navire et à l'arrestation de son équipage. Le porte-hélicoptères Tonnerre remplit cette double mission le 7 février 2008 et réussit à récupérer plus de trois tonnes de cocaïne que l'équipage avait jeté par dessus le bord, au moment de l'arraisonnement. 

Après l'opération, l'équipage du Junior est placé sous le contrôle de douze fusiliers-marins, et le navire dérouté vers Brest sous escorte de bâtiments de la marine nationale. Arrivés le 25 février à 9 h 45, les membres de l'équipage ont été placés en garde à vue à 10 h 50, avec prolongation le lendemain par le procureur de la République, puis le surlendemain par le juge des libertés et de la détention (JLD). Le 29 février enfin, le procureur se dessaisit du dossier au profit de la juridiction interrégionale spécialisée du TGI de Rennes, et la garde à vue s'achève par des mises en examen. En février 2012, les trois principaux accusés sont condamnés par la Cour d'assises spéciale de Rennes à des peines allant de dix à seize ans de réclusion criminelle, les autres membres de l'équipage étant acquittés. 

 Le trésor de Rackham Le Rouge. 1944
Le recours

Le recours devant la Cour européenne ne repose pas sur les peines prononcées mais sur la garde à vue. Les requérants font observer qu'ils n'ont été déférés à un juge d'instruction que plus de vingt jours après leur arrestation, soit dix huit de traversée vers Brest auxquels s'ajoutent un peu plus de deux jours de garde à vue. A leurs yeux, cette durée est excessive et conforme à l'article 5 § 3 de la Convention européenne qui prévoit qu'une personne arrêtée doit être "aussitôt" traduite devant un juge.

Observons d'emblée que, depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, la garde à vue peut durer jusqu'à 96 heures en matière de trafic de stupéfiants. Le fait que la garde à vue des requérants ait été prolongée à deux reprises n'est donc pas illicite. De même, le fait que les requérants ait été déférés à une Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) est sans influence sur la question posée. Les JIRS ne sont pas un ordre de juridiction spécifique, mais des juridictions "ordinaires" auxquelles des moyens un peu plus importants sont attribués pour juger des affaires complexes de la criminalité organisée, particulièrement celles nécessitant une coopération internationale. Tel est le cas de l'arrestation des membres de l'équipage du Junion, puisqu'il y a eu coopération avec les Etats Unis qui avaient repéré les suspects mais aussi avec le Panama, l'Etat du pavillon, qui a autorisé l'arraisonnement du navire et le transfert de compétence au profit des autorités françaises.

Une traversée aussi brève que possible

Dans sa décision, la Cour européenne se montre à la fois modérée et ferme. Modérée tout d'abord, parce qu'elle tient compte des "circonstances tout à fait exceptionnelles". Les requérants ayant été arrêtés à 4000 kms de la France, il était indispensable de les ramener sur le territoire pour les juger. Sur ce point, la Cour observe que rien n'indique que le voyage ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu du choix d'un acheminement par la voie maritime, et du fait que le Junior est un navire ancien, conçu à l'origine pour faire du cabotage sur les côtes norvégiennes.

Sur ce point, la Cour applique les jurisprudences Rigopoulos c. Espagne et Medvedyev et autres c. France, dans lesquelles elle a estimé que des délais d'acheminement respectivement de seize et treize jours ne sont pas incompatibles avec l'obligation de célérité mentionnée à l'article 5 § 3 de la Convention.  Celui-ci impose seulement à l'Etat de faire en sorte que l'intéressé soit déféré devant le juge dans un délai aussi bref que possible. Une telle solution laisse ainsi une grande latitude aux Etats pour ramener les intéressés par la voie maritime, avec leur navire. La Cour s'interdit ainsi d'apprécier le moyen de transport employé, entre la voie maritime ou aérienne, voire le choix de remettre les personnes aux autorités d'un Etat plus proche du site de l'arraisonnement.
 

