« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 1 mai 2013

Le "mur des cons", ou comment réprimer la bêtise ?

On a beaucoup parlé du "mur des cons" affiché dans les locaux du Syndicat de la magistrature, une succession de photos clouant au pilori un certain nombre de personnalités. A l'origine de sa révélation au grand public, une vidéo enregistrée avec un téléphone mobile par un journaliste de FR3, Clément Weill-Raynal, enregistrement réalisé à l'insu des membres du Syndicat occupant les locaux. Sans que l'on ait une connaissance bien précise de son cheminement, le film a finalement été diffusé par le site "Atlantico", et repris par tous les médias.

Le mauvais goût de la démarche ne mérite guère commentaire. Les représentants du syndicat invoquent un "défouloir" ou une "blague de potache". Mais l'examen un peu approfondi du fameux mur révèle un humour extrêmement douteux de la part de magistrats censés respecter une obligation de réserve. Les magistrats bénéficient d'un statut et d'une protection particuliers. Ils ont également des devoirs spécifiques à l'égard des justiciables, dont l'activité syndicale ne saurait les exonérer. Comment justifier des propos aussi grossiers à l'égard de personnes dénommées ? Comment peut-on admettre de voir figurer au milieu de ce mur les photos de parents de jeunes femmes victimes de tueurs en série ? Comment peut-on à la fois se déclarer impartial et afficher d'une manière aussi caricaturale ses opinions politiques ? On serait tenté d'affirmer que les "cons" sont ceux qui ont construit le mur, et non pas ceux dont la photo a été affichée. 

Les trois intervenants

Dénoncer la "connerie" ne saurait tenir lieu d'analyse juridique. Certaines personnes stigmatisées comme "cons" disent être tentées de porter l'affaire devant la justice. L'affaire présente quelques difficultés sur ce point, car elle fait intervenir trois acteur essentiels : 
  • Les victimes, premières concernées, sont désireuses d'obtenir condamnation du Syndicat et, le cas échéant, réparation du préjudice subi. 
  • Les auteurs de l'affichage sont susceptibles d'être poursuivis pour injure ou diffamation de même que les responsables du syndicat, qui ont laissé se développer une telle pratique.
  • Le journaliste, l'homme par lequel le scandale est arrivé, est l'auteur de la divulgation de l'information, celui qui l'a rendue publique.
Un seul mur, deux injures

Le fondement juridique du recours est évidemment l'injure. En effet, la diffamation ne peut être invoquée, dès lors qu'elle suppose l'allégation ou l'imputation d'un "fait" qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne. En l'espèce, nul "fait" n'est invoqué, et la seule photo des intéressés suffit à les stigmatiser comme "cons". Reste donc l'injure, définie comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne concerne l'imputation d'aucun fait" (art. 29 de la loi du 29 juillet 1881). Encore faut-il distinguer en l'espèce s'il s'agit d'injure privée ou d'injure publique. Or le "mur des cons" parvient à réunir, dans un même fait, les deux types d'injures.  

Affichage sur le mur : injure privée

Ceux qui ont affiché les photos sur le "Mur des cons" sont coupables d'injure privée. Ils rappellent d'ailleurs qu'un local syndical est un lieu privé, à l'abri des intrusions, y compris celles de l'entreprise ou du service public qui le met à disposition du syndicat. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 3 janvier 2010, a ainsi sanctionné pour atteinte à la liberté syndicale l'entreprise qui avait décidé unilatéralement le déménagement d'un local syndical, contraignant ceux qui le fréquentent à passer sous des portiques de sécurité et à présenter un badge pour pénétrer dans le bâtiment.  Peu importe que l'entreprise en question exerce son activité dans une zone aéroportuaire sécurisée, la liberté syndicale l'emporte en l'espèce, dès lors que l'employeur a refusé toute concertation.

Le dîner de cons. Francis Veber. 1998. Jacques Villeret et Thierry Lhermitte


Le Mur de Facebook, précédent vituel du "Mur des cons"

Le critère essentiel permettant la qualification d'injure privée ne réside pourtant pas dans la nature du local, mais dans la notion de communauté d'intérêt. Dans une décision très récente du 10 avril 2012, la Cour de cassation, cette fois la première chambre civile, a considéré que l'injure figurant sur le "mur" de Facebook ne pouvait être qualifiée d'injure publique si les internautes consultant ce mur formaient une communauté d'intérêt. Celle-ci se définit à travers une appartenance commune, des inspirations ou des objectifs partagés, le sentiment de former une entité suffisamment fermée pour ne pas intégrer des personnes considérées comme des tiers par rapport à l'auteur des propos. Dans le cas d'un local syndical, l'appartenance à une communauté d'intérêt ne fait évidemment aucun doute. Envisagé sous l'angle pénal, le "Mur des cons" s'apparente en effet à une succession d'injures privées visant chacune des victimes. La peine reste modérée puisqu'il s'agit d'une contravention, passible d'une amende de trente-huit euros. En revanche, rien n'interdit aux victimes d'engager une action civile pour obtenir réparation du préjudice qui leur a été causé.

