« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 20 avril 2012

Résultat des élections : avant l'heure, c'est pas l'heure

Depuis quelques jours, on débat de l'éventuelle publication des résultats des élections, avant l'heure. Les uns, comme le candidat-président, ne voient guère d'inconvénients à ce que les médias diffusent les résultats après la fermeture des bureaux de vote ruraux à 18 h 30, alors que les bureaux de vote des zones urbaines ne ferment qu'à 19 h ou 20 h selon les cas. Les autres insistent sur le risque d'influencer le scrutin, puisque cette connaissance des premiers résultats peut conduire ceux qui n'ont pas encore voté, soit à se mobiliser, soit au contraire à s'abstenir. Ils invoquent ainsi une atteinte à la sérénité du vote.

Le régime juridique : la distinction entre résultats  et sondages

Observons d'emblée le flou qui entoure ce débat. Certains se réfèrent à la publication de "résultats", d'autres à celle de "sondages". Or le régime juridique n'est pas identique, même s'il conduit à la même interdiction. 

La publication de résultats partiels est interdite par l'article L 52-2 du code électoral avant la fermeture des derniers bureaux de vote. C'est ainsi que les résultats des DOM-COM sont gelés jusqu'à la fin du scrutin en métropole. Pour ce qui est des sondages "sorties des urnes", l'article 12 de la loi du 19 juillet 1977 considère cette publication comme une infraction punissable d'une amende de 75 000 € (art. L 90-1 du code électoral).

L 'improvisation

Bien entendu, la période actuelle se caractérise par une magnifique improvisation, comme si les autorités compétentes découvraient brutalement l'existence de Twitter et de Facebook, voire des journaux belges ou suisses. La Commission nationale de contrôle de la campagne électorale pour les élections présidentielles (CNCCEP) se borne à diffuser un "rappel au règlement". La Commission des sondages fait état d'un accord avec les principaux instituts  français, qui auraient renoncé à effectués des sondages "sorties des urnes". Reste que les instituts étrangers n'ont pas été l'objet d'une demande identique et que rien ne leur interdit d'effectuer ces enquêtes et de les diffuser sur des sites situés à l'étranger, ou sur les réseaux sociaux. 

Certains médias annoncent leur désir de passer outre une loi jugée obsolète. Ils envisagent l'avenir avec sérénité, estimant que l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme fait obstacle à leur condamnation. Autrement dit, la liberté de l'information devrait prévaloir sur l'interdiction de publier résultats partiels ou sondages avant la clôture des bureaux de vote. 


L'article 10 de la Convention européenne

Cet optimisme s'appuie sur l'article 10 de la Convention européenne qui a déjà permis de raccourcir la durée pendant laquelle les sondages sont interdits avant le scrutin. La loi de 1977 prévoyait en effet une interdiction générale de publication, de diffusion et de commentaire de tout sondage d'opinion, une semaine avant la consultation électorale. 


Lors des législatives de 1997, de nombreux journaux français ont indiqué à leurs lecteurs des adresses de sites internet étrangers diffusant des résultats de sondages. Dans certains cas, ils ont même publié ces résultats sur leur propre site. Des poursuites ont été engagées à l'égard des contrevenants, qui se sont finalement effondrées devant la Cour de cassation le 4 septembre 2001.  La haute juridiction a en effet annulé la condamnation des prévenus, au motif que l'interdiction de publication des sondages imposée par la loi de 1977 portait atteinte à l'article 10 de la Convention européenne. Elle instaure en effet une restriction qui n'est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes énumérés dans l'article 10 § 2 de la Convention, à savoir "les mesures nécessaires à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la morale ou des droits d'autrui". A la suite de cette décision, le législateur est intervenu pour réduire d'une semaine à deux jours la durée d'interdiction de publication de sondages avant l'ouverture du scrutin.

Il serait imprudent de s'appuyer sur cette jurisprudence pour publier des sondages avant la fermeture de tous les bureaux de vote. N'oublions pas que la décision de 2001 porte sur une publication antérieure au scrutin, alors que le débat actuel porte sur une publication avant sa clôture. L'atteinte à la sérénité des opérations électorales est tout de même plus évidente, et susceptible de fonder cet "intérêt légitime" et cette "nécessité" que demande la Cour européenne.

On ne peut donc pas conclure, comme n'hésitent pas à le faire certains médias, que la législation actuelle est obsolète, ce qui justifierait qu'elle soit tout simplement violée. Le développement considérable des réseaux sociaux n'a pas pour effet de rendre caduc le principe de sérénité du scrutin, mais tout simplement d'imposer une réflexion nouvelle sur les moyens de le garantir.

Changer les horaires

 Si on ne peut supprimer les réseaux sociaux, on peut faire en sorte que résultats et sondages puissent être effectués à la même heure, au moment où ils ne pourront plus influencer personne. Il suffit tout simplement d'unifier l'heure de fermeture des bureaux.

