« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 24 février 2013

L'uniformisation du régime de la liberté de presse

La Cour de cassation éprouve parfois le besoin de réaffirmer certains principes fondamentaux. C'est précisément ce que vient de faire l'Assemblée plénière, dans un arrêt du 15 février 2013. Elle rappelle en effet que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse  doivent "recevoir application devant la juridiction civile".

L'affaire soumise à la Cour est des plus banales. Le docteur Dominique X. assigne la responsable d'un site internet, Sylvie Y. qui est l'une de ses anciennes patientes. Celle-ci a publié, au printemps 2007, un article lui reprochant des pratiques commerciales malhonnêtes. Son cabinet, qui pratique l'épilation définitive au laser, est qualifié '"usine à fric"et le personnel médical de "voleurs à fuir". Le docteur Dominique X. invoque pêle-mêle, dans son assignation, l'injure et la diffamation. 

Primauté de la loi spéciale

Le médecin a introduit une instance civile, parfaitement licite au regard de la loi du 29 juillet 1881. En effet, le régime juridique de la liberté de presse offre à la victime d'injure ou de diffamation le choix entre deux voies de droit. Soit elle porte plainte, engageant ainsi des poursuites pénales prévues par les articles 32 et 33 de la loi de 1881. Qu'il s'agisse de l'un ou l'autre de ces deux délits, la peine encourue est alors de 12 000 € d'amende. Soit la victime engage la responsabilité civile de l'auteur de l'injure ou de la diffamation devant le juge civil. 

C'est cette seconde voie de droit qu'a choisi le médecin s'estimant tout à la fois injurié et diffamé. Mais l'engagement de la responsabilité civile n'a pas pour conséquence la mise en oeuvre du régime de droit commun de la responsabilité civile. La cour de cassation rappelle que la loi spéciale de 1881 l'emporte, fort logiquement, sur le régime général de responsabilité issu de l'article 1382 du code civil. La précision est importante, et confirme une jurisprudence issue d'un autre arrêt d'assemblée plénière du 12 juillet 2000

Lettre adressée par René Magritte au critique d'art du journal "Le Soir" de Bruxelles. 3 mai 1936

Ce principe de primauté de la loi spéciale gouverne l'ensemble de notre système juridique, et son rappel n'a rien de très surprenant. Si ce n'est que, depuis l'arrêt de 2000, les juges avaient entrepris un subtile mise en cause de l'uniformité du droit de la presse. Dans l'affaire Dominique X., la première chambre civile de la Cour de cassation s'était déjà prononcée le 8 avril 2010, en confirmant la régularité de l'assignation, avant de renvoyer l'affaire à la Cour d'appel de Paris. Aux yeux de la Cour de cassation de 2010, la citation indiquait clairement les faits reprochés, ce qui suffisait à satisfaire aux exigences de l'article 53 de la loi de 1881, "sans qu'il soit nécessaire que cette citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations". Or précisément l'article 53 de la loi de 1881 énonçe que la citation "précisera et qualifiera le fait incriminé". En écartant ainsi les dispositions, pourtant très claires, de la loi de 1881, la première chambre civile, dans l'arrêt de 2010, rapprochait considérablement le régime de la presse du régime de droit commun de la responsabilité civile. 

L'arrêt d'assemblée plénière du 15 février 2013 a le grand mérite de revenir à l'interprétation initiée dans l'arrêt de 2000, et de rétablir l'uniformité du droit processuel de la presse. 

Egalité dans les droits de la défense

Cette dissociation entre la procédure pénale et la procédure civile conduit à une rupture d'égalité entre les défendeurs. Souvenons-nous que l'injure et la diffamation ne sont pas soumises à un régime juridique identique. La première est appréciée souverainement par la juge, alors que la seconde peut donner lieu à ce qu'il est convenu d'appeler l'"exception de vérité". Autrement dit, la personne dont la responsabilité, qu'elle soit pénale ou civile, est engagée pour diffamation peut s'exonérer en démontrant l'exactitude des faits invoqués. 

