« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 18 décembre 2012

Euthanasie : état du droit positif

Le Professeur Didier Sicard a remis, le 18 décembre 2012, au Président de la République, un rapport sur la fin de vie, qui devrait être suivi d'un projet de loi au printemps 2013. La presse affirme que ce texte envisage une évolution de la loi en vigueur, afin d'autoriser le "suicide assisté" lorsque l'intéressé est atteint d'une maladie grave et incurable. Les commentateurs annoncent déjà que le rapport est très en-deçà de ce qui était attendu, c'est à dire la suggestion de consacrer un véritable "droit de mourir" par l'intégration de l'euthanasie active dans le droit positif. Quoi qu'il en soit, pour le moment, seuls quelques privilégiés ont pu lire un rapport qui n'est pas encore rendu public. 

Inviolabilité du corps humain

En attendant de pouvoir étudier le rapport, il est sans doute indispensable de rappeler la situation juridique actuelle. Elle repose sur le principe d'inviolabilité du corps humain, consacré par l'article 16-1 al. 2 du Code civil. Dans sa décision du 27 juillet 1994 sur la première loi bioéthique, le Conseil constitutionnel rappelle que ce principe a valeur législative, et le rattache à la dignité de la personne. Quant à son contenu, il est fort simple, puisqu'il interdit de porter atteinte au corps humain.

Ce principe d'inviolabilité s'applique indépendamment du consentement de la personne. Dès 1837, la Cour de cassation avait ainsi déclaré illicite une convention passée entre deux duellistes, prévoyant que le vainqueur ne serait l'objet d'aucune poursuite de la part de la famille du vaincu. Pour le juge, "Une convention par laquelle deux hommes (...) s'attribuent le droit de disposer mutuellement de leur vie (...) rentre évidemment dans la classe des conventions contraires aux bonnes moeurs et à l'ordre public".


Soleil Vert. Richard Fleischer. 1973
Edward G. Robinson

Dignité de la personne

L'euthanasie, c'est à dire la "mort douce", dans son sens étymologique, peut évidemment être perçue comme une exception au principe d'inviolabilité de la personne. En réalité, le droit positif fait plutôt prévaloir le principe de dignité de la personne sur l'inviolabilité du corps humain. La loi du 22 avril 2005, dite loi Léonetti, fait ainsi peser sur les médecins une obligation de "sauvegarder la dignité du mourant", notamment en lui offrant les secours des soins palliatifs (art. L 1110-5 al. 2 csp). C'est au nom de ce même fondement que le droit positif autorise l'euthanasie passive et interdit l'euthanasie active, sans d'ailleurs que cette distinction figure explicitement dans la loi.

L'euthanasie passive, encadrée par la loi

L'euthanasie passive se définit comme une renonciation du corps médical, lorsque les soins se révèlent sans espoir de guérison et incapables de soulager les souffrances du patient. La loi Léonetti énonce ainsi  que "les actes de prévention, d'investigation ou de soins, ne doivent pas être poursuivis avec une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Pour préciser ce texte, un décret du 29 janvier 2010 organise une procédure de suspension de soins qui distingue différentes situations. 

Lorsque la patient est conscient, il peut exprimer lui-même sa volonté. Lorsqu'il est inconscient, il peut avoir pris, avant sa maladie, la précaution de rédiger des "directives anticipées" ou de désigner une "personne de confiance" que les médecins pourront entendre, sans pour autant être tenus de suivre la position qu'elle exprime. Enfin, en l'absence de tout moyen de connaître la volonté du patient, la décision repose sur l'équipe médicale, qui peut prendre la décision d'interrompre les soins, en accord avec ses proches. Dans tous les cas où le patient ne peut exprimer sa volonté, la décision est donc collégiale, en quelque sorte partagée entre la famille et l'équipe médicale. 

L'euthanasie active, interdite par la loi

La loi Léonetti interdit, en revanche, l'acte qui consiste à administrer un produit mortel, avec le consentement du patient, et que l'on peut définir comme euthanasie active. Sur ce point, le droit français est loin d'être isolé, et la Cour européenne, dans une célèbre décision Diane Pretty c. Royaume Uni du 29 avril 2002, a rejeté le recours d'une patiente britannique, atteinte d'une maladie dégénérative, qui considérait que le refus d'une euthanasie active opposé par les autorités britanniques était constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Sans cacher la compassion qu'elle éprouvait pour la requérante, la Cour a cependant estimé que les dispositions de la Convention ne sauraient être invoquées pour conduire un Etat à "cautionner des actes visant à interrompre la vie". La Convention européenne, en tout état de cause, ne peut donc dicter aux Etats leur position dans ce domaine. 

