« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 9 février 2013

Magie noire et vie privée

Saisie d'un appel contre une ordonnance du juge des référés, la Cour d'appel de Nîmes a rendu, le 10 janvier 2013, une décision relative au droit d'agir en matière de protection de la vie privée. Les faits à l'origine du recours sont dignes d'un mauvais téléfilm. En août 2011, Maître E., membre du Conseil de l'Ordre des avocats de l'Ardèche, ancien bâtonnier, décède dans un accident de la circulation. Quatre jours après, madame Y. rédige sur son blog un article virulent. Elle y met en cause la probité de maître E., et l'accuse d'avoir porté en justice des accusations de pédophilie et d'exhibition sexuelle infondées à l'égard de deux clients de son cabinet de voyance. Elle a donc utilisé ses connaissances en magie noire pour jeter un sort sur maître E., qui n'y a pas survécu. L'article de madame Y. a donc pour objet essentiel de vanter ses talents de magicienne, dans une perspective publicitaire. 

Madame Y., en dépit de son talent de visionnaire, n'avait pas envisagé que la compagne de maître E. saisirait le juge pour obtenir en référé la suppression de l'article litigieux, et la réparation du dommage causé par l'atteinte à l'honneur et à la dignité du défunt. Sur le premier point, le juge des référés se borne à constater que l'article a été effectivement supprimé le 6 octobre 2011. Il est tout de même demeuré en ligne environ six semaines, le temps d'alimenter une campagne de rumeurs et de calomnies. Reste à s'interroger sur les dommages causés, et la Cour d'appel confirme que le dommage causé à la personne décédée n'est pas indemnisable. En revanche, sa famille subit un préjudice spécifique qui, lui, doit être indemnisé. 

La dignité de la personne humaine, vivante ou décédée

Le juge des référés, dont la décision est confirmée par la Cour, rappelle que le dommage causé à la personne décédée n'est pas directement indemnisable. La solution peut sembler rigoureuse, mais elle est parfaitement logique, puisque, par hypothèse, le défunt n'est plus titulaire de droits. Ses héritiers ne peuvent donc pas ester en justice en son nom, pour obtenir réparation d'une atteinte éventuelle à sa dignité ou à son honneur.

La notion de dignité du corps humain, que la personne soit vivante ou décédée, a cependant suscité une évolution dans ce domaine. Dans une célèbre décision du 20 octobre 1998, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne pour atteinte à la vie privée la publication de photos de François Mitterrand sur son lit de mort. S'il est vrai que l'article 226-6 du code pénal impose une plainte des ayants-droit ou des héritiers dans cette hypothèses, les poursuites ne sont pas diligentées au seul regard de l'atteinte portée à leur vie privée. L'action pénale repose également sur la dignité du corps humain, et le respect dû à la dépouille mortelle de la personne. La formulation est encore plus nette dans la décision du 20 décembre 2000, portant cette fois sur la publication de photos d'un préfet assassiné. La Cour déclare alors clairement que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". 


La fin de la méchante Sorcière de l'Ouest
Le Magicien d'Oz. Victor Flemming. 1939

La vie privée de la famille

Le droit positif ne sanctionne l'atteinte à la dignité que dans la cas de la publication de l'image du corps de la personne décédée. Le juge considère ainsi que son intégrité physique survit après son décès, tant que sa dépouille mortelle est encore visible. Dans l'affaire jugée par la Cour d'appel de Nîmes, ce n'est pas l'intégrité physique de l'avocat défunt qui est cause, mais son intégrité morale. 

Dans ce cas, la seule solution offerte au juge est d'indemniser le dommage subi par la famille et les proches du défunt. En l'espèce, la Cour fait observer que l'article de Madame Y. paru tout juste quatre jours après la mort brutale de Maître E. "n'a fait qu'amplifier la douleur" de sa compagne "en portant atteinte à la mémoire du disparu, mais également en la contraignant à faire face à la campagne de calomnie (...) " qu'il a pu susciter. Le juge ne s'appuie donc pas sur l'atteinte à l'honneur et à la dignité de  maître E., qui n'est plus réparable, mais sur l'atteinte à la vie privée de sa compagne. C'est le préjudice causé à la famille de la victime qui est indemnisé et non pas celui causé à la mémoire du défunt. 