Diffusion des images du "Mur" : injure publique

De manière un peu surprenante, la situation du journaliste qui a filmé le Mur à l'insu des membres du syndicat est plus délicate. Il a en effet diffusé des photos injurieuses, qui, de son fait, sont devenues publiques. Or l'injure publique, réprimée par l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881, est un délit passible d'une amende pouvant monter jusqu'à 12 000 €. Heureusement pour lui, deux éléments sont susceptibles d'atténuer sa responsabilité, voire de l'écarter.

Le premier trouve son origine dans le droit de la presse. L'article 42 de la loi de 1881 pose le principe selon lequel l'auteur principal de l'infraction est le directeur de publication, alors que l'auteur n'a que le statut de complice. Celui qui a filmé le mur pourrait ainsi être poursuivi, non pas pour injure publique, mais pour complicité d'injure publique. Rappelons que Laurent Ruquier a été mis en examen, en septembre 2012, pour complicité d'injure publique, alors qu'il avait diffusé, dans une émission télévision, une caricature de Marine Le Pen que l'intéressée n'avait pas appréciée. La différence avec la situation de M. Weill-Raynal est cependant de taille : Laurent Ruquier présentait le dessin injurieux de manière favorable, alors que le film du "Mur des cons" visait à dénoncer la pratique du syndicat.

C'est précisément cette observation qui devrait permettre d'écarter la responsabilité pénale de l'intéressé. La Cour européenne des droits de l'homme considère, en effet, que les journalistes doivent bénéficier d'une indulgence particulière, lorsque leurs propos ont pour objet de développer un débat public. Cette jurisprudence, initiée dans le domaine du droit à l'image, pourrait tout à fait être adaptée à la diffusion d'injures, lorsqu'il s'agit non pas d'y souscrire mais de les dénoncer. N'est-ce pas précisément le cas de l'intéressé qui voulait mettre sur la place publique une pratique scandaleuse et non pas en être le complice ?

D'éventuelles sanctions disciplinaires

In fine, les possibilités d'action pénale à l'encontre des responsables du "Mur des cons" apparaissent relativement limitées. Nul n'ignore d'ailleurs qu'il est bien difficile de punir la simple bêtise. En revanche, il reste l'action disciplinaire. Une telle action est déjà envisagée par la chaine de télévision qui emploie M. Weill-Raynal, qui s'étonne que les images litigieuses aient été transmises à un autre média. Il s'agit là d'une procédure liée à l'exercice du contrat de travail, et à l'obligation de loyauté qui pèse sur le salarié à l'égard de son employeur. Le contenu injurieux ou non des images diffusées n'a donc rien à voir avec cette éventuelle action disciplinaire.

Pour ce qui est des magistrats, ceux qui ont réalisé le "Mur des cons", rien n'interdit d'envisager une action pour manquement à l'obligation de réserve. Celle-ci pèse en effet sur les agents publics à la fois pendant et hors leur temps de travail. Le caractère privé du local syndical ne suffit donc pas à écarter leur responsabilité. Sur le fond, l'affichage des photos injurieuses peut constituer un manquement à la réserve, dans la seule mesure où il risque de semer le doute sur l'impartialité des juges, et par là même, de la justice. Quoi qu'il en soit, l'important est que les afficheurs finissent par accepter la morale de François Pignon, selon laquelle "il faut toujours s'y reprendre à deux fois avant de traiter quelqu'un de con".


dimanche 28 avril 2013

Le 33è rapport de la CNIL

Le 33è rapport de la Commission nationale de l'informatique et  des libertés vient d'être publié et sa lecture permet d'abord de percevoir la vitalité de la plus ancienne de ces autorités, celle qui est à l'origine de la notion d'autorité administrative indépendante.

Depuis la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés, les choses ont bien changé. Les ordinateurs se sont miniaturisés et banalisés, ils ont pénétré les télécommunications. Internet et les réseaux sociaux ont bouleversé les modes de communication. Toutes ces évolutions n'étaient pas prévues à la naissance de la CNIL. Elles témoignent de sa capacité d'adaptation, par une certaine forme de pragmatisme qui vise à protéger les données personnelles là où elles sont conservées, quel que soit le support du fichage. 

Croissance des recours

L'élément le plus notable du 33è rapport réside sans doute dans la progression des plaintes adressées à la Commission. Celle-ci en a reçu 6017 en 2012, soit une augmentation de 4,9 % par rapport à l'année précédente. La Commission interprète ces chiffres comme le témoignage d'un intérêt croissant de citoyens toujours plus soucieux de protéger leurs données personnelles. Elle insiste aussi sur la facilité désormais offerte aux personnes fichées de déposer une plainte en ligne, selon une procédure très simple. Cette formule connaît une croissance considérable, puisque 44 % des intéressés l'ont utilisée, contre seulement 26 % en 2011. La facilité du recours constitue, à l'évidence, un élément attractif pour les personnes fichées.

