« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 23 décembre 2012

La Commission nationale des comptes de campagne, autorité indépendante

La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) est actuellement au coeur du débat public. Elle a eu l'outrecuidance de rejeter le compte de campagne de Nicolas Sarkozy, décision qui suscite l'irritation de l'UMP. Sur ce point, la Commission peut d'ailleurs se vanter d'être parvenue à réaliser le consensus au sein de ce parti, ce qui n'est pas un mince succès par les temps qui courent. 

Quelles sont donc les accusations formulées à l'égard de cette malheureuse autorité administrative indépendante (AAI) ? On s'en doute, elle est justement accusée de ne pas être indépendante, et c'est précisément ce point qu'il convient d'éclaircir.

La qualification d'AAI

Le terme d'"autorité administrative indépendante" trouve son origine dans la loi du 6 janvier 1978, pour qualifier la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Depuis, cette date, la formule a connu une immense succès, au point d'investir les secteurs les plus divers, du CSA à Hadopi, en passant par la Commission de prévention et de lutte contre le dopage, sans oublier le Défenseur des droits, et, bien entendu, la CNCCFP. La loi du 15 janvier 1990 qui a créé cette dernière, ne l'avait pas expressément qualifiée d'autorité administrative indépendante. Cette qualification est venue a posteriori, d'abord dans le rapport du Conseil d'Etat de 2001, qui fait figurer la CNCCFP dans la liste qu'il établit des autorités administratives indépendantes. L'ordonnance du 8 décembre 2003 portant simplification administrative en matière électorale est ensuite venue entériner ce choix. 

Composition

Dans tous les cas, l'indépendance de l'autorité est garantie par un statut qui la place en dehors de la hiérarchie administrative traditionnelle. C'est bien le cas de la CNCCFP, qui ne reçoit aucune injonction du gouvernement. S'ils sont nommés par décret du Premier ministre, ses neuf membres ne sont pas pour autant désignés par l'Exécutif. Trois sont membres (ou membres honoraires) du Conseil d'Etat, désignés sur proposition du vice président du Conseil d'Etat, après avis du bureau. Trois sont membres (ou membres honoraires) de la Cour de cassation, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis du bureau. Trois enfin sont membres (ou membres honoraires) de la Cour des comptes, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis des présidents de Chambre (art. L 52-14 c. élec.). 

L'actuelle composition de la Commission montre que ses membres sont nés entre 1931 et 1942, qu'ils ne semblent pas avoir faire de carrière politique, ni avoir d'ambition à court terme dans ce domaine. Désignés pour un mandat de cinq ans, ils ont été nommés en 2010, par un décret signé de M. François Fillon. Dans ces conditions, les critiques fondées sur le soutien indéfectible de la Commission à l'administration socialiste ont quelque chose de comique.

Les saisines

Il est vrai que la Commission avait été saisie par le Parti Socialiste, avant même le scrutin présidentiel. Le 29 novembre 2011, Daniel Vaillant et le député Pascal Terrasse avaient, en effet, déposé un recours pour alerter la CNCCFP sur le financement de certaines activités du Président Sarkozy, considérées comme purement électorales. En février 2012, ils ont précisé leur démarche, en contestant les déplacements du Président en exercice à Toulon (1er décembre 2011), Lavaur (7 février 2012) et à la centrale de Fessenheim (9 février 2012). La Commission est en effet compétente pour apprécier si ces déplacements avaient une visée électorale, et visaient notamment à "exposer les éléments d'un programme de futur candidat". C'est exactement ce qu'elle vient de faire, en réintégrant dans le compte de campagne de Nicolas Sarkozy certains déplacements effectués par le "candidat présumé". De fait, le plafond de 22, 509 millions d'euros fixé pour l'élection de 2012 se trouve dépassé, et le CNCCFP est fondé à demander le remboursement de la différence.



Visite pas du tout électorale de Nicolas Sarkozy à Fessenheim
Le 9 février 2012, voyage officiel avant sa déclaration de candidature


Le CSA s'était livré à une appréciation comparable, lorsque, dans une recommandation du 30 novembre 2011, il a réintégré le temps de parole du "candidat présumé" dans celui du "candidat déclaré", tenant compte ainsi de l'utilisation des médias par Nicolas Sarkozy à des fins électorales, alors qu'il n'avait pas encore officiellement fait acte de candidature. Dès lors que le CSA avait admis la réintégration des interventions électorales du Président exercice dans son temps de parole de candidat, il n'était tout de même pas absurde de demander à la CNCCFP de se livrer à une analyse identique, cette fois sur le plan des dépenses électorales. 

