« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 25 août 2012

Effet d'aubaine du terrorisme et vidéo-protection

Après les attentats du 11 septembre 2001, la plupart des pays occidentaux ont adopté des lois destinées à lutter contre le terrorisme, notamment par l'utilisation systématique de la vidéo-surveillance, rebaptisée "vidéo protection" en France pour des raisons électorales. Ce fut le cas aux Etats Unis avec le célèbre Patriot Act voté dès le 25 octobre 2001, au Royaume Uni avec le Anti-terrorism, Crime and Security Bill du 14 décembre 2001, et enfin en France avec la Lopsi 2 du 29 août 2002 et surtout la "loi Sarkozy" du 23 janvier 2006. 

Depuis ces textes, un mouvement constant a tendu au développement des techniques de vidéo-protection, le terrorisme n'étant plus qu'une sorte d'"élément de langage", un argument de vente destiné à faire accepter ces nouvelles techniques d'intrusion dans la vie privée. On entrait alors dans une démarche sécuritaire, parfaitement illustrée par les thèses d'Alain Bauer, pour lequel "le continuum défense sécurité" implique que soient mises sur le même plan la lutte contre le terrorisme international et celle contre la petite criminalité. Dans les derniers mois du quinquennat de Nicolas Sarkozy, un décret du 27 janvier 2012 autorisait même les préfets à contraindre les élus locaux à investir dans un système de vidéoprotection. Il suffisait, pour cela, d'invoquer une menace terroriste, réelle ou hypothétique. 

Le bilan britannique

Le Royaume Uni est aujourd'hui le pays d'Europe disposant du plus grand nombre de caméras de vidéo protection. Les chiffres ne sont guère précis, mais on estime généralement qu'il y a environ 4 millions de caméras dans ce pays, dont 500 000 pour la seule ville de Londres. Le Regulation of Investigatory Powers Act (RIPA), adopté dès l'an 2000, autorise les écoutes électroniques et la vidéosurveillance, dans le but de garantir la sécurité publique. A l'origine limitée aux services de police et de justice, la liste des autorités susceptibles d'utiliser ces technologies ou d'avoir accès aux enregistrements a atteint le chiffre incroyable de 792. On y trouve notamment les collectivités territoriales britanniques. 

Une association nommée "Big Brother Watch" vient précisément de diffuser un rapport sur la mise en oeuvre du RIPA dans les collectivités territoriales britanniques. On y apprend que le texte n'a jamais permis d'appréhender le moindre terroriste. Il est en revanche utilisé pour s'assurer que les britanniques qui promènent leur chien ne l'autorisent pas à faire ses déjections n'importe où, que les interdictions de fumer dans les lieux publics sont respectées. Il a aussi permis de surveiller des ouvriers qui refont la chaussée, voire une maison censée abriter une agence d'escort girls. En soi, la lutte contre ce qu'il est convenu d'appeler les "incivilités" n'est pas illicite, mais l'utilisation d'une législation anti-terroriste dans ce but s'analyse tout de même comme un détournement de finalité. 

The Adjustment Bureau. George Nolfi. 2011


Le bilan français

En France, on constate que la décision de généraliser la vidéoprotection n'a été précédée d'aucune enquête sur le bilan des premières années de sa mise en oeuvre dans les communes qui avaient choisi de se doter d'un tel système. Tout au plus peut-on trouver une enquête de la Chambre régionale des comptes de Rhône Alpes, et portant sur le bilan de l'équipement de la ville de Lyon. L'enquête s'est achevée en 2010, et les chiffres remontent à 2008. Quoi qu'il en soit, la Chambre a constaté que la ville avait alors investi 7 284 290 € pour 124 caméras, soit 58 744 € par caméra. Quant aux résultats, il apparaît que l'utilisation judiciaire des caméras, c'est à dire la demande des films pour mener à bien une enquête, ne dépassait pas un ration de 1,7 par caméra. Et s'il est vrai que la délinquance avait baissé de 33 % entre 2003 et 2008 dans la ville de Lyon, la Chambre fait observer, non sans malice, que la baisse était de 48 % pour la même période à Villeurbanne, ville qui avait refusé de s'équiper en vidéoprotection. Inutile de dire qu'aucun terroriste n'a été arrêté dans la ville de Lyon, grâce aux caméras de surveillance, dont le nombre s'élève aujourd'hui à 219. 