Il convient cependant de nuancer quelque peu cette perspective optimiste. Rien n'interdit de penser que l'augmentation des plaintes est aussi la conséquence logique, pour ne pas dire arithmétique, de l'accroissement du nombre de données personnelles collectées sur les individus, notamment dans le domaine du commerce électronique. Autrement dit, plus il y a de données stockées, plus il y a de recours. L'observation ne doit cependant pas cacher l'indéniable succès de la CNIL, qui a su informer les personnes fichées sur leurs droits d'accès et de rectification, et leur offrir des procédures faciles à mettre en oeuvre.

Droit d'accès indirect

Le 33è rapport fait état d'une progression a priori surprenante des demandes d'accès indirect. Elles furent en effet 3682 en 2012, soit un accroissement de 75 % par rapport à 2011. Rappelons que le "droit d'accès indirect"... n'est pas un droit d'accès. Il concerne les fichiers intéressant la sûreté de l'Etat, la défense et la sécurité publique, la recherche ou la constatation des infractions, ou enfin le recouvrement des impôts. Dans ce cas, la personne qui pense être fichée peut solliciter la CNIL, afin qu'un de ses membres vérifie la réalité de ce fichage et sa pertinence. Le terme "droit d'accès", même s'il est désormais en usage, est donc excessif, dans la mesure où la personne fichée n'a finalement pas accès à ses données personnelles, même indirectement. A l'issue de la procédure, elle est seulement informée que les vérifications ont été effectuées, sans pouvoir savoir si elle faisait effectivement l'objet d'un fichage et a fortiori sans avoir connaissance du contenu des informations conservées sur son compte. 

Parmi ces demandes de droit d'accès indirect, 4 % concernent les fichiers STIC et JUDEX qui collectent des données sur les auteurs d'infraction (ces deux traitements seront remplacés, fin 2013, par le Traitement des antécédents judiciaires, commun aux forces de police et de gendarmerie). Mais l'essentiel des demandes porte sur le Fichier des comptes bancaires et assimilés (FICOBA), géré par l'administration fiscale. Cette croissance est purement conjoncturelle, car le Conseil d'Etat a rendu, le 29 juin 2011, un arrêt autorisant l'accès des héritiers aux données bancaires d'une personne décédée, dans le but de liquider la succession. Par voie de conséquence, de nombreuses requêtes ont été introduites à cette fin durant l'année 2012, afin de profiter de cette voie de droit désormais ouverte. On peut donc penser que ces demandes devraient décroître rapidement dans un avenir proche.

Le poids du droit à l'oubli

Hergé. Objectif Lune. 1953
Si certaines tendances sont conjoncturelles, d'autres sont plus profondes. Tel est le cas du droit à l'oubli, dont le rapport montre qu'il devient peu à peu un élément contextuel du droit de la protection des données. 31 % des plaintes reçues par la Commission concernent internet et les télécommunications, et 1050 demandent la suppression de données personnelles en ligne. Ce droit à l'oubli, qui ne figure pas expressément dans les textes, est cependant analysé comme la conséquence du principe de finalité. La durée de conservation d'une information doit, en effet, être conforme à la finalité du fichier. Le droit à l'oubli permet alors à la personne fichée de demander la suppression des données personnelles qui ne sont plus pertinentes par rapport à cette finalité. 

D'une façon générale, la CNIL se déclare en faveur de l'intégration du droit à l'oubli dans l'ordre juridique. Le 33è rapport est ainsi le support idéal pour l'autorité indépendante qui se prononce en faveur du projet de règlement européen actuellement en cours de négociation, et qui devrait consacrer, cette fois formellement, le droit à l'oubli. La CNIL affirme ainsi que ce droit à l'oubli comporte deux facettes bien distinctes. D'une part, le droit dont serait détentrice chaque personne fichée de fixer une date de péremption pour le stockage de ses données, dates au delà de laquelle elles seraient effacées. D'autre part, l'obligation pour les moteurs de recherche, qui sont les principales clés d'entrée pour la recherche et la diffusion de données personnelles, de déréférencer ces informations à l'issue d'une certaine période préalablement définie.

