« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
Vous souvenez-vous de Zoé Shepard ? Elle avait fait beaucoup rire en 2010, avec son pamphlet "Absolument dé-bor-dée, ou le paradoxe du fonctionnaire" racontant la vie quotidienne dans une mairie imaginaire, et joyeusement sous-titré : "Comment faire trente-cinq heures en un mois". Derrière le pseudonyme de Zoé Sheppard se cache une jeune fonctionnaire territoriale, à la plume alerte, chargée de mission au Conseil régional d'Aquitaine. Le succès du livre, plus de 400 000 exemplaires vendus, a cependant dépassé les espérances de son auteur, qui a été reconnue, et hélas dénoncée par l'un de ses collègues.
Ses supérieurs hiérarchiques, décidément dépourvus d'humour, engagent une procédure de sanction disciplinaire pour manquement au devoir de réserve et à l'obligation de discrétion. La fonctionnaire est condamnée par le conseil de discipline, en août 2010, à dix mois de suspension, dont six avec sursis. Dans une décision du 31 décembre 2012, le tribunal administratif de Bordeaux refuse d'annuler cette sanction. Pour le moment, cette décision n'est accessible nulle part, mais on sait que le rapporteur public avait estimé la sanction proportionnée à l'outrage, puisque l'ouvrage contenait "une charge dénuée de toute mesure", dans lequel "l'intérêt général apparaît comme un concept illusoire".
Devoir de réserve et obligation de discrétion
La décision, dont on espère qu'elle sera frappée d'appel, confirme ce que l'on savait déjà. Les fonctionnaires ne disposent pas d'une liberté d'expression aussi étendue que le reste de la population. Le devoir de réserve contraint tout agent public à faire preuve de mesure dans son expression à l'égard des administrés et du service dans lequel il est employé. Il pèse avec une intensité variable selon les agents, et s'impose de manière plus rigoureuse aux personnels d'encadrement qu'aux employés subalternes. L'obligation de discrétion concerne, quant à elle, les documents et les informations dont l'agent a connaissance dans ses fonctions, sauf s'ils sont communicables aux administrés sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs.
Pseudonyme et liberté d'expression
La sanction qui vise Zoé Sheppard peut sembler particulièrement sévère. On songe qu'aux Etats Unis, sa sanction serait évaluée au regard du Premier Amendement qui garantit de manière très rigoureuse la liberté d'expression. Sa liberté d'expression serait peut-être considérée comme plus importante que son devoir d'obéissance hiérarchique.
En droit français, Zoé Shepard a commis une faute professionnelle. Le fait qu'elle ait situé l'action de son livre dans un service imaginaire ne suffit pas à l'exonérer de sa responsabilité, dès lors que certains de ses collègues s'étaient reconnus dans son pamphlet. Surtout, et c'est sans doute, le plus important, le fait de publier sous pseudonyme ne l'exonère pas davantage. Dans ce cas, le pouvoir hiérarchique, qui impose la confidentialité des informations relatives au service et la réserve à son égard, l'emporte clairement sur la liberté d'expression.
Sur ce plan, cette jurisprudence n'est pas nouvelle. Dans une décision du 10 juillet 1996, la Cour administrative d'appel avait déjà admis la légalité de la sanction prise à l'égard d'un agent du fisc qui avait publié, sous pseudonyme, un ouvrage mettant en cause le fonctionnement des services fiscaux. Cette jurisprudence s'applique à tous les supports de l'expression, et on a vu récemment deux magistrats poursuivis pour avoir "tweeté", sous pseudonyme, pendant un procès d'assises.
Comment résoudre le conflit de normes ?
Cette dernière affaire permet peut être de prendre conscience de la méthode bien peu nuancée que le droit positif utilise pour résoudre le conflit entre la liberté d'expression et le devoir de réserve. Car le fonctionnaire peut choisir d'utiliser un pseudonyme pour des motifs très diversifiés.