Doit on voir l'aveu d'un échec dans les propos récents du maire de Nice, monsieur Estrosi, qui reproche au ministre de l'intérieur d'avoir refusé de classer sa ville parmi les nouvelles "zones de sécurité prioritaires" (ZSP) ? Il se plaint qu'un tel refus lui interdit d'améliorer la sécurité et la tranquillité des Niçois. Or, Nice est probablement la ville la plus équipée en vidéoprotection, avec plus de six cents caméras, et son maire ne cesse de vanter la baisse de la délinquance suscitée par cet équipement. Le classement en "zone de sécurité prioritaire" devrait donc être inutile. 

Pour le moment, l'utilisation de la vidéoprotection n'a donné lieu à aucune évaluation sérieuse. En tout cas, l'effet d'aubaine du terrorisme a permis de développer ces techniques. Des officines chargées de "vendre" la sécurité ont fait des audits, analysé des quartiers, voire des villages, et ont annoncé à des élus locaux que la délinquance risquait d'augmenter s'ils n'investissaient pas dans les caméras. Ensuite, ces mêmes officines venaient vendre lesdites caméras. Un marché immense que se partagent quelques entreprises. 

Aujourd'hui, le bilan s'impose, et surtout la réflexion sur la finalité de cette vidéoprotection. Il est sans doute d'admettre que les caméras ne permettent pas d'attraper des terroristes, mais sont peut être utilisables pour lutter contre les incivilités. Il faudra alors s'interroger sur les atteintes à la vie privée auxquelles nous sommes prêts à consentir pour la seule poursuite de cet objectif. 


vendredi 24 août 2012

Le mariage homosexuel et l'"exemple" américain

Le droit des homosexuels au mariage est il encore un sujet conflictuel ? On pourrait en douter, si l'on considère l'ampleur des critiques à l'égard des prières organisées par l'Eglise lors de la fête religieuse de l'Assomption, prières qui avaient pour objet de promouvoir l'image de la famille traditionnelle, composée de deux parents de sexes différents. Devant l'ampleur de la contestation, les autorités religieuses se sont vues contraintes à un exercice délicat de communication en retropédalage. Non, elles n'avaient pas voulu stigmatiser les homosexuels. Elles voulaient seulement susciter le débat et ne pas en être exclues. 

Le droit au mariage homosexuel s'appuie, par ailleurs, sur bon nombre d'exemples étrangers, notamment les Pays Bas, la Belgique, l'Espagne, le Portugal ou le Danemark, au sein de l'Union européenne. Mais, le plus souvent, c'est l'exemple américain qui est invoqué. Vus de France, les Etats Unis apparaissent comme le pays le plus tolérant, celui dans les homosexuels ont pu s'organiser en une communauté structurée, susceptible de faire valoir efficacement leurs revendications. 

Un droit des Etats fédérés

Il ne faudrait cependant pas se tromper d'exemple. Le mariage des homosexuels n'est pas une chose totalement acquise dans la société américaine. Observons tout d'abord que le droit du mariage relève des Etats fédérés. Le mariage gay a été voté par le Vermont en 2009, le Connecticut, le Massachussetts, l'Iowa, le New Hampshire et New York en 2011, enfin Washington DC, l'Etat de Washington et le Maryland en 2012. La liste des Etats qui acceptent l'union homosexuelle est donc relativement courte, et on note que n'y figure aucun Etat du Sud. Par ailleurs, l'évolution idéologique avec notamment le renouveau d'un certain fondamentalisme chrétien, suscite une remise en cause de ces réformes. La Californie a ainsi abrogé par référendum, en 2008, un mariage homosexuel que la Cour suprême de cet Etat venait d'admettre. 