La Cour d'appel de Nîmes applique ainsi une jurisprudence classique dans le domaine particulier de l'expression sur internet. Sa sévérité en l'espèce s'explique par deux éléments essentiels. D'une part, la mauvaise foi évidente de l'auteur de l'article qui a exploité la mort d'une personne pour faire la publicité d'une activité de magie noire qui se rapproche beaucoup de l'escroquerie. D'autre part, l'immédiateté de la communication sur le net, qui permet, particulièrement au plan local, de répandre très rapidement des propos injurieux ou diffamatoires, ou encore attentatoires à la vie privée. Sur ce point, la décision sonne comme un avertissement pour les internautes. Quant aux adeptes de la magie noire, ils doivent en déduire qu'elle ne protège même pas ceux qui la pratiquent. 


jeudi 7 février 2013

La communication des avis du Conseil d'Etat, exercice d'hostile ?

Voilà bientôt trois jours que les parlementaires UMP réclament à cor et à cri la communication à l'Assemblée nationale de l'avis du Conseil d'Etat sur la loi relative au mariage pour tous. Alors que le travail en commission est achevé, et que la moitié des cinq mille amendements ont déjà été examinés, ils s'aperçoivent brutalement que le Conseil d'Etat a donné un avis au gouvernement sur ce texte, comme d'ailleurs sur toutes les lois. Ils considèrent donc qu'il leur est impossible de délibérer sérieusement sans ce document capital. 

Comme on le sait, le Conseil d'Etat est, outre la plus haute juridiction administrative, le conseiller juridique du gouvernement. C'est à ce titre qu'il est obligatoirement consulté par le gouvernement sur tous les projets de loi. Il peut aussi être consulté, de manière facultative cette fois, par le Président d'une assemblée parlementaire sur une proposition de loi déposée par un membre de cette assemblée. Cette procédure est prévue par l'article 39 de la Constitution, ainsi que par l'article L 112- 1 du code de justice administrative, selon lequel le Conseil d'Etat "participe à la confection des lois et ordonnances". 

Un travail de légistique

Concrètement, l'avant-projet de loi est transmis au Conseil par le secrétaire général du gouvernement et attribué à l'une de ses cinq sections administratives : intérieur, finances, travaux publics, sociale, administration. Après cet examen en section, le texte, éventuellement modifié, est transmis à l'Assemblée générale du Conseil d'Etat. Après un débat contradictoire, en présence de représentants du gouvernement, un texte définitif est généralement adopté, qui constitue l'"avis" donné au gouvernement. Plus rarement, le Conseil d'Etat décide de rejeter le projet de loi pour des motifs juridiques. On le voit, le Conseil d'Etat ne rend pas un rapport abstrait sur la loi envisagée. Il participe à un travail de légistique, c'est à dire de fabrication d'un texte juridique.

Sur le fond, le Conseil d'Etat examine le respect des règles de procédure, la conformité du texte au droit positif, son éventuel impact sur l'ensemble du système juridique. Son intervention permet notamment de limiter le risque que le Conseil constitutionnel déclare le texte, ou certaines de ses dispositions, non conformes à la Constitution. En effet, le Conseil d'Etat peut attirer l'attention du gouvernement sur d'éventuels éléments d'inconstitutionnalité.

Bagarre à la Chambre des députés.
 Le Petit Journal illustré. 6 février 1898 (affaire Dreyfus)


Un avis qui appartient au gouvernement

L'avis du Conseil d'Etat a pour unique finalité d'éclairer le gouvernement avant même le dépôt du projet de loi. De fait, son avis est donné au gouvernement, et à lui seul. Il en est, en quelque sorte, le propriétaire, un peu comme le client qui commande une consultation à un avocat et qui est en droit d'espérer que cette consultation est rédigée à son seul profit, et ne sera pas communiquée à autrui. Bien entendu, le Premier ministre, destinataire de l'avis, peut le transmettre aux autorités de son choix, y compris au parlement. Mais cette décision demeure une prérogative de l'Exécutif, et il faut bien constater que les gouvernements successifs, y compris ceux dirigés par l'UMP, ne diffusent pratiquement jamais ce type de document.

