« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 27 janvier 2012

Le Tonsuré désemparé face à la laïcité

ien que l'actualité juridique ne soit pas toujours de nature à faire sourire, il est cependant des décisions jurisprudentielles moins tristes que les autres. La seconde chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision du 20 janvier 2012 a ainsi été conduite à se pencher sur... la tonsure. 

M. X. a été ordonné prêtre en 1972, après avoir suivi une formation au grand séminaire, d'octobre 1965 à juin 1967. Ordonné prêtre en 1973, il quitte l'état ecclésiastique en 1981. Il demande ensuite la liquidation de ses droits à pension à de la caisse d'assurance vieillesse invalidité et maladie des cultes (Cavimac). Rien que de très banal. 

Le dernier recours contre "la première tonsure"

Le problème est que précisément la Caisse refuse à M. X. de valider les trimestres de formation passés au grand séminaire dans la liquidation de ses droits à pension. A ses yeux, l'élève d'un grand séminaire se consacre exclusivement à l'étude, et n'exerce aucun "ministère" ni aucune autre activité sacerdotale. C'est seulement à partir de "la cérémonie de première tonsure"qu'il devient effectivement un ministre du culte catholique, en l'occurrence le 1er janvier 1973 dans le cas de M. X. 

Ayant sans doute le sentiment qu'on lui cherchait des poux dans la tonsure, M. X. a donc saisi la justice d'ici-bas, à savoir le tribunal des affaires de Sécurité sociale. Après un véritable chemin de croix judiciaire, il a obtenu satisfaction devant la Cour d'appel de Dijon, dans une décision du 8 juillet 2010. Mais la Caisse des cultes et l'association diocésaine de Dijon ont saisi la Cour de cassation, qui a finalement confirmé le jugement d'appel. Conformément aux principes du droit commun, la Cour estime que l'élève d'un grand séminaire doit être considéré comme "membre d'une congrégation ou collectivité religieuse", compte tenu du "mode de vie communautaire" et de la "volonté commune d'approfondissement d'une croyance et d'une spiritualité partagées" qui y règnent. Elle en déduit donc que les années de séminaire entrent dans le calcul des droits à la retraite. 

On pourrait évidemment méditer sur cet acharnement des autorités diocésaines, bien peu charitable à l'égard d'un prêtre dont on nous dit qu'il a quitté l'état ecclésiastique. Mais l'affaire n'est pas si anodine, car derrière "la première tonsure" se cache en réalité d'autres enjeux.

Des sacrements dans le droit social, comme des cheveux dans le potage

La Cavimac gère le régime de retraite des religieux conformément droit commun. L'article L 382-15 du code de la sécurité sociale prévoit cependant, et c'est tout de même une légère entorse au principe de laïcité, la consultation d'une commission consultative bipartite, comprenant des représentants de l'administration et "des personnalités choisies en raison de leur compétence, compte tenu de la diversité des cultes concernés". Cette commission participe à l'élaboration d'un règlement intérieur de la Caisse des cultes qui définit les critères d'affiliation des assurés, "en considération des règles et spécificité de chaque culte religieux". On observe néanmoins que les représentants de la religion catholique sont au nombre de 27 dans la Commission, alors que les autres religions disposent de 5 représentants, le culte protestant ayant choisi de ne pas s'affilier à cette Caisse, mais de demeurer dans le régime général. 

L'article 1.23 du règlement intérieur établi par cette commission, et en vigueur au moment des faits énonçait : "En ce qui concerne le culte catholique, la date d'entrée en ministère est la date de la tonsure, si celle-ci a eu lieu avant le 1er janvier 1973, ou la date du diaconat si celui-ci a été conféré après le 1er janvier 1973. Depuis le 1er octobre 1988, c'est la date du premier engagement qui sera retenue". Qu'il s'agisse de tonsure, de diaconat, ou de premiers voeux,  ce sont donc des sacrements qui conditionnaient le droit à la retraite. 


Georges Brassens. La petite marguerite


L'arrêt du Conseil d'Etat de novembre 2011

Le Conseil d'Etat dans un arrêt du 16 novembre 2011, M. Jean Jacques A. a déclaré illégales l'article 1.23 de ce règlement intérieur. On observe cependant que la haute juridiction ne sanctionne pas ces dispositions pour violation du principe de laïcité mais pour incompétence. Ce moyen n'est pas tiré par les cheveux. Il est même parfaitement logique dans le mesure où l'incompétence est un moyen d'ordre public dont l'existence suffit à entraîner l'annulation de l'acte, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur les autres arguments juridiques. En l'espèce, le Conseil d'Etat observe qu'une caisse gérant l'assurance vieillesse n'est pas compétente pour définir les périodes d'activité prises en considération pour l'affiliation, ces éléments relevant du code de la sécurité sociale. 