A l'époque, l'UMP semblait d'ailleurs avoir grande confiance dans la CNCCFP. Son secrétaire national en charge de la communication, Franck Riester, a en effet saisi la Commission, en novembre 2011, "afin de déterminer, si dans le cadre des primaires socialistes, les dépenses engagées par les chaînes de télévision et de radio doivent, ou non, être intégrées dans le compte de campagne du candidat socialiste". 

Le recours de l'UMP n'a pas abouti, contrairement à celui du PS. C'est d'ailleurs parfaitement logique, car ce n'est pas le PS qui décidait de la couverture médiatique de ses primaires, alors que c'est bien le "candidat présumé" qui décidait de ses déplacements électoraux. Autrement dit, le candidat de droite était ordonnateur de sa dépense, alors que celui de gauche ne l'était pas.

Le recours

Bien entendu, la CNCCFP, comme toutes les autorités indépendantes, prend des décisions qui peuvent faire l'objet d'un contrôle contentieux. Dans le cas particulier de l'élection présidentielle, la loi organique du 5 avril 2006, qui ne fut pas votée par la gauche, prévoit que le recours contre une décision de refus de validation du compte de campagne est examiné par le Conseil constitutionnel. 

Celui-ci est saisi, dans le délai d'un mois après la décision de la Commission. Contrairement à ce qu'affirme l'UMP dans les médias, ce n'est le parti qui fait le recours, mais le "candidat concerné" (art. 3 de la loi de 2006). Nicolas Sarkozy va donc saisir le Conseil constitutionnel, dont il est membre. La situation pourrait faire rire. Alors que l'UMP est intarissable sur la malheureuse autorité indépendante considérée comme un suppôt du PS, cette même UMP ne semble pas choquée que l'ancien Président soit membre d'une juridiction devant laquelle il est requérant. Dans ce qu'elle a d'absurde, cette situation montre bien l'urgente nécessité d'une réforme de la composition du Conseil constitutionnel permettant d'en exclure les membres de droit. 



vendredi 21 décembre 2012

La complainte des filles de joie : le racolage passif

A l'occasion de la remise du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), "Prostitutions, les enjeux sanitaires", le ministre chargé des droits des femmes, Najat Vallaut-Belkacem, a affirmé que le délit de racolage passif était "fortement préjudiciable" aux personnes qui se prostituent. 

Définition du racolage passif

L'article 225-10 al. 1 du code pénal a été introduit dans le droit positif par la loi sur la sécurité intérieure de 2003, à l'époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur. Elle punit de deux mois d'emprisonnement et 3 750 € d'amende "le fait, par tout moyen, y compris une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération". Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel a estimé que ce délit est défini en termes suffisamment clairs et précis pour satisfaire au principe d'intelligibilité de la loi. On a connu le Conseil plus exigeant dans ce domaine, car cette '"attitude même passive", qui constitue le coeur de l'incrimination, peut donner lieu à des interprétations diverses. 

Les juges du fond se montrent particulièrement impressionniste et utilisent trois critères essentiels pour définir ce délit. Le premier est la tenue générale de la personne poursuivie. La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 9 février 2005, mentionne ainsi que la prévenue a été interpellée, alors qu'elle était au volant d'un véhicule, "vêtue d'une nuisette non fermée et transparente, de couleur rose, laissant apparaître un body en dentelle". Le second est le lieu dans lequel l'interpellation a eu lieu. Le fait d'arborer une ombrelle multicolore pour attirer le client, dans une rue notoirement connue pour l'exercice de la prostitution est ainsi constitutif de racolage passif, aux yeux de la Cour d'appel d'Amiens, dans une décision du 30 mars 2005. Enfin, le dernier critère est celui de l'heure, car il y a manifestement une heure où les honnêtes femmes sont rentrées chez elles. Celle qui se tient à deux heures du matin dans les parties communes d'un immeuble connu pour être un lieu de prostitution commet le délit de racolage passif, d'autant qu'elle propose manifestement ses services aux passants (CA Toulouse, 15 février 2007). 