Le mariage des homosexuel n'est donc pas un Constitutional Right garanti par le droit fédéral. Le Defense of Marriage Act (DOMA) de 1996 définit, au contraire, le mariage comme l'union légale d'un homme et d'une femme, et interdit la reconnaissance, par le droit fédéral, des unions homosexuelles autorisées par les Etats fédérés. Ce texte a évidemment des conséquences considérables, puisque le droit fédéral empêche ainsi les conjoints homosexuels de bénéficier des droits garantis par les lois fédérales, par exemple les droits accordés au conjoint survivant en matière d'assurance maladie ou de pension de retraite. 

Thierry Le Luron et Coluche. 25 septembre 1985


Le DOMA

Le DOMA, adopté en 1996, est évidemment le fruit d'une initiative des Républicains, qui dominaient alors le Congrès. Bill Clinton, pourtant démocrate, n'a pas envisagé de mettre son veto au texte, tout simplement parce que l'élection présidentielle approchait et qu'il ne voulait pas faire du mariage homosexuel un sujet de campagne. A l'époque en effet, l'électorat démocrate lui-même n'était pas réellement favorable à une telle évolution, et Clinton voulait, avant tout, assurer son second mandat.

Par la suite, les esprits ont lentement évolué, et l'abrogation du DOMA figurait dans le programme électoral de Barack Obama. Cette abrogation n'est pas intervenue, mais l'Attorney Général, Eric Holder, a officiellement annoncé que le gouvernement fédéral renonçait à défendre devant les tribunaux la disposition du DOMA définissant le mariage comme l'union d'un homme et d'une femme (art. 3). A ses yeux, elle est discriminatoire et donc non conforme à la Constitution. 

Reste que le DOMA demeure dans l'ordre juridique, et que différentes affaires pendantes devant les tribunaux montrent que l'administration fédérale répugne toujours à conférer au conjoint homosexuel les mêmes droits qu'au conjoint hétérosexuel. L'American Civil Liberties Union (ACLU) a donc saisi la Cour Suprême pour lui demander de déclarer l'inconstitutionnalité de ces dispositions. 

Trois affaires sont ainsi déférées, Karen Golinski, Nancy Gill et Edith Windsor. Dans les deux premiers cas, il s'agit de deux femmes qui souhaitent que leur conjointe puisse bénéficier de leur assurance santé. Dans le troisième, celui d'Edith Windsor, il s'agit d'une femme qui, à la mort de sa compagne qu'elle avait épousée au Canada, a dû régler un impôt sur la propriété, dont elle n'aurait pas dû s'acquitter si son mariage avait été reconnu par les autorités fédérales américaines. La juge fédérale de New York a déjà déclaré, dans cette affaire, que le DOMA était contraire à la Constitution parce que discriminatoire.  

La Cour Suprême a désormais le choix. Elle peut examiner les trois affaires, ou seulement l'une d'entre elles. Dans tous les cas, la question du maintien du DOMA dans l'ordre juridique est désormais posée. C'est seulement s'il est déclaré inconstitutionnel que les mariages contractés dans les Etats de l'Union pourront être reconnus au niveau fédéral. Mais cette évolution n'interdit toujours pas aux Etats les plus conservateurs de persévérer dans leur refus du mariage homosexuel. Sur ce point, l'"exemple" américain mérite d'être largement nuancé. 


 

mardi 21 août 2012

Cour européenne : le "préjudice important" ou la régulation du trafic contentieux

La Cour européenne publie un rapport qui passe largement inaperçu dans cette période estivale. Il propose cependant un premier bilan du nouveau de critère de recevabilité appliqué par la Cour européenne depuis l'entrée en vigueur du Protocole n° 14, le 1er juin 2010. Son nouvel article 35-3 b autorise la Cour à déclarer une requête irrecevable en l'absence de "préjudice important". A dire vrai, cette nouvelle rédaction peut apparaître comme la simple mise en oeuvre, par la Cour européenne, du principe bien connu "De minimis non curat praetor". 