Aux termes de l'article R 41 du code électoral, applicable aux présidentielles, "le scrutin est ouvert à 8 heures et clos le même jour à 18 h". Pour "faciliter aux électeurs l'exercice de leur droit de vote (sic)", les préfets de département peuvent prendre des arrêtés avançant l'heure d'ouverture des bureaux ou, au contraire, la reculant. La fermeture plus tardive en zone urbaine trouve donc son fondement juridique dans ces arrêtés préfectoraux.

L'étude de ces fondements juridiques permet d'affirmer qu'il aurait été extrêmement simple d'éviter les divulgations prématurées de résultats, tout simplement en donnant instruction aux préfets de prendre des arrêtés unifiant l'heure de clôture du scrutin, à 19 h ou à 20 h. Rien ne l'interdisait, l'objet de "faciliter l'exercice du droit de vote" étant suffisamment imprécis pour justifier cette modification. Peut être le Président de la République aurait-il pu y penser ? Cela lui aurait évité d'affirmer aujourd'hui qu'il ne "serait pas choqué" de la publication de résultats avant 20 h, affirmation un peu étrange de la part de celui que l'article 5 fait garant de la Constitution et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Il pouvait d'ailleurs s'appuyer sur le rapport établi par la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale pour les élections présidentielles (CNCCEP) après l'élection de 2007, qui demandait l'unification des horaires de fermeture des bureaux sur l'ensemble du territoire. Mais sans doute le nouvel élu a t il omis de lire ce rapport, trop occupé à fêter sa victoire ?



mercredi 18 avril 2012

Katyn devant la Cour européenne, 72 ans après.


La décision du 16 avril 2012,Janowiec et a. c. Russie, rendue par la Cour européenne, trouve son origine dans le massacre de Katyn perpétré en avril et mai 1940, durant lequel vingt-deux mille officiers et responsables polonais ont trouvé la mort. Durant de longues années, la Russie a laissé croire que l'armée allemande était l'auteur de ce crime, et c'est seulement en 1990 que Mikhaël Gorbatchev a ordonné une enquête, alors que la plupart des historiens affirmaient la responsabilité de Staline dans le massacre.  En 2004, une décision de clore l'enquête a été prise par les autorités russes, mais elle demeure aujourd'hui classée secret-défense. En 2010, la Douma, c'est-à-dire la chambre basse du parlement russe, a voté une "déclaration" affirmant que "l'extermination massive de citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale" avait été perpétrée sur l'ordre de Staline, et qu'il fallait continuer  "à vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des personnes mortes à Katyn et ailleurs, et mettre au jour les circonstances de cette tragédie".

Non satisfaits de cette procédure de réhabilitation trop lente à leurs yeux, quinze requérants polonais, proches de douze victimes du massacre, ont saisi la Cour européenne, entre 2007 et 2009. Ils se plaignent de n'avoir pas eu accès à la décision de cloture de l'enquête, de n'avoir pas pu avoir accès aux dossiers de leurs proches et de n'avoir pas pu engager de procédures en vue de leur réhabilitation. D'une façon générale, les requérants estiment que les autorités russes n'ont pas diligenté une enquête effective sur le massacre de Katyn, et ont traité les proches des victimes de manière trop désinvolte. 

Il est évidemment que cette affaire met la Cour européenne dans l'embarras. Donner satisfaction aux victimes polonaises en condamnant la Russie pour des faits produits il y a soixante-douze ans reviendrait à stigmatiser la Russie d'aujourd'hui pour des crimes commis par la Russie d'hier, cette Russie stalinienne que tout le monde veut oublier. A l'inverse, donner satisfaction à la Russie en rejetant purement et simplement les recours polonais reviendrait à refuser à ces personnes la qualité de victime, solution bien fâcheuse pour une juridiction dont l'objet même est la protection des droits de l'homme. Fort habilement, la Cour va trouver une solution de juste milieu. 

L'article 2 : l'obstacle de la non rétroactivité

La Cour européenne qualifie le massacre de Katyn de crime de guerre, qualification qui offre à la Pologne, et aux requérants, une reconnaissance internationale de ces exactions. On pourrait se demander cependant si la qualification de génocide n'aurait pas été préférable, sachant que ces exactions ont précisément eu lieu pour exterminer l'élite de la nation polonaise.  

Quoi qu'il en soit, les requérants ne demandaient pas une condamnation directe de la Russie actuelle pour les crimes commis en 1940. Ils contestaient en revanche le fait qu'elle se soit refusée à enquêter sérieusement sur ces crimes, violant ainsi l'article 2 de la Convention sur le droit à la vie.