Georges Brassens. Concurrence déloyale

La Cour de cassation se montre beaucoup plus attentive au respect du principe d'interprétation stricte de la loi pénale et s'efforce d'imposer aux juges du fond une définition plus étroite. Dans une décision du 25 mai 2005, la Chambre criminelle énonce ainsi qu'une femme qui se trouve à minuit sur le bord d'un trottoir, légèrement vêtue, dans un quartier connu pour la prostitution, ne commet pas nécessairement le délit de racolage passif. Le juge de cassation rapproche finalement clairement le racolage passif du racolage actif, estimant que l'élément essentiel de l'incrimination est le contact avec le client, qu'il soit à l'initiative de la personne prostituée (racolage actif) ou à celle du client (racolage passif). Cette jurisprudence  illustre à tout le moins un malaise vis à vis d'un délit bien difficile à définir, tant dans l'élément matériel que dans l'élément moral de l'infraction.

Sur le plan contentieux, le délit de racolage passif a donc été d'une utilité pour le moins limitée, car il n'est utilisé que lorsque le dossier ne permet pas de prouver le racolage actif. 

Une prostitution clandestine

Sur un plan plus sociologique, ce délit a cependant des conséquences graves. A l'époque, il avait été voulu pour éloigner les prostitué(e)s trop visibles du centre des villes ou des parcs fréquentés par des enfants. Cet objectif a été rempli, au-delà des espérances, comme le montre le rapport de l'IGAS. Car la prostitution s'est effectivement déplacée, dans des quartiers périphériques, voire au milieu des bois, voire enfin sur internet. Dans tous les cas, ces espaces nouveaux de la prostitution sont difficilement contrôlables, et la sécurité des personnes qui s'y livrent ne peut pas être assurée. La prostitution devient, clandestine, ce qui rend également plus difficile les actions de prévention et de suivi sanitaire, notamment celles engagées par les associations actives dans ces domaines.

Présenté sous cet angle, le délit de racolage passif apparaît comme le pur produit d'une politique dont l'objet n'était pas lutter contre le proxénétisme ou le travail forcé, et pas davantage de garantir la sécurité à la fois physique et juridique de ceux et celles qui se livrent à la prostitution. Le seul objectif de la loi de 2003 était de cacher la prostitution, de la rendre invisible.

Pour le moment, on sait qu'une proposition de loi déposée au Sénat par Esther Benbassa et plusieurs sénateurs (EELV), visant à abroger le délit de racolage passif, a été retirée, car Najat Vallaut-Belkacem envisage un texte plus global sur la prostitution. Pourquoi pas ? Il conviendrait en effet  de remettre en cause un système juridique absurde qui considère les personnes prostituées comme des contribuables, mais pas comme des citoyens. La démarche abolitionniste est-elle pour autant une solution ? Certainement pas, car l'abolition de la prostitution ne se décrète pas, et une telle décision conduirait tout simplement à la déplacer dans des lieux encore plus obscurs, espaces clandestins où le seul droit applicable serait celui des proxénètes.



mardi 18 décembre 2012

Euthanasie : état du droit positif

Le Professeur Didier Sicard a remis, le 18 décembre 2012, au Président de la République, un rapport sur la fin de vie, qui devrait être suivi d'un projet de loi au printemps 2013. La presse affirme que ce texte envisage une évolution de la loi en vigueur, afin d'autoriser le "suicide assisté" lorsque l'intéressé est atteint d'une maladie grave et incurable. Les commentateurs annoncent déjà que le rapport est très en-deçà de ce qui était attendu, c'est à dire la suggestion de consacrer un véritable "droit de mourir" par l'intégration de l'euthanasie active dans le droit positif. Quoi qu'il en soit, pour le moment, seuls quelques privilégiés ont pu lire un rapport qui n'est pas encore rendu public. 