La comparution devant un juge

La fermeté de la Cour apparaît cependant dans l'appréciation de la garde à vue. Elle sanctionne le fait que les requérants n'ont finalement comparu devant un juge que quarante huit heures après leur mise en garde à vue. Elle motive cette fermeté par l'absence de coïncidence temporelle entre le début de la garde à vue et la privation de liberté, cette dernière étant intervenue dix huit jours plus tôt. Dans ce cas particulier, les autorités judiciaires ont eu le temps de préparer le dossier et d'organiser la comparution rapide devant un juge d'instruction, en vue d'une mise en examen. La période de plus de quarante huit de garde à vue était donc inutile, d'autant que toutes les preuves de l'infraction étaient déjà réunies et la Cour donne le détail de tous les éléments découverts lors de l'arraisonnement et de la fouille du navire.

En se plaçant sur le fondement de la durée excessive de la garde à vue, la Cour évite soigneusement le débat sur le rôle du procureur. La question a déjà été tranchée par le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, qui estime que le parquet n'est pas une autorité judiciaire, au sens de la Convention. Cette jurisprudence ne fait cependant pas obstacle à ce que le procureur décide la mise en garde à vue d'une personne, à la condition que celle-ci comparaisse ensuite très rapidement devant un juge du siège. Dans l'affaire Rigopoulos, toute la procédure était, dès l'origine, placée sous le contrôle d'un magistrat du siège, et dans l'affaire Medvedyev la présentation au juge d'instruction a suivi de seulement quelques heures la mise en garde à vue. Ce n'est évidemment pas le cas dans l'affaire Vassis, puisque plus de deux jours s'écoulent entre l'arrivée à Brest et la mise en examen par le juge d'instruction rennais.

La Cour européenne se montre ainsi particulièrement attentive au déroulement de la garde à vue, dans le cas précis de personnes ramenées sur le territoire français après leur arrestation, à l'issue d'un voyage relativement long. Dans ce cas, affirme t elle, les preuves ont été réunies lors de l'arrestation, et il n'y a pas de raison majeure à la prolongation de la garde à vue. Les autorités françaises devront donc, dans l'avenir, veiller à accélérer cette procédure.

En revanche, et c'est sans doute l'essentiel de la décision, en matière de lutte contre la grande criminalité et le trafic de stupéfiants, la coopération internationale ne doit pas être entravée par une jurisprudence trop rigoureuse qui empêcherait de procéder à l'arraisonnement de navires soupçonnés de participer à ce type d'activité. Ce qui est vrai pour le trafic de stupéfiants l'est tout autant pour la piraterie. Sur ce point, la jurisprudence Vassis est une bonne nouvelle pour les militaires français qui participent à l'opération Atalante de lutte contre la piraterie.

dimanche 30 juin 2013

Le mariage pour tous aux Etats Unis : la Cour Suprême avance à petits pas

Les deux décisions rendues par la Cour Suprême américaine le 26 juin 2013 et portant sur le mariage pour tous illustrent parfaitement la complexité du système juridique américaine. D'une part, le partage des compétences révèle, dans beaucoup de domaines, une certaine faiblesse de l'Etat fédéral par rapport aux Etats fédérés. D'autre part, la puissance judiciaire, et notamment celle de la Cour Suprême s'exerce largement face à un Congrès trop souvent affaibli par les clivages politiques.

Dans le système juridique américain, le droit du mariage relève, pour l'essentiel, de la compétence des Etats fédérés. Treize d'entre eux ont déjà adopté une législation autorisant le mariage pour tous (Massachussetts, Maine, Connecticut, Iowa, Vermont, New Hampshire, New York, Washington, Rhode Island, Delaware, Minnesota, Maryland, Californie) auxquels il faut ajouter le District of Columbia. Cette liste illustre parfaitement la "géopolitique" du mariage pour tous, adopté par l'ensemble des Etats de la Nouvelle Angleterre, alors que les Etats sudistes et la "Bible Belt" y demeurent largement opposés. L'évolution apparaît néanmoins relativement rapide dans ce domaine, et on observe que le mariage pour tous a été autorisé dans six Etats nouveaux, entre janvier et juin 2013.

Le droit américain fait donc coexister cinquante systèmes juridiques différents auquel s'ajoute un droit fédéral aux compétences finalement relativement réduites. Le débat sur le mariage pour tous, comme d'ailleurs beaucoup de débats aux Etats Unis, se développe ainsi à partir d'une bataille judiciaire entre le droit fédéral et le droit des Etats fédérés, bataille arbitrée finalement par la Cour Suprême fédérale. Cette dernière vient précisément de rendre deux décisions favorables au mariage pour tous. Dans les deux cas cependant, elle se prononce de manière indirecte, le débat juridique portant sur des problèmes connexes.
 