La Cour refuse néanmoins de condamner la Russie sur ce fondement, qu'elle refuse d'examiner. En effet, ce pays n'a ratifié la Convention européenne qu'en 1998, soit cinquante-huit ans après les évènements. La Cour ne peut donc, en principe, examiner les faits antérieurs à cette date. La seule exception à ce principe est lorsque ces faits sont antérieurs de peu à la ratification, et que l'enquête a essentiellement lieu après celle-ci. Dans une affaire Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, le décès du fils du requérant a lieu une année avant la ratification de la Convention européenne par la Cour européenne, et l'instruction a eu lieu, dans sa plus large part, après cette ratification. Et s'il est vrai que la Cour a accepté d'examiner une série d'affaires concernant la mort de manifestants durant la révolution roumaine de décembre 1989 (par exemple :  CEDH Agache et a. c. Roumanie du 20 octobre 2009), c'est que les enquêtes étaient loin d'être achevées au moment de la ratification de la ratification de la Convention par la Roumanie, en 1994. 

La situation est bien différente dans l'affaire du massacre de Katyn. La Cour fait observer qu'il n'y a aucun "lien véritable" entre les décès intervenus en mai-juin 1940 et l'entrée en vigueur de la Convention, cinquante-huit années plus tard. Quant aux enquêtes diligentées par les autorités russes, elles ont eu lieu essentiellement entre 1990 et 1998, c'est-à-dire avant la ratification de la Convention. Par voie de conséquence, la Cour s'interdit d'apprécier l'effectivité de l'enquête prise dans son intégralité et d'évaluer l'observation par la Russie de son obligation d'enquêter découlant de l'article 2. 

Si la non-rétroactivité fait obstacle à la condamnation de la Russie sur le fondement de l'article 2, la Cour va finalement prononcer cette condamnation sur la base des articles 38 et 3 de la Convention. 

Katyn. Andrzej Wajda. 2007

Le refus de coopérer avec la Cour (art. 38)

La Cour prend acte de la mauvaise volonté des autorités russes. Ces dernières ont non seulement refusé de communiquer aux parties la décision de clore l'enquête intervenue en 2004, mais elle l'ont également refusée à la Cour elle-même. La Cour fait clairement observer qu'elle ne voit pas l'intérêt de classifier cette pièce. Au contraire, une enquête transparente sur les crimes de l'ancien régime totalitaire ne pouvait porter atteinte aux intérêts liés à la sécurité nationale d'une Russie qui se proclame aujourd'hui démocratique. Cette classification est d'autant plus surprenante que les plus hautes autorités russes ont admis la responsabilité du régime stalinien dans le massacre de Katyn. 

Outre cette observation de bon sens, la Cour s'appuie aussi sur le droit international. Elle rappelle que la Convention de Vienne sur le droit des traités dispose que le droit interne ne peut être invoqué pour justifier le manquement d'un Etat à se conformer à un traité (art. 27). C'est bien le cas en l'espèce, puisque les autorités russes s'appuient sur le secret-défense pour refuser de coopérer avec la Cour européenne. Or, le secret-défense qui peut être invoqué par l'Etat, peut également être levé par l'Etat. 

La Russie est donc condamnée pour avoir refusé de coopérer avec la Cour dans le cadre de l'instruction de l'affaire, mais elle est aussi condamnée pour le traitement qu'elle a infligé aux requérants. 

Le traitement inhumain et dégradant

Les requérants sont les ayants droit des victimes de Katyn, l'une est la veuve de l'une d'entre elles, neuf autres sont des fils ou filles de ces victimes qui étaient encore des enfants lorsque leur père a été tué. La Cour observe qu'ils ont subi un double traumatisme, d'abord la perte d'un être cher, et ensuite le fait de n'avoir pas pu connaître la vérité pendant plus de cinquante années. La Cour observe la réticences des autorités russes à reconnaître le massacre de Katyn, et note que les requérants ont été traités avec mépris. Ils ont été confrontés au mensonge, au refus de toute information sur le sort de leurs proches, puis au rejet de toutes les démarches visant à la réhabilitation de leurs proches. Ce "déni" conduit à la Cour à considérer que les requérants ont fait l'objet d'un traitement inhumain au sens de l'article 3 de la Convention, sans toutefois leur accorder une réparation autre que morale. 

Ce raisonnement serait parfait s'il ne se heurtait pas à un problème de taille : pourquoi la non-rétroactivité est elle opposable à l'article 2 et pas à l'article 3 ? La Cour répond à l'objection en insistant sur la différence entre les deux garanties. L'article 2, relatif au droit à la vie, impose aux autorités de prendre des mesures concrètes, de diligenter une enquête pour trouver les responsables et les punir. L'article 3 en revanche, relatif au traitement inhumain et dégradant, impose aux autorités de réagir avec compassion au moment où elles sont saisies et peu importe donc que cette saisine intervienne bien longtemps après les faits. 