Inviolabilité du corps humain

En attendant de pouvoir étudier le rapport, il est sans doute indispensable de rappeler la situation juridique actuelle. Elle repose sur le principe d'inviolabilité du corps humain, consacré par l'article 16-1 al. 2 du Code civil. Dans sa décision du 27 juillet 1994 sur la première loi bioéthique, le Conseil constitutionnel rappelle que ce principe a valeur législative, et le rattache à la dignité de la personne. Quant à son contenu, il est fort simple, puisqu'il interdit de porter atteinte au corps humain.

Ce principe d'inviolabilité s'applique indépendamment du consentement de la personne. Dès 1837, la Cour de cassation avait ainsi déclaré illicite une convention passée entre deux duellistes, prévoyant que le vainqueur ne serait l'objet d'aucune poursuite de la part de la famille du vaincu. Pour le juge, "Une convention par laquelle deux hommes (...) s'attribuent le droit de disposer mutuellement de leur vie (...) rentre évidemment dans la classe des conventions contraires aux bonnes moeurs et à l'ordre public".


Soleil Vert. Richard Fleischer. 1973
Edward G. Robinson

Dignité de la personne

L'euthanasie, c'est à dire la "mort douce", dans son sens étymologique, peut évidemment être perçue comme une exception au principe d'inviolabilité de la personne. En réalité, le droit positif fait plutôt prévaloir le principe de dignité de la personne sur l'inviolabilité du corps humain. La loi du 22 avril 2005, dite loi Léonetti, fait ainsi peser sur les médecins une obligation de "sauvegarder la dignité du mourant", notamment en lui offrant les secours des soins palliatifs (art. L 1110-5 al. 2 csp). C'est au nom de ce même fondement que le droit positif autorise l'euthanasie passive et interdit l'euthanasie active, sans d'ailleurs que cette distinction figure explicitement dans la loi.

L'euthanasie passive, encadrée par la loi

L'euthanasie passive se définit comme une renonciation du corps médical, lorsque les soins se révèlent sans espoir de guérison et incapables de soulager les souffrances du patient. La loi Léonetti énonce ainsi  que "les actes de prévention, d'investigation ou de soins, ne doivent pas être poursuivis avec une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Pour préciser ce texte, un décret du 29 janvier 2010 organise une procédure de suspension de soins qui distingue différentes situations. 

Lorsque la patient est conscient, il peut exprimer lui-même sa volonté. Lorsqu'il est inconscient, il peut avoir pris, avant sa maladie, la précaution de rédiger des "directives anticipées" ou de désigner une "personne de confiance" que les médecins pourront entendre, sans pour autant être tenus de suivre la position qu'elle exprime. Enfin, en l'absence de tout moyen de connaître la volonté du patient, la décision repose sur l'équipe médicale, qui peut prendre la décision d'interrompre les soins, en accord avec ses proches. Dans tous les cas où le patient ne peut exprimer sa volonté, la décision est donc collégiale, en quelque sorte partagée entre la famille et l'équipe médicale. 

L'euthanasie active, interdite par la loi

La loi Léonetti interdit, en revanche, l'acte qui consiste à administrer un produit mortel, avec le consentement du patient, et que l'on peut définir comme euthanasie active. Sur ce point, le droit français est loin d'être isolé, et la Cour européenne, dans une célèbre décision Diane Pretty c. Royaume Uni du 29 avril 2002, a rejeté le recours d'une patiente britannique, atteinte d'une maladie dégénérative, qui considérait que le refus d'une euthanasie active opposé par les autorités britanniques était constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Sans cacher la compassion qu'elle éprouvait pour la requérante, la Cour a cependant estimé que les dispositions de la Convention ne sauraient être invoquées pour conduire un Etat à "cautionner des actes visant à interrompre la vie". La Convention européenne, en tout état de cause, ne peut donc dicter aux Etats leur position dans ce domaine. 

Le suicide assisté

Pour le moment, la solution du "suicide assisté" est présentée comme une solution du "juste milieu". La substance mortelle est alors fournie par le médecin, mais administrée par le patient lui même. Au premier abord, la différence semble bien ténue, car le médecin qui a procuré la substance a rendu possible le suicide. Il n'en demeure pas moins qu'il n'assume pas directement la responsabilité de l'acte lui-même, et ne peut donc pas être accusé d'avoir directement donné la mort. 