Un pouvoir du juge

Le texte met néanmoins en place une sorte de clause de sauvegarde. En effet, même si le préjudice n'est pas "important", le recours peut être considéré comme recevable si "le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond" ou si l'affaire "n'a pas été dûment examinée" par les juridictions internes. Autrement dit, la Cour peut rejeter une requête si le préjudice n'est pas suffisamment important, sauf si elle décide de l'examiner tout de même. 

Lorsque le juge se voit attribuer une telle marge d'interprétation, le contenu de la règle est finalement défini par sa jurisprudence. Ce premier rapport, après deux ans d'application, offre donc à la Cour l'opportunité de préciser sa doctrine. 

Procédure : une pratique très souple

Sur le plan de la procédure, la Cour peut invoquer d'office ce critère de recevabilité, comme dans l'arrêt Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie du 1er juin 2010. Elle peut aussi l'utiliser comme réponse à une exception soulevée par le gouvernement défendeur, comme dans la décision du 21 décembre 2010 Gaglione c. Italie. Elle peut l'examiner avant les autres critères de recevabilité (CEDH 14 juin 2011, Burov c. Moldavie), ou après que les autres critères ont été écartés (CEDH, 14 décembre 2010, Holub c. République tchèque). Au regard de la procédure contentieuse, la doctrine est qu'il n'y a pas de doctrine. Cet élément de souplesse n'est d'ailleurs pas nécessairement un défaut, dès lors qu'il autorise la Cour à introduire une certaine forme de hiérarchie des critères de recevabilité en fonction des caractéristiques de l'affaire qu'elle doit, ou non, juger.

La nature du préjudice pas suffisamment important est ... sans importance

Au regard de la nature du préjudice, la Cour se montre très souple. Il peut s'agir d'un préjudice financier. La Cour considère ainsi qu'une requérante française qui a dû payer une contravention routière de 135 € et a qui a perdu un point sur son permis de conduire peut être considérée comme n'ayant pas subi un préjudice suffisamment important. Il est vrai que cette "importance" au regard de la situation financière du demandeur. En l'espèce, la requérante, en sa qualité de magistrat de l'ordre administratif, pouvait largement s'acquitter de cette amende (CEDH, 17 janvier 2012, Fernandez c. France).

Le préjudice peut aussi être dépourvu de tout aspect financier. Il peut impliquer, par exemple, l'obligation de démolir un mur construit en violation des règles d'urbanisme, contrainte désagréable mais  préjudice peu important susceptible de justifier une irrecevabilité (CEDH, 4 octobre 2011, Jancev c. Ex République yougoslave de Macédoine). Sur ce point, la Cour se montre néanmoins très prudente, et considère qu'un préjudice lié au mauvais fonctionnement de la justice ne peut, en soi, justifier, à lui seul, une décision d'irrecevabilité.

Le respect des droits de l'homme

Dans tous les cas, on l'a vu, la Cour européenne peut décider d'examiner une requête au fond, même en présence d'un préjudice fort modeste, dès lors que cet examen lui paraît justifié par les exigences du "respect des droits de l'homme". Cette formulation permet à la Cour de se saisir d'une affaire "pour l'exemple", lorsque le système juridique d'un Etat connaît une défaillance structurelle qui doit être réparée. Dans l'affaire Finger c. Bulgarie du 10 mai 2011, la Cour déclare le recours recevable tout simplement parce que le système juridique bulgare souffre d'une trop grande lenteur dans les procédures et que le droit au recours effectif n'est pas garanti de manière suffisamment efficace. Dans ce cas, toute requête est bonne à prendre, pour enjoindre à l'Etat d'améliorer sa procédure pénale. 

L'examen par un juge interne

Seconde "clause de sauvegarde", la Cour peut décider d'examiner un recours, dans l'hypothèse où l'affaire n'a pas été "dûment examinée par un tribunal interne". L'objet de cette règle est d'éviter un déni de justice,  l'hypothèse dans laquelle le préjudice, aussi faible soit-il, ne serait finalement examiné par un aucun juge, ni le juge national, ni la Cour européenne. C'est le cas, lorsqu'un requérant se plaint que son affaire n'a précisément pas été examinée par les tribunaux internes (CEDH, 29 septembre 2011 Flisar c. Slovénie). 