Cette confidentialité vise également les administrés. La loi sur l'accès aux documents administratifs du 17 juillet 1978 précise, dans son article 6 : "Ne sont pas communicables : 1° - Les avis du Conseil d'Etat (....)". Ces documents sont donc inaccessibles aux administrés, ne serait-ce que parce qu'ils sont considérés comme les pièces préparant un acte qui, lui, sera porté à leur connaissance.

Du côté du Conseil d'Etat, il est par ailleurs évident que la confidentialité lui donne l'assurance que son analyse juridique ne sera pas détournée à des fins politiques. Lorsque l'on considère l'exploitation que les parlementaires UMP font d'un avis dont ils ne disposent en principe pas, on imagine l'utilisation qui pourrait en être faite s'il était rendu public pour chaque projet de loi. Imaginons d'ailleurs, a contrario, que la majorité s'appuie officiellement, durant le débat parlementaire, sur l'avis du Conseil d'Etat pour s'opposer à un amendement de l'opposition. Celle-ci ne se lancerait-elle pas immédiatement dans un discours scandalisé ? Un avis purement administratif peut-il être invoqué pour s'opposer au peuple souverain ? On voit déjà l'orateur manifestant sa légitime indignation, avec des trémolos dans la voix et  quelques centaines de rappels au règlement...

lundi 4 février 2013

Droit à l'image et photos "de charme"

Lorsqu'une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie, elle n'est pas toujours consciente que son couple peut disparaître, mais que la photo demeure. Le cliché peut même constituer une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance. Hélas, cette situation peut arriver, et internet offre précisément un support idéal pour celui qui veut diffuser la photo de son ex-compagne particulièrement dévêtue. 

Dans l'ordonnance de référé rendue par le tribunal de grande instance de Paris le 10 janvier 2013, on ignore la motivation de l'ex-compagnon. On sait seulement que la requérante, Virginie G. a partagé la vie de Juan F., photographe professionnel, de 2002 à 2004, alors qu'elle faisait un séjour d'études à Madrid. Durant cette période, l'artiste a pris de nombreux clichés de sa compagne, dont certains "particulièrement intimes", en lui promettant de n'en pas faire usage. Plusieurs années après la rupture, Virginie G. retrouve ses photos sur vingt-quatre sites internet, photos reproduites en utilisant une technique de "rendu photoréaliste". Autrement dit, Juan G. invoque le caractère artistique de ces clichés pour considérer qu'ils lui appartiennent et qu'il peut librement en faire usage. Virginie G., de son côté, invoque son droit à l'image et demande au juge civil de réparer le préjudice subi.

Le droit à l'image prévaut sur la création artistique

Le juge de référé consacre un droit exclusif de la personne sur son image, qui prévaut sur le droit de l'artiste sur son oeuvre. Depuis une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2000, il est acquis que "l'atteinte au respect dû à la vie privée et l'atteinte au droit de chacun sur son image constituent des sources de préjudice distinctes, ouvrant droit à des réparations distinctes". En clair, un même comportement peut susciter une double réparation, sur la base du droit à l'image et sur celle du droit au respect de la vie privée. En l'espèce, le juge s'appuie d'ailleurs également sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantir ce droit au respect de la vie privée.

Dans l'affaire Virginie G., le juge prend en considération un certain nombre d'éléments pour déduire l'existence d'une atteinte au droit à l'image. Il envisage ainsi successivement la captation de l'image, puis sa diffusion.

