« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 août 2012

Les Etats Unis sont ils vraiment une démocratie ?

Le caractère démocratique du régime américain constitue une sorte de dogme incontestable et incontesté. Tocqueville observait déjà que le mouvement démocratique avait modelé la forme du gouvernement, des lois, et de l'organisation politique. Même s'il s'interrogeait sur les risques d'une éventuelle tyrannie de la majorité, il ne contestait pas que les Etats Unis sont le fruit d'une impulsion démocratique. Cette affirmation est renforcée par l'amalgame traditionnellement réalisé entre l'Etat de droit et la démocratie. Dès lors que le système américain est un Etat de droit, il est nécessairement une démocratie, et il n'est pas nécessaire de s'interroger plus avant.

Bush v. Gore

Les années récentes ont pourtant suscité des interrogations nouvelles. Personne n'a oublié l'élection de George Bush en 2000, marquée par un recomptage des voix en Floride, sous l'autorité de Jeb Brush, frère du candidat et gouverneur de cet Etat. Un contentieux a suivi, et l'élection a finalement été acquise par une décision de la Cour Suprême Bush v. Gore, par cinq voix contre quatre. 

Depuis cette élection particulièrement désastreuse pour l'image de la démocratie américaine, beaucoup de voix se sont fait entendre, pour demander une réforme électorale. Il est impossible d'envisager la modification d'un mode de scrutin indirect, qui impose l'élection d'un collège électoral, qui désignera ensuite le vainqueur de la consultation. Le Président peut donc être élu avec moins de suffrages populaires que son adversaire, s'il parvient à réunir davantage de grands électeurs.  Une évolution dans ce domaine supposerait  une révision constitutionnelle, pratiquement impossible aux Etats Unis. Seules l'inscription des électeurs et les modalités concrètes du vote peuvent être modifiées, même s'il convient de rappeler que l'organisation du droit de suffrage ne relève pas du droit fédéral mais de celui des Etats fédérés.

Dans l'état actuel des choses, les conditions de vote aux Etats Unis se caractérisent par un archaïsme qui peut sembler surprenant, mais qui semble donner satisfaction aux Républicains comme aux Démocrates. 

L'absence de liste électorale unique

Dans un pays qui pratique volontiers le fichage systématique de sa population, il n'existe pas de liste électorale unique. On dénombre pas moins de 13 000 listes différentes, élaborées non seulement au niveau des Etats, mais aussi à ceux des comtés, des villes ou des municipalités. conséquence, il est pratiquement impossible de contrôler sérieusement les inscriptions multiples. En  Une commission bipartisane coprésidée par Jimmy Carter et James Baker en 2005,  puis une étude de février 2012 du Pew Center on the States ont mis en lumière le chaos régnant dans les listes électorales.  1 800 000 morts figurent sur les listes, 2 750 000 électeurs sont inscrits dans plusieurs Etats, dont 140 000 dans quatre Etats à la fois. Ces travaux ont dénoncé l'absence d'"interopérabilité" entre les différents systèmes informatiques gérant les listes dans les différents Etats, sans que ces travaux soient réellement suivis d'effet.

John Ford. L'homme qui tua Liberty Valance. 1962


L'identité électorale, instrument d'exclusion

Huit Etats ont récemment voté des textes précisant les conditions d'une identité électorale, mais dix neuf autres n'exigent aucun document des électeurs inscrits sur les listes. Que l'on ne s'y trompe pas cependant, la notion d'identité électorale est utilisée comme un instrument d'exclusion des plus pauvres et des minorités.

C'est ainsi que le Texas a adopté en 2011 une loi exigeant des électeurs qu'ils présentent une pièce d'identité avec photo. Or, la carte d'identité n'est pas obligatoire au Texas. Les plus pauvres n'en possèdent pas, car elle n'est pas gratuite. Les personnes nées à l'étranger, notamment les hispaniques, n'en possèdent pas davantage, car ils ont des difficultés à obtenir les certificats de naissance nécessaires à son établissement. On considère ainsi que 21 % des électeurs noirs et 18 % des hispaniques se verraient ainsi exclus du vote.