Un standard européen de protection des données

Toutes ces pistes méritent d'être étudiées, et cette réflexion montre que la CNIL entend être présente dans le débat européen sur ces questions. Rappelons d'ailleurs que la Commission joue un rôle important au sein du "G 29" qui regroupe l'ensemble des agences des pays de l'UE compétentes en matière de protection des données. C'est en effet la CNIL qui pilote le groupe de travail du G 29 chargé de s'assurer que les règles de confidentialité appliquées par Google respectent la législation européenne. Considéré sous cet angle, le rapport de la CNIL est aussi l'instrument de la construction d'un standard européen de protection des données.


vendredi 26 avril 2013

Le referendum d'initiative partagée, vote en seconde lecture


L'Assemblée nationale adopte aujourd'hui, en seconde lecture,  deux projets de loi, une loi organique et une loi ordinaire, portant application de l'article 11 de la Constitution et mise en oeuvre du referendum d'initiative populaire. L'origine de ces textes est déjà lointaine, puisque on la trouve dans la révision constitutionnelle de 2008, initiée par Nicolas Sarkozy.  Elle modifie la rédaction de l'article 11 en ajoutant : " Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". A l'époque, le projet était présenté comme fort ambitieux. Ne s'agissait-il pas, selon les termes employés par Nicolas Sarkozy, de "redonner la parole au peuple français" ?

Après cette belle opération de communication, le silence s'est fait et la loi organique destinée à assurer l'application de ces dispositions a été oubliée, comme s'il n'était pas si urgent de redonner la parole au peuple français. Le projet de loi a été déposé en décembre 2010, accompagné d'un projet de loi ordinaire portant sur des points de procédure. Ces deux textes sont parvenus en discussion en décembre 2011, soit trois années après la révision. Adoptés en première lecture par l'Assemblée nationale le 10 janvier 2012, ils n'ont été transmis au Sénat qu'après l'alternance pour y être votés le 26 février 2013. Le vote en seconde lecture du 25 avril marque donc une nette accélération de la procédure, d'autant que le Sénat devrait se prononcer avant l'été. 

Une initiative parlementaire

La gauche n'a pas modifié de manière substantielle le projet initial. Contrairement à Nicolas Sarkozy qui se référait au référendum d"'initiative populaire", le texte évoque plutôt une initiative "partagée", voire tout simplement parlementaire. L'Assemblée a d'ailleurs refusé l'amendement sénatorial qui créait une nouvelle catégorie de propositions de loi : les "propositions de loi référendaires". Aux yeux de l'Assemblée et du gouvernement, la proposition de loi, comme son nom l'indique, conserve une origine parlementaire. 

Elle doit en effet être présentée par au moins un cinquième des membres du parlement (soit 185 députés ou sénateurs), avant de recueillir le soutien du dixième du corps électoral. Le peuple ne peut donc susciter le referendum que si le parlement a manifesté son accord préalable. Et lorsque l'on évoque le parlement, on pense bien davantage aux partis politiques les plus puissants, ceux qui sont précisément en mesure de réunir une minorité substantielle de 185 parlementaires. Le Parlement dispose d'ailleurs d'un véritable veto. Après le recueil des signatures, si la proposition de loi n'a pas été examinée par chaque assemblée dans un délai de neuf mois, le Président de la République doit la soumettre à referendum. Cela signifie, a contrario, que chaque chambre a encore, à ce stade, la possibilité de s'opposer à la consultation.



Lefor-Openo. Affiche pour le referendum de 1958


Difficultés de la procédure

Il est extrêmement difficile d'obtenir un referendum dans ces conditions, d'autant que le nombre  de 4 500 000 électeurs signataires est considérable. A titre de comparaison, pour une population identique, l'Italie a mis en place un referendum abrogatif permettant au peuple de s'opposer à une loi votée, à la condition de réunir 500 000 électeurs (art. 75 de la Constitution italienne). A titre de comparaison encore, souvenons nous que les opposants au mariage pour tous se flattaient d'avoir fait parvenir une pétition de 500 000 signatures au Conseil économique et social.

Le champ d'application est également relativement restrictif, car les électeurs ne peuvent proposer n'importe quelle réforme. La proposition doit s'inscrire dans le champ de l'article 11 de la Constitution, "sur un objet mentionné au premier alinéa", c'est à dire "l'organisation des pouvoirs publics, des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et (les) services publics qui y concourent (...)". Le Conseil constitutionnel est d'ailleurs chargé d'un contrôle préventif, qui intervient après le vote parlementaire et avant la collecte des signatures des électeurs, et on peut penser que le juge veillera au respect de l'article 11. 

A la demande du gouvernement, l'Assemblée a légèrement remanié le texte initial dans le sens d'une plus grande souplesse. C'est ainsi que la durée de recueil des signatures a été portée de six à neuf mois. Cette procédure peut d'ailleurs être dématérialisée par internet, et le déroulement des opérations est garanti par une commission de contrôle composée de membres du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes. 

Méfiance à l'égard de la démocratie directe

Ces modifications de détail ne modifient guère l'équilibre du texte. Il repose sur une idée essentielle : le  referendum d'initiative partagée doit avoir un champ d'application étroit, être soumis à une procédure complexe et à des contrôles nombreux. En bref, l'intervention du peuple doit être aussi difficile que possible à mettre en oeuvre. Sur ce point, le texte ne constitue pas une rupture par rapport à la méfiance traditionnelle des parlementaires à l'égard des procédés de démocratie directe.