Le suicide assisté

Pour le moment, la solution du "suicide assisté" est présentée comme une solution du "juste milieu". La substance mortelle est alors fournie par le médecin, mais administrée par le patient lui même. Au premier abord, la différence semble bien ténue, car le médecin qui a procuré la substance a rendu possible le suicide. Il n'en demeure pas moins qu'il n'assume pas directement la responsabilité de l'acte lui-même, et ne peut donc pas être accusé d'avoir directement donné la mort. 

Avant de s'interroger sur la mise en oeuvre de ce droit de mourir dans la dignité, il convient cependant de laisser le parlement décider s'il convient, ou non, de légiférer. Le rapport Sicard est certainement un élément de cette réflexion, mais ce n'est pas le seul. Il est toujours très difficile de dégager un consensus dans un domaine aussi sensible, et le débat doit pouvoir se développer dans la sérénité. 


lundi 17 décembre 2012

La citation du jour : Danton, l'exil et la patrie

"On n'emporte pas la Patrie à la semelle de ses souliers."


Ces mots ont été prononcés par Danton, alors qu'il refuse de fuir, après avoir été informé du rapport préparé par Saint Just et le Comité de Salut Public, demandant son arrestation. 



Andrzej Wajda. Danton. 1983
Gérard Depardieu, dans un rôle de composition

dimanche 16 décembre 2012

Droit de porter des armes et universalité des droits de l'homme

Colombine, Oakland, Victoria Tech, et aujourd'hui l'école primaire de Newtown. Autant de tueries qui marquent l'histoire américaine récente, crimes aveugles commis par des jeunes gens en apparence ordinaires, le plus souvent lourdement armés.

A chaque fois, le débat s'engage aux Etats Unis sur le droit de porter des armes, garanti par le second Amendement à la Constitution américaine : "Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un Etat libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé". De plus en plus nombreux sont ceux qui contestent un système juridique qui autorise le libre achat et la libre circulation des armes. Mais ils se heurtent à un lobby très puissant incarné par la célèbre National Rifle Association (NRA). Ce lobby n'est pas sans arguments juridiques. Il s'appuie au contraire sur une jurisprudence constante qui fait du droit de porter des armes un "droit constitutionnel" (Constitutionnal Right) auquel le législateur, qu'il soit fédéral ou d'un Etat fédéré, ne saurait porter atteinte.

Hobbes et le Far West

Cette perception du port d'armes comme un droit trouve son origine dans la tradition qui veut que la défense du régime constitutionnel repose sur le citoyen américain lui-même. La vision est celle d'un état de nature inspiré de Hobbes, état de nature dominé par la violence, et dans lequel chacun doit assurer sa propre sécurité. L'Amérique d'aujourd'hui revendique ainsi l'héritage du Far West. A une époque où les frontières n'étaient pas nettement délimitées et où la police était peu développée, il était logique de faire du maintien de l'ordre l'affaire de la communauté, et d'autoriser chacun à porter une arme. De la nécessité de garantir la sécurité, le port d'armes s'est cependant peu à peu transformé en un droit politique.

Du droit de résistance à l'oppression...

A l'origine, il s'agissait de protéger les droits du citoyen, de lui permettre de résister à l'oppression, et d'y résister collectivement par l'organisation de milices ou de gardes nationales. Le Second Amendement est directement inspiré du Bill of Rights britannique de 1689 qui énonce que "les sujets protestants peuvent avoir pour leur défense des armes conformes à leur condition et permises par la loi". Ce droit, comme les autres garantis par le Bill of Rights, est accordé "aux fins d'aviser à ce que la religion, les lois et les libertés ne pussent plus être en danger d'être renversées". En Angleterre, il s'agit de lutter contre le despotisme des Stuart, aux Etats Unis, il s'agit de lutter contre toute menace, extérieure ou intérieure, susceptible de porter atteinte au régime. Madison, l'auteur du Second Amendement, le présente d'ailleurs comme le contrepoids à une éventuelle tyrannie.