La loi texane prévoit cependant que d'autres documents peuvent être utilisés pour justifier de l'identité électorale, dès lors qu'ils comportent une photo. Parmi ceux-ci, figure le port d'armes, mais pas la carte d'étudiant, choix intéressant si l'on considère que les titulaires du premier votent plutôt républicain, alors que les titulaires de la seconde votent largement démocrate.

Heureusement, le Texas fait partie des seize Etats contraints par le Voting Rights Acts de 1965 d'obtenir l'assentiment du Département fédéral de la justice avant tout modification de sa législation électorale. Il s'agissait alors de garantir la mise en oeuvre du XVè Amendement à la Constitution, interdisant de refuser le droit de vote à un citoyen américain pour des motifs raciaux. Le Procureur fédéral a donc rejeté la réforme engagée par le Texas, montrant ainsi que le suffrage universel demeure un combat dans les Etats jadis ségrégationnistes.

Le"Provisional Ballot", instrument de fraude

Cette situation catastrophique a évidemment déjà attiré l'attention des autorités fédérales. Devant le chaos régnant dans les listes électorales, le gouvernement a fait voter le Help America Vote Act en 2002. Ce texte autorise un vote conditionnel, ou plutôt conservatoire (Provisional Ballot). En pratique, lorsqu'une personne estime posséder le droit de vote, mais qu'elle n'apparaît pas sur les listes, ou qu'elle apparaît de manière erronée (erreur dans l'orthographe du nom ou fausse adresse), elle peut néanmoins voter, à titre conservatoire. Son vote sera ensuite validé ou non par une commission spéciale établie au niveau de chaque Etat. Cette commission est composée de magistrats, qui sont élus aux Etats Unis, sur une base largement partisane.

Le "Provisional Ballot" n'a guère amélioré l'exercice du droit de vote. Il a, au contraire, suscité des pratiques d'une totale opacité. Des divergences d'interprétation sont apparues sur les critères susceptibles d'être pris en considération pour procéder à la validation du vote. En Ohio, une commission a récemment proposé de définir avec précision ces critères, mais ses propositions se sont heurtées à une fin de non-recevoir, après la victoire républicaine de 2010. N'est il pas plus simple d'utiliser ce réservoir de votes acceptables ou récusables à volonté pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre ? La procédure conçue pour permettre aux exclus de voter est désormais un pur et simple instrument de fraude électorale.

Les Etats Unis sont ils  une démocratie ?

Ces tentatives d'exclusion légale ne font que s'ajouter à une exclusion plus profonde, et, il faut le dire, très ancienne. La plupart des études consacrées à cette question, et elles sont fort nombreuses, montrent que la moitié des électeurs potentiels américains ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Il s'agit là d'une exclusion sociale, sans doute beaucoup plus grave encore que l'exclusion strictement juridique. Elle révèle en effet une perte de confiance totale dans le système électoral, voire dans le système politique en général. Elle montre aussi que la ségrégation sociale a succédé à la ségrégation juridique.

Sur la scène internationale, les Etats Unis se présentent volontiers comme les champions d'une démocratie qu'ils perçoivent comme un bien d'exportation. Souvenons nous que les interventions en Irak comme en Afghanistan ont été justifiées par la nécessité d'introduire la démocratie dans ces pays. Mais la démocratie n'est pas seulement à usage externe, c'est aussi, l'instrument d'une cohésion sociale. Les Etats Unis sont-ils une démocratie ? La question peut sembler provocante, mais elle mérite d'être posée.


jeudi 2 août 2012

La "retenue" des étrangers en situation irrégulière, ou la construction d'un régime juridique dérogatoire

Le ministre de l'intérieur, M. Manuel Valls, vient d'employer le terme "retenue" pour suggérer une nouvelle forme de maintien dans les locaux de la police ou de la gendarmerie des étrangers en situation irrégulière. Cette "retenue", qui ne pourrait dépasser une douzaine d'heures, permettrait d'organiser concrètement leur éloignement, ou, le cas échéant, leur placement dans un centre de rétention administrative. En clair, l'étranger en situation irrégulière passerait de la "retenue" à la "rétention", avant d'être renvoyé chez lui.