Au terme de l'analyse, la condition de recevabilité liée à la faiblesse du préjudice apparaît comme un instrument du pouvoir du juge européen. Il peut, à sa guise, filtrer les requêtes, selon des critères extrêmement souples, liés à des considérations de fait, qu'il s'agisse de la situation financière du requérant, ou de l'appréciation qu'il porte sur le système judiciaire de l'Etat défendeur. Il est vrai que les deux années de jurisprudence étudiées montrent que la Cour est loin d'avoir abusé de ce pouvoir nouveau. Elle ne l'a invoquée que dans vingt six affaires, à chaque fois dans des cas qui ne lésaient guère les requérants. 



Régulation du trafic contentieux

Reste que l'incertitude de ces dispositions nouvelles suscite tout de même un certain malaise. La Grande Bretagne n'a d'ailleurs pas manqué de demander leur disparition lors de la Conférence de Brighton, évidemment pour de mauvaises raisons. Ce pays souhaitait, en effet, faire adopter une règle, selon laquelle une requête serait toujours irrecevable, dans le cas où un tribunal national a statué sur l'affaire. Cette menace semble aujourd'hui écartée, après l'échec de la Conférence. Il n'en demeure pas moins que ce nouveau cas d'irrecevabilité apparaît comme un outil pour éponger un contentieux trop abondant. La Cour peut l'utiliser à sa guise, comme un instrument de régulation. On ouvre les vannes lorsque le contentieux est moins abondant ou intéresse particulièrement la Cour, on ferme lorsqu'il apparaît nécessaire de fluidifier le trafic. En agissant ainsi, on court le risque de voir se développer une jurisprudence conjoncturelle, peu claire, et donc dépourvue d'un véritable socle juridique. 






dimanche 19 août 2012

Les Pussy Riots devant la Cour européenne ?

La condamnation des Pussy Riots à deux ans de camp pour "hooliganisme" est jugée avec sévérité dans les pays occidentaux. De K. Ashton au Département d'Etat américain, en passant par Angela Merkel, et, évidemment, Bernard-Henri Lévy tout le monde dénonce un verdict disproportionné. Les faits qui l'ont motivé semblent en effet bien légers. Les trois jeunes femmes composant ce groupe sont condamnées pour avoir "violé l'ordre public" et "offensé les sentiments des croyants" en chantant, dans la cathédrale du Christ Sauveur de Moscou, une "prière punk" demandant à la Vierge de chasser Poutine du pouvoir.

Il est probable que l'affaire judiciaire n'est pas terminée. Sans doute les condamnées disposent t elles de voies d'appel et/ou de cassation. On peut penser que si elles n'obtiennent pas un allègement de cette peine, les Pussy Riots, après avoir épuisé les recours internes, porteront leur affaire devant la Cour européenne. 

La Russie au Conseil de l'Europe

En rejoignant le Conseil de l'Europe en 1996, la Russie s'est engagée à respecter certains standards européens en matière de droits de l'homme. Certes, à l'époque, cette adhésion était perçue comme une étape vers l'Etat de droit, et chacun savait que la mutation du système soviétique ne se ferait pas en un jour. Seize années plus tard, les statistiques de la Cour européenne des droits de l'homme montrent que la Russie est le plus gros pourvoyeur de requêtes avec plus de 40 000 requêtes pendantes au 31 décembre 2011, soit 26, 6 % des recours, bien loin devant la Turquie qui a plus de 16 000 requêtes pendantes, soit 10, 5 % des recours. 

Evaluer les chances d'un recours des Pussy Riots devant la Cour européenne est un exercice délicat, d'autant que le droit russe demeure mal connu. Tout au plus est-il possible d'analyser la jurisprudence de la Cour susceptible d'être invoquée à l'appui d'un tel recours.