La captation de l'image

Le juge commence par apprécier le contenu des photos litigieuses. Le juge fait observer qu'elles sont le plus souvent dénudées, que Virginie G. est même parfois présentée "embrassant un homme" ou "dans des ébats amoureux". Son visage est généralement parfaitement visible ce qui rend le modèle identifiable, d'autant que l'une des photos est accompagnée d'un titre qui mentionne son prénom et la désigne ainsi sans équivoque. Par cette appréciation du contenu des photos, le juge entre dans la subjectivité de l'intéressée. Photographiée nue par son compagnon, sur des clichés qui permettent de l'identifier, elle est en droit d'espérer que son image soit considérée comme un élément de sa personnalité, et protégée comme telle. A ce stade, le juge sanctionne la seule captation de l'image, qui suffit à engager la responsabilité de son auteur.

Blow Up. Michelangelo Antonioni. 1966
David Hemmings. Vanessa Redgrave

La diffusion de l'image

Le défendeur estime que Virginie G. a accepté la diffusion de son image. Il déduit ce consentement du fait qu'elle l'a accompagné en 2004 à la remise d'un prix, une de ces photos ayant été récompensée lors d'un concours de photographies. Le juge écarte le cliché de son raisonnement juridique, d'autant que c'est la seule qui représente la requérante habillée, "assise, vêtue d'une robe noire". Il ne cherche pas à savoir si cette présence à la remise du prix vaut ou non consentement. Il se borne à mentionner que toutes les autres photos ont été diffusées sur internet à l'insu de la principale intéressée. Aucun consentement n'a donc été obtenu, ni même sollicité.

Le seul cas dans lequel il est possible de se passer du consentement formel de l'intéressé est celui d'une personne célèbre, dès lors que son image est captée à l'occasion de ses activités publiques. Virginie V. n'est pas une personne célèbre, et ses photos dénudées n'ont évidemment rien à voir avec ses activités professionnelles. Dès lors, M. Juan F. a effectivement commis une violation du droit à l'image de Virginie G.

Il est vrai qu'il n'est pas tout à fait impossible d'invoquer la liberté d'expression pour justifier une atteinte au droit à l'image. La Cour européenne, en particulier, admet assez largement que l'image des personnes célèbres, même captée dans des circonstances privées, soit diffusée dans la presse, lorsque l'objet de cette diffusion est de participer à "un débat d'ordre général". Dans un arrêt, d'ailleurs très discutable, Van Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour considère ainsi que la diffusion de photos du prince Rainier de Monaco, prises à son insu dans un cadre privé, n'emporte pas violation de l'article 8 de la Convention, puisque le journal se borne à verser une pièce à un débat public portant sur la santé du prince.

En l'espèce, les photos de M. Juan F. ne participent à aucun débat public, et la liberté d'expression, même artistique ne saurait donc prévaloir sur le droit dont dispose Virginie G. sur son image. Le juge condamne donc le défendeur à verser 5000 € de dommages et intérêts à la victime, sachant qu'il avait déjà retiré les photos litigieuses des sites internet.

Les sites de vengeance

La solution, parfaitement équitable, ne doit pas cacher le nombre de situations comparables qui ne donnent pas lieu à contentieux, tout simplement parce que les victimes n'osent pas saisir le juge. On voit ainsi se développer aux Etats-Unis, et il en existe déjà dans notre pays, des sites de "vengeance" sur lesquels des hommes peuvent diffuser des photos "de charme" de leur ancienne compagne. Lorsque celle-ci proteste, elle est invitée à payer le site pour que les photos soient retirées, technique qui s'apparente au chantage pur et simple. Pour la première fois, vingt-cinq jeunes femmes ont déposé une plainte contre un site de ce type situé au Texas, et son hébergeur. La décision de justice sera certainement intéressante, car le juge texan, s'il veut garantir le droit à l'image de ces victimes, devra écarter la liberté d'expression, garantie par le Premier Amendement de la Constitution fédérale.

En tout état de cause, cette utilisation pour le moins perverse d'internet doit inciter chacun, et surtout chacune, à prendre quelques précautions. Les photos prises par un compagnon apportent souvent un plaisir narcissique, comme celles diffusées sur les réseaux sociaux. Mais demain ? N'est-il pas possible que quelqu'un utilise ces clichés à notre insu, pour nous nuire ? Une bonne question à se poser avant de sourire à l'objectif.

vendredi 1 février 2013

La Cour européenne au secours des gourous

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 31 janvier 2013, trois décisions qui sanctionnent le système juridique français pour manquement à la liberté de religion, garantie par l'article 9 de la Convention européenne.  Il est reproché au droit français de refuser aux mouvements sectaires un privilège fiscal accordé aux religions. Celles-ci, dès lors qu'elles ont une association cultuelle, bénéficient en effet d'une exonération pour les dons manuels effectués par les fidèles. 