L'article 53 de la loi de 1881 ne se limite pas à poser une règle de procédure. En imposant que la citation précise les  faits qu'elle considère comme des injures et ceux qu'elle qualifie de diffamation, la loi garantit au défendeur un exercice satisfaisant des droits de la défense. Il n'y a que dans ce cas qu'il est convenablement informé des faits pour lesquels il est susceptible de pouvoir invoquer l'exception de vérité. Une autre solution aurait abouti à mettre dans une situation beaucoup plus défavorable le défendeur poursuivi devant le juge civil, par rapport à celui faisant l'objet de poursuites pénales. Dès lors qu'il s'agit de faits identiques, la rupture d'égalité est évidente. 

Unité du régime juridique de la liberté de presse

Par sa décision du 15 février 2013, l'assemblée plénière rétablit l'unité du régime juridique de la liberté de la presse et confirme sa spécificité par rapport au droit commun. Il participe ainsi à l'élaboration d'un droit processuel unique, qui transcende la distinction entre instance pénale et instance civile.

jeudi 21 février 2013

Etat-civil des transsexuels, ou le genre mal aimé

Les droits des transsexuels sont aujourd'hui assez rarement évoqués, comme si le débat sur l'élargissement aux couples homosexuels du droit au mariage les reléguait au second plan. Les deux décisions rendues par la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 février 2013, très peu commentées, en sont l'illustration. Dans les deux cas, les requérants sont nés de sexe masculin mais souhaitent ardemment changer de sexe. Ils ont donc fait assigner le procureur de la république pour que soit remplacée, sur leur acte de naissance, la mention "sexe masculin" par la mention "sexe féminin". 

Rappelons que cette modification de l'état-civil est aujourd'hui considérée comme une nécessité. Le transsexualisme se définit en effet comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et d'état-civil. 

La conversion physique, préalable au changement d'état-civil

Les deux décisions de la Cour de cassation affirment que le changement de sexe est un préalable au changement d'état civil. A chaque fois, la requête en rectification de l'acte de naissance est rejetée, au motif que le requérant ne produit pas "la preuve médico-chirurgicale" de son changement de sexe. En langage clair, cela signifie qu'un processus chirurgical irréversible doit avoir été mené à bien avant de pouvoir solliciter la modification d'état-civil. La transformation totale de l'apparence doit donc précéder l'acte juridique. 

Pour le juge, cette position ne porte pas atteinte au droit de mener une vie privée et familiale normale et ne constitue pas davantage une discrimination, dès lors que le changement d'état-civil est possible, après de nombreuses années de traitement hormonal et de chirurgie. Il s'agit en fait de résoudre un conflit de normes, entre la nécessité d'assurer la sécurité juridique et de garantir l'indisponibilité de l'état des personnes d'une part, et la protection de la vie privée d'autre part. Ce raisonnement n'est pas nouveau, et la Cour de cassation affirmait déjà, dans un arrêt du 7 juin 2012, que l'ablation des organes reproducteurs est un préalable indispensable au changement d'état-civil.

Le lac des cygnes. 
Les quatre petits cygnes
Chorégraphie de Matthew Bourne. Sadler's Wells Theater. Londres. 1995

Immobilisme de la jurisprudence

L'immobilisme de cette jurisprudence commence cependant à susciter des critiques. Elles reposent d'abord sur des considérations de fait, dès lors que le traitement médical de conversation se révèle extrêmement long. Pendant souvent plus d'une dizaine d'années, la personne demeure ainsi dans l'incertitude, persuadée d'appartenir à un sexe, et dotée d'une identité qui, au fil des années, lui correspond de moins en moins. Cette analyse a trouvé un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, et plus particulièrement dans la décision Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009. Contrairement à la Cour de cassation, celle-ci accepte en effet une dissociation entre les approches physique et psychologique du transsexualisme. Elle sanctionne alors le système d'assurance maladie suisse qui impose un délai trop long avant d'accepter le traitement de conversion, au mépris de la situation psychologique de l'intéressé. De son côté, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle les Etats membres  "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation". A la suite de cette recommandation, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne, et la Suisse ont adopté des législations plus compréhensives, mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales, préalablement au changement d'état-civil.