Avant de s'interroger sur la mise en oeuvre de ce droit de mourir dans la dignité, il convient cependant de laisser le parlement décider s'il convient, ou non, de légiférer. Le rapport Sicard est certainement un élément de cette réflexion, mais ce n'est pas le seul. Il est toujours très difficile de dégager un consensus dans un domaine aussi sensible, et le débat doit pouvoir se développer dans la sérénité. 


lundi 17 décembre 2012

La citation du jour : Danton, l'exil et la patrie

"On n'emporte pas la Patrie à la semelle de ses souliers."


Ces mots ont été prononcés par Danton, alors qu'il refuse de fuir, après avoir été informé du rapport préparé par Saint Just et le Comité de Salut Public, demandant son arrestation. 



Andrzej Wajda. Danton. 1983
Gérard Depardieu, dans un rôle de composition

dimanche 16 décembre 2012

Droit de porter des armes et universalité des droits de l'homme

Colombine, Oakland, Victoria Tech, et aujourd'hui l'école primaire de Newtown. Autant de tueries qui marquent l'histoire américaine récente, crimes aveugles commis par des jeunes gens en apparence ordinaires, le plus souvent lourdement armés.

A chaque fois, le débat s'engage aux Etats Unis sur le droit de porter des armes, garanti par le second Amendement à la Constitution américaine : "Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un Etat libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé". De plus en plus nombreux sont ceux qui contestent un système juridique qui autorise le libre achat et la libre circulation des armes. Mais ils se heurtent à un lobby très puissant incarné par la célèbre National Rifle Association (NRA). Ce lobby n'est pas sans arguments juridiques. Il s'appuie au contraire sur une jurisprudence constante qui fait du droit de porter des armes un "droit constitutionnel" (Constitutionnal Right) auquel le législateur, qu'il soit fédéral ou d'un Etat fédéré, ne saurait porter atteinte.

Hobbes et le Far West

Cette perception du port d'armes comme un droit trouve son origine dans la tradition qui veut que la défense du régime constitutionnel repose sur le citoyen américain lui-même. La vision est celle d'un état de nature inspiré de Hobbes, état de nature dominé par la violence, et dans lequel chacun doit assurer sa propre sécurité. L'Amérique d'aujourd'hui revendique ainsi l'héritage du Far West. A une époque où les frontières n'étaient pas nettement délimitées et où la police était peu développée, il était logique de faire du maintien de l'ordre l'affaire de la communauté, et d'autoriser chacun à porter une arme. De la nécessité de garantir la sécurité, le port d'armes s'est cependant peu à peu transformé en un droit politique.

Du droit de résistance à l'oppression...

A l'origine, il s'agissait de protéger les droits du citoyen, de lui permettre de résister à l'oppression, et d'y résister collectivement par l'organisation de milices ou de gardes nationales. Le Second Amendement est directement inspiré du Bill of Rights britannique de 1689 qui énonce que "les sujets protestants peuvent avoir pour leur défense des armes conformes à leur condition et permises par la loi". Ce droit, comme les autres garantis par le Bill of Rights, est accordé "aux fins d'aviser à ce que la religion, les lois et les libertés ne pussent plus être en danger d'être renversées". En Angleterre, il s'agit de lutter contre le despotisme des Stuart, aux Etats Unis, il s'agit de lutter contre toute menace, extérieure ou intérieure, susceptible de porter atteinte au régime. Madison, l'auteur du Second Amendement, le présente d'ailleurs comme le contrepoids à une éventuelle tyrannie.

Helder Battista. Né en 1964. Second Amendement Sculpture


... Au droit à l'autodéfense

Depuis cette période, les esprits ont changé. Le droit de porter des armes n'a plus aucun caractère collectif, même si certains citoyens n'hésitent pas à l'invoquer pour constituer des milices destinées à protéger leur quartier contre des menaces sécuritaires, réelles ou imaginaires. Il est aujourd'hui revendiqué comme un droit individuel à l'autodéfense. Ce n'est plus l'agression d'un Etat despotique qui est redoutée, c'est celle d'un individu. Le droit de porter les armes n'est plus un droit du citoyen, mais un droit de la personne.