Helder Battista. Né en 1964. Second Amendement Sculpture


... Au droit à l'autodéfense

Depuis cette période, les esprits ont changé. Le droit de porter des armes n'a plus aucun caractère collectif, même si certains citoyens n'hésitent pas à l'invoquer pour constituer des milices destinées à protéger leur quartier contre des menaces sécuritaires, réelles ou imaginaires. Il est aujourd'hui revendiqué comme un droit individuel à l'autodéfense. Ce n'est plus l'agression d'un Etat despotique qui est redoutée, c'est celle d'un individu. Le droit de porter les armes n'est plus un droit du citoyen, mais un droit de la personne.

Dans une décision United States v. Cruikshank de 1875, la Cour Suprême a entériné cette évolution. A propos d'un massacre d'esclaves libérés commis en Louisiane par des membres du Klu Klux Klan, la Cour énonce que le port d'armes est un droit dont est titulaire chaque citoyen des Etats Unis, y compris les anciens esclaves. Une solution favorable à la défense des victimes de ces massacres, si ce n'est que la Cour ajoute que les membres du Klan qui veulent interdire aux anciens esclaves de porter des armes ne peuvent pas être poursuivis sur le fondement du Second Amendement. Il protège en effet contre les violations du droit de porter des armes par le législateur, mais pas par les personnes privées.

Depuis cette date, la jurisprudence n'a guère évolué. Certes, la hausse de la criminalité a suscité l'adoption d'une série de lois fédérales destinées, non pas à interdire la possession d'armes, mais à la limiter. Dans un premier temps, on a développé l'idée selon laquelle l'armement devait être interdit aux "classes dangereuses". En témoignent les "Codes noirs" mis en place dans le Sud après la Guerre de Sécession, qui interdisaient le port d'armes aux anciens esclaves. Mais cette démarche a rapidement été censurée par la Cour Suprême, précisément dans l'arrêt Cruikshank. Aujourd'hui, il n'est plus de mise de porter le discrédit sur certaines catégories de population, et le législateur préfère contrôler la vente de certaines armes, jugées particulièrement dangereuses et inadaptées aux exigences de la défense de l'individu. Le National Firearms Act de 1934 soumettait ainsi à un contrôle très strict l'achat d'armes automatiques, particulièrement appréciées par les gangs de la Prohibition. De même le Gun Control Act de 1968 interdit la vente d'armes de guerre importées. Actuellement, le débat se développe sur l'interdiction éventuelle des armes semi-automatiques (assault rifles) considérées comme particulièrement meurtrières. En tout état de cause, la Cour Suprême sanctionne toujours l'initiative d'un Etat fédéré qui s'aventurerait à interdire la détention d'arme. Le District of Columbia, qui avait prohibé la détention d'armes de poing dans un domicile privé, a été ainsi sanctionné par la Cour Suprême, dans l'arrêt D.C. v. Heller de 2008.

Dans ces conditions, il y a bien peu de chances immédiates que la jurisprudence évolue. Et le Président Obama, dont on stigmatise l'abstention, ne peut rien y changer. Tout au plus peut il envisager une loi restreignant encore l'usage de certains armements. Mais elle serait probablement, inefficace, impopulaire, et évidemment combattue par la NRA très puissante, comme les industriels de l'armement qui tirent des ressources substantielles de ce marché. Le site internet de Walmart montre ainsi qu'il est possible d'acheter des armes par internet, en toute simplicité, en même temps que les Corn Flakes ou le nouveau canapé du salon. Ce droit d'acheter des armes, de les détenir dans sa maison, même si le risque est grand que les enfants s'en emparent, apparaît solidement ancré dans le système américain.

En France, un droit de la méfiance

Le contraste est saisissant, par rapport à un droit français qui s'est toujours montré très méfiant à l'égard des armes. Son port n'a jamais été considéré comme un droit ou une liberté publique, au sens de l'article 34 de la Constitution. Les armes sont en fait l'objet d'une police administrative, qui va de l'interdiction pure et simple pour les matériels de guerre au régime d'autorisation ou de déclaration pour les autres armes. La loi du 6 mars 2012 a simplifié ce régime juridique, en définissant quatre catégories d'armes classées en fonction de leur dangerosité. La vente libre est limitée aux armes de foire, aux armes historiques ou objets de décoration. Les armes de chasse sont en général soumises à déclaration. Enfin, toutes les armes, armes de poing ou armes de guerre, font l'objet d'une interdiction de principe, accompagnée de la possibilité de solliciter une autorisation de détention, accordée dans des cas précis après une véritable enquête administrative.