Le DOMA et le principe de non discrimination

La première décision, du 26 juin 2013, United Stated v. Windsor et alii déclare inconstitutionnel le Defense of Marriage Act (DOMA) de 1996. Ce texte fédéral définissait le mariage comme l'union légale d'un homme et d'une femme, et faisait donc obstacle à la reconnaissance, par le droit fédéral, des unions homosexuelles autorisées par les Etats fédérés. Il empêchait ainsi les conjoints de bénéficier des droits garantis par les lois fédérales, notamment en matière sociale ou fiscale. Tel était le cas d'Edith Windsor qui, à la mort de sa compagne qu'elle avait épousée au Canada, a été contrainte de payer un impôt très lourd pour la transmission d'un bien immobilier, impôt dont elle n'aurait pas été redevable si son mariage avait été reconnu par les autorités fédérales américaines.

La Cour Suprême, dans sa décision de juin 2013, ne consacre pas le mariage pour tous comme un "Constitutional Right" qui s'imposerait aux Etats fédérés et conférerait ainsi automatiquement aux couples homosexuels tous les droits des conjoints unis par le mariage. Elle se borne à déclarer que l'absence de reconnaissance des droits des personnes mariées dans le système fédéral est discriminatoire. En effet, le maintien du DOMA entrainerait la mise en place d'un mariage à deux vitesses, les couples homosexuels et leurs enfants ne bénéficiant pas des mêmes droits, au niveau fédéral, que les familles hétérosexuelles. L'évolution est importante, car la Cour Suprême tire ainsi toutes les conséquences juridiques du mariage pour tous. En revanche, cette décision n'interdit évidemment pas aux Etats fédérés qui le refusent de persévérer dans leur position.


Louis Touchagues. Les deux amies. 1893


La "Prop 8" californienne

La seconde décision Hollingsworth v. Perry est une décision d'irrecevabilité. Elle concerne le mariage pour tous qui a été brièvement autorisé en Californie en 2008, avant qu'un référendum initié par les opposants (la "Proposition 8") conduise à l'inscription dans la constitution de l'Etat d'une définition du mariage comme l'union d'un homme et d'une femme. A l'époque, cette "Prop 8" fut adoptée avec 52,2 % des suffrages.

Deux femmes, Kristin Perry et Sandra Stier, qui s'étaient mariées en 2008 mais dont la licence de mariage avait été annulée après le référendum, ont alors engagé une bataille judiciaire. En 2010, la "Proposition 8" a été jugée inconstitutionnelle par la Cour fédérale de San Francisco au motif qu'elle était discriminatoire et le combat a continué devant les juges de l'Etat fédéré.

La Cour Suprême fédérale a cependant été saisie, et s'est prononcée non pas sur la constitutionnalité du mariage pour tous, mais plus modestement sur la recevabilité du recours des opposants au mariage pour tous. Ont-ils intérêt pour agir devant la Cour Suprême fédérale, dans la seule mesure où ils sont à l'origine de la proposition de referendum ? La Cour Suprême répond par la négative, estimant que leur intérêt est trop général, la jurisprudence ne reconnaissant l'intérêt pour agir des personnes privées que lorsqu'elles peuvent se prévaloir d'un préjudice à la fois concret et particulier. Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce, puisque les opposants au mariage pour tous ne subissent aucun préjudice lié à l'existence de ce mariage.

En rejetant l'intérêt pour agir des opposants, la Cour renvoie l'affaire sur le fond devant la Cour Suprême de l'Etat de Californie. La Cour d'appel du 9è district de Californie a d'ailleurs rendu, dès le 28 juin, une décision énonçant que la suspension des mariages entre personnes de même texte est désormais levée avec effet immédiat, en attendant la décision au fond. Et de fait, l'union de Kristin Perry et Sandra Stier a été immédiatement célébrée à San Francisco.