Cette différence d'application dans le temps entre les deux articles permet finalement à la Cour de rendre une décision tout entière tournée vers l'équité. Aux requérants, il s'agit de donner une satisfaction morale et l'assurance que leur qualité de victime sera reconnue. A la Russie, il faut montrer une volonté de tourner la page pour construire une Russie démocratique.




lundi 16 avril 2012

QPC : les soins psychiatriques reviennent devant le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel va bientôt se prononcer sur la constitutionnalité de certaines dispositions de la loi du 5 juillet 2011 relative aux droits des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques. Ce texte est pourtant généralement présenté comme le fruit de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Deux décisions rendues sur QPC du 26 novembre 2010 et du 9 juin 2011 avaient en effet rendu indispensable l'intervention du législateur, en imposant le contrôle du juge judiciaire pour toute hospitalisation effectuée sans le consentement du patient. Une fois voté le nouveau texte, ce dernier n'avait pas été déféré au Conseil, tout simplement parce que l'on considérait qu'un produit de la jurisprudence du Conseil est nécessairement revêtu d'une sorte de label de constitutionnalité.

Les "programmes de soins", contrainte ou pas contrainte ? 

Il n'en est rien cependant, et la QPC posée aujourd'hui, transmise par le Conseil d'Etat, montre bien que la constitutionnalité d'un texte n'est jamais réellement acquise. La disposition qui pose problème est celle qui fait figurer les "programmes de soins" parmi les traitements susceptibles d'être imposés aux patients sans leur consentement (art. L 3211-2-1 al. 2 csp).

On connaissait déjà l'hospitalisation sous la contrainte, effectuée soit à la demande des proches, soit à celle des autorités publiques lorsqu'il apparaît que le patient présente un comportement très dangereux pour l'ordre public, voire pour lui-même. Mais le "programmes de soins", appelé aussi "soins ambulatoires" laisse perplexe. La loi nous dit qu'il peut comporter des soins à domicile dispensés par un établissement spécialisé, mais aussi une hospitalisation qui ne semble pas très éloignée de l'hospitalisation d'office.

Ces "programmes de soins"  sont au coeur de la QPC à laquelle le Conseil constitutionnel doit apporter une réponse dans les jours prochains. Les moyens d'inconstitutionnalité peuvent être recherchés dans plusieurs directions.

Intelligibilité et accessibilité de la loi

Le législateur n'a pas précisé les limites apportées à la liberté du patient soigné en "soins ambulatoires". Il a laissé aux équipes médicales le soin d'organiser à peu près librement le régime administratif de ces traitements. Cette incertitude est particulièrement dangereuse dans la mesure où elle concerne un patient traité, par hypothèse, contre sa volonté. La liberté d'aller et de venir est ainsi directement mise en cause, de même que le libre choix du médecin, voire le refus du traitement dont on sait qu'il est désormais considéré comme un droit du patient depuis la loi Kouchner du 4 mars 2002.

Dans la pratique, les services hospitaliers interprètent de manière très étroite la notion de "programmes de soins". Un patient passe généralement d'un régime d'hospitalisation sous contrainte à un régime de "programme de soin" de manière très insensible. Il reste dans le même établissement, et bénéficie simplement de quelques heures de permission de sortie.

On peut ainsi considérer que les dispositions du code de la santé publique, très imprécises et laissant finalement s'exercer le pouvoir discrétionnaire du corps médical, ne répondent pas, sur ce point, aux exigences des principes d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, dont on sait qu'il s'agit d'un objectif à valeur constitutionnelle (voir par exemple la décision du 29 décembre 2009).

Cette exigence d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi conduit souvent le Conseil constitutionnel à s'interroger sur l'éventuelle incompétence négative du législateur. Pour simplifier le propos, l'idée générale est qu'une loi qui n'est pas claire est tout simplement mal écrite. Il y a quelques semaines, le Conseil a ainsi censuré la disposition la loi du 14 avril 2011 sur la garde à vue, imposant aux personnes poursuivies en matière de terrorisme de choisir leur avocat parmi une liste d'avocats habilités par le Conseil national des barreaux. Le texte ne définissait aucun des critères de cette habilitation, ni même les motifs d'une mesure. Le Conseil qui aurait pu se fonder sur le défaut d'intelligibilité de la loi, a préféré annuler la disposition pour incompétence négative, estimant que le législateur aurait dû se montrer plus précis dans l'encadrement juridique de cette procédure.

Les cigares du pharaon. Hergé. 1955.

Incompétence négative

L'incompétence négative peut évidemment être invoquée à l'encontre de l'organisation des "programmes de soins". Alors que le législateur envisageait une hospitalisation à domicile, les médecins pratiquent davantage une hospitalisation à plein temps, sauf quelques rares permissions de sortie. Il n'est évidemment pas question d'entrer dans le fond du débat, car on ne doute pas que si les médecins proposent un maintien à l'hôpital, c'est sans doute qu'il est nécessaire au traitement du patient. Peut-être sont ils également peu enthousiastes à l'idée de laisser en liberté des patients gravement atteints  ? Il n'empêche que cette divergence d'interprétations montre que la loi est mal rédigée, et que le législateur n'a pas été au bout de sa compétence en omettant de définir le cadre juridique de ces "soins ambulatoires".

Juge judiciaire et égalité devant la loi

Cette absence de cadre juridique conduit à constater une différence importante dans les garanties apportées au patient. En cas d'hospitalisation d'office, le juge des libertés et de la détention (JLD) est obligatoirement saisi à deux reprises, une première fois dans un délai de quinze jours après l'internement, une seconde fois dans un délai de six mois.