La différence entre les deux régimes juridiques, américain et français, saute aux yeux et suscite la réflexion. N'est il pas d'usage aujourd'hui de louer l'universalisme des droits de l'homme, qui suppose l'adoption d'un véritable standard commun dans ce domaine ? N'est il pas d'usage de considérer que la France et les Etats Unis sont les deux grand pays des droits de l'homme, ceux qui ont adopté, à peu près en même temps des textes à valeur universelle ? Et on loue volontiers la proximité aussi bien historique qu'idéologique entre la Déclaration française de 1789 et les Amendements à la Constitution américaine adoptée en 1791.

Et pourtant, la liberté d'expression n'a pas le même contenu en France et aux Etats Unis, ces derniers continuent à pratiquer la peine de mort et à consacrer le droit de porter des armes. Autant d'éléments qui montrent que l'universalisme des droits de l'homme est, avant tout, un discours sur les droits de l'homme. Il relève de  l'idéologie et de la rhétorique mais pas du droit positif. C'est bien triste, mais Charles Péguy affirmait justement "qu'il faut dire tristement la vérité triste".



vendredi 14 décembre 2012

Eloignement des étrangers en Guyane : fin du régime d'exception ? ?

La Cour européenne des droits de l'homme, et plus précisément sa Grande Chambre, a rendu le 13 décembre 2012 un arrêt de Souza Ribeiro c. France très salué par les militants associatifs actifs dans le domaine du droit des étrangers. Il sanctionne un régime d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, régime spécifique à certains départements et collectivités d'outre mer (Guyane, St Martin, St Barthélémy, Polynésie française, Mayotte, Nouvelle Calédonie), et parfaitement dérogatoire au droit commun. 

Un droit d'exception

Le droit commun prévoit, depuis la loi Joxe du 10 janvier 1990, le caractère suspensif de plein droit des recours dirigés contre une mesure d'éloignement. Celle-ci ne peut être exécutée avant que le juge ait statué sur un éventuel recours, principe qui garantit l'effectivité même de ce recours. Outre-mer en revanche, le principe est inversé, et le droit positif repose sur le caractère non suspensif du recours (art. L514-1 Ceseda). 

M. de Souza Ribeiro, né en 1988 et de nationalité brésilienne, réside avec sa famille en Guyane depuis 1995. En 2006, il est condamné à une peine de prison avec sursis pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Le 25 janvier 2007, il est appréhendé lors d'un contrôle routier et n'est pas en mesure de produire des documents attestant la régularité de son séjour sur le territoire guyanais. L'arrêté préfectoral de reconduite est  immédiat, et  le requérant est placé en rétention administrative. Il introduit, dès le lendemain, un recours devant le tribunal administratif de Cayenne accompagné d'une demande de référé suspension, enregistrée au greffe à 15 h 11. Mais à 16 heures, soit cinquante minutes après son recours, il est reconduit au Brésil. Le juge administratif déclare évidemment sans objet la mesure d'urgence, dès lors que la décision d'éloignement a déjà été exécutée. C'est seulement neuf mois après, le 18 octobre 2007, que ce même tribunal, statuant cette fois au fond, a finalement déclaré illégal l'arrêté de reconduite à la frontière, au motif que le requérant résidait de manière régulière en Guyane depuis son enfance, et avec sa famille. Il entrait donc dans la catégorie des étrangers qui ne peuvent faire l'objet  d'une obligation de quitter le territoire, au sens de l'article L 511-4 Ceseda

La décision de juin 2011

Dès lors, le recours devant la Cour européenne est dépourvu d'enjeu pour le requérant qui, au moment où statue la Cour, a, depuis longtemps, obtenu un titre de séjour. Sa situation offre cependant, à lui et aux associations qui le soutiennent, un contentieux très utile pour contester ce droit d'exception mis en oeuvre dans les collectivités d'outre mer. Le 30 juin 2011, la Cour européenne rend un premier arrêt de chambre, qui va considérer comme irrecevable moyen tiré de la violation directe de l'article 8 de la Convention, garantissant le droit de mener une vie privée et familiale normale. En effet, le requérant ne peut guère invoquer une grave atteinte à sa vie familiale. Le dossier montre qu'il est resté très peu de temps au Brésil après sa reconduite, et qu'il est retourné en Guyane auprès de sa famille. Le lien familial n'a donc pas été durablement rompu, d'autant qu'il a finalement obtenu un titre de séjour régulier. 