Liberté de religion

Observons d'emblée que la Cour inclut dans la liberté de religion l'interdiction de porter atteinte au sentiments religieux. La Cour européenne, dans un arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994 admet ainsi la saisie d’un film qui dénigrait des doctrines religieuses, au motif que les croyants pouvaient se sentir « attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante ». La protection de la sensibilité des croyants peut donc l'emporter sur la liberté d'expression. Il n'est donc pas interdit au droit russe de prévoir des sanctions en cas d'atteinte au sentiment religieux des fidèles réunis pour un culte. 

Liberté de manifestation

L'acte commis par la Pussy Riots peut être rattaché à la liberté de manifestation, que la Cour européenne considère comme un élément de la liberté d'expression. A cet égard, leur objet n'était pas de heurter les sentiments religieux de l'auditoire, mais de manifester leur opposition à la politique de Vladimir Poutine. Il aurait sans doute été plus judicieux de le faire ailleurs que dans une église, mais cela ne retire rien au caractère politique de leur expression. On sait que la Cour européenne se montre très protectrice de la liberté d'expression, au point d'avoir tout récemment sanctionné les autorités hongroises qui avait poursuivi le porteur d'un drapeau pro-nazi pendant une manifestation. 

Défaut de proportionnalité

La question posée est donc celle de la proportionnalité de la sanction infligée aux membres des Pussy Riots. La Cour européenne n'hésite pas à apprécier cette proportionnalité. Dans un arrêt du 26 avril 1995 Prager et Oberschlick c. Autriche, à propos d’un article très violent traitant d’ « imbécile » le responsable d’un parti politique autrichien, la Cour européenne reconnaît que le débat politique peut parfois comporter « une certaine dose d’exagération, voire de provocation". Elle estime en conséquence disproportionnée la sanction infligée au à l'auteur des propos litigieux, et condamne l'Autriche pour violation de l'article 10 de la Convention européenne, celui-là même qui garantit la liberté d'expression. 

De même, dans l'affaire Salov c. Ukraine de 2005, la Cour examine une requête concernant la condamnation du requérant à une peine de prison (avec sursis partiel) et à une amende, pour avoir distribué huit exemplaire d'un faux journal annonçant le décès du Président Kouchma en pleine campagne présidentielle. Alors même que les propos rapportés étaient faux, la Cour a estimé la condamnation disproportionnée au but poursuivi, en prenant notamment en considération la gravité des sanctions infligées au requérant. 

On ne voit pas pourquoi la Cour européenne modifierait cette jurisprudence libérale, et les autorités russes risquent de subir une cuisante défaite, si les Pussy Riots décident d'aller devant la Cour européenne des droits de l'homme. Espérons que le système juridique russe saura réagir et adopter des règles plus proches des standards européens.  



jeudi 16 août 2012

Le drapeau et la liberté d'expression

La décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 24 juillet 2012, Faber c. Hongrie, donne quelques précisions sur l'utilisation d'un drapeau par des manifestants. En l'espèce, le requérant est le leader du parti hongrois d'extrême droite Jobbik, condamné à une peine d'amende pour avoir arboré, lors d'une manifestation, un drapeau qui était celui du Parti des Croix Fléchées, le parti pro-nazi hongrois, entre 1940 et 1945. La Cour choisit de faire prévaloir la liberté d'expression sur les nécessités de lutter contre les "discours de haine" porteurs de racisme et de discrimination. Elle condamne en conséquence les autorités hongroises qui ont porté atteinte à la liberté d'expression du requérant.

Le drapeau, élément du "Symbolic Speech"

Dans le commentaire de cet arrêt publié sur CPDH par Nicolas Hervieu, l'auteur insiste, à juste titre, sur  le fait que la Cour choisit de se montrer tolérante à l'égard des manifestations d'intolérance. 