Dans une décision United States v. Cruikshank de 1875, la Cour Suprême a entériné cette évolution. A propos d'un massacre d'esclaves libérés commis en Louisiane par des membres du Klu Klux Klan, la Cour énonce que le port d'armes est un droit dont est titulaire chaque citoyen des Etats Unis, y compris les anciens esclaves. Une solution favorable à la défense des victimes de ces massacres, si ce n'est que la Cour ajoute que les membres du Klan qui veulent interdire aux anciens esclaves de porter des armes ne peuvent pas être poursuivis sur le fondement du Second Amendement. Il protège en effet contre les violations du droit de porter des armes par le législateur, mais pas par les personnes privées.

Depuis cette date, la jurisprudence n'a guère évolué. Certes, la hausse de la criminalité a suscité l'adoption d'une série de lois fédérales destinées, non pas à interdire la possession d'armes, mais à la limiter. Dans un premier temps, on a développé l'idée selon laquelle l'armement devait être interdit aux "classes dangereuses". En témoignent les "Codes noirs" mis en place dans le Sud après la Guerre de Sécession, qui interdisaient le port d'armes aux anciens esclaves. Mais cette démarche a rapidement été censurée par la Cour Suprême, précisément dans l'arrêt Cruikshank. Aujourd'hui, il n'est plus de mise de porter le discrédit sur certaines catégories de population, et le législateur préfère contrôler la vente de certaines armes, jugées particulièrement dangereuses et inadaptées aux exigences de la défense de l'individu. Le National Firearms Act de 1934 soumettait ainsi à un contrôle très strict l'achat d'armes automatiques, particulièrement appréciées par les gangs de la Prohibition. De même le Gun Control Act de 1968 interdit la vente d'armes de guerre importées. Actuellement, le débat se développe sur l'interdiction éventuelle des armes semi-automatiques (assault rifles) considérées comme particulièrement meurtrières. En tout état de cause, la Cour Suprême sanctionne toujours l'initiative d'un Etat fédéré qui s'aventurerait à interdire la détention d'arme. Le District of Columbia, qui avait prohibé la détention d'armes de poing dans un domicile privé, a été ainsi sanctionné par la Cour Suprême, dans l'arrêt D.C. v. Heller de 2008.

Dans ces conditions, il y a bien peu de chances immédiates que la jurisprudence évolue. Et le Président Obama, dont on stigmatise l'abstention, ne peut rien y changer. Tout au plus peut il envisager une loi restreignant encore l'usage de certains armements. Mais elle serait probablement, inefficace, impopulaire, et évidemment combattue par la NRA très puissante, comme les industriels de l'armement qui tirent des ressources substantielles de ce marché. Le site internet de Walmart montre ainsi qu'il est possible d'acheter des armes par internet, en toute simplicité, en même temps que les Corn Flakes ou le nouveau canapé du salon. Ce droit d'acheter des armes, de les détenir dans sa maison, même si le risque est grand que les enfants s'en emparent, apparaît solidement ancré dans le système américain.

En France, un droit de la méfiance

Le contraste est saisissant, par rapport à un droit français qui s'est toujours montré très méfiant à l'égard des armes. Son port n'a jamais été considéré comme un droit ou une liberté publique, au sens de l'article 34 de la Constitution. Les armes sont en fait l'objet d'une police administrative, qui va de l'interdiction pure et simple pour les matériels de guerre au régime d'autorisation ou de déclaration pour les autres armes. La loi du 6 mars 2012 a simplifié ce régime juridique, en définissant quatre catégories d'armes classées en fonction de leur dangerosité. La vente libre est limitée aux armes de foire, aux armes historiques ou objets de décoration. Les armes de chasse sont en général soumises à déclaration. Enfin, toutes les armes, armes de poing ou armes de guerre, font l'objet d'une interdiction de principe, accompagnée de la possibilité de solliciter une autorisation de détention, accordée dans des cas précis après une véritable enquête administrative.

La différence entre les deux régimes juridiques, américain et français, saute aux yeux et suscite la réflexion. N'est il pas d'usage aujourd'hui de louer l'universalisme des droits de l'homme, qui suppose l'adoption d'un véritable standard commun dans ce domaine ? N'est il pas d'usage de considérer que la France et les Etats Unis sont les deux grand pays des droits de l'homme, ceux qui ont adopté, à peu près en même temps des textes à valeur universelle ? Et on loue volontiers la proximité aussi bien historique qu'idéologique entre la Déclaration française de 1789 et les Amendements à la Constitution américaine adoptée en 1791.