La décision de juin 2011 écarte également le moyen fondé sur l'atteinte au droit à un recours effectif, garanti par l'article 13 de la Convention. La Cour européenne observe que le recours du requérant a tout de même permis de faire reconnaître l'illégalité de la mesure d'éloignement et qu'il a finalement obtenu un titre de séjour. Elle en déduit que le recours a été "effectif" puisqu'il a démontré son efficacité, même avec retard. 

Après cet échec, le requérant obtient le renvoi en Grande Chambre, procédure tout à fait exceptionnelle qui montre bien que la Cour entend rendre une décision de principe, portant précisément sur l'interprétation de l'article 13. 

Impossibilité d'articuler un grief

A ses yeux, l'"effectivité" d'un recours ne dépend pas uniquement de son éventuelle issue favorable pour le requérant. Elle ne requiert pas nécessairement que le recours soit suspensif de plein droit, mais il doit comporter un examen approfondi de la situation du requérant, et offrir des garanties procédurales d'indépendance et d'impartialité (CEDH 26 juillet 2011, M. et a. c. Bulgarie). En l'espèce, le requérant n'a pas en été en mesure de se prévaloir efficacement du grief tiré du manquement à sa vie privée et familiale. L'arrêté de reconduite à la frontière a été pris si rapidement qu'il n'a pas pu être précédé d'un examen sérieux de la situation familiale de M. de Souza Ribeiro. Celle-ci n'est pas davantage examinée lors du référé-suspension, le tribunal se bornant à rejeter le recours, au motif que la reconduite à la frontière avait déjà eu lieu. C'est précisément cette absence d'examen que sanctionne la Grande Chambre. Au moment précis où il était possible d'empêcher une reconduite illégale, aucune autorité n'a exercé de contrôle sur le moyen essentiel articulé à l'appui de cette illégalité. 

Le raisonnement de la Cour est implacable, et constitue une remise en cause profonde du droit d'exception qui s'applique outre-mer. La Cour impose en effet les exigences qui sont celles du droit commun, et refuse d'évoquer un quelconque particularisme de la situation guyanaise. On s'en réjouit pour les droits du justiciable et, d'une façon générale, pour l'Etat de droit. 


Guyane. Le pont sur l'Oyapock. Frontière avec le Brésil

La culture du fleuve

Mais doit-on s'en réjouir totalement pour la Guyane ? Cette région est-elle encore un Etat de droit, précisément ? Souvenons nous que la frontière la plus longue du territoire français est celle qui sépare la Guyane du Brésil. Elle s'étend sur plus de sept cent trente kilomètres, et il est possible de la franchir aussi bien en traversant l'Oyapock qu'en passant à travers la forêt équatoriale, particulièrement dense à cet endroit. Souvenons nous aussi que de l'autre côté du Maroni, c'est le Surinam, dont la population très pauvre est naturellement très attirée par la Guyane. Les passages de la frontière sont permanents, surtout pour des populations pour lesquelles le fleuve, qu'il s'agisse du Maroni ou de l'Oyapock, est un lieu de vie et un espace de communication. Dans son rapport annuel pour 2011, la Cour des comptes relève ainsi que "les flux migratoires irréguliers présentent (...) des spécificités qui rendent leur maîtrise difficile", de sorte que "les résultats sont peu satisfaisants". Et la Cour de déplorer le manque de moyens des services chargés de lutter contre l'immigration illégale.

Dans un rapport d'information de février 2011, le Sénat estime qu'il y entre 30 000 et 80 000 immigrés illégaux en Guyane, alors que la population officielle guyanaise est de l'ordre de 220 000 personnes. Ces nouveaux nouveaux venus n'ont pas d'espoir d'intégration dans une région caractérisée par une criminalité violente, un développement constant du trafic de drogue, notamment du crack, et une situation économique catastrophique que ne parvient pas à cacher le succès du Centre spatial guyanais.

Devant une telle situation, il n'est pas possible de construire un droit d'exception, dit la Cour européenne. Elle a raison, mais cette rigueur juridique ne risque pas d'améliorer la situation guyanaise. D'autres moyens doivent donc être recherchés pour lutter contre l'immigration illégale, sans porter atteinte aux droits de la défense. La solution réside peut être dans le développement des conventions internationales, comme celle conclue avec le Brésil. Elle permet de reconduire les immigrants brésiliens, avec une réadmission immédiate. Le problème est que cette réadmission se fait impérativement à St Georges de l'Oyapock, juste sur le fleuve, qu'il est si facile de traverser en pirogue.


mardi 11 décembre 2012

L'Elysée et la séparation des pouvoirs : Plus c'est gros, plus ça passe !