A cet égard, la décision rendue par la Cour de cassation le 20 janvier 2012 apparaît comme la conséquence logique de l'arrêt du Conseil d'Etat du 16 novembre 2011. Dès lors que le règlement intérieur qui fixait la date d'ouverture des droits selon des critères purement religieux est annulé, les ministres du culte sont donc dans la situation du droit commun, conformément à l'article L 382-15 qui précise qu'ils "relèvent du régime général de sécurité sociale".

Pourquoi tant d'acharnement des autorités ecclésiastiques à défendre un droit déja écorné par les juges du fond (voir par exemple la décision du Tribunal des affaires sociales du Morbihan du 30 juillet 2007) et presque anéanti par la décision du Conseil d'Etat ? 

L'effet boomerang de la liberté religieuse

La décision conduit à une situation étrange, car notre requérant s'appuie sur le droit laïc et demande l'application du droit commun.

L'association diocésaine, à l'inverse, s'appuie sur l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". Elle invoque également l'article 9 de la Convention européenne selon lequel "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion". Derrière ces références à la liberté de religion se cache en réalité la revendication de la supériorité du droit religieux sur le droit laïc. En l'espèce, il s'agit d'imposer un sacrement comme élément conditionnant le droit à une prestation sociale. L'atteinte au principe de laïcité est alors évidente, car la religion sort de la sphère privée pour pénétrer dans la vie sociale. 

L'enjeu de la décision était donc bien éloigné de la tonsure de M. X. En admettant la supériorité du droit religieux sur le droit laïc, le juge aurait probablement ouvert la boîte de Pandore. Pourquoi alors ne pas reconnaître par exemple la supériorité de la Charia pour résoudre les litiges civils ? De quoi faire dresser les cheveux sur la tête aux partisans de l'égalité devant la loi. 



mardi 24 janvier 2012

Génocide arménien : le Conseil constitutionnel comme dernier recours

Le Sénat a finalement adopté, le 23 janvier 2012, la proposition de la loi pénalisant la négation du génocide arménien, que l'Assemblée nationale avait votée le 22 décembre 2011. Le vote à la Chambre haute a été acquis par 127 voix contre 86, ce qui ne peut manquer de surprendre.

On pouvait espérer qu'un Sénat récemment passé à gauche se garderait de donner au gouvernement une victoire politique sur un sujet qui est bien loin de susciter le consensus et qui a provoqué une grave crise diplomatique avec la Turquie. La Commission des lois du Sénat avait d'ailleurs adopté, le 18 janvier 2012, une motion d'irrecevabilité, estimant que ce texte était contraire à la Constitution. En séance plénière cependant, le Sénat a rejeté cette motion d'irrecevabilité, comme il a rejeté la question préalable et la motion de renvoi en commission. Ce vote témoigne ainsi du succès de l'intense activité de lobbying développée par une communauté arménienne très active et dont on comprend qu'elle représente un poids électoral non négligeable.

Et maintenant ? Le seul recours est maintenant le Conseil constitutionnel

Le contrôle de la loi promulguée

On sait que la loi actuelle pénalise la négation des génocides, et plus précisément du génocide arménien. Elle doit donc être appréciée par rapport à la loi du 29 janvier 2001 dont l'article unique "reconnaît publique le génocide arménien de 1915". Si la loi de 2001 est considérée comme inconstitutionnelle, celle de 2012 pourra l'être "par ricochet", dans la mesure où elle met en oeuvre des dispositions inconstitutionnelles. Depuis sa décision du 25 janvier 1985, le Conseil constitutionnel contrôle la loi promulguée "à l'occasion de l'examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine". Non seulement le Conseil accepte alors de contrôler la constitutionnalité de la loi ancienne, mais il la contrôle alors même qu'elle lui avait déjà été déférée et déclarée conforme à la Constitution  (décision du 15 mars 1999).

En l'espèce, la loi du 29 janvier 2001, celle qui reconnait le génocide arménien, n'a pas été déférée au Conseil, et on peut y déceler trois moyens d'inconstitutionnalité.