Certains attendaient avec impatience ce nouveau texte pour susciter, par ce type de consultation, l'abrogation de la loi sur le mariage pour tous. Ils seront déçus. D'une part, l'article 11, dans sa nouvelle rédaction, énonce que le referendum "ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an", ce qui interdit une action immédiate. D'autre part, le contrôle du Conseil constitutionnel conduirait sans doute à écarter une proposition de loi portant sur le mariage, dès lors qu'elle n'entre pas dans le champ d'application de l'article 11. Enfin, le nombre considérable de signatures exigées pour obtenir une telle consultation risque de se révéler pour le moins dissuasif. S'il n'est pas difficile de faire défiler ses enfants dans les manifestations, il est plus délicat de leur faire signer une demande de referendum, puisque cette prérogative n'appartient qu'aux citoyens inscrits sur les listes électorales.

mardi 23 avril 2013

Publicité politique et liberté d'expression

L'arrêt Animal Defenders International c. Royaume Uni, rendu par la Cour européenne le 22 avril 2013, laisse aux Etats une grande liberté pour organiser la diffusion de la publicité politique à la radio et à la télévision. Animal Defenders International (ADI) est une ONG basée au Royaume-Uni, qui milite contre la souffrance des animaux et leur utilisation à des fins commerciales, scientifiques ou récréatives. Elle se livre donc à des activités de lobbying pour faire évoluer l'opinion publique et les législations des Etats. En 2005, elle souhaite diffuser sur les télévisions britanniques une campagne intitulée "My Mate's a Primate" dirigée contre l'exhibition de primates dans les zoos et les cirques.

La liberté d'expression publicitaire

Au Royaume-Uni, comme en France, la publicité politique payante à la radio et à la télévision est interdite par une loi de 2003 sur les communications. En cas de doute sur la nature politique ou non du message envisagé, il est possible de saisir une autorité chargée de ce contrôle le Broadcast Advertising Clearance Centre (BACC), auquel a succédé, en 2008, Clearcast. A l'époque des faits, le BACC avait refusé l'autorisation de diffuser la publicité "My Mate's a Primate", au motif que les objectifs de l'ONG Animal Defenders International sont "totalement ou principalement de nature politique". C'est évidemment ce point que conteste l'association requérante, estimant que la loi britannique porte atteinte à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour européenne considère que l'expression publicitaire doit effectivement être protégée par l'article 10 de la Convention. Dès un arrêt Casado-Coca c. Espagne du 24 février 1994, la Cour affirme ainsi qu'un message publicitaire relève de la liberté d'expression. En l'espèce, elle estime que les autorités espagnoles y portent une atteinte excessive en interdisant aux avocats de faire de la publicité pour informer les citoyens sur leur droit à l'assistance juridique. La Cour de cassation française ne raisonne pas autrement, lorsque, dans un arrêt du 19 novembre 1997, elle confirme la sanction pénale des responsables d'un journal, condamnés pour avoir diffusé une publicité en faveur du tabac. A ses yeux, une telle sanction constitue bien une ingérence dans la liberté d'expression, mais elle apparaît comme "nécessaire dans une société démocratique", dès lors qu'elle a pour finalité de protéger la sécurité publique.


La publicite politique aux Etats Unis
Romney Girl. Août 2012

Des restrictions "nécessaires dans une société démocratique"

Cette jurisprudence est claire : l'expression publicitaire entre dans le champ de la liberté d'expression. En revanche, les parlements nationaux peuvent en réduire la portée si cette restriction a un fondement législatif et si elle s'avère "nécessaire dans une société démocratique". Il en de même pour la publicité  politique, et la Cour avait déjà admis ce principe, dans un arrêt Vgt Verein Gegen Tierfabriken c. Suisse de 2001. A l'époque, il s'agissait déjà de la diffusion d'une publicité dénonçant les conditions jugées cruelles de l'élevage des porcs. La Cour ne nie pas que la loi suisse qui interdit la publicité politique à la radio et à la télévision s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'expression. Elle constate, en revanche, que cette ingérence peut être considérée comme "nécessaire dans une société démocratique".

Un consensus contre la publicité politique payante

La mesure individuelle touchant l'ONG requérante ne pose guère de problème, car elle est évidemment conforme à la loi anglaise. ADI ne conteste pas être un lobby et vouloir agir sur les parlementaires britanniques pour les inciter à modifier la loi sur la protection des animaux. A ce titre, au sens de la loi anglaise, les activités d'ADI entrent dans le cadre de la publicité "politique".