Deux des requérants, l'association du temple pyramide et les Chevaliers du Lotus d'Or sont les éléments d'un ensemble plus connu sous le nom de secte du Mandarom. Jusqu'à leur dissolution en l'été 1995 pour renaître sous la forme d'une Religion universelle de l'unité des visages de Dieu, ils s'étaient donné pour mission ici-bas de construire à Castellane des temples destinés à devenir le lieu de culte d'une nouvelle religion, l'"Aumisme". Le troisième requérant est l'Eglise évangélique missionnaire, elle même issue de l'Eglise évangélique de Pentecôte de Besançon. Ces trois mouvements ont été qualifiés de mouvements sectaires par le rapport parlementaire Gest Guyard de décembre 1995.

Dans les trois cas, la Cour européenne sanctionne la pratique française de taxation d'office de ces dons manuels faits aux mouvements sectaires et contraint les autorités à rembourser plus de quatre millions d'euros à ces mouvements. L'énormité de la somme devrait d'ailleurs susciter la réflexion, si on la compare au faible nombre des adeptes de chacun des ces mouvements, environ 2000 pour le Mandarom et "entre 500 et 2000" pour l'Eglise évangélique (rapport Gest-Guyard).



Le précédent des Témoins de Jéhovah

La décision se présente comme la mise en oeuvre d'une jurisprudence inaugurée avec l'arrêt Association les Témoins de Jéhovah du 30 juin 2011. A l'époque, la Cour avait estimé que le redressement fiscal infligé aux Témoins de Jéhovah pour taxer les dons des fidèles constituait effectivement une ingérence dans la liberté de religion. Pour exercer son contrôle de proportionnalité, elle a tenu compte du montant considérable du redressement, plus de quatre millions d'euros, et du fait que disposition du code des impôts fondant ce dernier (art. 757 cgi) ne mentionnait pas formellement les associations parmi les personnes morales contraintes de déclarer ces libéralités. La Cour en a donc déduit que la créance de l'Etat était "imprévisible" et donc disproportionnée dans la mesure où elle a eu pour effet "de couper les ressources vitales de l'association, laquelle n'était plus en mesure d'assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte".

Les trois décisions du 31 janvier 2013 appliquent cette jurisprudence, de manière encore plus rigoureuse. Elles ne font plus allusion au montant du redressement, important ou non, mais se bornent à affirmer que l'article 757 cgi, tel qu'il était rédigé à l'époque des faits, contenait une menace "imprévisible" de redressement fiscal.

Par cette jurisprudence, la Cour écarte, sans d'ailleurs en examiner le bien-fondé, la pratique française qui vise à dissocier la secte de la religion, et qui permet ainsi une lutte globale contre les dérives sectaires.


Religion et mouvement sectaire

La Cour est manifestement inspirée par une conception anglo-saxonne de la liberté de religion, qui considère comme religion tout groupement qui se proclame comme telle. De fait, la notion de "dérive sectaire" ou de "mouvement sectaire" est tout simplement écartée par la Cour, comme si la religion était tout simplement une secte "qui a réussi". 

Le droit français raisonne très différemment. La loi About-Picard du 12 juin 2001 ne fait aucune référence à la dimension religieuse des groupements ou aux croyances qu'ils professent. Peu importe que les adeptes croient en un Dieu, un gourou, voire au Vajra Triomphant comme le Mandarom. Ce n'est pas la qualification de secte qui entraîne les condamnations pénales, ce sont les condamnations pénales qui entraînent la qualification de mouvement sectaire.