François Gérard 1770-1837
Portrait de Jean-Jacques Rousseau en costume arménien
Les moyens d'inconstitutionnalité

Le premier moyen, peut être le plus évident, réside dans l'absence de caractère normatif de la loi de 2001. Dans une décision du 29 juillet 2004, le Conseil a ainsi affirmé que "la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative".  C'est ainsi que dans une décision du 21 avril 2005, il a considéré comme inconstitutionnelle une disposition affirmant que "l'école doit reconnaître et promouvoir toutes les formes d'intelligence pour valoriser les talents". De la même manière, un texte qui se borne à "reconnaître" un génocide sans en tirer de conséquences particulières peut être considéré comme dépourvu de fondement constitutionnel.

Le second moyen trouve son origine dans l'atteinte à la liberté d'expression des historiens et des chercheurs, précisément garantie par un "principe fondamental reconnu par les lois de la République", depuis la décision du 20 janvier 1984. Or l'objet de la loi est précisément de consacrer une histoire officielle, à laquelle les historiens doivent se soumettre sous peine désormais de sanction pénale.

Enfin, il est sans doute possible d'invoquer l'incompétence du législateur. Dès lors que la loi votée traite de la reconnaissance d'un génocide intervenu dans un pays étranger et dont ont été victimes des populations étrangères, on peut penser que la loi empiète sur les compétences de l'Exécutif, puisque le Président de la République est "garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités" (art. 5), et qu'il "nomme et accrédite les ambassadeurs" (art. 14). Le gouvernement, quant à lui, "conduit la politique de la nation", y compris évidemment la politique extérieure. Considérée sous cet angle, la loi de 2001 porte atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque le Législatif empiète sur les compétences de l'Exécutif (art. 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789).

Et maintenant ? 

Evidemment, il apparaîtrait logique que le Conseil soit saisi, dès l'adoption définitive de la loi... Mais le sera t il ? Le vote au Sénat vient précisément de montrer que le clivage sur ce texte passe à l'intérieur des partis. Il y a donc peu de chances de saisine avant promulgation, d'autant que chacun sait que les éléments d'inconstitutionnalité ne sont pas négligeables.

Reste donc l'hypothèse de la QPC, dans l'hypothèse où les associations arméniennes décideraient d'utiliser le texte pour engager des procédures, par exemple pour demander réparation des préjudices subis du fait des dommages causés à leurs arrière-grands-parents, voire à leurs arrière-arrière-grands-parents. Espérons qu'ils le feront, ce qui permettra enfin la saisine du Conseil constitutionnel.

Et si aucune action contentieuse n'est engagée ? La loi demeurerait inappliquée, ce qui est souvent la sanction des mauvaises lois. Et cette inapplication révèlerait urbi et orbi qu'elle n'avait d'autre fondement qu'électoral.



dimanche 22 janvier 2012

La Cour européenne au secours des enfants en rétention administrative

Le 19 janvier 2012, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt Popov contre France qui peut s'analyser comme un camouflet à l'égard de l'actuelle politique de rétention des étrangers, préalable à leur éloignement. La Cour sanctionne en effet une politique qui admet la rétention des enfants dans des conditions rigoureusement  identiques à celle des adultes. 

M. et Madame Popov, ressortissants du Kazakhstan, venus en France en 2002 et 2003, ont vu leur demande d'asile rejetée dans un premier temps, puis finalement acceptée en juillet 2009. Durant cette période de six années, ils se sont maintenus sur le territoire de manière irrégulière, ont eu deux enfants nés en France et ont été placé en rétention en 2005 et en 2006. A deux reprises, en 2007, ils furent de nouveau interpellés avec leurs enfants âgés de cinq mois et trois ans, et placés successivement en rétention dans un hôtel d'Angers pour 24 heures, puis dans un centre de rétention administrative (CRA) à Rouen-Oissel, cette fois pour une quinzaine de jours.  Par deux fois, la famille Popov fut transférée vers l'aéroport Charles de Gaulle en vue de leur éloignement vers le Kazakhstan, mais le vol fut à chaque fois annulé.  Après la seconde tentative, le juge des libertés et de la détention ordonna leur remise en liberté. 

Aujourd'hui installés régulièrement en France, M. et Madame Popov contestent les conditions de leur rétention au CRA de Rouen-Oissel, ou plus exactement de celles de leurs enfants. La Cour européenne 
se montre particulièrement sévère et considère que l'administration française doit être condamnée car les conditions de détention des enfants peuvent être considérés comme "inhumaines et dégradantes" au sens de l'article 3 de la Convention. Il porte également atteinte au principe de sûreté (art 5 § 1) et au droit de mener une vie familiale normale (art. 8).