Un problème immédiat

La proposition du ministre vise à résoudre un problème très immédiat. On se souvient que la Cour de cassation a rendu, le 5 juin 2012, une décision estimant que l'utilisation de la garde à vue à l'encontre des étrangers en situation irrégulière n'est pas conforme à la directive "retour" du 16 décembre 2008. Le délit de maintien irrégulier sur le territoire n'est en effet constitué qu'une fois que l'étranger a refusé de se plier à une décision d'éloignement. Il ne peut donc être placé en garde à vue avant que cette décision ait été prise, puisqu'il n'a pas encore commis d'infraction pénale. 

Après cette fracassante décision, les autorités de police se sont trouvées dans une situation bien difficile. La seule procédure à leur disposition pour garder un étranger en situation irrégulière dans leurs locaux était celle de la vérification d'identité. La loi prévoit cependant que l'atteinte à la liberté d'aller et venir, dans ce cas, ne peut dépasser la durée strictement nécessaire à l'établissement de l'identité, au maximum quatre heures. C'est trop peu, disent les forces de l'ordre, pour obtenir des informations sur la situation juridique de l'intéressé, surtout lorsqu'il refuse de communiquer son identité, voire son pays d'origine. 

Jean Joseph Taillasson 1745-1809.
Timoléon, à qui les Syracusiens amènent des étrangers.

La "retenue" de douze heures prend alors toutes les apparences d'une cote mal taillée. Entre la garde à vue de vingt quatre heures désormais interdite, et la vérification d'identité de quatre heures considérée comme trop courte, on crée une procédure ad hoc, réservée aux étrangers en situation irrégulière. On coupe la poire en deux, et on choisit une immobilisation d'une douzaine d'heures. 

Le terme de "retenue" est alors choisi, précisément parce que le droit commun ne l'emploie jamais. Impossible en effet d'invoquer une "rétention", puisque les étrangers en situation irrégulière peuvent déjà être placés dans des "centres de rétention", le temps d'organiser concrètement leur départ. Impossible d'employer la notion de "garde à vue", puisqu'elle a été sanctionnée par la Cour de cassation. Impossible enfin de parler d'"internement", qui renvoie à l'idée d'un emprisonnement administratif, effectué en dehors de tout contrôle juridictionnel.

Vers un droit dérogatoire

Conformément à l'article 34 de la Constitution, cette nouvelle procédure se traduira par le dépôt d'un projet de loi, dès lors qu'elle implique une atteinte à la liberté de circulation. Les débats parlementaires conduiront probablement à la mise en place d'une procédure nouvelle, sans doute placée sous le contrôle du juge. Elle permettra aux forces de police de faire leur travail, et aux étrangers de bénéficier des droits de la défense. Le fait d'abandonner la procédure de droit commun de la garde à vue n'est donc pas, en soi, une atteinte aux droits des personnes ainsi retenues.

Il n'en demeure pas moins que cette réforme s'analyse comme une nouvelle pierre apportée à la construction d'un droit des étrangers parfaitement dérogatoire au droit commun. Il a de plus en plus ses règles propres, ses spécialistes, ses débats. Il cultive une place à part, devient peu à peu une discipline complexe, maîtrisée par quelques spécialistes et quelques militants des droits des étrangers.


dimanche 29 juillet 2012

QPC : Le recours contre la décision d'octroi de la qualité de pupille de l'Etat

Dans sa décision rendue sur QPC le 27 juillet 2012, le Conseil constitutionnel affirme une conception rigoureuse du principe du droit à un recours effectif, appliqué cette fois à la procédure d'admission en qualité de pupille de l'Etat. La disposition contestée par la requérante, madame Annie M, est plus précisément l'article L 224-8 du code de l'action sociale et des familles (CASF), aux termes duquel les proches de l'enfant disposent d'un délai de trente jours pour contester l'arrêté du Président du Conseil général décidant son admission au statut de pupille de l'Etat. 