Dans certains cas, on l'a vu sur les réseaux sociaux, le pseudonyme est utilisé pour échanger des plaisanteries de potache bien à l'abri derrière son pseudo, se moquer du Président trop rigide ou du témoin maladroit. Tout cela n'est pas bien méchant, mais faut-il, dans ce cas, faire prévaloir la liberté d'expression sur les devoirs qui sont ceux du fonctionnaire ? Dans le cas des magistrats de Tweeter, ce n'est pas tant le contenu de leurs propos qui leur est reproché que le fait qu'ils aient utilisé le réseau social pour se distraire, pendant un procès. L'accusé avait en effet le droit d'être jugé par des magistrats attentifs. Ce n'est donc pas tant le manquement à l'obligation de réserve qui est invoqué que la faute professionnelle de nature à semer un doute sur la sérénité de la justice.
Dans d'autres cas, comme celui de Zoé Shépard, le pseudonyme est utilisé pour porter à la connaissance du public certains dysfonctionnements, notamment lorsque la voie hiérarchique a échoué. "Absolument dé-bor-dée" utilise le mode pamphlétaire, une des traditions du journalisme français, pour dénoncer des abus bien connus dans les administrations territoriales. Sur ce plan, le livre n'est certainement pas inutile, et ses supérieurs hiérarchiques auraient sans doute été mieux inspirés en lui proposant une mission sur la réforme des services. Cette utilisation médiatique du pseudonyme est assez fréquente, et l'on se souvient de la grosse colère de l'Elysée, lorsque quelques officiers réunis sous le nom de "Surcouf", avaient publié, en juin 2008 dans le Figaro, un article critiquant le "Livre Blanc" de la défense. Le pseudonyme avait alors permis de faire en sorte que la "Grande Muette"... ne le soit plus.
Dans cette seconde hypothèse, le pseudonyme permet de faire connaître à l'opinion publique tel ou tel dysfonctionnement, et d'engager un débat sur les moyens d'y remédier. Sur ce point, la jurisprudence pourrait peut être s'inspirer de celle de la Cour européenne en matière de liberté de presse. Elle considère, en effet, que la liberté de presse doit l'emporter sur la vie privée des personnes, dès que l'article contesté apporte une "contribution à l'intérêt général". Ne pourrait-on, sur ce modèle, estimer que la liberté d'expression sous pseudonyme doit l'emporter sur l'obligation de réserve, dès que l'auteur contribue à un débat d'intérêt général ?
En tout cas, l'affaire Zoé Shépard montre que la protection du pseudonyme n'est jamais absolue. Elle peut céder devant l'enquête pénale, mais aussi, on l'a vu, la simple jalousie ou animosité des collègues. Le pseudonyme n'offre donc qu'un anonymat temporaire et fragile. Il faut s'en souvenir avant d'écrire un pamphlet, ou un tweet.
Les questions parlementaires permettent quelquefois de mesurer avec précision l'efficacité de certaines politiques publiques. Le 25 décembre 2012, le Journal officiel a publié la réponse à une question écrite posée le 14 août 2012 par Marie-Christine Dalloz. Ce député UMP du Jura demandait en effet au ministre de la justice de "dresser un état des lieux de la lutte contre le téléchargement illégal et notamment de lui indiquer le nombre de dossiers renvoyés devant la justice".
Si on considère cet ensemble législatif au regard de ses objectifs, il n'a rien de particulièrement choquant. N'est-il pas indispensable d'envisager une protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet et de lutter contre un pillage généralisé qui porte atteinte aux droits des créateurs ? Il s'agit, en effet, d'appliquer à internet un dispositif répressif de lutte contre la contrefaçon, qui existe déjà dans le droit positif.
La réponse graduée
Si l'objectif général ne suscite guère de contestation, les modalités de mise en oeuvre des poursuites pénales sont beaucoup plus discutées. Elles reposent sur l'intervention de la Haute autorité pour la protection des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI) chargée d'assurer une "réponse graduée". Lorsqu'un téléchargement illégal est constaté, le plus souvent par les victimes, la Haute Autorité envoie d'abord un message électronique appelé "recommandation". En cas de récidive dans un délai de six mois, le contrevenant reçoit un second avertissement, cette fois par lettre recommandée. Enfin, un nouveau manquement dans un délai d'un an suivant l'envoi de cette seconde "recommandation" suscitera une nouvelle lettre, préalable à un éventuel transfert du dossier au parquet. Le titulaire de l'accès à internet par lequel les téléchargements illégaux ont été effectués risque alors d'être condamné pour "négligence caractérisée". Cette négligence, constitutive d'une contravention, est constituée, soit lorsqu'il n'a pas mis en place un moyen de sécurisation de son accès à internet, soit lorsqu'il a manqué de diligence dans la mise en oeuvre de ce moyen.