L'action en diffamation engagée par Valérie Trierweiler à l'encontre des auteurs du livre "La Frondeuse" se présente, sur le plan juridique, comme un procès ordinaire, si ce n'est que l'intéressée produit en justice des attestations signées de François Hollande et de Manuel Valls. 

Les journalistes vertueux, et les constitutionnalistes d'occasion dénoncent aussitôt un épouvantable scandale, le Président de la République étant accusé de violer le principe de séparation des pouvoirs. L'accusation est grave, très grave même, et on attend  quelques arguments juridiques destinés à l'étayer. Mais on applique le principe : "Plus c'est gros, plus ça passe". On procède par affirmation, sans se soucier outre-mesure de l'argumentaire juridique. Tout au plus invoque-t-on l'article 64 de la Constitution, selon lequel "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Sans doute, mais a-t-il pour autant violé la séparation des pouvoirs ? 

Le procès en diffamation

Rappelons d'abord que toute action en diffamation suppose la production devant le juge d'un dossier solide. Elle impose, nous dit la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 février 2006, l'"articulation précise de faits de nature à être, sans difficultés, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire". La personne qui s'estime diffamée doit donc faire état de "faits précis", et s'efforcer d'en administrer la preuve. La défense pourra ensuite, grâce à ce qu'il est convenu d'appeler "l'exception de vérité", démontrer, si elle le peut, la vérité des faits allégués. L'action en diffamation s'appuie donc, fort logiquement, sur des témoignages divers, des attestations souvent nombreuses, des éléments de preuve aussi solides que possible. 

Rien de surprenant donc dans le dossier de Valérie Trierweiler, si ce n'est qu'elle est la compagne du Président de la République et qu'elle est bien obligée d'aller chercher les preuves de la diffamation auprès des personnes citées dans le livre. En l'espèce, elle produit, parmi d'autres, des attestations signées de François Hollande et de Manuel Valls. Le premier dénonce comme "pure affabulation" la mention, par les auteurs, d'"une prétendue lettre jamais écrite et donc jamais parvenue à son prétendu destinataire". Le second affirme que les propos qui luis sont attribués sont "souvent approximatifs, partiels et sortis de leur contexte", et que certains n'ont même pas été tenus. 

Ces deux lettres ont pour objet commun d'établir des "faits précis", ceux là mêmes qu'il convient de mettre en évidence dans une action en diffamation. Il s'agit de témoignages qui n'ont pas pour objet de formuler une quelconque demande auprès du juge, d'autant que les deux signataires ne sont pas eux mêmes requérants. Le fait de témoigner peut-il donc emporter une violation de la séparation des pouvoirs ?

Les Guignols de l'Info. Canal +. 25 septembre 2012
Very Normal Activity

L'Autorité judiciaire

Observons d'emblée que la notion de séparation des pouvoirs n'implique pas, en droit français, une séparation stricte entre les différentes fonctions de l'Etat, et les différents organes qui les exercent. L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen mentionne seulement que "Toute société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution".

Dans le cas qui nous intéresse, c'est à dire l'éventuel empiètement du pouvoir exécutif sur la fonction juridictionnelle, la séparation est même très souple. C'est si vrai que la Constitution de 1958 ne mentionne pas de "pouvoir" judiciaire. Son titre VIII traite "De l'autorité judiciaire", et l'article 64, si souvent cité par ceux qui accusent François Hollande mentionne, de la même manière, que le Président est garant de l'indépendance "de l'autorité judiciaire". Il est clair qu'à leurs yeux, cette différence de terminologie est sans importance, à moins tout simplement qu'ils ne l'aient pas remarquée. 

L'article 67 de la Constitution pose le principe d'irresponsabilité du Président pour les actes liés à ses fonctions. Pour les autres, les actes non liés à ses fonctions, ce même article  précise que le Président, durant son mandat, "ne peut être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". Il n'y a donc pas immunité, mais simple privilège de juridiction, puisque les juges doivent attendre la fin de son mandat pour entendre le Chef de l'Etat. Monsieur Sarkozy connaît bien cette règle, puisque le juge Gentil a attendu la fin de son mandat pour l'auditionner dans l'affaire Bettencourt.