Un traitement inhumain et dégradant

En condamnant la France pour traitement inhumain et dégradant, la Cour se situe dans la droite ligne de sa décision du 19 janvier 2010 Muskhadzhiyeva et autres c Belgique, également rendue à propos de jeunes enfants retenus avec leurs parents. Elle reprend à son compte les différents rapports mentionnant que le "Centre de Rouen-Oissel est un lieu où règnent le surpeuplement, le délabrement et la promiscuité". Elle observe qu'aucun équipement n'est prévu pour les enfants qui dorment sur des lits d'adultes considérés comme dangereux pour des jeunes enfants, disposent d'un "bout de moquette" comme espace de jeux, "avec vue sur un ciel grillagé". Dès lors, les autorités françaises n'ont pas rempli l'obligation découlant de l'article 3 de protéger les enfants en adoptant les mesures indispensables à leur accueil. 

La Cour ne manque pas d'observer que cette violation de l'article 3 est également une violation de la Convention sur les droits de l'enfant du 20 novembre 1989, ratifiée par la France le 7 août 1997. Elle énonce que dans toutes les décisions prises par les autorités publiques l'"intérêt de l'enfant doit être une considération primordiale". L'article 37 ajoute que "tout enfant privé de liberté doit être traité avec humanité et le respect dû à la dignité de la personne humaine". 

Leonora. Pablo Trapero. 2008. Martina Gusman

Violation du principe de sûreté

En condamnant la France pour violation du principe de sûreté, la Cour ne s'intéresse plus aux conditions matérielles de la rétention, mais à son fondement juridique, ou plutôt à son absence de fondement juridique. 


Le droit français interdit de prendre des mesures d'éloignement à l'égard des mineurs (art. L 511-4 et 521-4 Ceseda). L'administration considère cependant que les enfants ne doivent pas être séparés de leurs parents, ce qui conduit à les enfermer avec eux dans les CRA, en attendant l'éloignement. Dans un rapport publié en 2010, cinq associations, dont la Cimade, ont recensé 356 mineurs placés en CRA, accompagnés de leurs parents. 59 % d'entre eux étaient âgés de moins de sept ans. Il est vrai que ce même rapport observe que "la durée moyenne de rétention des familles s'est raccourcie depuis 2009, passant de 5 à 2, 7 jours". 

Le seul fondement juridique à l'internement des enfants réside dans le décret du 30 mai 2005 qui prévoit qu'une douzaine de CRA sont "susceptibles d'accueillir des familles"(art. 14). Le texte se borne cependant à mentionner l'existence de "chambres spécialement équipées, et notamment de matériels de puériculture adaptés". Aucune précision n'est formulée sur l'examen de la situation particulière des enfants, et sur la recherche d'éventuelles solutions alternatives à leur rétention. 

Enfin, et c'est la conséquence logique de l'ensemble des violations constatées, la Cour déduit de l'ensemble du dossier la violation du droit au respect de la vie privée et familiale, consacré par l'article 8 de la Convention. Si l'objectif de lutte contre l'immigration peut justifier une ingérence des autorités publiques dans la vie familiale, l'internement était en l'espèce disproportionné, compte tenu de sa rigueur pour les enfants, et du fait que le placement de la famille dans un centre fermé ne s'imposait pas nécessairement. Aucun élément ne laissait penser en effet que celle ci risquait de se soustraire aux autorités.

L'extrême sévérité de la décision est évidemment un camouflet pour les autorités françaises. C'est aussi, d'une certaine manière, une sanction des juridictions suprêmes. 

Une sanction pour les juridictions suprêmes

Dans une décision du 12 juin 2006, le Conseil d'Etat avait ainsi rejeté un recours déposé par la Cimade et le Gisti, contestant la légalité du décret du 30 mai 2005. La Haute juridiction estimait alors, non sans une certaine forme d'hypocrisie, que ce texte visait seulement à organiser l'accueil des familles dans les CRA. Ne prévoyant aucune mesure privative de liberté, il ne pouvait donc pas violer la Convention sur les droits de l'enfant ni la Convention européenne. 

De son côté, la Cour de cassation, dans deux décisions du 10 décembre 2009 mettait une fin brutale à une jurisprudence des Cours d'appel de Rennes et de Toulouse qui considéraient que l'internement de très jeunes enfants violait l'article 3 de la Convention européenne. Pour la Cour de cassation, "ne constitue pas un traitement inhumain ou dégradant le maintien provisoire en rétention administrative (...) dans un espace (...) dont il n'est pas démontré que l'aménagement soit incompatible avec les besoins d'une famille et de la dignité humaine". La Cour européenne a manifestement une vision plus concrète des conditions de rétention des enfants. 