Il est vrai que l'on peut d'ores et déjà s'interroger sur la constitutionnalité de ce délai de six mois, le Conseil constitutionnel ayant affirmé, dans sa décision du 9 juin 2011, que le cas du patient hospitalisé d'office devait être réexaminé "dans un bref délai". Le délai de six mois est-il un "bref délai"? Espérons que le Conseil se prononcera sur cette question.

En dehors de ce problème d'ordre général, une question particulière est posée, qui concerne non seulement les patients placés en programmes de soins, mais aussi ceux qui sont hospitalisés dans des "unités pour malades difficiles"(UMD). Dans les deux cas, le juge judiciaire ne peut intervenir qu'après avoir recueilli l'avis d'un collège mis en place par la loi de 2011 (art. 3211-9 csp). Ce collège comprend deux représentants de l'équipe soignante, dont un psychiatre, et un autre praticien extérieur à l'équipe. A dire vrai, on ne comprend pas bien comment un psychiatre minoritaire dans un collège de trois personnes pourrait s'opposer aux décisions prises par un confrère à l'égard d'un patient qu'il ne connaît pas.

Quoi qu'il en soit, la saisine du JLD repose ainsi sur l'avis d'une commission d'experts pour les patients soignés en "programmes de soins", alors que le même JLD peut être directement saisi dans tous les cas d'hospitalisation sans le consentement. On objectera évidemment qu'en principe, le programme de soins est mis en oeuvre après avoir recueilli l'"avis" du patient, mais il ne s'agit que d'une procédure consultative qui ne remet pas en cause le fait que le traitement peut être entrepris sans le consentement du principal intéressé. Au demeurant, celui-ci se trouve souvent bien démuni, enfermé dans une camisole chimique, et ignorant la réalité de son statut juridique à l'égard de l'établissement où il est traité.

Au regard des conditions de la saisine du JLD, il y a donc inégalité entre les patients hospitalisés d'office et ceux qui font l'objet de ces fameux "programmes de soins". Les motifs de cette différence de traitement ne sont pas précisés par la loi. La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel devrait permettre de répondre à ces questions, et de lever l'ambiguité fondamentale de ces "programmes de soins" qui relèvent des traitements sous contrainte, mais qui s'efforcent de cacher cette contrainte. Ne serait-il pas préférable d'assumer la contrainte, d'en définir précisément le cadre juridique et de prévoir les garanties judiciaires indispensables à la garantie des libertés ?

vendredi 13 avril 2012

La Cour européenne, la liberté de presse... et Médiapart

La décision du 12 avril 2012, Martin et autres c. France vient accroître très opportunément le contrôle de la Cour européenne sur les atteintes à la liberté de presse. Les requérants, journalistes au Midi Libre, contestent une perquisition qui a eu lieu en juillet 2006 dans les locaux de ce quotidien régional. Un juge d'instruction instruisait alors une plainte pour violation du secret professionnel déposée par le Président de la région Languedoc Roussillon, désigné par les initiales J.B. Ce dernier se plaignait en effet de la publication dans Le Midi Libre de certains passages d'un rapport encore provisoire de la Chambre régionale des comptes, apparemment très sévère pour sa gestion. Ce document étant en principe confidentiel, le Président J.B. fondait donc sa plainte sur la violation et le recel de secret professionnel. 

Cette plainte n'a pas réellement prospéré. Le 22 mai 2007, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non lieu en faveur des journalistes. Puisque leur source n'a pu être identifiée, il était matériellement impossible de savoir si l'auteur de la divulgation était soumis au secret professionnel. Dès lors que la violation du secret n'était pas établie, le recel ne pouvait pas pas l'être. 

La perquisition est, en soi, une ingérence dans la liberté d'expression

Observons d'emblée que la Cour européenne a choisi de statuer. En dépit du non-lieu dans la procédure pénale, les requérants conservent un intérêt à contester la perquisition litigieuse. Celle-ci est à l'origine de leur mise en examen pour recel de violation du secret professionnel. Ils ont donc subi des mesures contraignantes et la perquisition a provoqué une ingérence dans leur liberté d'expression. Pour la Cour, cette ingérence peut être dissociée de l'action pénale, dès lors qu'elle produit ses propres effets indépendants de la condamnation pénale. 

La perquisition, qu'elle soit effectuée au domicile ou sur les lieux de travail des journalistes, est donc en soi considérée comme une ingérence dans la liberté d'expression, principe acquis depuis l'arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg de 2003. Peu importe que l'auteur de la divulgation du document confidentiel ait été identifié ou non, c'est l'intrusion qui caractérise l'ingérence. 

Jean Souverbie. Assiette de fruits au journal. 1955


La protection des sources

La perquisition a évidemment eu lieu dans le but d'identifier le ou les auteurs de la divulgation, ce qui pose évidemment la question de la protection des sources des journalistes. A l'époque des faits, la loi du 4 janvier 2010 sur la protection des sources n'existait pas encore. Observons cependant qu'elle n'autorise l'atteinte au secret des sources "que si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi" (art. 1 ). 