Sur ce point, la Cour se rapproche considérablement de la conception de la liberté d'expression développée par le droit américain. Aux Etats-Unis, la liberté de manifestation n'est pas liée à la liberté de réunion, comme en droit français. Elle est rattachée à la liberté d'expression et elle bénéficie, à ce titre, de la protection du Premier Amendement. Le fait d'arborer un drapeau dans une manifestation relève donc du "Symbolic Speech", expression non verbale, mais expression tout de même. De fait, les Américains ont le droit d'utiliser un drapeau, y compris la Bannière étoilée, à l'appui de leurs revendications. Ils peuvent même brûler ce symbole national sur la place publique, dès lors que ce procédé s'inscrit dans leur protestation.

On doit évidemment se réjouir de cet élargissement de l'espace de la liberté d'expression, même s'il révèle aussi une influence de plus en plus grande du droit anglo-saxon sur la jurisprudence de la Cour. 

Au regard du droit français, cette jurisprudence apparait de nature à susciter quelques débats juridiques. 


Keith Haring. 1958-1990. Drapeau américain


Une distinction entre les drapeaux

La jurisprudence de la Cour interdit désormais de sanctionner un manifestant arborant un drapeau nazi, au nom de la liberté d'expression. En revanche, le drapeau français fait l'objet d'une protection spéciale. La loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure a créé un délit d'outrage au drapeau (et à l'hymne national), puni de 7500 € d'amende et, éventuellement, de six mois de prison, lorsqu'il est commis en réunion. Ce texte se limitait cependant à réprimer de tels outrages, lorsqu'ils sont commis durant des manifestations. Le décret du 21 juillet 2010 a ensuite créé une contravention nouvelle, pour sanctionner la diffusion d'images de ce type d'outrage, y compris lorsqu'il est commis dans un lieu privé. 

On comprend évidemment qu'une protection particulière soit accordée au drapeau national. Il n'empêche que la répression risque de se révéler délicate. Imaginons un match de football opposant la France à l'Algérie. Les supporters brûlant un drapeau algérien seront considérés comme des citoyens exerçant leur liberté d'expression. Ceux qui auront brûlé le drapeau français auront commis le délit d'outrage prévu par la Loppsi 1 et seront donc condamnés. Il y a certes une différence entre les deux situations, mais sera t elle comprise ? Surtout, ne risque t on pas de voir les personnes condamnées se tourner vers la Cour européenne, en invoquant le respect de leur liberté d'expression ?

D'une manière générale, ce type de décalage entre les jurisprudence européenne et le droit français risque de se retrouver dans bien des domaines, dès lors que le droit français s'attache toujours davantage à limiter la liberté d'expression, au nom du respect de valeurs considérées comme supérieures. Les lois mémorielles en sont l'exemple type, même si la jurisprudence du Conseil constitutionnel semble désormais mettre un frein à leur développement. 

Liberté d'expression et libre arbitre

Ces valeurs supérieures susceptibles de justifier une atteinte à la liberté d'expression sont largement remises en question par l'arrêt Faber c. Hongrie. Pour la Cour européenne, la liberté d'expression doit être respectée "non seulement pour les informations accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population".  Cette analyse repose sur le libre arbitre, l'idée que les citoyens sont des adultes capables d'apprécier à leur juste valeur les discours qu'ils entendent. 

Le droit français est en permanence tenté de limiter la liberté d'expression au nom de ces valeurs supérieures, avec l'idée qu'il faut protéger un citoyen incapable de comprendre les propos qu'il entend. Il convient donc de le mettre à l'abri des pensées subversives. Et pourtant, ce n'est pas parce qu'il voit un drapeau nazi que le citoyen adhère aux idées de l'imbécile qui le brandit. Au contraire.



mardi 14 août 2012

Pas de mariage gay avant la prière du soir

Les évêques catholiques annoncent que les fidèles assistant à l'office de l'Assomption seront appelés à dire une prière exprimant l'attachement de l'Eglise catholique à la famille composée d'un père et d'une mère. La formule est transparente. Il s'agit d'une prise de position contre le mariage homosexuel. En soi,  cela n'a rien de surprenant. Chacun sait que l'Eglise refuse le sacrement du mariage aux homosexuels, comme elle le refuse aux couples dont l'un des conjoints est divorcé, comme elle le refuse aux prêtres. Ces prières ont lieu à l'intérieur des églises, et il appartient aux fidèles, et à eux seuls, de manifester, ou non, leur adhésion à une telle démarche. 