L'essentiel du raisonnement de la Cour repose sur l'examen du choix législatif qui a conduit le Royaume Uni à limiter la publicité politique à la radio et à la télévision. Elle observe d'abord que la plupart des pays du Conseil de l'Europe ont fait le même choix et que seuls quatre d'entre eux n'imposent aucune restriction à la publicité politique payante (Autriche, Estonie, Finlande et Pologne). Sur ce point, le Conseil de l'Europe se montre très respectueux des choix des Etats. La recommandation no R (99) 15 du Comité des Ministres, modifiée en 2007, ne prend d'ailleurs pas position sur le fond,  se bornant à indiquer que « si la publicité payante est autorisée, elle devrait être assujettie à certaines règles minimales (...) ». Le consensus européen est donc plutôt du côté de la méfiance à l'égard de cette pratique. 

Quant à la loi britannique, la Cour observe qu'elle ne peut pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression, et notamment celle des ONG. Ces dernières peuvent toujours s'exprimer dans la presse ou sur internet, médias qui ne sont pas soumis à des restrictions identiques. Il ne leur est pas davantage interdit de participer à des débats ou à des interviews à la radio et à la télévision, dès lorsque leur intervention ne s'analyse pas comme une publicité payante. Aux yeux de la Cour, la restriction à la liberté d'expression est donc très limitées, et ne saurait être perçue comme une violation de l'article 10 de la Convention.

Derrière cette jurisprudence, se dégage une volonté de préserver le débat politique des actions de lobbying de puissants groupes financiers. L'image des campagnes électorales américaines n'est certainement pas absente du raisonnement de la Cour, image de ce que l'Europe doit éviter. Nul n'ignore en effet que la publicité payante est très présente les campagnes électorales américaines, qui prennent la forme d'une course à l'argent, au sponsoring des grands groupes financiers qui ne manqueront, pas ensuite, de demander au nouvel élu de récompenser leurs efforts.

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samedi 20 avril 2013

Le fichier des empreintes digitales devant la CEDH

Dans un arrêt M.K. c. France rendu le 18 avril 2013, la Cour européenne sanctionne la gestion par les services de police du fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) créé par un décret du 8 avril 1987. Le requérant, M. K. a fait l'objet de deux relevés d'empreintes digitales, en 2004 et 2005, lors de deux enquêtes ouvertes à son encontre pour vol de livres. La première donna lieu à une relaxe, la seconde à un classement sans suite. En 2006, M. K. a donc demandé au procureur de la République l'effacement de ses empreintes du FAED, mais il s'est vu notifier un refus. Ce dernier fut successivement confirmé par le juge des libertés et de la détention, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris, puis la Cour de cassation en 2008.

Au cours de ces différentes procédures, trois arguments ont été opposés à M. K. pour refuser l'effacement de ces données. D'une part, leur conservation serait dans l'intérêt même du requérant puisqu'elle permettrait de prouver son innocence en cas d'infraction commise par un tiers usurpant son identité. D'autre part, elle serait aussi dans l'intérêt des services de police, dès lors que la recherche des délinquants nécessite un fichier ayant le plus de référence possibles. Enfin, la conservation des empreintes de M. K. dans le FAED ne lui causerait aucun préjudice personnel ou professionnel, puisque le fichier est confidentiel et que ses seuls utilisateurs sont les services de police.

Contrôle de proportionnalité

Ces arguments ne sont pas sans fondement, du point de vue des services de police. La Cour européenne se prononce cependant à partir d'un autre prisme, celui de la protection de la vie privée, garantie par l'article 8 de la Convention. La Cour observe tout d'abord que la conservation des empreintes digitales constitue effectivement une ingérence dans la vie privée, dès lors qu'il s'agit de données personnelles. Ce point n'est d'ailleurs guère contesté, depuis la décision S. et Marper c. Royaume Uni du 4 décembre 2008. La Cour note ensuite que cette ingérence n'est pas dépourvue de base légale, puisqu'elle est prévue par l'article 55-1 du code de procédure pénale, qui autorise l'officier de police judiciaire chargé de l'enquête à effectuer des prélèvements biométriques, empreintes digitales ou ADN. Enfin, ces procédures ont un but légitime, car il s'agit à la fois de détecter et de prévenir des infractions pénales.

La Cour se livre enfin au contrôle de proportionnalité, ce qui signifie qu'elle apprécie si cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique". Sur ce point, la Cour estime que la protection des données personnelles joue désormais un rôle essentiel dans le respect de la vie privée et familiale, et que les garanties sont encore plus indispensables lorsque ces données sont conservées et utilisées à des fins policières. 

En l'espèce, la Cour examine l'ensemble des principes gouvernant la collecte et la conservation des empreintes digitales sur le FAED. Elle observe ainsi que la durée de conservation est extrêmement longue, vingt-cinq ans et qu'une demande d'effacement des données personnelles a bien peu de chances de prospérer, puisqu'elle repose sur une décision du Procureur de la République. Or, la Cour considère que les membres du Parquet ne sont pas des magistrats indépendants, puisqu'ils sont placés sous l'autorité de l'Exécutif (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France). Il y a donc bien peu de chances que le Procureur autorise la suppression de données, alors que les autorités de police veulent que le FAED contiennent le plus grand nombre possible de références.