La Cour européenne avait déjà adopté une jurisprudence comparable. Sur le fondement de l'article 10 alinéa 2 de la Convention, elle s'assure que l'atteinte à la liberté d'expression est bien "nécessaire dans une société démocratique" et qu'elle répond à un "but légitime". Il appartient donc aux autorités de l'Etat de démontrer cette nécessité. 

En l'espèce, la Cour fait observer que la perquisition a eu lieu huit mois après la publication du rapport de la Chambre régionale des comptes. Le journal a pris soin de préciser qu'il s'agissait d'un texte provisoire susceptible d'être modifié à l'issue d'une procédure contradictoire, précaution qui témoigne de la bonne foi des journalistes. La publication de ce rapport répond enfin à un intérêt général puisqu'elle a pour objet d'offrir au public une information utile sur la gestion des fonds publics dans les collectivités territoriales. 

Les autorités françaises, de leur côté, n'ont pas indiqué à la Cour si elles s'étaient efforcées de découvrir l'auteur de la violation du secret professionnel par d'autres moyens que l'ingérence réalisée dans la libre expression de la presse. La chambre d'instruction de la Cour d'appel a d'ailleurs précisé que la décision de réaliser une perquisition relève du pouvoir souverain du juge d'instruction, et qu'il n'a pas à se justifier sur ce point. 

Un motif pertinent, mais pas suffisant

La Cour déduit que la nécessité de l'atteinte à la liberté d'expression et à la protection des sources n'a pas été démontrée par le gouvernement français. Aux yeux de la Cour, la recherche de la violation du secret professionnel est un motif pertinent pour justifier l'atteinte au secret des sources, mais ce n'est pas un motif suffisant pour fonder une procédure aussi attentatoire aux droits des journalistes que la perquisition dans les locaux du journal. La Cour reconnaît donc l'existence d'une violation de l'article 10 de la Convention. 

Au secours de Médiapart ? 

Cette décision témoigne d'une attention particulière accordée par la Cour européenne au respect de la liberté d'expression dans la presse. Ce rappel est sans doute très utile alors que trois journalistes ou anciens journalistes de Médiapart et deux du Point sont aujourd'hui mis en examen dans l'affaire Bettencourt. Ils sont accusés d'avoir diffusé sur ce site des extraits des enregistrements effectués chez la milliardaire par l'un de ses employés. 

Il est vrai que l'accusation ne porte pas sur un recel de violation du secret professionnel et l'ingérence ne réside pas dans une perquisition. Elle réside dans une mise en examen pour recel de violation du secret de la vie privée. Il se trouve cependant que la Convention européenne soumet l'ingérence dans la vie privée aux mêmes conditions que l'ingérence dans la liberté d'expression. Autrement dit, l'ingérence doit, dans les deux cas, être une "nécessité dans une société démocratique" et répondre à un "but légitime". 

En l'espèce, on peut penser que la publication de ces enregistrements répond à un intérêt général, Souvenons nous que dans l'arrêt von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour avait considéré comme poursuivant un intérêt général la publication de photos du Prince Rainier de Monaco, prises à l'insu de l'intéressé. Pour le juge européen, l'intérêt général existait dès lors que les lecteurs avaient le droit d'être informés sur la situation d'un prince dont la santé suscitait des inquiétudes. L'atteinte à la vie privée est donc légitime pour informer les lecteurs de la presse people sur la santé des têtes couronnées. Nul doute que la Cour soit tentée de considérer qu'elle est tout aussi légitime, lorsqu'il s'agit d'informer les lecteurs de Médiapart et du Point sur les modes de financement de certaines campagnes électorales. 


mercredi 11 avril 2012

La vérité biologique, élément de la protection de la vie privée et familiale

La Cour européenne des droits de l'homme, dans sa décision KAB c. Espagne du 10 avril 2012, insiste sur la protection active que les Etats doivent accorder au lien biologique entre parents et enfants. 

Le requérant, M. K.A.B. est un ressortissant nigérian qui réside en Espagne depuis 2001 avec sa compagne également nigériane et leur fils né en 2000. En octobre 2001, la mère est expulsée avec interdiction de retour sur le territoire, car elle est en situation irrégulière. L'enfant, demeuré sur le territoire espagnol, est confié à un couple ami résidant à Murcie, alors que le père part travailler à Barcelone. Le 16 novembre 2001, l'enfant est déclaré en situation d'abandon et placé dans un centre d'accueil. En décembre 2001, M. K.A.B. se présente dans ce centre pour contester le placement de son enfant. Dès lors que les services sociaux ne disposent pas de l'état civil de ce dernier, le requérant demande qu'un test de paternité soit effectué. Faute de pouvoir en assumer la charge financière (1 202 €), il ne peut effectuer ce test et doit attendre novembre 2005 pour finalement obtenir la reconnaissance judiciaire de sa paternité. C'est seulement à cette date qu'il peut introduire une une action en opposition à l'adoption, son enfant ayant été placé en famille d'accueil dans cette perspective. Il est cependant débouté au motif qu'il n'a pas assuré ses devoirs de père entre 2002 et 2005, et son enfant est finalement adopté par sa famille d'accueil en 2007. 