L'article 67 mentionne donc que le Président ne peut être "requis", mais aucune disposition ne lui interdit d'intervenir volontairement, précisément pour témoigner. La Cour de cassation, le 15 juin 2012, a même accepté qu'un Président de la République puisse se porter partie civile dans une instance pénale. Il faut reconnaître que cette décision est beaucoup plus choquante sur le plan de la séparation des pouvoirs. En effet, dans notre système juridique, cela signifie que le Président peut se présenter comme victime auprès du juge pénal et, en même temps, charger le Garde des Sceaux de donner des directives au procureur. Souvenons que, dans l'affaire Clearstream, Nicolas Sarkozy s'était porté partie civile en première instance. Après la relaxe de Dominique de Villepin, il y avait renoncé, mais le parquet, lui, avait fait appel. De sa propre initiative ? Ou sur instruction ? En tout cas, à l'époque, les journalistes vertueux n'avaient guère protesté contre cette situation.

L'égalité des armes

Dans le procès qui oppose Valérie Trierweiler à ses deux biographes, le Président de la République comme d'ailleurs le ministre de l'intérieur, n'est pas partie à l'instance. Il apporte un simple témoignage qui sera versé au dossier, parmi d'autres. 

Ceux qui le critiquent avec une telle vivacité devraient peut-être essayer de se poser la question a contrario. Imaginons un instant que Valérie Trierweiler ne puisse présenter aucun témoignage de ceux qui sont mis en cause dans l'ouvrage attaqué, pour la seule et unique raison qu'ils appartiennent au pouvoir exécutif. Dès lors qu'elle est la compagne du Chef de l'Etat, elle se verrait dans l'impossibilité matérielle d'apporter au juge ces "faits précis" qui caractérisent les poursuites en diffamation. Ses adversaires, en revanche, modestes journalistes qui n'ont dans la vie qu'un seul idéal d'information citoyenne et qui ne cherchent pas du tout à gagner de l'argent en exhibant la vie privée de Valérie Trierweiler, pourraient produire toutes les pièces possibles devant le juge. Il y aurait alors violation du principe d'égalité des armes garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Mais à l'égalité des armes, nos journalistes préfèrent plutôt la grosse artillerie du "Hollande Bashing".



samedi 8 décembre 2012

Les avocats contre Tracfin : la guerre est-elle finie ?

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 6 décembre 2012, un arrêt Michaud c. France, très attendu, sur la conformité à la Convention européenne de la déclaration de soupçon imposée aux avocats. Le législateur français, intégrant une série de directives communautaires, impose en effet à certains professionnels de communiquer les soupçons qu'ils peuvent nourrir concernant des opérations de corruption ou de blanchiment effectuées par leurs clients. Concrètement, cette "déclaration de soupçon" est transmise au bâtonnier, qui la communique ensuite, s'il la considère suffisamment sérieuse, à un organisme rattaché au ministère des finances dénommé Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). 

La loi du 11 février 2004 fait peser cette obligation sur l'ensemble de la profession d'avocat, mais il convient d'observer que cette contrainte s'impose également à d'autres professionnels comme les banquiers, les experts comptables, les commissaires aux comptes, les commissaires priseurs ou les directeurs de casinos, toutes professions énumérées dans l'article L 562-1 du code monétaire et financier.

Les avocats sont cependant les plus hostiles à ce qu'ils considèrent comme une atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec leurs clients. A cet égard, ce recours devant la Cour européenne constitue l'ultime étape judiciaire d'un conflit ouvert entre les avocats et Tracfin. D'un côté, une profession qui considère le secret comme un élément si fondamental de la relation avec sa clientèle qu'il doit primer sur les intérêts publics de lutte contre le blanchiment et le terrorisme. De l'autre, Tracfin dont la mission est précisément de lutter contre la grande criminalité et le terrorisme, notamment par la connaissance des circuits de leur financement.

Le droit à un juste procès

Dans un premier temps, les avocats ont invoqué l'intérêt de leurs clients. Les avocats belges ont directement contesté les directives européennes. A leurs yeux, le droit à un juste procès était directement atteint par ces nouvelles dispositions, qui brisent la confiance entre l'avocat et son client, construite précisément sur la garantie que les confidences de ce dernier sont protégées par un secret absolu.