La Cour se borne cependant à mentionner ces éléments, sans s'attarder davantage, car elle s'appuie sur d'autres motifs, directement liés à la nature du fichier. 

 Gravure circa 1880

Imprécision des finalités du fichier

Le premier réside dans l'incertitude des finalités attribuées au fichier, dans la rédaction initiale du décret de 1987. Certes, il s'agit d'abord de "faciliter la recherche et l’identification des auteurs de crimes et de délits", finalité relativement claire. Mais le fichier doit également « faciliter la poursuite, l’instruction et le jugement des affaires dont l’autorité judiciaire est saisie » (art. 3 al. 2 du décret de 1987). La formulation est alors beaucoup plus imprécise, et la Cour européenne fait observer qu'elle peut englober toutes les infractions, y compris les simples contraventions, dans la mesure où elles permettraient d'identifier les auteurs de crimes ou de délits. Or la jurisprudence de la Cour considère généralement qu'une ingérence dans la vie privée ne peut être justifiée que dans le but de lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée. La mesure est donc disproportionnée à ses yeux. On observe d'ailleurs que les autorités françaises n'ont pas attendu l'arrêt M.K c. France pour modifier ce texte. Un décret du 27 mai 2005 est donc venu modifier celui de 1987, pour limiter les relevés d'empreintes digitales aux seuls crimes et délits. 

Le fichage des innocents

Le second motif développé par la Cour apparaît réside le fait que le FAED peut ficher, non seulement les personnes condamnées, mais aussi celles qui ne le sont pas. En l'espèce, les deux procédures diligentées contre M. K. se sont soldées par des décisions de relaxe ou de classement sans suite. Au moment où il demande l'effacement des données, il est donc juridiquement innocent. Pour les autorités françaises, ce fichage de personnes innocentes se justifie par la double finalité de la lutte contre les usurpations d'identité et de la poursuite des infractions pénales. Pour la Cour, ce fichage emporte un risque de stigmatisation de personnes qui n'ont été reconnues coupables d'aucune infractions et sont en droit de bénéficier de la présomption d'innocence. L'argument de la nécessité de la lutte contre l'usurpation d'identité est d'ailleurs considéré comme particulièrement dangereux, car il "reviendrait, en pratique, à justifier le fichage de l’intégralité de la population présente sur le sol français, ce qui serait assurément excessif et non pertinent". 

Quel avenir pour "Titres électroniques sécurisés" ?

Cet argument fait irrésistiblement songer au problème du célèbre "fichier des honnêtes gens", officiellement nommé "Titres électroniques sécurisés" (TES), mis en oeuvre par la loi du 27 mars 2012 relative à la protection de l'identité. Le législateur de l'époque, emporté par un élan sécuritaire et désireux de lutter efficacement contre l'usurpation d'identité, avait prévu la collecte et la conservation de données biométriques nombreuses pour toutes les personnes sollicitant un titre d'identité. Mais le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 mars 2012, avait censuré ces dispositions en estimant que le nombre des données biométriques conservées était disproportionné par rapport aux finalités poursuivies. Le "lien fort", choisi par le législateur, permettait en effet non seulement de repérer l'usurpation d'identité, mais aussi d'identifier à coup sûr l'usurpateur. Pour le Conseil constitutionnel, reprenant sur ce point la position de la CNIL, il était possible de lutter contre l'usurpation d'identité en utilisant un "lien faible", supposant la conservation d'une quantité plus limitée de données, en l'espèce les seules empreintes digitales.

Le Conseil constitutionnel n'avait pourtant pas censuré le TES au motif qu'il collectait des données sur l'ensemble de la population. Sur ce point, la décision du 18 avril 2013 fait peser une menace nouvelle sur ce "fichier des honnêtes gens" qui pourrait bien, un jour ou l'autre, susciter un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Et un fichier déclaré constitutionnel, sous certaines conditions il est vrai, par le Conseil constitutionnel risquerait alors d'être déclaré non conforme à la Convention européenne. Intéressante situation sur le plan juridique.

mardi 16 avril 2013

L'injure sur le "mur" de Facebook est-elle publique ou privée ?

La première chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 10 avril 2013 une décision portant sur l'injure, qui constitue une limite traditionnelle à la liberté d'expression. Comme bien souvent, il s'agit de savoir comment appliquer une jurisprudence ancienne à un vecteur nouveau de communication, en l'occurrence le célèbre "mur" de Facebook. Ce "mur" est ainsi qualifié car il s'agit d'un espace virtuel sur lequel chacun peut librement s'exprimer, afficher ses convictions, ses photos de famille ou, comme c'est le cas en l'espère, les difficultés de sa vie professionnelle. En bref, le mur présente l'avantage de donner une satisfaction narcissique à celui ou celle qui s'y exprime.