Les infractions pénales qui s'analysent comme des dérives sectaires peuvent être celles du droit commun, comme l'escroquerie ou l'abus de faiblesse. Mais la loi de 2001 créée aussi un délit spécifique de "manipulation mentale" qui se définit comme le fait de "créer, maintenir ou exploiter la sujétion psychologique d'autrui". Cet arsenal juridique a notamment permis la condamnation de l'Eglise de Scientologie pour escroquerie en bande organisée, car ce groupement vendait, fort cher, à ses adeptes, une mystérieuse machine baptisée "électromètre" censée leur permettre d'accéder à la sérénité en se libérant des éléments mentaux négatifs (CA Paris, 2 février 2012). 

Quant au statut fiscal, il est conditionné, en droit français, par la création d'associations cultuelles, qui ont exclusivement pour objet l'exercice d'un culte. Aux termes de la loi de 1905, les groupements qui constituent des associations cultuelles doivent avoir une activité qui ne porte pas atteinte à l'ordre public. A ce titre, leur création est soumise à autorisation préfectorale, et l'autorité publique vérifie que le groupement ne se livre à aucune activité illégale, notamment les infractions destinées à lutter contre les mouvements sectaires. C'est seulement une fois que l'association cultuelle est constituée que le groupement peut bénéficier de dons manuels exonérés d'impôt. 

Que va devenir la lutte contre les dérives sectaires ?

De toute évidence, la Cour ne considère pas que la lutte contre les dérives sectaires soit un objectif d'intérêt général de nature à justifier une ingérence dans la liberté de religion. On est évidemment surpris d'une telle décision qui fait bien peu de cas de l'autonomie des Etats en matière religieuse. Souvenons nous en effet, qu'il y quelques jours, le 15 janvier 2013, elle a rappelé que la question du port de signes religieux ostensibles relève de la compétence de l'Etat. 

Cette jurisprudence risque d'avoir des conséquences considérables dans le domaine de la lutte contre les dérives sectaires. Les autorités françaises ont en effet adopté un système de lutte globale, qui permet de poursuivre ce type de mouvement, aussi bien à travers les infractions de droit commun qu'il commet qu'à travers le contrôle de sa situation financière. Ce principe n'a d'ailleurs rien d'original. Les policiers américains ne sont-ils parvenus à faire condamner Al Capone pour fraude fiscale ? Plus près de nous, le droit interne, mais aussi différentes conventions internationales, appliquent le principe selon lequel la lutte contre le terrorisme ne peut être efficace que si elle s'accompagne d'une lutte contre son financement. 

Désormais, il convient de lutter contre les dérives sectaires, sans s'intéresser à leur financement, sans s'interroger sur le fait que des groupements de quelques centaines d'adeptes parviennent à leur extorquer des millions d'euros. Pour les encourager dans cette louable activité, il convient même de leur accorder un privilège fiscal. Nul doute que les gourous, les grands mamamouchis et autres escrocs vont pouvoir réciter quelques prières pour remercier la Cour européenne, et en profiter pour soutirer quelques euros supplémentaires à leurs adeptes. 

Cette perspective conduit à s'interroger sur les suites de cette décision. Les autorités françaises vont elles demander le renvoi devant la Grande Chambre ? En tout état de cause, la décision actuelle pose problème, et il faut peut être se souvenir qu'une décision de la Cour européenne s'impose aux Etats membres sur le fondement de la Convention qui en impose le respect. Au-dessus, se trouve encore la Constitution. 


mercredi 30 janvier 2013

Les Roms et le droit à l'instruction

Les discriminations à l'égard des Roms sont si fréquentes en Europe que la Cour européenne en est très régulièrement saisie. Dans une décision Horvath et Kiss c. Hongrie du 29 janvier 2013, elle se prononce sur la situation de deux jeunes hommes d'origine rom, nés respectivement en 1994 et 1992, qui ont été placés dans des écoles spéciales pour handicapés mentaux appelées en Hongrie "écoles primaires et professionnelles de rattrapage". A chaque fois, la décision d'un tel placement a été prise après avis d'un collège d'experts employés par l'administration, sur la base de tests de QI. 