Observons que cette saisine du juge pénal est, en soit, un progrès par rapport à la procédure initiale, organisée par un législateur bien peu soucieux de la séparation des pouvoirs. Il avait alors prévu de conférer à Hadopi la compétence pour suspendre l'abonnement internet du contrevenant, procédure que le Conseil constitutionnel a sanctionné dans sa décision du 13 juin 2009. Pour le juge constitutionnel, cette sanction portaient une atteinte excessive à la liberté d'expression sur internet, dans la mesure où elle n'était pas prononcée par un juge, mais par une autorité administrative, même indépendante. Le décret du 26 juillet 2010 est donc venir rendre au juge pénal l'exclusivité du pouvoir de sanction.
Cette modification de la compétence n'a cependant pas résolu le problème de l'inefficacité de la sanction pénale, parfaitement mise en lumière par la réponse ministérielle du 25 décembre 2012. Elle mentionne que, depuis sa création en 2010, la Hadopi a adressé 1 150 000 premières "recommandations", et 100 000 seconds avertissements. Actuellement, 340 dossiers sont en troisième phase, c'est à dire qu'une seconde lettre recommandée doit être envoyée aux intéressés, et 14 procédures ont été transmises au parquet.
Sur ces 14 procédures, trois ont fait l'objet de décisions judiciaires définitives : une relaxe, deux condamnations, dont une assortie d'une dispense de peine, et l'autre condamnant le contrevenant à une amende de 150 €.
Michel Robic. Livres des pirates. L'Herne. 1964
L'échec de la sanction pénale
Bien entendu, les chiffres peuvent toujours être interprétés à l'avantage de celui qui les invoque. La Hadopi, qui se bat pour son existence, ne manque pas d'affirmer que le dispositif repose sur la dissuasion. Les internautes, effrayés par la première "recommandation", renonceraient immédiatement à tout téléchargement illicite, rendant inutile toute poursuite pénale.
De leur côté, les pénalistes insistent sur l'ambiguité de l'incrimination. Comment définir cette "négligence caractérisée" et les "moyens de sécurisation d'internet"? Faut-il que le titulaire de l'abonnement enferme son ordinateur dans un placard pour s'assurer qu'il ne sera pas utilisé par un tiers ? La première, et la seule réelle condamnation, prononcée par le tribunal de Belfort en septembre 2012, vise un internaute convaincu d'avoir téléchargé deux chansons de Rihanna, ce qui relève sans doute du droit pénal. Son ex-épouse, divorcée depuis les faits, a reconnu avoir effectué ces téléchargements, mais son témoignage n'a pas empêché la condamnation de son ex-mari, puisqu'il était le titulaire de l'abonnement à internet et qu'il avait négligé de sécuriser son accès.
Cette affaire illustre parfaitement le problème essentiel de cette infraction, qui repose sur une présomption de culpabilité. Certes, le Conseil constitutionnel a admis cette possibilité de présomption de culpabilité, dans sa décision du 16 juin 1999, à la condition toutefois que les "faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité", et que les droits de la défense sont respectés. En l'espèce, la "négligence caractérisée" de l'abonné résidait donc le fait qu'il n'avait pas su empêcher son épouse de procéder aux téléchargements fautifs. On imagine que les juges doivent hésiter avant de prononcer de telles condamnations, car l'élément moral de l'infraction fait cruellement défaut. L'internaute avait il vraiment conscience de commettre une infraction, en laissant son épouse utiliser librement son ordinateur ?
La conclusion s'impose. Le dispositif pénal de lutte contre les téléchargements illégaux ne fonctionne pas. La Hadopi dispose d'un budget qui a été réduit à neuf millions d'euros pour 2013, après s'être élevé à onze millions d'euros en 2012. Elle envoie des lettres, fait une politique de sensibilisation des internautes, mais sa mission se heurte très rapidement à l'ineffectivité de la sanction pénale. Il serait peut être possible d'économiser les deniers publics et de réfléchir à d'autres instruments juridiques et judiciaires.