Les autorités françaises envisagent, de leur côté, une telle évolution. En décembre 2011, une proposition de loi a été déposée en ce sens par des parlementaires socialistes. Puisqu'il apparaît désormais que le changement du droit ne viendra pas d'une évolution jurisprudentielle, il serait peut être temps d'inscrire cette proposition à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.


mardi 19 février 2013

La Cour européenne et l'adoption homosexuelle, faux revirement

Dans un arrêt X. et autres c. Autriche du 19 février 2013, la Cour européenne condamne le refus des juges autrichiens d'autoriser l'adoption plénière d'un enfant par la compagne de sa mère. La Cour considère que cette position est constitutive d'une double violation de la Convention européenne, à la fois de l'article 14 qui pose le principe de non-discrimination et de l'article 8  garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale. Statuant ainsi, la Cour fait prévaloir le principe d'égalité, en comparant le statut d'un couple vivant une relation homosexuelle stable avec celui d'un couple hétérosexuel non marié. Le droit autrichien interdit au premier l'adoption par le membre du couple qui n'est pas le parent biologique, alors qu'il l'autorise pour le second.

L'apparence d'un revirement

Une lecture superficielle de la décision pourrait laisser penser que la Cour opère un revirement spectaculaire, par rapport à la célèbre affaire Gas et Dubois c. France du 15 mars 2012.  La Cour européenne avait alors rendu une décision en apparence radicalement opposée. Elle avait considéré comme non discriminatoire la position d'un droit français arc-bouté sur l'interdiction d'adoption. En effet, l'article 365 du code civil prévoit, en cas d'adoption plénière, le transfert de l'autorité parentale à l'adoptant, ce qui signifie que le parent biologique perd son autorité parentale au profit de l'autre membre du couple, dépourvu de tout lien biologique avec l'enfant. Il est donc difficile de considérer que l'intérêt supérieur de l'enfant exige que le parent biologique soit privée de son autorité parentale.

La différence essentielle avec l'affaire X. et autres c. Autriche est que le droit français se montre aussi intransigeant que cohérent sur ce point. Il oppose le même refus d'adoption à la compagne du couple homosexuel qu'au compagnon du couple hétérosexuel pacsé. La Cour européenne ne peut donc pas s'appuyer sur une éventuelle discrimination liée à l'orientation sexuelle du couple pour sanctionner le système juridique français, d'autant qu'elle estime que le droit du mariage relève exclusivement de la compétence des Etats membres.


Trois hommes et un couffin. Coline Serreau. 1985
André Dussolier, Michel Boujenah, Roland Giraud

Une discrimination par rapport aux couples hétérosexuels non mariés

Le droit autrichien, sans doute plus moderne que le droit français sur ce point, autorise l'adoption co-parentale pour les couples hétérosexuels non mariés. Il prévoit une convention d'adoption qui aboutit au partage de l'autorité parentale, ce qui signifie que l'un des membres du couple adopte l'enfant de l'autre, sans qu'il y ait rupture des liens entre ce dernier et son enfant. Autrement dit, il place les couples non mariés dans la même situation juridique que les couples mariés, du moins à cet égard.

Le problème est que le code civil autrichien autorise certes l'adoption co-parentale, mais empêche les couples homosexuels d'y accéder. Les textes disposent que le jugement d'adoption a pour effet de substituer l'adoptant au parent biologique "du même sexe que lui". La compagne de la requérante ne peut donc obtenir un jugement d'adoption, sans rompre le lien juridique entre la mère biologique et son enfant. Le système repose sur une alternative : il est impossible d'accorder un lien de filiation à la compagne, sans le retirer à la mère biologique. Le droit autrichien est donc sanctionné comme discriminatoire, puisqu'il interdit de fait l'accès à l'adoption co-parentale, pour des motifs liés à l'orientation sexuelle du couple. 

A cela s'ajoutent des considérations de fait, car les juges autrichiens ne se sont pas montrés particulièrement habiles. Ils n'ont jamais recherché si l'adoption demandée était, ou non, préjudiciable à l'enfant, question qui aurait dû être posée dans un système juridique qui admet l'adoption par une seule personne et qui n'interdit pas qu'un enfant soit élevé par un couple homosexuel. Au contraire, le tribunal de district a accumulé les preuves de son intention discriminatoire, en affirmant que la notion de "parents" renvoie nécessairement à deux personnes de sexe opposé, et que cette division des sexes est dans l'intérêt de l'enfant. La Cour Suprême autrichienne a d'ailleurs confirmé l'impossibilité de cette adoption, au sein d'un couple homosexuel. 