Des services qui fonctionnent trop bien

Les faits de l'espèce ont quelque chose d'inquiétant, car il n'est pas reproché aux services espagnols de la protection de l'enfance de mal fonctionner, mais au contraire de fonctionner trop bien. Le requérant M. K.A.B. est confronté à une bureaucratie redoutable qui ne se préoccupe pas de la réalité biologique. Certainement désireuse d'agir conformément à l'intérieur supérieur de l'enfant, elle brise néanmoins le lien maternel par l'expulsion de la mère, puis le lien paternel par la constatation d'un abandon largement fictif. En effet, personne n'a jamais indiqué à M. K.A.B. qu'il pouvait bénéficier de l'aide judiciaire pour exercer une action en reconnaissance de paternité, alors même qu'il s'était présenté plusieurs fois auprès des autorités pour revendiquer cette paternité.

La Cour européenne s'appuie sur l'article 8 de la Convention, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.


Lucas Cranach l'Ancien. Jugement de Salomon. Vers 1537.

La vie privée

Pour le juge, le droit au regroupement de la famille biologique est un élément de la vie privée qui doit être protégé. Dans l'arrêt Odièvre du 13 février 2003, la Cour énonce ainsi que le droit d'accéder à ses origines biologiques est un élément de la vie privée. Il doit donc être protégé, même si la Cour admet que les Etats disposent en ce domaine d'une large marge d'appréciation, qui autorise, par exemple, la procédure de l'accouchement sous X. 

La vie familiale

La garantie du respect de la vie familiale est également en cause. Il est vrai que les liens familiaux sont, en l'espèce, pour le moins distendus. La mère est au Nigéria, le père à Barcelone, et l'enfant confié aux services sociaux. Aux yeux de la Cour cependant, la vie familiale englobe non seulement celle qui existe, mais aussi celle qui aurait dû se développer dans des conditions normales. Dans son arrêt Nylund c. Finlande de 1995, la Cour rattache ainsi à la vie familiale la relation qui aurait pu se développer entre  un père et son enfant né hors mariage. Il n'est donc pas indispensable que la famille soit effectivement réunie pour qu'il y ait atteinte à la vie famille. Il suffit que le père, et c'est le cas dans l'affaire K.A.B., ait affirmé avec constance vouloir renouer les liens familiaux. 

C'est donc l'inertie et la lenteur des autorités espagnoles qui sont finalement sanctionnées par la Cour, mais aussi une incroyable succession d'erreurs : expulsion de la mère alors que celle-ci avait informé les autorités de l'existence d'un jeune enfant, absence d'information du père sur la possibilité de prise en charge de son action en reconnaissance de paternité, décision d'autoriser l'adoption sans se préoccuper de la position des parents biologiques. 

Un jugement de Salomon

Dès lors, la Cour consacre un véritable droit au regroupement de la famille biologique, que le droit des Etats doit privilégier avant tout recours à l'adoption. Il est vrai qu'elle laisse aux autorités espagnoles le soin de choisir la solution la plus conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant, dès lors que malheureusement ce dernier ne connaît guère son père, et qu'il vit maintenant depuis de nombreuses années au sein de sa famille d'accueil devenue sa famille d'adoption. Autant dire que l'Espagne se trouve confrontée à une nouvelle forme de jugement de Salomon, pour le plus grand malheur d'un enfant écartelé entre deux familles. 




lundi 9 avril 2012

QPC : enregistrement vidéo des interrogatoires

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 6 avril 2012 s'inscrit dans une jurisprudence visant à mettre en cause le traitement particulier défini par les lois récentes à l'égard des personnes soupçonnées d'avoir des activités liées à la grande criminalité ou au terrorisme. Cette fois, l'affaire Kiril Z. conduit le Conseil à déclarer inconstitutionnels les articles 116-1 et 64-1 cpp. Ces dispositions dérogent au principe de l'enregistrement vidéo des interrogatoires en matière criminelle, tant en garde à vue que durant l'instruction, pour les personnes mises en cause pour des crimes mentionnés à l'article 706-73 cpp. 

Le traitement particulier des crimes liés à la grande criminalité

Issu de la loi du 9 mars 2004 "Perben II" portant adaptation de la justice aux évolution de la criminalité, l'article 706-73 cpp renvoie, d'une façon générale à tous les crimes commis en bande organisée, ceux liés au terrorisme, à la trahison, à l'intégrité du territoire ou encore aux intérêts fondamentaux de la nation et à la défense nationale. Ces infractions particulièrement graves font l'objet d'une procédure particulière qui repose sur l'allongement de la garde à vue à 96 heures, le droit de faire des perquisitions de nuit, de pratiquer des écoutes téléphoniques avec la seule autorisation du procureur etc. En soi, ce traitement particulier n'a pas été jugé inconstitutionnel. Dans sa décision du 2 mars 2004, le Conseil précise que le législateur peut "prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, pourvu que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense". 