Entre deux arrêtés 

La procédure mise en oeuvre est ainsi fixée de manière très précise par la loi du 6 juin 1984. Dès que l'enfant est confié aux services sociaux, (la DDASS), il fait l'objet d'un arrêté d'admission provisoire en qualité de pupille de l'Etat, pour une durée qu'il précise. A l'issue de cette première période, un arrêté définitif est pris par le Président du Conseil général, celui-là même qui ouvre aux ayants-droit une possibilité de recours durant une période de trente jours devant le juge judiciaire. Cette compétence du juge judiciaire est d'ailleurs une innovation de la loi de 1984, le législateur mettant fin à un dualisme de compétences qui était préjudiciable aux intérêts de l'enfant. En effet, l'arrêté d'admission à la qualité de pupille était jusqu'alors contestable devant le juge administratif dès lors qu'il exprimait une prérogative de la puissance publique. En revanche, le juge judiciaire était seul compétent pour prendre une décision relative à la garde de l'enfant. 

Entre deux délais

Cette procédure se caractérise par la brièveté des délais de recours offerts aux proches de l'enfant. Pour ses parents biologiques, son père ou sa mère, le délai pour demander la restitution de l'enfant est de deux mois lorsque l'intéressé a lui même décidé de le confier aux services sociaux, ou de six mois lorsque cette procédure lui a été imposée (art. L 224-6 CASF). 

Le délai de l'article contesté devant le Conseil constitutionnel, celui de l'article 224-8, est réduit à trente jours. Il n'est pas fermé aux parents biologiques (sauf déclaration judiciaire d'abandon, ou déchéance de l'autorité parentale), mais concerne surtout les alliés de l'enfant, par exemple ses grands parents, voire "toute personne justifiant d'un lien avec lui, notamment pour avoir assuré sa garde".  Une telle disposition permet ainsi de revenir sur une pratique antérieure particulièrement choquante, durant laquelle des familles d'accueil qui avaient élevé l'enfant, se voyaient interdire toute possibilité de l'adopter. 

Les deux orphelines. Maurice Tourneur. 1932



Entre deux intérêts contradictoires

Ce délai peut sembler court, mais le législateur se trouve confronté à un double impératif. D'une part, il doit effectivement permettre aux proches de l'enfant de témoigner de leur intérêt à son égard, voire de leur volonté de demander sa garde. D'autre part, il doit aussi, dans son intérêt supérieur, lui permettre, s'il est effectivement en situation d'abandon, de bénéficier aussi rapidement que possible de ce statut de pupille de l'Etat. Ce dernier conditionne en effet la possibilité pour lui de bénéficier d'une adoption plénière, et de mener une vie familiale normale. 

Le Conseil constitutionnel s'efforce, dans sa décision du 27 juillet 2012, de tenir la balance égale entre les intérêts de chacun. Il déclare ainsi la disposition inconstitutionnelle, non pas dans le principe qu'elle énonce, mais en raison de son imprécision sur le point de départ de la procédure. Un délai aussi bref qu'un délai de trente jours n'est pas, en soi, inconstitutionnel. La Cour européenne des droits de l'homme estime, de son côté, qu'il ne constitue pas une violation du droit au procès équitable. Dans sa décision Odièvre du 13 février 2003, elle considère ainsi que le délai de rétractation laissée à la mère biologique qui décide d'abandonner son enfant après un accouchement sous X est "suffisant" pour qu'elle "ait le temps de remettre en cause le choix d'abandonner l'enfant". 

Ce n'est donc pas sur le terrain de la brièveté du délai de recours que se place le juge constitutionnel, mais sur son point de départ. Pour qu'il puisse courir, il faut en effet s'assurer que les personnes susceptibles de faire un recours contre l'arrêté définitif d'admission au statut de pupille en aient été effectivement informées. Pour respecter la vie privée de l'enfant et de ses parents biologiques, le législateur a choisi de ne pas imposer la publication de cet arrêté. Il reste donc à imposer sa notification aux proches de l'enfant, du moins à ceux que connaissent les services sociaux, afin que leur droit à un recours effectif soit effectivement garanti.  