Le caractère discriminatoire de la législation autrichienne est donc démontré par la position des juges. Ils s'appuient en effet sur des affirmations péremptoires écartant les couples homosexuels de l'adoption, pour la seule et unique raison qu'ils sont homosexuels. Un tel argumentaire a quelque chose de familier, puisqu'il rappelle étrangement les positions de ceux qui s'opposent au mariage homosexuel, au motif qu'un enfant doit avoir un "papa" et une "maman". 

Une discrimination peut en cacher une autre

Certains ne manqueront pas de faire observer que le système français est tellement meilleur, puisqu'il refuse le droit d'adopter l'enfant de son compagnon ou de sa compagne à tous les couples non mariés, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels. C'est vrai qu'il n'établit pas de discrimination liée à l'orientation sexuelle, mais ne laisse-t-il pas perdurer, en revanche, une discrimination liée au mariage ? La Cour européenne refuse cependant de pénétrer dans ce débat, puisqu'elle considère que le droit du mariage relève de la compétence des Etats, qui sont d'ailleurs libres de ne pas accorder l'adoption co-parentale. 

Mais si le droit du mariage relève des Etats membres, on est bien forcé de constater qu'une réforme ne peut intervenir que par une modification de la législation des Etats. Seul le parlement peut mettre fin à une situation dans laquelle l'absence de discrimination est démontrée par l'existence d'une autre discrimination. La décision X. et autres c. Autriche peut ainsi être interprétée comme un rappel de la compétence législative dans ce domaine. Elle tombe fort à propos, puisqu'il y a précisément une réforme en cours. 


dimanche 17 février 2013

Vers un droit à une alimentation saine ?

L'affaire des lasagnes chevalines n'est que le dernier d'une longue chaines de scandales alimentaires. Souvenez vous. En 1995, on découvrait que des vaches, en principe herbivores, étaient nourries avec des farines animales d'origine britannique, qui ont transmis à certains consommateurs la maladie de Kreutzfeld-Jacob également appelée "maladie de la vache folle". En 1999, ce sont les poulets belges à la dioxine, produit hautement cancérigène, qui doivent être retirés du marché. En 2003, les autorités sanitaires françaises décident la fermeture d'une chaîne de restaurants, dans laquelle on avait trouvé de la viande avariée. En 2011, on a découvert que l'huile d'olive italienne venait essentiellement d'Espagne ou du Maroc. En 2012 enfin, des tonnes de viande hachée, commercialisée notamment par l'entreprise Spanghero, sont retirées des rayons des supermarchés parce qu'ils contiennent une méchante bactérie. A chaque fois, le même scandale dans la presse, quelques décisions administratives de fermeture ou de retrait d'agrément, et puis plus rien. 

Les causes de ce désintérêt doivent être recherchées dans plusieurs directions. Tout d'abord, il faut constater que le mouvement consommateur ne rencontre qu'un écho modeste dans la population. Le droit fait ce qu'il peut, en prévoyant l'octroi d'un agrément administration aux associations actives dans ce domaine, afin de leur permettre de représenter en justice les intérêts des consommateurs. (art. L 411-1 et R. 411-1 c. consom.). Mais la lecture du guide des associations de consommateurs édité par l'INC montre qu'il existe bien peu de mouvements qui se consacrent au domaine de l'alimentation. Quant au militantisme, il est également relativement modeste. Les consommateurs français ne répondent guère à d'éventuels appels au boycott de produits considérés comme dangereux. Les mouvements écologistes, quant à eux, sa manifestent surtout à travers leur lutte contre la culture des OGM, lutte parfois violente qui n'incite sans doute pas le consommateur à les rejoindre. Enfin, le système juridique lui-même donne l'image d'un droit de la consommation jeune (il apparaît dans les années soixante-dix), encore largement dominé par le droit privé et le principe de la liberté contractuelle, tempérée par quelques règles d'ordre public justifiées des motifs de santé publique. Aucune règle n'envisage réellement la consommation, et plus précisément la consommation alimentaire sous l'angle des droits de la personne. 