Dans le cas de M. Horvath, ses parents ont été invités à signer l'expertise avant que le test ait eu lieu, dans celui de M. Kiss, sa famille s'est vainement opposée à son placement dans l'établissement spécialisé. Quoi qu'il en soit, à l'occasion d'un séjour dans un camp de vacances en 2005, ces deux jeunes élèves ont été soumis à de nouveaux tests, réalisés cette fois par des experts indépendants, qui ont conclu qu'aucun des deux n'était handicapé mental et qu'ils pouvaient donc poursuivre une scolarité normale. 

Les requérants ont donc saisi les tribunaux hongrois pour obtenir réparation du préjudice subi par ce placement dans des établissements qui ne leur permettaient pas de progresser au même rythme que les écoliers hongrois. Ils invoquaient à la fois une violation du principe d'égalité devant la loi sur l'enseignement public et une violation du principe de non-discrimination lié au diagnostic erroné des experts.

Robert Doisneau. Les Ecoliers de la rue Damesme. 1956.jpg

Observons d'emblée que la situation hongroise dépasse les cas particuliers des deux requérants. La Cour avait déjà été saisie d'un cas semblable, mais elle avait dû déclarer le recours irrecevable, les victimes n'ayant pas épuisé les voies de recours internes (CEDH 29 novembre 2010 Tibor Horvath et Geza Vadaszi). Observons aussi, hélas, que le traitement discriminatoire des Roms a déjà suscité des condamnations de la Slovéquie pour la stérilisation forcée des femmes (CEDH V.C. c. Slovaquie, 8 novembre 2011), ou de la Roumanie pour sa mauvaise volonté dans l'indemnisation de victimes de violences racistes (CEDH, 12 juin 2012, Koky et a. c. Roumanie). 

La discrimination dans le système scolaire n'est pas davantage inconnue de la Cour. Dans deux décisions Sampani et a. c. Grèce rendus en 2008 et 2012, elle sanctionne le système éducatif grec qui autorise des "classes-ghettos" uniquement réservées aux enfants roms. Pour la Cour, une telle pratique constitue une violation du droit à l'instruction (art. 2 du Protocole n°1) combinée avec une autre violation, celle du principe de non-discrimination. Son jugement est d'autant plus sévère qu'elle rappelle, dans la décision, la légèreté des "expertises" effectuées, qui visaient davantage à écarter des enfants du système scolaire qu'à favoriser leur adaptation. 

Ce fondement est exactement repris par la Cour dans sa décision Horvath c. Kiss. La Cour fait donc prévaloir l'égalité devant la loi et devant le service public de l'enseignement sur l'approche communautaire de l'enseignement. Ce refus total d'un service public à deux vitesses marque, une nouvelle fois, un rejet total d'une approche centrée sur la reconnaissance d'un hypothétique "droit à la différence" qui ne fait que créer des ghettos et renforcer les inégalités existantes. 



dimanche 27 janvier 2013

Twitter rappelé à l'ordre... juridique français

L'un des défis les plus immédiats de notre système juridique est sa capacité, ou son incapacité, à soumettre au droit interne les grandes entreprises de l'internet, Google et Twitter en particulier. Ces dernières se considèrent comme au-dessus du droit des Etats dans lesquelles elles opèrent et ne reconnaissent que celui qu'elles imposent à leurs utilisateurs par la voie contractuelle, le plus souvent d'origine américaine. On sait que Google a dû finalement accepter l'intervention de la CNIL, agissant au nom de l'ensemble des agences de contrôle de l'Union européenne. D'une manière ou d'une autre, l'entreprise va être obligée de tenir compte de la conception communautaire de la protection des données, elle-même héritée du droit français. 

Aujourd'hui, c'est au tour de Twitter d'être mis en cause, cette fois tout simplement par le juge des référés du TGI de Paris, dans une ordonnance du 24 janvier 2013. A l'origine, une plainte de deux associations, l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et "J'accuse, action internationale pour la justice " (AIPJ), qui dénoncent la diffusion sur le réseau social de messages à caractère antisémite, raciste ou négationniste. Bien entendu, ces messages étaient le plus souvent envoyés sous pseudonyme, ce qui rend difficile l'identification de son auteur. 