Injure publique, injure privée

Dans l'affaire soumise à la Cour, une salariée a affiché sur son "mur" des propos peu amènes à l'égard de sa directrice, nominativement désignée. Elle appelle ainsi à l'"extermination des directrices chieuses" et ajoute, pour faire bonne mesure : "Eliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie !!!". Le problème est que la directrice a eu connaissance de ces paroles définitives. Elle fonde donc son recours sur l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 qui définit l'injure comme "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait". Observons cependant que la requête, portée devant le juge civil, vise à obtenir la cessation du préjudice et sa réparation. Il ne s'agit pas d'une action pénale, qui a peut-être eu lieu auparavant, ou pas.

Quoi qu'il en soit, l'existence d'un préjudice ne peut être déduite que de la qualification d'injure. Le droit positif en distingue deux catégories. D'une part, l'injure publique réprimée par l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881, est un délit passible d'une amende pouvant monter jusqu'à 12 000 €. D'autre part, l'injure privée qui constitue une simple contravention punie d'une amende de 38 €, sur le fondement de l'article R 621-2 du code pénal. Evidemment, l'étendue du préjudice n'est pas identique selon que la personne a été victime d'une injure publique ou privée, et c'est très précisément le problème que doit résoudre la Cour de cassation. 

La communauté d'intérêt

Le critère de distinction unique, et traditionnel, entre l'injure publique et l'injure privée repose sur la notion de "communauté d'intérêt". Autrement dit, les propos qui restent dans le cadre d'un cercle restreint de lecteurs ou d'auditeurs liés par une "communauté d'intérêt" ne peuvent pas être considérés comme une injure publique. La Cour d'appel a estimé que les "amis" abonnés à la page Facebook de la salariée mise en cause constituent une de ces "communautés d'intérêt". La Cour de cassation se rallie à cette appréciation mais annule néanmoins la décision. En effet, le juge d'appel a estimé, à juste titre,  qu'il n'y avait pas injure publique, mais n'a pas recherché si les propos litigieux pouvaient s'analyser comme des injures privées. 

De cette décision, un certain nombre de commentateurs, souvent favorables à une entière liberté d'expression sur internet, ont déduit immédiatement que tout propos tenu sur le "Mur" de Facebook doit désormais s'analyser comme une correspondance privée, à la condition toutefois que les "amis" abonnés soient peu nombreux. 

Dimitri Vrubel. Bruderkuss. Peinture réalisée sur le mur de Berlin


Une entité fermée

Mais l'arrêt de la Cour se montre beaucoup plus nuancé et n'adopte, en aucune manière, une approche quantitative des destinataires des propos litigieux pour déduire le caractère public de l'injure. D'une manière générale, la communauté d'intérêt se définit à travers une appartenance commune, des inspirations ou des objectifs partagés, le sentiment de former une entité suffisamment fermée pour ne pas intégrer des personnes considérées comme des tiers par rapport à l'auteur des propos. Dans une décision du 7 février 2006, la Chambre civile a ainsi considéré qu'une lettre dénonçant les agissements d'un responsable, transmise au supérieur hiérarchique de sa signataire ainsi qu'au directeur des ressources humaines circule bien au sein d'une communauté d'intérêt. 

De son côté, la Chambre criminelle applique cette jurisprudence de la même manière. Elle s'est ainsi prononcée, le 27 novembre 2012, sur les propos d'un ancien ministre de l'intérieur. En se référant à l'origine arabe prêtée à l'un de ses interlocuteurs, il avait déclaré : ""Ah mais ça ne va pas du tout, alors, il ne correspond pas du tout au prototype alors. C'est pas du tout ça"(..)"Il en faut toujours un. Quand il y en a un ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes". Alors même que des caméras avaient enregistré la conversation, le juge considère que le délit d'injure publique n'est pas constitué. En effet, les propos avaient été tenus alors que l'intéressé participait à une réunion de militants UMP reliés entre eux par une communauté d'intérêt. Si injure il y avait, ce ne pouvait donc être qu'une injure privée.

On le voit, les propos peuvent être repris dans les médias, faire scandale, et demeurer des injures privées. A l'inverse, l'injure publique peut être caractérisée si sa diffusion touche des tiers non liés à la communauté d'intérêt, par exemple des abonnés sur Facebook qui ne connaissent pas l'entreprise, et encore moins la personne injuriée. La question n'est donc pas celle du nombre des destinataires, mais bien davantage celle de la diversité de leur origine, de leur qualité de tiers par rapport aux propos tenus. Loin de tolérer la transformation du mur de Facebook en une sorte de pilori médiatique, la Cour de cassation lance au contraire un avertissement aux internautes : le droit  est le même qu'il s'applique à la presse écrite, audiovisuelle ou internet, et rien n'interdit au juge de constater l'absence de communauté d'intérêt pour fonder des poursuites pour injure publique.