Floris Claesz van Dijck. Nature morte aux fromages. 1615

La lutte contre la faim

Certes, le droit international consacre le droit à l'alimentation, mais il s'agit alors de satisfaire les besoins les plus élémentaires, en un mot de lutter contre la faim. L'article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme énonce ainsi que "toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation (...)". Le Pacte des Nations Unies sur les droits économiques et sociaux de 1966 affirme ensuite, dans son article 11, "le droit fondamental qu'a toute personne d'être à l'abri de la faim". Ces dispositions s'inscrivent dans le contexte du droit du développement, et visent surtout à susciter des programmes internationaux de lutte contre la faim. Elles n'imposent d'ailleurs aucune contrainte effective aux Etats. 

La qualité de l'alimentation

Le droit à une alimentation saine est d'une autre nature, puisqu'il ne s'agit plus de garantir le droit de ne pas mourir de faim, mais d'assurer une certaine qualité de l'alimentation, pour des motifs de santé publique. Sur ce point, le droit international est remarquablement muet, et on peut seulement relever quelques magnifiques déclarations de principe. Depuis 1996, les déclarations finales des sommets de la FAO (Food and Agriculture Organization) proclament ainsi le "droit des peuples à une alimentation saine et nourrissante", formulation sympathique mais qui n'impose aucune contrainte aux Etats. 

La consécration d'un droit à une alimentation saine ne peut donc provenir que du droit interne. Certes, on objectera que le principe de précaution, introduit dans la Constitution par le vecteur de la Charte de l'environnement pourrait être utilisé dans ce domaine, par exemple pour fonder des contrôles systématiques des produits, à tous les stades de la chaîne alimentaire. Le problème est que ce principe de précaution a un contenu trop imprécis, et que les juges hésitent à s'y référer. Dans un arrêt du 24 septembre 2012, le Conseil d'Etat a ainsi considéré comme illégale la décision d'un maire qui se fondait sur le principe de précaution pour interdire la culture des OGM sur le territoire de sa commune. Quant au Conseil constitutionnel, il affirme certes la valeur constitutionnelle du principe de précaution dans une décision du 19 juin 2008, mais, depuis cette date, il n'en a tiré aucune conséquence pratique.

La construction d'un ensemble normatif

Considéré sous cet angle, le droit à une alimentation saine permettrait de donner un contenu au principe de précaution dans ce domaine particulier. Mais il imposerait aussi la construction d'un dispositif normatif, orienté dans trois directions. D'une part, le droit à une alimentation saine suppose la création d'obligations primaires imposées à l'ensemble de la chaîne alimentaire, particulièrement en matière de qualité des produits et de traçabilité. D'autre part, il ne peut se satisfaire d'un système de contrôle reposant sur le bon vouloir des acteurs économiques, codes de bonne conduite et autres dispositions déontologiques. Dès lors qu'un droit du consommateur est consacré, il est indispensable de mettre en place des contrôles administratifs confiés à des autorités ou à des agences indépendantes. Enfin, le droit à une alimentation saine suppose un système élaboré de recours, tant devant l'administration que devant le juge, impliquant évidemment les associations représentatives dans ce secteur.

On le voit, le droit à une alimentation saine n'a pas seulement une fonction rhétorique, mais il doit constituer le socle de la construction d'un ensemble normatifs cohérent. A cet égard, sa consécration pourrait être perçue comme la prise de conscience des insuffisances actuelles de notre système juridique et le témoignage d'une volonté politique d'y remédier.


jeudi 14 février 2013

Le travail en prison ou le combat des juges du fond

Depuis quelques jours, la presse et les mouvements associatifs qui se consacrent à l'amélioration du sort des personnes détenues se réjouissent d'une décision rendue par le Conseil de prud'hommes de Paris, le 8 février 2013. Pour la première fois, en effet, la justice applique le Code du travail à une détenue de la Maison d'arrêt de Versailles. 

Mme M. a travaillé, pendant sa détention, comme téléopératrice pour une société privée. Profitant de ses fonctions pour passer quelques appels personnels, elle a été "déclassée", ce qui signifie que ce travail lui a tout simplement été retiré. D'une façon générale, la prison ne connaît ni embauche, ni licenciement. Un détenu peut être "classé" parmi ceux qui ont la possibilité de travailler et donc, en quelque sorte, mis à disposition d'une entreprise qui a un contrat de concession avec l'administration pénitentiaire. Pour des raisons disciplinaires ou liées aux nécessités du service, il peut aussi être "déclassé", soit à le demande de son employeur, soit à celle de l'administration pénitentiaire. Dans ce cas, il n'a plus le droit de travailler. 