Entre deux vies

Le Conseil constitutionnel s'efforce ainsi de garantir les droits de chacun pendant cette période délicate, durant laquelle l'enfant se trouve au carrefour entre deux vies. Il s'agit à la fois de s'assurer que rien ne peut être sauvé de son ancienne vie et que son abandon est définitif, et de lui permettre d'accéder aussi rapidement que possible d'accéder à une vie nouvelle, au sein d'une famille d'adoption. Le législateur va donc devoir préciser quelque peu cette procédure. Le Conseil lui a laissé jusqu'au 1er janvier 2014 pour modifier les textes, permettant ainsi de garantir la sécurité juridique des affaires en cours.



vendredi 27 juillet 2012

La protection des données dans la Constitution ?

La Présidente de la CNIL, madame Falque-Perrotin, a affirmé, lors de la conférence de presse accompagnant la remise du rapport annuel le 10 juillet 2012, que cette autorité indépendante "promeut l'objectif d'inscrire, dans la Constitution, le droit à la protection des données personnelles". Un tel propos n'a rien de nouveau, et le Président Alex Türk avait fait une déclaration à peu près semblable lors de la remise du rapport de 2008. Dans les deux cas, la demande est formulée oralement lors d'une conférence de presse, mais ne figure pas réellement dans le rapport écrit. On reste dans le domaine du discours, voire de l'incantation.

L'Habeas Data

Le droit à la protection des données se définit généralement à travers une double prérogative dont dispose son titulaire. Lorsque des données personnelles sur son compte sont collectées et/ou stockées sur son compte par un tiers, il a le droit de consentir à l'opération, de demander leur modification si elles sont erronées, voire leur effacement si elles ne sont plus pertinentes. Lorsque des données personnelles sont mises à son initiative sur un fichier informatique ou sur le net, il a aussi le droit de conserver leur confidentialité, de les modifier et de les retirer. En d'autres termes, il doit pouvoir en conserver la maîtrise. Ces principes ne sont heureusement pas inconnus du droit positif. Ils ont actuellement une valeur législative, puisqu'ils figurent dans la célèbre loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés.

Un droit de synthèse

La constitutionnalisation du principe de protection des données personnelles est une idée séduisante. D'abord, parce que la notion de protection des données, parfois aussi qualifiée d'Habeas Data, est une notion qui englobe différents éléments appartenant à des champs très différents des libertés publiques. Elle intègre tout à la fois des éléments du droit au respect de la vie privée, du droit à l'oubli, de la liberté d'expression, mais aussi du droit de propriété sur les informations nominatives nous concernant. Sur ce plan, l'intégration dans la Constitution permettrait d'agglomérer des prérogatives qui peuvent aujourd'hui sembler quelque peu disparates, et d'envisager une approche globale des droits du citoyens dans un monde numérisé.

Rôle du législateur

De la même manière, l'acquisition d'une valeur constitutionnelle par le principe de protection des données aurait des conséquences importantes sur ses éventuelles restrictions. Il s'agirait d'un droit s'exerçant "dans le cadre des lois qui le réglementent", et le législateur devrait alors poser clairement ses limites, préciser notamment les atteintes licites à la protection des données, par exemple pour les fichiers mis en oeuvre par les autorités publiques en matière de sécurité.

Certes, mais le législateur n'est il pas déjà intervenu dans ce domaine ? Les procédures préalables à la création des fichiers de données personnelles ont été définies par cette même loi de 1978, et elle distingue clairement entre les fichiers contenant des informations personnelles et les autres. Des textes communautaires sont venus conforter et développer ce droit nouveau, reprenant sensiblement les dispositions du droit français.

Souplesse et adaptation du droit

En termes de garantie des droits de la personnes, la constitutionnalisation n'est pas une panacée, loin de là. Que l'on se souvienne de la Charte de l'environnement, intégrée en grande pompe dans la Constitution en 2004, et dont l'article premier affirme que "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Ces dispositions n'ont eu aucune influence notable sur le droit positif. En revanche, la loi informatique et libertés, texte modestement d'origine parlementaire, a suscité la construction d'un cadre juridique relativement contraignant, qui a su évoluer avec le temps, et passer de l'ordinateur de bureau des années soixante-dix à la société numérique d'aujourd'hui.