N'en déduisons pas pour autant que cette décision marque la fin de l'internement des enfants dans les centres de rétention. La Cour considère en effet que la lutte contre l'immigration peut justifier une ingérence dans la vie privée et familiale. Encore faut-il que la mesure prise soit proportionnée au but poursuivi, c'est à dire qu'il n'y ait pas d'autre solution que cette rétention, qu'elle soit réalisée à partir de fondements juridiques rigoureux garantissant les droits des enfants, et dans des conditions conformes à la dignité humaine. 

La leçon est dure mais méritée, au pays des droits de l'homme. 


vendredi 20 janvier 2012

La protection de l'identité, lien fort ou lien faible ?

La proposition de loi sur la protection de l'identité est au coeur d'un débat qui divise l'Assemblée nationale et le Sénat. Chose tout à fait exceptionnelle, l'Assemblée vient même d'amender le texte après son passage en Commission mixte paritaire, alors même que les deux chambres étaient parvenues à un accord. Mais il semble que le gouvernement, et plus particulièrement le ministre de l'intérieur, n'aient pas été satisfaits de cet accord. 

L'objet de la nouvelle législation est la mise en place d'une carte d'identité sécurisée, sensiblement identique à ce qui existe déjà pour les passeports biométriques. Après des débats relativement denses, les parlementaires se sont mis d'accord pour une vision relativement étroite du type de données conservées, excluant notamment les données biométriques de reconnaissance faciale. In fine, les données collectées  sont à peu près celles figurant déjà sur la traditionnelle carte d'identité, c'est à dire l'état civil du porteur, mais aussi sa photo et ses empreintes digitales numérisées. 

Les finalités du fichier

Ce n'est donc pas sur les données stockées que porte le désaccord mais sur leur utilisation à travers la base de données créée par la loi. Le TES (titres électroniques sécurisés) regroupera l'ensemble de ces données, organisant ainsi un gigantesque fichier de tous les porteurs d'une carte d'identité. Certes, ce gigantisme n'est pas illicite en soi, mais les parlementaires y voient une incitation à se montrer encore plus attentifs à d'éventuels détournements de finalité. Autrement dit, il convient de prendre toutes les précautions pour que ce fichier ne soit pas utilisé à d'autres fins que celles autorisées par la loi. 

La loi affiche deux finalités. La principale réside dans la nécessité de lutter contre les usurpations d'identité, (estimées à environ 200 000 par les auteurs de la proposition de loi, et à 100 000 par les rapports parlementaires). Cette finalité est parfaitement légitime, comme est légitime la seconde finalité qui réside dans l'identification des victimes de catastrophes naturelles ou d'accidents collectifs. On peut cependant s'interroger sur l'intérêt de cette seconde finalité, dès lors ce type d'identification est généralement réalisée par empreintes génétiques. 

Le Sénat à se montre particulièrement attentif aux garanties techniques mises en oeuvre pour éviter les détournements de finalité, c'est à dire l'utilisation du fichier à d'autres fins que celles annoncées par la proposition de loi. 

Le retour de Martin Guerre. Daniel Vigne. 1982.
Gérard Depardieu, Nathalie Baye, Bernard-Pierre Donnadieu


Lien fort ou lien faible ?

Les députés, sous l'impulsion du ministre de l'intérieur, se prononcent pour un "lien fort" entre les données figurant sur le titre d'identité et celles stockées dans la base. Ce lien fort permet des vérifications très approfondies et de remonter automatique à l'usurpateur de l'identité. Il permet des recherches pro-actives, notamment grâce au fichage des empreintes digitales. Dans ce cas, la tentation risque d'être grande d'utiliser le fichier dans le cadre des enquêtes policières. 

Les sénateurs préfèrent au contraire un "lien faible". Il permet de constater l'usurpation d'identité, conformément à la finalité du TES, mais pas de remonter, dans tous les cas, à l'usurpateur. La CNIL estime cependant qu'il permet "à 99, 9 %" d'identifier l'usurpateur. Si ce dernier a créé une identité nouvelle, imaginaire, il ne pourra pas obtenir de second titre, et sera identifié au moment d'une démarche administrative. S'il a usurpé l'identité d'une personne figurant dans la base de données, il sera possible de confondre immédiatement le fraudeur, par recoupement des données biométriques. Reste donc l'hypothèse où notre fraudeur a pris l'identité de quelqu'un qui ne dispose pas de carte, et qui ne figure donc pas dans le fichier.. Autant dire un cas rarissime.