Les détenus soumis au droit commun 

C'est précisément le caractère très particulier de ce droit que conteste la requérante. Elle obtient satisfaction, et la société qui l'employait se voit condamnée à lui payer un rappel de salaire, ainsi que différentes indemnités pour rupture abusive du contrat de travail et inobservation de la procédure de licenciement. A cela s'ajoute, et le juge ne plaisante pas, une indemnité de cinquante-deux euros et dix centimes à titre de congés payés. La requérante devrait toucher environ trois mille euros en tout, créance d'ailleurs quelque peu aléatoire car l'entreprise est aujourd'hui en liquidation judiciaire. Cette solution repose sur l'idée que le code du travail est applicable aux détenus, et que ces derniers sont donc des employés comme les autres. 

La solution est sans doute satisfaisante sur le plan moral, car nul n'ignore que certaines entreprises exploitent sans beaucoup de scrupules le travail des détenus. Mais nul n'ignore non plus que les Conseils de prud'hommes ont parfois tendance à juger en fait davantage qu'en droit.

Henri Manuel. Prison de Saint Lazare. Atelier des matelassières. 1929

Des règles exorbitantes du droit commun

Le rattachement du travail des détenus au droit commun du code du travail se heurte en effet à des dispositions législatives. L'article 717-3 du code de procédure pénale mentionne que "les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail". Et si l'article D 102 de ce même code précise que "l'organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures", cette formulation montre très clairement qu'elles ne sont tout de même pas identiques. 

Si l'on examine l'ensemble des relations de travail concernant les personnes incarcérées, on doit constater leur caractère dérogatoire par rapport au droit commun. C'est ainsi que le SMIC n'est qu'une valeur de référence pour contrôler les rémunérations versées par les entreprises. Dans la pratique, ces dernières recourent largement à une rémunération à la pièce, largement moins avantageuse pour l'intéressé. Selon l'OIP, le salaire moyen d'un détenu qui travaille (soit à peine le quart de la population carcérale) est d'environ trois cents euros par mois, sensiblement 30% du SMIC. De même, le travailleur ne peut disposer librement du fruit de son travail. Sur l'ensemble de sa rémunération, un tiers est disponible pour les parties civiles titulaires d'une créance, un tiers est gelé pour former le pécule de libération, et seul le dernier tiers est laissé à la disposition du détenu. Enfin, ce dernier ne bénéficie pas des règles gouvernant le licenciement ou les congés payés.

Vers une réforme législative ?

Le système peut sembler choquant, mais, pour le moment, il trouve son fondement juridique dans la loi. Celle ci le justifie en invoquant le fait que le travail demandé au détenu n'a pas une finalité de production identique à celle qui existe dans l'entreprise. Pour le législateur, le travail est un élément indissociable de la peine, et a pour finalité de favoriser la réinsertion et la réadaptation sociale. 

A dire vrai, ce discours relève largement du "Wishful Thinking" et le travail en prison remplit surtout des fonctions plus prosaïques. Pour l'entreprise, la prison procure une main d'oeuvre bon marché, même si elle est peu qualifiée. Si l'entreprise doit recruter aux conditions du droit commun, elle risque tout simplement de renoncer à embaucher un détenu moins bien formé et moins productif qu'un autre employé. Pour l'administration pénitentiaire, le travail est un moyen d'assurer l'ordre intérieur en occupant les détenus, et en leur procurant quelques revenus. Pour modifier cette situation, il faudra donc davantage qu'une jurisprudence de combat d'un Conseil de prud'hommes, car c'est la loi qui doit être modifiée. Nous verrons bientôt si l'interpellation des juges du fond a été entendue, et si le droit du travail applicable aux personnes incarcérées fera l'objet d'une réforme.

mardi 12 février 2013

La cybersécurité saisie par le droit de l'Union européenne

Le 7 février 2013, la Commission a rendu publique la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil "concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et de l'information dans l'Union". Ce texte a pour objet de lutter contre les attaques informatiques dont sont victimes les citoyens et les entreprises européennes. Il s'accompagne d'une initiative plus concrète avec l'inauguration, en janvier 2013, du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité, rattaché à Europol, l'Office européen de police.