Et pourtant, la liberté d'expression n'a pas le même contenu en France et aux Etats Unis, ces derniers continuent à pratiquer la peine de mort et à consacrer le droit de porter des armes. Autant d'éléments qui montrent que l'universalisme des droits de l'homme est, avant tout, un discours sur les droits de l'homme. Il relève de  l'idéologie et de la rhétorique mais pas du droit positif. C'est bien triste, mais Charles Péguy affirmait justement "qu'il faut dire tristement la vérité triste".



vendredi 14 décembre 2012

Eloignement des étrangers en Guyane : fin du régime d'exception ? ?

La Cour européenne des droits de l'homme, et plus précisément sa Grande Chambre, a rendu le 13 décembre 2012 un arrêt de Souza Ribeiro c. France très salué par les militants associatifs actifs dans le domaine du droit des étrangers. Il sanctionne un régime d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, régime spécifique à certains départements et collectivités d'outre mer (Guyane, St Martin, St Barthélémy, Polynésie française, Mayotte, Nouvelle Calédonie), et parfaitement dérogatoire au droit commun. 

Un droit d'exception

Le droit commun prévoit, depuis la loi Joxe du 10 janvier 1990, le caractère suspensif de plein droit des recours dirigés contre une mesure d'éloignement. Celle-ci ne peut être exécutée avant que le juge ait statué sur un éventuel recours, principe qui garantit l'effectivité même de ce recours. Outre-mer en revanche, le principe est inversé, et le droit positif repose sur le caractère non suspensif du recours (art. L514-1 Ceseda). 

M. de Souza Ribeiro, né en 1988 et de nationalité brésilienne, réside avec sa famille en Guyane depuis 1995. En 2006, il est condamné à une peine de prison avec sursis pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Le 25 janvier 2007, il est appréhendé lors d'un contrôle routier et n'est pas en mesure de produire des documents attestant la régularité de son séjour sur le territoire guyanais. L'arrêté préfectoral de reconduite est  immédiat, et  le requérant est placé en rétention administrative. Il introduit, dès le lendemain, un recours devant le tribunal administratif de Cayenne accompagné d'une demande de référé suspension, enregistrée au greffe à 15 h 11. Mais à 16 heures, soit cinquante minutes après son recours, il est reconduit au Brésil. Le juge administratif déclare évidemment sans objet la mesure d'urgence, dès lors que la décision d'éloignement a déjà été exécutée. C'est seulement neuf mois après, le 18 octobre 2007, que ce même tribunal, statuant cette fois au fond, a finalement déclaré illégal l'arrêté de reconduite à la frontière, au motif que le requérant résidait de manière régulière en Guyane depuis son enfance, et avec sa famille. Il entrait donc dans la catégorie des étrangers qui ne peuvent faire l'objet  d'une obligation de quitter le territoire, au sens de l'article L 511-4 Ceseda

La décision de juin 2011

Dès lors, le recours devant la Cour européenne est dépourvu d'enjeu pour le requérant qui, au moment où statue la Cour, a, depuis longtemps, obtenu un titre de séjour. Sa situation offre cependant, à lui et aux associations qui le soutiennent, un contentieux très utile pour contester ce droit d'exception mis en oeuvre dans les collectivités d'outre mer. Le 30 juin 2011, la Cour européenne rend un premier arrêt de chambre, qui va considérer comme irrecevable moyen tiré de la violation directe de l'article 8 de la Convention, garantissant le droit de mener une vie privée et familiale normale. En effet, le requérant ne peut guère invoquer une grave atteinte à sa vie familiale. Le dossier montre qu'il est resté très peu de temps au Brésil après sa reconduite, et qu'il est retourné en Guyane auprès de sa famille. Le lien familial n'a donc pas été durablement rompu, d'autant qu'il a finalement obtenu un titre de séjour régulier. 

La décision de juin 2011 écarte également le moyen fondé sur l'atteinte au droit à un recours effectif, garanti par l'article 13 de la Convention. La Cour européenne observe que le recours du requérant a tout de même permis de faire reconnaître l'illégalité de la mesure d'éloignement et qu'il a finalement obtenu un titre de séjour. Elle en déduit que le recours a été "effectif" puisqu'il a démontré son efficacité, même avec retard. 