Car n'oublions pas que la constitutionnalisation d'une norme conduit parfois à la figer à un certain stade de son développement. Or le domaine des nouvelles technologies est précisément celui qui a besoin d'évoluer rapidement, de s'adapter en permanence à des nouvelles utilisations. C'est précisément le cas dans notre droit, et la CNIL a ainsi vu un élargissement constant de ses compétences au fur et à mesure que surgissaient le GPS ou la biométrie. Bien entendu, le juge pourra faire évoluer le droit nouveau, à la condition toutefois que le constituant ne l'ait pas défini de manière trop contraignante.




Reste évidemment à envisager le dernier argument en faveur de la constitutionnalisation de la protection des données, à savoir son caractère pédagogique. L'idée générale est que l'intégration d'une norme dans la Constitution permet au citoyen de prendre conscience de ses droits. Il s'agit là d'une sorte de présupposé bien difficile à démontrer. N'est il pas frappant de constater que tous les citoyens connaissent l'existence de la loi de 1901, tout simplement parce qu'ils sont membres d'une ou plusieurs associations ? Ils n'ont pas attendu la décision du Conseil constitutionnel de 1971 pour exercer leur droit dans ce domaine.

On doit en déduire que, constitutionnel ou non, le droit à la protection des données est l'inverse de la Pile Wonder, et ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. La pédagogie ne passe pas uniquement par l'intégration de la protection des données dans la Constitution. Elle s'appuie surtout sur les précédents, les décisions de justice condamnant ceux qui violent ce principe avec allégresse, décisions qui doivent être largement médiatisées. La protection des données, c'est un combat quotidien, pas une disposition gravée dans le marbre devant laquelle il convient de faire quelques génuflexions.




mardi 24 juillet 2012

Les nominations de deux ambassadeurs annulées par le Conseil d'Etat

Le 7 avril 2012, LLC avait, pour une fois, fait oeuvre utile, et offert aux membres des cabinets ministériels et aux conseillers à la Présidence de la République, un "petit manuel" destiné à leur permettre de se recaser en cas d'échec électoral. Ceci étant, nous n'avions pas caché les difficultés de l'exercice, et notamment le "risque juridique", c'est à dire concrètement l'interdiction, qui s'applique même au Prince, de faire n'importe quoi avec les procédures de nomination des fonctionnaires. Ce risque s'est précisément manifesté, avec un double recours de la CFDT contre la nomination de deux ambassadeurs, qui est à l'origine des  deux décisions du 23 juillet 2012.

Les intéressés, Messieurs Bertrand Lortholary et Damien Loras, conseillers à la Présidence de la République, ont été nommés ambassadeur, l'un en Indonésie, l'autre en Thaïlande. La nomination du premier est intervenue le 10 février 2012, celle du second par un décret du 4 mai 2012, deux jours avant le second tour des élections. Ce sont ces deux textes dont la CFDT demande l'annulation. 

Comment devient on ambassadeur ? 

Les fonctions d'ambassadeur peuvent être dues à la seule faveur du Prince. Celui-ci peut nommer un ami ou une personnalité à de telles fonctions, à la condition toutefois que l'heureux bénéficiaire de cette mesure ne soit pas un fonctionnaire des Affaires étrangères. Une fois sa mission accomplie, il reprendra tout simplement ses anciennes occupations. Tel est le cas, par exemple, de M. Jean-Christophe Rufin, qui fut ambassadeur au Sénégal jusqu'en 2010, avant de redevenir écrivain, ou de M. Roger Karoutchi, qui représenta la France auprès de l'OCDE, avant de redevenir sénateur UMP.

Ambassadeurs, et rien d'autre

Dans le cas de Messieurs Lortholary et Loras, la situation est tout autre, puisqu'ils font tous deux une carrière diplomatique. Le problème juridique réside cependant dans le fait que les intéressés ont voulu faire de leur passage au cabinet du Président de la République un accélérateur de carrière. Ils voulaient être ambassadeurs, et rien d'autre. Aucune autre fonction ne pouvait satisfaire leur ambition.