À New York, lors d’un banquet, le 25 septembre 1880,
le célèbre journaliste John Swinton se fâche quand on propose de boire un toast
à la liberté de la presse :
« Il n’existe pas, à ce jour, en Amérique, de presse libre
et indépendante. Vous le savez aussi bien que moi. Pas un seul parmi vous n’ose
écrire ses opinions honnêtes et vous savez très bien que si vous le faites,
elles ne seront pas publiées. On me paye un salaire pour que je ne publie pas
mes opinions et nous savons tous que si nous nous aventurions à le faire, nous
nous retrouverions à la rue illico. Le travail du journaliste est la
destruction de la vérité, le mensonge patent, la perversion des faits et la
manipulation de l’opinion au service des Puissances de l’Argent. Nous sommes
les outils obéissants des Puissants et des Riches qui tirent les ficelles dans
les coulisses. Nos talents, nos facultés et nos vies appartiennent à ces
hommes. Nous sommes des prostituées de l’intellect. Tout cela, vous le savez
aussi bien que moi ! »
La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 13 décembre 2012 un arrêt El Masri c. Ex-République yougoslave de Macédoine particulièrement remarqué. La Cour s'y montre très ferme à l'égard de ce pays, qui a participé activement aux "remises extraordinaires" ("Extraordinary Renditions"). Après le 11 Septembre, les Etats Unis se déclaraient en guerre contre le terrorisme, invoquaient le GWAT (Great War against Terrorism), puis le GWOT (Global War on Terror), et faisaient pression sur leurs alliés pour qu'ils remettent secrètement à la CIA des personnes suspectées d'avoir participé à des activités terroristes. Les services américains les conduisaient alors dans des lieux de détention secrets, zones de non-droit où il était possible de torturer et de prolonger l'enfermement de ces personnes qu'aucun système juridique ne protégeait plus.
Dans sa décision Babar Ahmad et a. c. Royaume-Uni du 6 juillet 2010, la Cour définit la notion de "remise extraordinaire" comme désignant le "transfert extrajudiciaire d'une personne de la juridiction ou du territoire d'un Etat à ceux d'un autre Etat, à des fins de détention et d'interrogatoire en dehors du système juridique ordinaire, la mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements inhumains ou dégradants".
Un cas emblématique
La Macédoine a fait partie de ces Etats sollicités par les Etats Unis pour participer à cette entreprise de sous-traitance, ou plutôt de délocalisation de la torture et de l'internement arbitraire. Dans un rapport de 2006 effectué précisément à la demande du Conseil de l'Europe, le suisse Dick Marty mentionnait parmi les pays européens participants la Pologne et la Roumanie, mais aussi la Macédoine. M. El Masri, le requérant de l'arrêt du 13 décembre 2012 avait alors été entendu par la Commission d'enquête.
M. El Masri, citoyen allemand d'origine libanaise, s'est rendu en autocar de son domicile près de Neu Ulm à Skopje, en Macédoine, dans les derniers jours de l'année 2003. Il souhaite alors prendre quelques jours de vacances. A la frontière serbo-macédonienne, il est arrêté, au motif que son passeport présenterait des irrégularités, interrogé par la police puis transféré et détenu dans un hôtel de Skopje. Questionné sans relâche sur ses liens éventuels avec des terroristes islamistes, il se voit refuser tout contact avec l'ambassade d'Allemagne. Après vingt trois jours de détention, il est conduit à l'aéroport, subit ce que la CIA elle même qualifie de "Capture Shock Treatment", mélange de violence et d'humiliation, et embarqué dans un avion pour Kaboul. Une fois arrivé, il est roué de coups, jeté dans une cellule ou il est détenu durant quatre mois et subit bon nombre d'interrogatoires. En mars 2004, M. El Masri et plusieurs de ses co-détenus entament une grève de la faim. Après un mois, le requérant est alimenté de force, mais il peut enfin rencontrer des représentants des services américains et allemands. En mai 2004, M. El Masri est remis dans un avion qui atterrit dans un lieu inconnu, puis embarqué dans un camion qui le laisse en pleine campagne. Pris en charge par des hommes armés, il apprend qu'il est en Albanie. Accompagné à l'aéroport de Tirana, il est enfin remis dans un avion pour Francfort.