Le lien faible répond donc à la finalité du fichier qui est de lutter contre l'usurpation. Le lien fort permet techniquement d'utiliser le fichier à d'autres fins. On comprend qu'il séduise le ministre de l'intérieur. 

Reste l'opinion publique, étrangement léthargique à l'égard de ce nouveau fichage de la population. Qui se souvient qu'en 1974, un projet de fichage maladroitement intitulé "Safari" avait immédiatement entraîné une véritable levée de boucliers. Le Monde titrait alors "Safari ou la chasse aux Français" et le rejet avait été si fort que le gouvernement de l'époque avait fini par créer une commission "informatique et liberté"... qui avait finalement proposé le vote de loi qui allait devenir celle du 6 janvier 1978. Autres temps, autres moeurs. 


mardi 17 janvier 2012

Discours électoral et réforme du parquet

Conformément aux usages, le Président de la République a présenté ses voeux aux Hautes Juridictions le 13 janvier 2012. A dire vrai, la situation ne lui était guère favorable. A la fin de l'année 2011, l'écrasante majorité des procureurs de la République (120 sur 163) ont signé une pétition affichant leur mécontentement et demandant une réforme de leur mode de nomination, afin de lever les doutes sur leur indépendance. Décidément en délicatesse avec le monde de la justice, le Président de la République a même renoncé à se rendre à l'audience solennelle de rentrée de la Cour de la cassation, ayant sans doute un mauvais souvenir de celle de l'an passé. Le Procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal avait alors, on s'en souvient, fustigé "un mépris fondamental de la séparation des pouvoirs", et une politique qui "avilit l'institution et, en définitive, blesse la République". 

Aujourd'hui, le Président de la République annonce une nouvelle réforme "demandant au Conseil supérieur de la magistrature de rendre un avis conforme pour la nomination des magistrats du parquet, comme c'est le cas pour la nomination des magistrats du siège". On peut évidemment se demander pourquoi cette annonce intervient si tardivement, alors que l'Exécutif n'a pas cessé depuis cinq ans d'exercer un contrôle étroit sur la nomination des membres du parquet. Souvenons nous de la nomination, très contestée, de l'ancien directeur de cabinet du garde des Sceaux comme procureur de Paris, en novembre 2011. Quoi qu'il en soit, même si l'idée est tardive, motivée par des considérations électorales, et en rupture par rapport à la pratique du quinquennat, il n'en reste pas moins que cet alignement des modes de nomination demeure souhaitable. 

Alignement des modes de nomination

Les magistrats du siège jouissent d'un statut d'indépendance, leur nomination étant subordonnée à un accord du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Pour les postes les plus élevés comme Conseiller à la Cour de cassation ou Premier président de Cour d'appel, le CSM dispose seul du pouvoir de proposer les candidats, et la personne finalement nommée est donc nécessairement issue de cette proposition. Pour les autres postes, le pouvoir de proposition appartient au garde des Sceaux, mais le CSM émet un avis "conforme" ou "non conforme" qui lie le ministre. Le Conseil dispose donc d'un véritable pouvoir de co-décision. 

La réforme envisagée consiste tout simplement à adopter la même procédure d'avis conforme à l'égard des magistrats du parquet. C'est une rupture par rapport à une procédure de nomination traditionnellement dominée par l'Exécutif. Jusqu'à présent, les membres du parquet étaient nommés par le ministre de la Justice, ou en conseil des ministres pour les procureurs généraux, sur un avis simple du CSM. En tout état de cause, l'Exécutif n'était pas lié par le sens de l'avis donné par le Conseil. 

Cet alignement des procédures de nomination est-il suffisant pour garantir l'indépendance du parquet ? Certainement pas. La réforme est même très en-deçà des exigences de la Cour européenne des droits de l'homme dans ce domaine.

Giovanni Battista Tiepolo. Portrait de Daniele Dolphin, procureur de Venise. Vers 1750


La Cour européenne

L'article 5 § 3 de la Convention européenne énonce qu'une personne arrêtée doit être "aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires". Sans pénétrer dans le débat sur le sens qu'il convient de donner à ce "aussitôt" bien difficile à traduire, on s'aperçoit cependant que la Cour européenne refuse de considérer les membres du parquet comme des "magistrats habilités à exercer des fonctions judiciaires". En novembre 2010, le désormais célèbre arrêt Moulin sanctionnait ainsi une détention de mise en détention prise par un procureur adjoint. Pour la Cour, les membres du parquet étaient trop dépendants de l'Exécutif pour être considérés comme des "magistrats".