Liberté de l'information et loi française

Twitter a d'abord refusé de communiquer ces informations aux associations en invoquant une conception extrêmement large de la liberté de l'information. La firme s'appuie sur le Premier Amendement de la Constitution américaine, qui autorise la diffusion de toutes les opinions, y compris celles qui peuvent paraître choquantes ou provocatrices. La diffusion de propos antisémites n'est donc pas, en soi, pénalement répréhensible en droit américain. Ce libéralisme n'exclut pas cependant une action civile susceptible de rapporter des millions de dollars d'indemnisation aux associations qui estiment leur communauté injuriée ou diffamée. 

Le droit français se montre, quant à lui, nettement moins libéral. Au nom de certaines valeurs considérées comme supérieures à la liberté d'expression, il sanctionne pénalement l'injure ou la diffamation, lorsqu'elle est commise "envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". La peine prévue est de une année d'emprisonnement et 45 000 € (art. 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881). Dans tous les cas, les associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans et se proposant, par leurs statuts, de combattre le racisme et les discriminations peuvent assister les victimes et se porter partie civile.

René Magritte. La promesse. 1950

En l'espèce, les associations requérantes contestent le contenu de messages en langue française diffusés essentiellement dans notre pays. Twitter considère, de son côté, qu'une entreprise de droit californien établie à San Francisco ne saurait rendre des comptes qu'à un juge californien. S'il existe bien une filiale française, Twitter estime qu'elle n'a qu'un rôle de promotion commerciale, et ne maîtrise en aucun cas les contenus diffusés sur le réseau social. Le juge des référés a rejeté cet argument : "Les utilisateurs dont l'identification est recherchée sont justiciables de la loi pénale française (...), l'infraction étant réputée commise sur le territoire de la République, dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire". Pour le juge, la société de droit américain elle-même ne saurait soustraire aux lois de police et de sûreté applicables à l'activité qu'elle déploie en France.

En conséquence, le juge ordonne à la société Twitter Inc. de communiquer aux associations demanderesses les données en sa possession de nature à permettre l'identification des auteurs d'infractions. Cette communication doit intervenir dans les quinze jours après la décision, sous astreinte de 1000 € par jour de retard, passé ce délai.

Un dispositif de signalement des contenus illicites

Le juge des référés ne se limite pas à ordonner, de manière ponctuelle, la communication des données d'identification. Il exige également la mise en place d'un dispositif permanent de signalement des contenus illicites, au regard du droit français. Cette fois, il s'appuie l'article 6-I-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, qui autorise l'autorité judiciaire à "prescrire toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication en ligne". Dans le cadre de sa plate-forme française, Twitter doit prévoir un "dispositif facilement accessible et visible"permettant à toute personne de porter à sa connaissance des contenus illicites, notamment ceux constituant une apologie de crime contre l'humanité ou une incitation à la haine raciale.

Une régionalisation juridique

Cette décision s'inscrit dans une tentative, d'ailleurs largement partagée dans les pays de l'UE, de soumettre les réseaux sociaux au droit des Etats. Cette régionalisation juridique de Twitter est déjà commencée, et on sait que l'entreprise américaine a dû prendre des mesures pour empêcher la diffusion en Allemagne de messages néo-nazis. De tels messages peuvent donc être envoyés, mais ils ne peuvent être lus que dans les pays où ils sont licites. Même aux Etats-Unis, Twitter a dû se soumettre aux demandes d'un juge new-yorkais qui, le 30 juin 2012, lui demandait la communication de "tweets" envoyés par un manifestant d'Occupy Wall Street. Là encore, la firme avait finalement renoncé à sa conception extensive du secret de la vie privé et s'était soumise aux injonctions de la Cour.

Quoi que l'entreprise en dise, Twitter n'est pas uniquement soumise au droit contractuel qu'elle a élaboré et que l'internaute accepte par un simple clic, sans même en avoir pris connaissance. Les autorités judiciaires sont actuellement en train de trouver les moyens de soumettre Twitter au droit de l'Etat, de rétablir ainsi l'égalité devant la loi et l'efficacité du droit territorial de diffusion.