Yves Montand. Casse têtes
La recherche d'un juge
La question posée n'est pas celle de la réalité du calvaire subi par monsieur El Masri, dont le témoignage a été corroboré par de multiples éléments, considéré comme parfaitement fondé aussi bien par le rapport Marty que par la résolution du Parlement européen du 30 janvier 2007, qui fait expressément référence à son cas, que par un rapport diligenté par une commission d'enquête parlementaire du Bundestag allemand. Le problème posé est plutôt celui du juge compétent pour condamner les responsables et indemniser la victime.
Le requérant, rentré en Allemagne, commence par saisir la justice allemande qui a émis, en janvier 2007, des mandats d'arrêt à l'encontre de treize agents de la CIA, dont les noms ne furent pas rendus publics. Le juge allemand, certainement de bonne volonté, s'est heurté à une farouche rétention d'information et un refus de toute coopération, tant de la part des autorités macédoniennes qu'américaines.
Assisté par l'American Civil Liberties Union (ACLU), le requérant a, en décembre 2005, déposé une plainte aux Etats Unis contre l'ancien directeur de la CIA et des agents non identifiés de son personnel. Elle fut rejetée au nom du secret d'Etat qui, selon le juge américain, doit primer sur l'intérêt individuel du requérant à ce que justice lui soit rendue. La Cour Suprême a confirmé cette décision en octobre 2007, refusant l'examen de l'affaire.
Restait la Macédoine, dont une première enquête administrative menée par le ministère de l'intérieur concluait que M. El Masri avait séjourné durant trois semaines dans un hôtel de Skopje, et qu'il avait passé d'excellentes vacances... La plainte pénale déposée en octobre 2008, et accompagnée de tous les éléments de preuve réunis notamment par le rapport Marty, a été déclarée sans fondement par le procureur de Skopje, dès décembre 2008. Un examen pour le moins rapide.
Face à ce qui ressemble fort à un déni de justice, la Cour européenne va introduire un peu de souplesse, voire accepter quelques entorses aux principes généraux gouvernant son contrôle. Puisque seule la Macédoine peut être condamnée, elle va s'efforcer d'aplanir les obstacles procéduraux, et la rendre responsable de l'ensemble des mauvais traitements infligés au requérant.
Aplanir les obstacles procéduraux
La règle de l'épuisement des voies de recours internes donne lieu à une interprétation compréhensive. La Cour constate ainsi que quatre années se sont écoulées entre la libération du requérant, et la saisine de la justice macédonienne. Mais ce délai s'explique par le contexte de l'affaire, les "démentis" et "dénégations" persistantes des Etats concernés, qu'elle considère comme la mise en oeuvre d'une véritable "politique de dissimulation". Il était donc logique que le requérant attende de disposer d'éléments de preuve suffisants pour saisir le juge macédonien.
La Cour se montre d'une égale souplesse en matière de preuve. Faisant observer que l'Etat défendeur nie toute implication dans l'affaire, elle autorise le requérant à fournir toutes les pièces utiles, qu'elles proviennent des différentes enquêtes internationales, des investigations menées par les autorités allemandes, voire des câbles diplomatiques diffusés sur Wikileaks. A partir de ces éléments, la Cour procède à un renversement de la charge de la preuve : dès lors que le requérant fournit des éléments sérieux à l'appui de sa requête, les autorités macédoniennes ne peuvent se borner à opposer le secret d'Etat. Elles doivent "fournir une explication plausible et satisfaisante" des évènements qui se sont déroulés lorsque M. El Masri était en Macédoine. Dès lors que ces explications font défaut, la Cour en déduit que les allégations du requérant sont établies, "au-delà du doute raisonnable".
Dès lors, la Cour peut utiliser tous les éléments de preuve apportés par le requérant, et elle ne s'en prive pas. Elle condamne très lourdement la Macédoine pour traitements inhumains et dégradants (art. 3), à la fois ceux subis par M. El Masri sur le territoire macédoniens, mais aussi pour le risque de torture encouru par sa remise à la CIA. Les autorités macédoniennes ont également violé l'article 5 de la Convention européenne, puisque la détention du requérant n'a pas été décidée ni contrôlée par un juge, l'article 8 car il y a eu une ingérence évidente dans sa vie privée, et l'article 13 puisque ses griefs n'ont jamais donné lieu à une enquête sérieuse des autorités macédoniennes. In fine, la Macédoine est condamnée à verser au requérant 60 000 € pour dommage moral, somme relativement ridicule si l'on considère le calvaire que le requérant à subi.