Alors que des millions d'Européens effectuent des opérations bancaires ou des achats par internet, ou encore utilisent les réseaux sociaux pour échanger des informations relatives à leur vie privée, la sécurité des réseaux et de l'information (SRI) devient un enjeu européen global. Les approches volontaristes, reposant sur des protections techniques ou des règles de bonne conduite, ont rapidement montré leurs limites, et l'Union européenne apparait  dans ce domaine comme un univers fragmenté. Or nul n'ignore que les systèmes d'information numériques n'ont pas de frontières, et que les faiblesses de sécurité observées dans un Etat membre ont immédiatement des conséquences dans les autres. 

Une approche juridique globale

C'est la raison pour laquelle l'Union européenne envisage enfin une approche juridique globale de cette question, afin d'imposer un standard de protection commun à l'ensemble des Etats concernés. Cette proposition de directive constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé dès 2001, avec une communication sur la "Sécurité des réseaux et de l'information : proposition pour une approche politique européenne". D'autres ont suivi, dans le but de soutenir les efforts déployés par les Etats dans ce domaine. De manière plus précise, une résolution du Conseil adoptée le 18 décembre 2009 a engagé un plan d'action visant à développer une approche européenne concertée en matière de sécurité des réseaux informatiques et la proposition de directive s'inscrit évidemment dans ce plan d'action.

On peut évidemment s'interroger sur les causes de cette lenteur dans la mise en oeuvre d'un standard communautaire de cybersécurité. Il ne fait guère de doute que de puissants lobbies freinent considérablement ce mouvement. D'un côté, les entreprises actives sur internet n'ont guère envie de se voir soumises à des contraintes, de l'autre certaines organisations, et plus spécialement l'OTAN, considèrent que la cybersécurité n'est qu'un élément de la cyberdéfense.

Sur le fond, la proposition énonce un certain nombre de principes destinés à devenir le socle du droit applicable en matière de sécurité des SRI.


2001 l'Odyssée de l'Espace. Stanley Kubrick. 1968
Keir Dullea

Le socle du droit de la sécurité des réseaux d'information

Le premier principe posée par la proposition de directive exige des Etats membres qu'ils créent, au niveau national, des autorités compétentes en matière de sécurité des réseaux informatiques. Elles doivent être dotées de moyens suffisants pour prévenir et gérer les risques de sécurité, en cas de nécessité. Observons que la France a créé, dès 2009, l'Agence nationale pour la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui pourra assurer la mise en oeuvre de la future directive.

Le second principe impose aux autorités compétentes des Etats de coopérer au sein d'un réseau européen. La sécurité des systèmes doit ainsi reposer sur l'échange d'informations et sur une action concertée en cas d'incidents.

Enfin, le troisième principe s'inspire de la directive "cadre" sur les communications électroniques. Il vise à inciter les entreprises et les organisations concernées à évaluer les risques qu'elles courent et à adopter des mesures appropriées pour garantir la sécurité des réseaux. La proposition de directive devrait ainsi les contraindre signaler aux autorités compétentes tout incident intervenu dans ce domaine, de manière à permettre de développer des réactions concertées au sein de l'Union. 

Une fois la directive adoptée, les Etats membres devront l'intégrer dans leur système juridique, et prévoir les sanctions applicables en cas de manquement aux obligations désormais imposées sur le fondement de cette directive. 

Une proposition de directive, à long terme

On ne peut que se féliciter de cette avancée, mais le processus est encore au stade des déclarations de principe. La directive ne devrait pas voir le jour avant 2016, délai qui révèle les difficultés d'élaboration d'un texte qui suppose de larges investissements financiers. On évalue généralement le coût d'adaptation d'un réseau aux exigences de la coopération entre Etats (alerte précoce, système de notification immédiate à l'autorité compétente) à 1 250 000 € et celui d'une plateforme d'échanges d'informations à 400 000 €. Ces coûts devront donc, à un moment ou à autre, être pris en charge par l'Union et par les Etats membres, s'ils le veulent bien.