La loi française a alors été modifiée pour attribuer compétence au juge des libertés et de la détention (JLD) en matière de décision de mise en détention. Mais cette réforme n'a pas résolu le problème pour autant. Le fait de retirer au procureur le pouvoir de mettre en détention n'a évidemment pas eu conséquence d'accroître son indépendance à l'égard de l'Exécutif.

La réforme proposée aujourd'hui par le Président de la République va exactement dans le même sens. S'il s'agit effectivement de donner une garantie d'indépendance au parquet dans le mode de nomination, force est de constater que sa soumission demeure dans son fonctionnement. 

Les pouvoirs de l'Exécutif sur le parquet demeurent intacts

Le Président ne propose en aucun cas de modifier l'article 30 du code de procédure pénale qui permet au ministre de la Justice de d'adresser "aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique". Il peut même "dénoncer au procureur général les infractions dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente". 

L'Exécutif conserve donc intact son pouvoir de donner des instructions aux procureurs, comme il conserve d'ailleurs son pouvoir de sanction.

A la fin de l'année 2011, le garde des Sceaux a ainsi saisi le CSM d'une demande de sanction d'un procureur qui, dans ses réquisitions lors d'un procès, avait comparé les méthodes de certains policiers à celles de la Gestapo. Le CSM a  rendu un avis de "non lieu à sanction"  le 8 décembre 2011, estimant que le magistrat n'avait commis aucune faute. Il appliquait ainsi le principe traditionnel selon lequel "la plume est serve mais la parole est libre". Autrement dit, l'Exécutif peut imposer une contrainte sur les réquisitions écrites, mais pas sur l'expression orale du procureur. Dans ce cas particulier, le ministre de la Justice n'a pourtant pas hésité à demander au CSM une nouvelle délibération, qui fut d'ailleurs tout aussi négative le 23 décembre 2011. Après ce double camouflet, le ministre pouvait certes passer outre ces deux avis négatifs et exercer seul le pouvoir disciplinaire. Peut-être sensible au ridicule de la situation, il semble aujourd'hui avoir renoncé à l'usage de son pouvoir de sanction dans ce cas précis. 

Quoi qu'il en soit, à moins de quinze jours d'intervalle, on voit un garde des Sceaux invoquer son pouvoir disciplinaire sur les membres du parquet, et le Président de la République annoncer qu'il est nécessaire d'accroître leur indépendance à l'égard de l'Exécutif. Et pourquoi ne pas accorder un mode de nomination garantissant davantage d'indépendance dès lors que l'Exécutif conserve les pouvoirs de donner des instructions et de sanctionner ces magistrats ? L'indépendance vue par le Président de la République a décidément quelque chose de cosmétique.


lundi 16 janvier 2012

Confiscation douanière et propriété

L'administration des Douanes a longtemps disposé de prérogatives très exorbitantes du droit commun, et une tendance engagée depuis quelques années vise à réintégrer son activité dans les principes généraux du droit et de la procédure pénale. La décision du Conseil constitutionnel rendue sur QPC le 13 janvier 2012 en est l'illustration, à propos des articles 374 et 376 du code des douanes. 

La récompense de requérants persévérants.

Les requérants, les consorts B., contestent des dispositions qui prévoient la confiscation des marchandises saisies pour fraude ou autre contravention douanière, sans que les propriétaires soient appelés devant un juge et sans qu'ils puissent exercer un recours. Les consorts B. se considèrent comme les légitimes propriétaires de tapisseries saisies en douane en 1977. Ils ont d'abord porté plainte pour vol et recel, mais la Cour de cassation, dans une décision du 2 octobre 2001, a définitivement mis fin à leur espoirs devant le juge judiciaire, en estimant que la confiscation opérée par les Douanes entrait dans le cadre des compétences qui lui sont dévolues par les articles litigieux du code des douanes, "à supposer même que le comportement de l'administration des douanes puisse constituer un abus dans l'exercice d'un droit susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat devant la juridiction administrative". Ainsi encouragés, les consorts B. se sont donc tournés vers le juge administratif pour engager la responsabilité pour faute de l'Etat. Le tribunal administratif de Paris leur a donné satisfaction en 2009, mais le ministre a fait appel devant la Cour administrative d'appel de Paris, et c'est devant elle qu'a été soulevée la présente QPC, transmise par le Conseil d'Etat dans un arrêt du 17 octobre 2011.