Les propos tenus par Monseigneur Barbarin, archevêque de Lyon, sont, en revanche, plus surprenants. Observons d'emblée qu'il s'agit de propos publics, non pas réservés à la communauté des fidèles, mais diffusés largement par une interview accordée au journal Le Progrès. Il y déclare : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". 

On en reste sans voix. Monseigneur Barbarin voudrait réveiller l'anticléricalisme primaire qu'il n'agirait sans doute pas autrement. Appelle t il de ses voeux un choeur de Grands Prêtres pour surveiller la loi ? L'Eglise est elle supérieure à la loi, et fera t on monter sur les bûchers ceux qui refuseraient de voter les normes qu'elle entend imposer ?  On imagine aisément les réactions hostiles que peuvent susciter de tels propos,  comme si son auteur voulait ranimer de vieux conflits.

Loin de nous l'idée de donner des cours de théologie à Monseigneur Barbarin. Son analyse de la Bible ne regarde que lui, comme sa conception de la charité chrétienne et du respect des convictions d'autrui. Il semble, en revanche, qu'il ait grand besoin de connaître quelques notions de droit constitutionnel.




Le concept de souveraineté

A t il déjà entendu parler l'article 3 de notre Constitution ? Il énonce que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Il se trouve que la France est un régime démocratique. Certains le regrettent peut être, mais c'est ainsi. La loi n'est pas l'expression de la volonté des Grands Prêtres, mais celle de la volonté générale. Le Parlement est désigné par le peuple, au suffrage universel. Ce n'est pas "Dieu le Père", comme dit Monseigneur Barbarin, c'est beaucoup mieux que ça, puisqu'il est composé des représentants du peuple. 

A ce titre, la loi n'est pas simplement un instrument utilisé pour "trouver du travail à tout le monde, s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix". La loi, c'est l'expression de la souveraineté du peuple et elle doit être respectée en tant que telle. 

La notion de hiérarchie des normes

Contrairement à ce qu'affirme l'évêque de Lyon, le mariage homosexuel entre parfaitement dans la compétence du parlement. C'est vrai qu'il existe un pouvoir réglementaire autonome, qui s'exerce sans habilitation de la loi, mais qui ne lui est, en aucun cas, supérieur. Au dessus de la loi, il n'y a que la Constitution, et son article 34 précise que "la loi fixe les règles concernant ... l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux (...)". Autrement, le droit au mariage est du domaine de la loi, et d'elle seule, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, pas sous le contrôle de l'Eglise. 

Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel confirme évidemment cette lecture. Il évoque "la liberté du mariage qui est une des composantes de la liberté individuelle". Par la suite, dans sa décision du 20 novembre 2003, il précise que la liberté du mariage se rattache également à "la liberté personnelle, découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789". Mais peut être Monseigneur Barbarin connaît il mal la Déclaration de 1789 ? 

Bien entendu, de tels propos relèvent d'un amalgame bien connu entre le mariage civil et le mariage religieux. Pour les catholiques, le mariage est un sacrement, et ils ont parfaitement le droit de le considérer comme tel. Le mariage civil, en revanche, relève du droit des personnes défini par la loi. 

La laïcité

Un tel amalgame constitue un remise en cause du principe même de la laïcité. Ce dernier est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique une stricte séparation entre la société civile et la société religieuse, entre le mariage civil et le mariage religieux. Les convictions religieuses de l'individu n'intéressent pas l'Etat, comme d'ailleurs l'absence de convictions. La laïcité consiste précisément à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. L'article 2 de notre Constitution affirme que la France est une "République laïque" et qu'à ce titre, elle "respecte toutes les croyances". 

Nous respectons donc tout à fait les croyances de Monseigneur Barbarin. A lui de respecter aussi notre régime constitutionnel, qui présente au moins l'avantage de lui permettre de s'exprimer librement.