Après cet échec, le requérant obtient le renvoi en Grande Chambre, procédure tout à fait exceptionnelle qui montre bien que la Cour entend rendre une décision de principe, portant précisément sur l'interprétation de l'article 13. 

Impossibilité d'articuler un grief

A ses yeux, l'"effectivité" d'un recours ne dépend pas uniquement de son éventuelle issue favorable pour le requérant. Elle ne requiert pas nécessairement que le recours soit suspensif de plein droit, mais il doit comporter un examen approfondi de la situation du requérant, et offrir des garanties procédurales d'indépendance et d'impartialité (CEDH 26 juillet 2011, M. et a. c. Bulgarie). En l'espèce, le requérant n'a pas en été en mesure de se prévaloir efficacement du grief tiré du manquement à sa vie privée et familiale. L'arrêté de reconduite à la frontière a été pris si rapidement qu'il n'a pas pu être précédé d'un examen sérieux de la situation familiale de M. de Souza Ribeiro. Celle-ci n'est pas davantage examinée lors du référé-suspension, le tribunal se bornant à rejeter le recours, au motif que la reconduite à la frontière avait déjà eu lieu. C'est précisément cette absence d'examen que sanctionne la Grande Chambre. Au moment précis où il était possible d'empêcher une reconduite illégale, aucune autorité n'a exercé de contrôle sur le moyen essentiel articulé à l'appui de cette illégalité. 

Le raisonnement de la Cour est implacable, et constitue une remise en cause profonde du droit d'exception qui s'applique outre-mer. La Cour impose en effet les exigences qui sont celles du droit commun, et refuse d'évoquer un quelconque particularisme de la situation guyanaise. On s'en réjouit pour les droits du justiciable et, d'une façon générale, pour l'Etat de droit. 


Guyane. Le pont sur l'Oyapock. Frontière avec le Brésil

La culture du fleuve

Mais doit-on s'en réjouir totalement pour la Guyane ? Cette région est-elle encore un Etat de droit, précisément ? Souvenons nous que la frontière la plus longue du territoire français est celle qui sépare la Guyane du Brésil. Elle s'étend sur plus de sept cent trente kilomètres, et il est possible de la franchir aussi bien en traversant l'Oyapock qu'en passant à travers la forêt équatoriale, particulièrement dense à cet endroit. Souvenons nous aussi que de l'autre côté du Maroni, c'est le Surinam, dont la population très pauvre est naturellement très attirée par la Guyane. Les passages de la frontière sont permanents, surtout pour des populations pour lesquelles le fleuve, qu'il s'agisse du Maroni ou de l'Oyapock, est un lieu de vie et un espace de communication. Dans son rapport annuel pour 2011, la Cour des comptes relève ainsi que "les flux migratoires irréguliers présentent (...) des spécificités qui rendent leur maîtrise difficile", de sorte que "les résultats sont peu satisfaisants". Et la Cour de déplorer le manque de moyens des services chargés de lutter contre l'immigration illégale.

Dans un rapport d'information de février 2011, le Sénat estime qu'il y entre 30 000 et 80 000 immigrés illégaux en Guyane, alors que la population officielle guyanaise est de l'ordre de 220 000 personnes. Ces nouveaux nouveaux venus n'ont pas d'espoir d'intégration dans une région caractérisée par une criminalité violente, un développement constant du trafic de drogue, notamment du crack, et une situation économique catastrophique que ne parvient pas à cacher le succès du Centre spatial guyanais.

Devant une telle situation, il n'est pas possible de construire un droit d'exception, dit la Cour européenne. Elle a raison, mais cette rigueur juridique ne risque pas d'améliorer la situation guyanaise. D'autres moyens doivent donc être recherchés pour lutter contre l'immigration illégale, sans porter atteinte aux droits de la défense. La solution réside peut être dans le développement des conventions internationales, comme celle conclue avec le Brésil. Elle permet de reconduire les immigrants brésiliens, avec une réadmission immédiate. Le problème est que cette réadmission se fait impérativement à St Georges de l'Oyapock, juste sur le fleuve, qu'il est si facile de traverser en pirogue.