Le Conseil constitutionnel censure finalement les dispositions contestées, sur le double fondement de la violation du droit au recours et de l'atteinte excessive au droit de propriété. 

La violation du droit au recours

L'article 374 du code des douanes permet la confiscation des marchandises, sans que leurs propriétaires soient mis en cause devant un juge. 

Les requérants pouvaient difficilement contester le principe même de la confiscation. L'article 131-21 du code pénal définit en effet comme peine complémentaire la confiscation de biens ayant servi à commettre une infraction ou qui en sont le produit. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 26 novembre 2010 a considéré ces dispositions comme conformes à la Constitution, dans la mesure où elles "ne sont pas manifestement disproportionnées par rapport à la gravité des infractions pour lesquelles elles sont applicables". La confiscation d'un véhicule dont le propriétaire a commis un grand excès de vitesse est désormais possible, dès lors que l'impératif de sécurité routière justifie la sévérité de la mesure. 

Si le principe de la confiscation n'est guère contesté, il n'en demeure pas moins que l'article 374 du code des douanes autorise le juge à prendre cette décision, sans même que le propriétaire du bien ait été appelé à comparaître, ce qui le prive du droit d'accès au juge et évidemment des droits de la défense. 

La Cour de cassation, confrontée à ce problème dans l'affaire Bowler International Unit du 7 juillet 2005 a balayé l'argument. A ses yeux, la confiscation a pour but l'indemnisation du Trésor pour le préjudice subi de l'infraction, et peu importe que le propriétaire des biens confisqués ait été reconnu de bonne foi, par exemple que ses marchandises aient été utilisées à son insu pour couvrir un trafic de stupéfiants. Il ne lui reste alors qu'à se retourner contre l'auteur de la fraude, à la condition qu'il soit encore solvable après la grosse amende à laquelle il est condamné.

Dans une décision du 23 juillet 2009, à propos de la même affaire, la Cour européenne a cependant adopté une toute autre position. Elle fait observer que les intérêts du Trésor public sont déjà pris en compte par la condamnation de l'auteur de la fraude à une forte amende. Compte tenu des risques d'insolvabilité de ce dernier, le recours indirect offert au propriétaire de bonne foi ne saurait donc être considéré comme "offrant une possibilité adéquate d'exposer sa cause devant les autorités compétentes". La Cour estime donc que le droit français viole le droit au recours garanti par la Convention européenne*. 

Le Conseil constitutionnel reprend finalement le raisonnement de la Cour européenne, en s'appuyant sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Pour le Conseil, l'article 374 du code des douanes doit être déclaré inconstitutionnel, car il prive le propriétaire du bien confisqué de son droit à un recours effectif, puisqu'il ne peut être entendu par un juge. En statuant ainsi, le Conseil prévient d'éventuelles décisions des juges du fond susceptibles de se fonder sur la jurisprudence de la Cour européenne et impose une intervention du législateur.

Rien à déclarer. Dany Boon. 2010. Philippe Magnan, Benoît Pelvoorde, Eric Godon

Le droit de propriété

L'article 376 du code des douanes énonce que "les objets saisis ou confisqués ne peuvent être revendiqués par les propriétaires". Le droit de propriété est alors directement mis en cause. On sait cependant que ce droit présente la caractéristique d'avoir une définition très absolutiste, qu'il figure dans deux articles de la Déclaration de 1789 (art. 2 et 17), qui le définissent comme un droit "naturel et imprescriptible". En revanche, son régime est contingent, et il peut donner à de multiples restrictions, à la condition toutefois que ces dernières soient proportionnées au but recherché par la législation. 

Tel n'est pas le cas en l'espèce, et le Conseil constitutionnel affirme nettement que l'article 376 du code des douanes porte au droit de propriété "une atteinte disproportionnée au but poursuivi". S'il est tout à fait légitime de responsabiliser les propriétaires de marchandises dans leur choix de transporteurs et de chercher une formule efficace de recouvrement des créances du Trésor public, il n'en demeure pas moins que cette confiscation est opérée "en toute hypothèse". C'est précisément ce point qui est source d'inconstitutionnalité, dès lors que le code des douanes n'opère aucune distinction entre le propriétaire de mauvaise foi et celui de bonne foi. 

Le législateur est donc invité à définir un régime juridique plus respectueux du propriétaire du bonne foi, et à lui offrir le droit au juge qui appartient à tous. Il a jusqu'au 1er janvier 2013 pour le faire, puisque le Conseil constitutionnel a accepté, dans une préoccupation de sécurité juridique, de repousser jusqu'à cette date l'abrogation des dispositions litigieuses.