Hans Holbein Le Jeune. Les Ambassadeurs (et leur anamorphose). 1533


Le décret du 25 mai 2009

Depuis le décret du 6 mars 1969 relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires qui réservait ces emplois aux seuls ambassadeurs de France et ministres plénipotentiaires, autrement dit aux agents déjà titulaires d'une très solide expérience dans des postes de responsabilité, les choses ont considérablement évolué. Ce texte a été modifié par un décret du 29 décembre 1999 pour élargir l'accès à ces emplois, "à titre exceptionnel", aux conseillers des affaires étrangères hors classe. Aujourd'hui, la nomination de nos deux ambassadeurs s'appuie sur le décret du 25 mai 2009, qui permet désormais de faire appel "à des conseillers des affaires étrangères qui justifient d'au moins dix années dans un corps de catégorie A, dont au moins trois à l'étranger, et ayant démontré, notamment par l'exercice de responsabilités d'encadrement, leur aptitude à occuper ces emplois". 

Erreur de droit et non pas erreur  manifeste

C'est précisément sur ces "responsabilités d'encadrement", ou plutôt sur leur absence que s'appuie le Conseil d'Etat pour considérer que ces deux nominations sont entachées d'erreur de droit. Le choix de ce cas d'annulation est fort intéressant, car le Conseil d'Etat ne se fonde pas sur l'erreur manifeste d'appréciation, C'est sur ce motif qu'il s'appuie généralement pour annuler des nominations au tour extérieur, lorsque les compétences de l'intéressé n'ont rien à voir avec celles demandées pour l'emploi qu'il doit exercer. Monsieur Dominique Tibéri en a récemment fait l'amère expérience, lorsque le Conseil d'Etat, le 23 décembre 2011, a annulé sa désignation comme Contrôleur général économique et financier.

Mais l'erreur manifeste implique une appréciation individuelle par le juge de l'aptitude du candidat à exercer les fonctions. Elle n'emporte annulation de l'acte que lorsqu'elle saute aux yeux, ce qui évidemment ne peut être le cas lorsqu'il s'agit de nommer des fonctionnaires des affaires étrangères à des postes diplomatiques, et que ces fonctionnaires sont issus de l'ENA.

Le Conseil d'Etat a donc tout simplement choisi l'erreur de droit, estimant que l'autorité de nomination n'avait pas correctement appliqué le décret du 25 mai 2009. Il considère en effet que le fait d'avoir "démontré, notamment par l'exercice de responsabilités d'encadrement", l'aptitude à exercer un emploi d'ambassadeur n'est pas un élément d'appréciation parmi d'autres. C'est une condition effective de la légalité de la nomination. L'autorité de nomination doit vérifier que l'intéressé a effectivement exercé des fonctions d'encadrement impliquant une autorité hiérarchique sur un service ou un ensemble de services. Nos deux diplomates étaient conseillers des affaires étrangères et non pas ministres plénipotentiaires, statut qui ne leur conférait aucune autorité de ce type. Damien Loras avait ainsi été premier secrétaire à la Représentation française auprès des Nations Unies à New York et Bertrand Lortholary était deuxième conseiller à l'ambassade de France à Pékin avant de rejoindre l'Elysée. Ces fonctions ne leurs conféraient donc aucune autorité hiérarchique sur l'ensemble d'un service, susceptible de justifier la mise en oeuvre du décret du 25 mai 2009.

La décision du Conseil d'Etat sonne comme un rappel à l'ordre. Dans un Etat de droit, l'avancement repose sur le mérite et l'expérience professionnelle, pas sur la faveur du Prince. Il ne reste plus qu'à espérer que le Conseil d'Etat se penchera bientôt sur l'autre innovation introduite récemment au Quai d'Orsay, cette procédure d'évaluation à 360°, qui repose essentiellement sur la délation. Les abus de droit du précédent quinquennat n'ont pas fini d'occuper la juridiction administrative.

dimanche 22 juillet 2012

Les Raëliens devant la CEDH : tout ce que vous voulez savoir sur les sectes sans oser le demander

Dans sa décision du 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c. Suisse, la Cour européenne saisit l'opportunité de préciser sa position à l'égard des dérives sectaires. Une telle décision s'imposait, alors qu'un précédent arrêt, du 30 juin 2012, avait été présenté comme condamnant la France pour avoir refusé aux Témoins de Jéhovah le statut fiscal accordé aux religions. Certains avaient alors estimé que tout mouvement sectaire pouvait bénéficier de cette jurisprudence, se voir reconnaître le la qualité de religion, et bénéficier des avantages qui y sont attachés, qu'il s'agisse du statut fiscal ou de la protection particulièrement importante de la liberté d'expression.