Et le cerveau de l'affaire ?
Dans sa note sous cette décision (RDH), Nicolas Hervieu est évidemment fondé à se réjouir de cette sévérité de la Cour et d'observer que cette jurisprudence conduit presque à reconnaître un "droit à la vérité" dont seraient titulaires les victimes de ces exactions. Force est de constater cependant que la Macédoine est, comme il le note justement, un "Etat complice". Considérer qu'elle est coupable des mauvais traitements infligés à Kaboul au requérant parce qu'elle a accepté de le livrer à la CIA relève d'une fiction juridique, une fiction louable puisqu'il s'agit de réparer le dommage qu'il a subi, mais une fictions tout de même. Les coupables principaux doivent être recherchés ailleurs, aux Etats Unis, pays qui, comme la Macédoine, refuse absolument de lever le secret sur ces affaires.
Mais les Etats Unis restent drapés dans leur splendide isolement juridique. Il ne peuvent évidemment pas être poursuivis devant la Cour européenne des droits de l'homme. Leurs agents ne peuvent pas davantage être poursuivis devant la Cour pénale internationale, puisque ce pays a retiré sa signature de la Convention de Rome. Certes, les autorités macédoniennes méritaient la condamnation qui les frappe, mais il n'en demeure pas moins qu'elles apparaissent comme le maillon faible, le sous traitant qui assume l'intégralité d'une responsabilité qui devrait incomber largement au donneur d'ordre.
Les Etats Unis n'ont pas la même conception des droits de l'homme que les Européens, on le sait. Récemment, la tuerie de Newtown a suscité une remise en cause très partielle du droit de porter des armes, limitée aux milieux libéraux. Mais elle a provoqué aussi, il faut bien le reconnaître, un accroissement sans précédent de la vente d'armes. De nombreux Américains ont demandé un fusil d'assaut au Père Noël, et l'ont effectivement trouvé au pied du sapin.
Cette violence de la société américaine est particulièrement illustrée par le maintien de la peine de mort dans l'ordre juridique. Elle peut punir les crimes fédéraux, mais aussi figurer dans le code pénal des Etats fédérés. Pour le moment, seuls dix-sept Etats sur cinquante ont aboli la peine de mort (le dernier en date étant le Connecticut en 2012), et vingt-neuf n'ont exécuté personne depuis au moins cinq ans. Dans ce domaine, un récent rapport publié par le Death Penalty Information Center donne, peut-être, quelques raisons d'espérer une évolution lente vers l'abolition.
Une stabilisation de la baisse
Les chiffres sont relativement encourageants. Le rapport montre une tendance durable à la diminution, avec 43 exécutions en 2012, comme en 2011. On assiste à une stabilisation de la baisse, si l'on considère qu'il y avait encore 85 exécutions en l'an 2000. Le nombre de personnes détenues dans le couloir de la mort est passé de 3222 à 3170, réduction peu sensible mais réelle, sachant qu'elles étaient 3670 en l'an 2000. Quant aux condamnations, elles ont connu une augmentation relativement marginale (de 76 à 78), mais qui n'entrave pas un mouvement général de baisse (224 condamnations en l'an 2000 et 315 en 1996).
Ces chiffres sont encourageants, mais ils marquent davantage une stabilisation dans la baisse qu'un mouvement clairement affirmé vers l'abolition, comme s'il était impossible de faire mieux.
Plantu
Le Vieux Sud farouchement attaché à la peine de mort
Cette situation s'explique largement par les disparités entre Etats. Le rapport montre que les trois-quarts des exécutions de 2012 ont eu lieu dans quatre Etats : le Texas, l'Oklahoma, le Mississipi et l'Arizona. 65 % des condamnations sont intervenues au Texas, en Floride, en Californie et en Alabama. On le voit, les Etats du Sud restent farouchement attachés à la peine de mort, et leur population ne semble pas la remettre en cause. La baisse des statistiques provient donc des autres Etats, qui semblent s'orienter vers des moratoires, voire l'abolition. Les chiffres ne révèlent donc pas une tendance générale abolitionniste, mais bien davantage un clivage très affirmé entre le Nord et le Sud.