La loi du 5 mars 2007 est intervenue ensuite pour exclure tout enregistrement audiovisuel des interrogatoires lorsque la garde à vue ou la mise en examen vise un des crimes énumérés par l'article 706-73 cpp. 

On peut parfaitement concevoir que la lutte contre la criminalité organisée ou le terrorisme justifie un traitement particulier, et c'est d'ailleurs le cas dans la plupart des pays. Encore faut-il qu'il soit parfaitement justifié au regard des objectifs poursuivis. C'est ainsi par exemple qu'une perquisition de nuit chez des personnes soupçonnées de terrorisme peut avoir pour objet de trouver les preuves de la préparation d'un attentat imminent, avant qu'elles aient disparu. En revanche, le danger du recours à de telles procédures réside dans le risque d'un rattachement d'une infraction à l'un des crimes de l'article 706-73 cpp, dans le seul but de pouvoir utiliser ces procédures dérogatoires. On ne peut s'empêcher de songer au crime de "proxénétisme en bande organisée" invoqué à l'encontre de M. Dominique Strauss-Kahn, et qui semble impliquer son appartenance à la criminalité organisée...

Knock on any Door. Nicholas Ray. 1949. John Derek. 

Vers un retour dans le droit commun ? 

Le développement des QPC a permis au Conseil constitutionnel de se pencher sur la constitutionnalité de ces procédures dérogatoires. Tout récemment, dans une décision du 17 février 2012, le Conseil a ainsi déclaré non conforme à la Constitution une disposition qui imposait à une personne gardée à vue pour une affaire de terrorisme de choisir son avocat dans une liste établie par le Conseil national des barreaux. Le Conseil était invité à sanctionné cette disposition pour atteinte au libre choix de l'avocat ou pour rupture d'égalité entre les personnes gardées à vue. Il a préféré s'appuyer sur l'incompétence négative du législateur, estimant que ce dernier n'avait pas suffisamment précisé les motivation de la procédure nouvelle ainsi que ses modalités de mise en oeuvre. 

Aujourd'hui, le Conseil s'appuie directement sur le principe d'égalité devant la loi, et plus particulièrement sur l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui dispose que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Cela ne signifie pas que toute différence de traitement soit impossible, mais que ces différences de traitement doivent être justifiées à la fois par la différence de situation et par l'intérêt général. Si ces deux conditions ne sont pas remplies, le Conseil considère la disposition comme discriminatoire. 

Pour prendre l'exemple de la durée de la garde à vue, le Conseil a considéré que son allongement en matière de terrorisme et de criminalité organisée était parfaitement justifié. A ses yeux, la nature même des infractions considérées rend plus délicate la phase d'enquête, dans la mesure où cette criminalité s'appuie très souvent sur des réseaux internationaux. L'allongement à 96 heures n'avait donc pas pour objet d'établir une discrimination entre les gardés à vue, mais plutôt d'accroître l'efficacité de l'enquête. 

En l'espèce, l'enregistrement vidéo des interrogatoires intervenant en matière criminelle répond un motif d'intérêt général. Il s'agit en effet essentiellement d'éviter les contentieux portant sur le contenu des procès verbaux d'audition, susceptibles d'intervenir soit lors de l'instruction, soit pendant le jugement. 

Pour déroger au principe de l'enregistrement vidéo, on invoquait généralement des justifications matérielles liées notamment au grand nombre d'auditions simultanées dans le cas des coups de filet anti- terroristes. Aux yeux du Conseil, cette motivation n'est pas pertinente car la loi autorise déjà à déroger à cette règle "en raison d'une impossibilité technique", dès lors que le magistrat compétent constate cette impossibilité. Le second argument reposait sur le risque de violation de l'instruction, argument encore plus intenable, dès lors que la vidéo est un élément du dossier de l'instruction et que sa consultation ne peut intervenir qu'au stade de l'instruction ou du jugement. La loi prévoit d'ailleurs qu'une telle divulgation est passible d'une peine d'une année d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. 

Dès lors qu'aucune motivation d'intérêt général ne peut être invoquée à l'appui de la dérogation ainsi mise en oeuvre au principe d'enregistrement vidéo des interrogatoires, le juge constitutionnel déduit logiquement l'existence d'une discrimination. Il abroge donc les articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale, et fait ainsi rentrer dans le droit commun les interrogatoires des personnes mises en cause dans ce type de crime.

Cette évolution jurisprudentielle laisse peut être espérer, à moyen terme, un essoufflement de l'effet d'aubaine du terrorisme, qui a permis de justifier toute une série de procédures dérogatoires largement moins protectrices des droits de la défense que le droit commun.