Les Raëliens

En l'espèce, le requérant est  le mouvement Raëlien, association implantée en Suisse, et dont l'activité principale consiste à établir des contacts avec les extra-terrestres. Il conteste le refus des autorités de police de Neuchâtel d'autoriser une campagne d'affichage représentant, comme il se doit, des petits êtres verts et des soucoupes volantes, illustrations accompagnées du numéro de téléphone du mouvement et de l'adresse de son site internet. Ce refus n'est évidemment pas motivé par le désir de la secte de communiquer avec les martiens, activité finalement assez bénigne.Il repose aussi sur des objectifs non conformes à l'ordre public suisse, notamment la promotion d'une société fondée sur la domination de ceux ayant un fort quotient intellectuel, appelés à se reproduire par le clonage humain. Surtout, les autorités suisse reprochent à ces amoureux des extra terrestres des activités nettement plus terre à terre, plusieurs plaintes pour pédophilie ayant été enregistrées à l'encontre des responsables Raëliens.

Absence de violation de l'article 10

Tenant compte de ces éléments, la Cour européenne estime que cette interdiction d'affichage ne constitue qu'une ingérence limitée dans la liberté d'expression de l'association Raëlienne. Rien ne lui interdit en effet de s'exprimer par d'autres moyens, comme son site internet, ou la distribution de tracts. Cette ingérence n'est donc pas disproportionnée et les autorités suisses n'ont pas violé l'article 10 de la Convention. La Cour ajoute que cette restriction à la liberté d'expression répondait à un "besoin social impérieux", dès lors que l'association développe un programme favorable au clonage humain, et que plusieurs décisions de la justice suisse l'avait considérée comme une "secte à caractère dangereux", en raison de dérives sexuelles possibles à l'égard des mineurs.


Les Envahisseurs. Série télévision. 1967
Secte, ou dérive sectaire ?

Comme le droit français, la Cour européenne refuse, dans cette décision, d'utiliser la notion de secte,  extrêmement dangereuse dans la mesure où elle est généralement définie par la doctrine à l'aune de la notion de religion. Autrement dit, une religion serait une secte qui a réussi, et une secte serait une religion en devenir. Cette définition, adoptée aux Etats Unis, constitue en réalité un moyen pour les sectes d'affirmer leur légitimité, en se présentant comme un groupe de fidèles réunis autour d'une foi partagée. Tel est le cas des Témoins de Jéhovah qui parviennent, peu à peu, à obtenir le statut de religion, avec l'aide de la Cour européenne.

Accepter que les Témoins de Jéhovah soient considérés comme une religion ne conduit cependant pas à étendre ce statut à tous les groupements dirigés par des gourous plus ou moins allumés, plus ou moins dangereux pour les adeptes, parfois fort peu nombreux.

C'est la raison pour laquelle le droit français se réfère à la notion de dérive sectaire, qui s'applique lorsqu'un groupement "poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d'exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités". Cette formulation, issue de la loi About-Picard du 12 juin 2001, donne ainsi une définition pénale de la dérive sectaaire. Il n'y a pas de lutte contre les sectes, mais une lutte très affirmée contre la manipulation mentale, l'abus de faiblesse, l'escroquerie, la pédophilie, et autres pratiques illicites. 

Sur ce point, la Cour européenne semble infléchir quelque peu  une jurisprudence qui reposait traditionnellement sur la notion de "secte à caractère religieux". Le groupement ainsi qualifié pouvait bénéficier du statut de religion. Celui qui ne recevait pas cette qualification pouvait voir son activité soumise à restrictions en raison du danger qu'il représente. En l'espèce, la Cour ne reprend pas cette distinction, et se borne à rappeler la légitimité de la lutte des autorités suisses contre un mouvement sectaire considéré comme dangereux. Sur ce point, elle se rapproche de l'approche réaliste du droit français, et contribue à légitimer la lutte contre les dérives sectaires.