Dans la décision DOMA, la Cour se prononce sur les droits fédéraux attachés au mariage. Dans l'affaire de la "Proposition 8", elle affirme l'irrecevabilité du recours des opposants. Dans les deux cas, elle utilise une démarche indirecte pour promouvoir le mariage pour tous et garantir l'absence de discrimination.

La décision de neuf personnes

Ces deux décisions montrent, à l'évidence, que le fédéralisme américain n'établit pas un système juridique aussi exemplaire que certains semblent le penser. La puissance du pouvoir fédéral est considérablement limitée par l'autonomie des Etats fédérés, et Washington est incapable de leur imposer, du moins dans le domaine du mariage, une loi libérale dont ils ne veulent pas. La Cour Suprême s'efforce alors de corriger ce déséquilibre introduit par la Constitution au profit des Etats fédérés. Elle opère par petites touches indirectes, dès lors qu'il lui est impossible d'aborder le sujet de manière frontale. Et force est de constater que c'est le droit des Etats fédérés qui finalement va susciter l'évolution du droit fédéral, et non pas l'inverse.

L'évolution du droit américain, sur un sujet très sensible, est ainsi le résultat d'un débat entre neuf personnes. En l'espèce, les deux décisions rendues par la Cour Suprême le 26 juin 2013 ont été acquises par cinq voix contre quatre, même si leur répartition n'est pas tout à fait identique dans les deux cas. Cette situation n'est pas rare dans un pays de Common Law dominé par la puissance du pouvoir judiciaire, si différent du système français dominé par le droit écrit.

Cette solution est-elle plus satisfaisante que le système juridique français qui repose sur un parlement élu, compétent pour définir les principes fondamentaux des libertés publiques et du droit de la famille ? Ceux qui estiment que le débat sur le mariage pour tous n'a pas été démocratique devraient peut être se poser cette question.

jeudi 27 juin 2013

Le mariage pour tous, et l'obstacle de la hiérarchie des normes

Rue 89 attire l'attention sur l'obstacle opposé par certaines conventions bilatérales à la mise en oeuvre de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Dans sa rédaction issue de ce texte, l'article 202 alinea 2 du code civil énonce que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Le législateur français a adopté cette disposition pour permettre aux étrangers partageant la vie d'un Français ou d'une Française de se marier, alors même que le droit de leur pays d'origine n'autorise pas le mariage pour tous. Rien de plus logique, puisqu'il s'agit d'assurer le respect du principe non discrimination devant le mariage. 

Les étrangers et la liberté du mariage

Rappelons que le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 13 août 1993, consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, le Conseil a également rattaché la liberté du mariage à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans les deux cas, le mariage a été consacré comme liberté, précisément dans le but d'apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives soumettant l'octroi de la carte de résident au conjoint étranger à une condition de délai après l'union matrimoniale, un an en 1993 et deux ans en 2003. Dans les deux cas, le juge constitutionnel a estimé que ces délais ne portaient pas une atteinte excessive à la liberté du mariage.

La liberté du mariage existe donc aussi bien pour les nationaux que pour les étrangers, et c'est bien ce qu'affirme l'article 202 alinéa 2 du code civil. 

Les conventions bilatérales sur l'application du droit personnel

Tout serait parfait, si la France, bien avant que le mariage pour tous soit à l'ordre du jour n'avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales avec la Pologne, le Maroc, la Tunisie, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, l'Algérie, Madagascar et les Etats de l'ex-Yougoslavie. Lorsqu'un ressortissant de ces Etats veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit du mariage de son pays d'origine qui s'applique. D'une manière générale, ces conventions sont relativement anciennes (par exemple, 1967 avec la Pologne et 1981 avec le Maroc) et conclues avec des Etats jadis colonisés par la France ou donnant lieu à une coopération juridique approfondie.