Verra t on une évolution dans les années qui viennent ? Peut être, car les études d'opinion, notamment celle effectuée par le Public Religion Research Institute montrent que les Américains sont désormais divisés en deux blocs à peu près égaux. A la question portant sur la peine la mieux appropriée pour punir leur meurtre, 47 % se prononcent pour la prison à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, et 46 % pour la peine de mort. Sans doute sont-ils troublés par d'autres études, et notamment celle menée par John Donohue, de Stanford University, qui montrent que les accusés issus d'une minorité visible poursuivis pour avoir tué un blanc ont trois fois plus de risque d'être condamnés à mort que les accusés blancs dont la victime est blanche.
La peine de mort coûte trop cher
Peut-être, mais peut-être pas. Car on voit aussi apparaître un autre argument, plus surprenant, en faveur de l'abolition. La peine de mort est, en effet, très coûteuse pour les Etats qui la maintiennent dans leur ordre juridique. Le Death Penalty Information Center, toujours lui, a publié, en 2009, le rapport "Smart on Crime : Reconsidering the Death Penalty in a Time of Economic Crisis". Il montre qu'un condamné à mort passe en moyenne quinze à vingt ans dans le couloir de la mort, pour un coût qui s'élève à environ trois millions de dollars par ans. En comparaison, un condamné à perpétuité ne "coûte" qu'un million de dollars.
La peine de mort pourrait peut être, un jour, être définitivement abolie aux Etats Unis, non pas parce qu'elle constitue une violation du droit à la vie, non pas parce qu'elle rend irrémédiables les erreurs judiciaires particulièrement nombreuses dans ce pays, mais tout simplement parce qu'elle coûte trop cher. "Appuyons nous sur les mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins", disait Vauvenargues.
La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) est actuellement au coeur du débat public. Elle a eu l'outrecuidance de rejeter le compte de campagne de Nicolas Sarkozy, décision qui suscite l'irritation de l'UMP. Sur ce point, la Commission peut d'ailleurs se vanter d'être parvenue à réaliser le consensus au sein de ce parti, ce qui n'est pas un mince succès par les temps qui courent.
Quelles sont donc les accusations formulées à l'égard de cette malheureuse autorité administrative indépendante (AAI) ? On s'en doute, elle est justement accusée de ne pas être indépendante, et c'est précisément ce point qu'il convient d'éclaircir.
La qualification d'AAI
Le terme d'"autorité administrative indépendante" trouve son origine dans la loi du 6 janvier 1978, pour qualifier la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Depuis, cette date, la formule a connu une immense succès, au point d'investir les secteurs les plus divers, du CSA à Hadopi, en passant par la Commission de prévention et de lutte contre le dopage, sans oublier le Défenseur des droits, et, bien entendu, la CNCCFP. La loi du 15 janvier 1990 qui a créé cette dernière, ne l'avait pas expressément qualifiée d'autorité administrative indépendante. Cette qualification est venue a posteriori, d'abord dans le rapport du Conseil d'Etat de 2001, qui fait figurer la CNCCFP dans la liste qu'il établit des autorités administratives indépendantes. L'ordonnance du 8 décembre 2003 portant simplification administrative en matière électorale est ensuite venue entériner ce choix.
Composition
Dans tous les cas, l'indépendance de l'autorité est garantie par un statut qui la place en dehors de la hiérarchie administrative traditionnelle. C'est bien le cas de la CNCCFP, qui ne reçoit aucune injonction du gouvernement. S'ils sont nommés par décret du Premier ministre, ses neuf membres ne sont pas pour autant désignés par l'Exécutif. Trois sont membres (ou membres honoraires) du Conseil d'Etat, désignés sur proposition du vice président du Conseil d'Etat, après avis du bureau. Trois sont membres (ou membres honoraires) de la Cour de cassation, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis du bureau. Trois enfin sont membres (ou membres honoraires) de la Cour des comptes, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis des présidents de Chambre (art. L 52-14 c. élec.).