Cet argument a été balayé par la Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Cour rappelle à ceux qui n'auraient pas bien lu les textes communautaires que la déclaration de soupçon ne s'impose aux avocats que "dans la mesure où ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d'ordre financier et immobilier". C'est donc la fonction de conseil qui est directement visée par les directives européennes, et soumise à la déclaration de soupçon. A contrario, toute activité qui se rattache à une procédure judiciaire, ou même qui a seulement pour objet de la prévenir, est déliée de cette contrainte.




Article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme

Renonçant à cet argument, notre requérant se replie sur les intérêts de la profession. Il invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit de chacun à sa vie privée et familiale, son domicile et sa correspondance. Il s'appuie sur une jurisprudence de la Cour européenne, qui considère qu'il existe un espace privé pour la vie professionnelle (CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne). Dans une décision du 26 avril 2002 Société Colas Est, la Cour affirme ainsi que le siège social et les locaux professionnels d'une entreprise bénéficient de la protection juridique attachée au domicile. Est également garantie la confidentialité des "communications privées", y compris dans le cadre professionnel (CEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France).

Sur ce fondement, le requérant a d'abord contesté la légalité du  règlement du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007 mettant en oeuvre la procédure de déclaration de soupçon et incitant les avocats à faire preuve dans ce domaine d'une "vigilance constante". Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 juillet 2010, a rejeté le recours. Il considère que ce texte ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec le client, car il répond à des motifs d'intérêt public que sont la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. 

Dans son arrêt Michaud, la Cour confirme la défaite des avocats pour des motifs très proches de ceux adoptés par le Conseil d'Etat dans son arrêt de 2010. Elle ne conteste en aucun cas l'ingérence dans la "vie privée" des cabinets d'avocats qu'entraîne cette déclaration de soupçon.

La Cour observe cependant que cette ingérence dans la vie privée est "prévue par la loi", au sens de l'article 8 al. 2 de la Convention. Les normes qui imposent la déclaration de soupçon sont suffisamment précises pour imposer une obligation de comportement, excluant notamment cette contrainte pour l'activité liée à une procédure juridictionnelle. Prévue par la loi, l'ingérence dans la vie privée répond aussi à un "but légitime", en l'espèce la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Se fondant directement sur l'arrêt du Conseil d'Etat de 2010, la Cour estime que, compte tenu du but ainsi poursuivi, l'atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des relations avec le client n'est pas disproportionnée. Elle rappelle d'ailleurs que la déclaration de soupçon "ne touche pas à l'essence même de la mission de défense", puisqu'elle ne concerne que l'activité de conseil.

Le refus d'appliquer la loi

Cette décision constitue une lourde défaite pour le requérant et l'ensemble d'une profession qui présentait ce recours comme un combat en faveur de l'indépendance de la profession. Tracfin a gagné une bataille, mais a t il pour autant gagné la guerre ?

Les statistiques figurant dans le rapport 2011 de Tracfin, les plus récentes disponibles, révèlent surtout l'hostilité des avocats à cette procédure. Les notaires, également soumis au secret professionnel, également soucieux de garantir la confidentialité des échanges avec leurs clients, ont effectué 1069 déclarations de soupçon en 2011 (+ 59 % par rapport à 2010). Les avocats, en revanche, se caractérisent par "leur absence de participation au dispositif", formule très sévère dans un rapport officiel. C'est d'ailleurs le moins que l'on puisse dire, puisque Tracfin n'a reçu en 2011 qu'une seule et unique déclaration de soupçon émanant d'un avocat. Le rapport de Tracfin prend note que les avocats refusent purement et simplement d'appliquer la loi.

Les choses vont-elles changer après la décision de la Cour européenne ? On pourrait le penser, surtout si l'on considère l'unanimité de l'ensemble des juridictions appelées à se prononcer, Cour de justice de l'Union européenne, Conseil d'Etat, et Cour européenne. Toutes considèrent comme infondées les revendications des avocats.

Rien n'est moins sûr cependant, car la question est alors celle de la sanction. Le droit en vigueur prévoit que le pouvoir de sanction incombe à l'autorité ayant le pouvoir disciplinaire. Imagine-t-on sérieusement les barreaux sanctionnant un des leurs pour le non respect d'une obligation rejetée par l'ensemble de la profession ? Cette intransigeance pourrait un jour agacer cependant un juge d'instruction. Il pourrait relire le code pénal, aux termes duquel le délit de blanchiment vise "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit" (art. 324-1 al. 2 c. pén.). Une consultation juridique au profit d'une personne pratiquant le blanchiment pourrait alors être sanctionnée pour complicité.