Aujourd'hui, ces conventions viennent porter atteinte à la liberté du mariage et introduire des discriminations. En effet, les couples homosexuels dont l'un des membres est originaire de l'un ou l'autre de ces onze pays se voit refuser l'accès au mariage, dès lors que l'union entre deux personnes de même texte est interdite dans leur pays d'origine. Le témoignage de Lise, sur Rue 89, qui a "fait l'erreur de tomber amoureuse d'une Polonaise" est particulièrement éclairant. Elle montre que la convention franco-polonaise n'a pas pour effet d'entrainer l'absence de reconnaissance du mariage en Pologne, ce qui ne serait pas très grave, mais qu'elle interdit bel et bien la célébration du mariage. 
La vie d'Aldèle. Abdellatif Kechiche. 2013. Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos
La hiérarchie des normes

Pourquoi cette rigueur ? Tout simplement parce que la hiérarchie des normes impose la supériorité du traité sur la loi. Dès lors que le traité impose l'application du droit polonais, la loi Taubira se trouve écartée. La règle est implacable et il est impossible de surmonter l'obstacle par la voie législative. On pourrait qualifier la situation comme une sorte de "zugzwang", puisque les autorités françaises n'ont pas d'autre solution que de refuser l'accès au mariage, au nom de la supériorité du traité et du respect des engagements internationaux. Mais agissant ainsi, elles établissent un régime discriminatoire au détriment de certains ressortissants étrangers. 

Il convient évidemment de s'interroger sur les moyens de sortir de cette situation. Certes, certaines conventions, comme celle liant la France et la Maroc, comportent une clause d'ordre public qui autorise le juge à écarter la convention, lorsque l'une de ses dispositions n'est pas conforme à l'ordre public français. Il faudrait donc saisir le juge préalablement à chaque mariage, et cette solution ne pourrait être appliquée que s'il existe une clause d'ordre public. D'autres, comme précisément la convention franco-polonaise, sont renouvelables par tacite reconduction, en l'espèce tous les cinq ans. Il faudrait alors attendre le moment opportun et dénoncer le traité archaïque. La procédure risque de susciter quelques difficultés diplomatiques et de se révéler fort longue, surtout pour ceux ou celles qui attendent depuis longtemps de pouvoir se marier.  Ces solutions ponctuelles sont donc bien peu satisfaisantes.

Les recours possibles 

Il n'est évidemment pas possible d'envisager un recours devant le Conseil constitutionnel, dès lors que ce dernier n'est pas juge de la conformité des traités à la Constitution. Les couples concernés doivent donc envisager d'autres recours devant les juges du fond et, le cas échéant, devant la Cour européenne des droits de l'homme. Ces possibilités sont parfaitement résumées dans la circulaire adressée par le ministre de l'intérieur aux élus le 13 juin 2013.

Le juge judiciaire peut être saisi, soit à la suite d'une demande adressée au procureur d'ordonner la célébration du mariage et demeurée sans effet, soit pour demander la cessation d'un refus qui s'analyse comme une voie de fait, c'est à dire une atteinte particulièrement grave aux libertés.  Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel considéré le droit au mariage comme l'élément de la liberté "individuelle" ou "personnelle".

A cette occasion, le juge pourrait trouver dans une telle affaire l'opportunité de réaffirmer la jurisprudence de la Cour de cassation. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, celle-ci reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdit donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du principe d'égalité devant la loi. 

Une autre solution consisterait, pour les juges du fond, à s'appuyer directement sur la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. La question du conflit de normes entre deux conventions internationales serait ainsi résolue. Rien n'interdirait d'ailleurs aux juges du fond de concilier les deux démarches, en se référant à la fois à la Convention et au principe d'égalité figurant dans la Constitution.

Supposons cependant que les juges du fond ne profitent pas de cette opportunité de développer une jurisprudence novatrice, et se bornent à refuser la célébration du mariage, en s'appuyant sur la convention bilatérale qui y fait obstacle. Une fois épuisées les voies de recours internes, les couples pourront alors saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Et celle-ci constatera probablement que le droit applicable est discriminatoire et donc non conforme à la Convention européenne des droits de l'homme. Les autorités françaises pourront alors s'appuyer sur la Convention européenne pour écarter un traité bilatéral, et la question de la hiérarchie des normes sera enfin surmontée. Là encore, ce sera long, et il ne faut pas espérer que le droit polonais, qui refuse toujours l'IVG, rendra le recours sans objet en adoptant une loi sur le mariage pour tous. Mais les chances de succès à l'arrivée sont tout de même importantes. Espérons que Lise et sa compagne se lanceront dans le combat.