L'actuelle composition de la Commission montre que ses membres sont nés entre 1931 et 1942, qu'ils ne semblent pas avoir faire de carrière politique, ni avoir d'ambition à court terme dans ce domaine. Désignés pour un mandat de cinq ans, ils ont été nommés en 2010, par un décret signé de M. François Fillon. Dans ces conditions, les critiques fondées sur le soutien indéfectible de la Commission à l'administration socialiste ont quelque chose de comique.
Les saisines
Il est vrai que la Commission avait été saisie par le Parti Socialiste, avant même le scrutin présidentiel. Le 29 novembre 2011, Daniel Vaillant et le député Pascal Terrasse avaient, en effet, déposé un recours pour alerter la CNCCFP sur le financement de certaines activités du Président Sarkozy, considérées comme purement électorales. En février 2012, ils ont précisé leur démarche, en contestant les déplacements du Président en exercice à Toulon (1er décembre 2011), Lavaur (7 février 2012) et à la centrale de Fessenheim (9 février 2012). La Commission est en effet compétente pour apprécier si ces déplacements avaient une visée électorale, et visaient notamment à "exposer les éléments d'un programme de futur candidat". C'est exactement ce qu'elle vient de faire, en réintégrant dans le compte de campagne de Nicolas Sarkozy certains déplacements effectués par le "candidat présumé". De fait, le plafond de 22, 509 millions d'euros fixé pour l'élection de 2012 se trouve dépassé, et le CNCCFP est fondé à demander le remboursement de la différence.
Visite pas du tout électorale de Nicolas Sarkozy à Fessenheim
Le 9 février 2012, voyage officiel avant sa déclaration de candidature
Le CSA s'était livré à une appréciation comparable, lorsque, dans une recommandation du 30 novembre 2011, il a réintégré le temps de parole du "candidat présumé" dans celui du "candidat déclaré", tenant compte ainsi de l'utilisation des médias par Nicolas Sarkozy à des fins électorales, alors qu'il n'avait pas encore officiellement fait acte de candidature. Dès lors que le CSA avait admis la réintégration des interventions électorales du Président exercice dans son temps de parole de candidat, il n'était tout de même pas absurde de demander à la CNCCFP de se livrer à une analyse identique, cette fois sur le plan des dépenses électorales.
A l'époque, l'UMP semblait d'ailleurs avoir grande confiance dans la CNCCFP. Son secrétaire national en charge de la communication, Franck Riester, a en effet saisi la Commission, en novembre 2011, "afin de déterminer, si dans le cadre des primaires socialistes, les dépenses engagées par les chaînes de télévision et de radio doivent, ou non, être intégrées dans le compte de campagne du candidat socialiste".
Le recours de l'UMP n'a pas abouti, contrairement à celui du PS. C'est d'ailleurs parfaitement logique, car ce n'est pas le PS qui décidait de la couverture médiatique de ses primaires, alors que c'est bien le "candidat présumé" qui décidait de ses déplacements électoraux. Autrement dit, le candidat de droite était ordonnateur de sa dépense, alors que celui de gauche ne l'était pas.
Le recours
Bien entendu, la CNCCFP, comme toutes les autorités indépendantes, prend des décisions qui peuvent faire l'objet d'un contrôle contentieux. Dans le cas particulier de l'élection présidentielle, la loi organique du 5 avril 2006, qui ne fut pas votée par la gauche, prévoit que le recours contre une décision de refus de validation du compte de campagne est examiné par le Conseil constitutionnel.
Celui-ci est saisi, dans le délai d'un mois après la décision de la Commission. Contrairement à ce qu'affirme l'UMP dans les médias, ce n'est le parti qui fait le recours, mais le "candidat concerné" (art. 3 de la loi de 2006). Nicolas Sarkozy va donc saisir le Conseil constitutionnel, dont il est membre. La situation pourrait faire rire. Alors que l'UMP est intarissable sur la malheureuse autorité indépendante considérée comme un suppôt du PS, cette même UMP ne semble pas choquée que l'ancien Président soit membre d'une juridiction devant laquelle il est requérant. Dans ce qu'elle a d'absurde, cette situation montre bien l'urgente nécessité d'une réforme de la composition du Conseil constitutionnel permettant d'en exclure les membres de droit.