« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 15 décembre 2011

La liberté d'expression de l'avocat ou les limites du secret professionnel

Le 15 décembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt qui fait prévaloir la liberté d'expression de l'avocat sur le secret professionnel auquel il est astreint, contrairement aux principes développés par la jurisprudence française.

En l'espèce, madame Gisèle M., avocate au barreau du Val d'Oise défend, depuis 1998, les parents d'une enfants décédée à la suite d'un vaccin contre l'hépatite B. Dans une interview donnée au Parisien en novembre 2002, Me M. commente un rapport d'expertise remis au juge chargé de l'instruction, affirmant qu'il "démontre que l'Etat n'a jamais mis des moyens suffisants pour évaluer correctement l'ampleur des effets indésirables du vaccin alors qu'on a vacciné des millions de Français". Elle formule ensuite des propos à peu près identiques dans une autre interview, à Europe 1 cette fois. 

Le laboratoire distributeur du vaccin porte immédiatement plainte pour violations du secret de l'instruction et du secret professionnel. Finalement jugée par le tribunal correctionnel le 11 mai 2007, Me M. est effectivement déclarée coupable de violation du secret professionnel. Mais elle est en même temps dispensée de peine, au motif que l'atteinte à l'ordre public est minime, et que des journaux avaient préalablement fait état des conclusions de ce rapport d'expertise, sans que l'entreprise plaignante ait engagé de poursuites à leur encontre. Elle doit néanmoins s'acquitte d'un euro symbolique comme dommages-intérêts. La Cour d'appel puis la Cour de cassation ont ensuite confirmé ce jugement.

Pour contester devant la Cour européenne sa condamnation, Me M. invoque une violation de l'article 10 de la Convention, selon lequel "toute personne a droit à la liberté d'expression". 

Les multiples facettes du secret professionnel

Le secret professionnel est généralement présenté comme une prérogative de l'avocat, qui fait de son cabinet un véritable sanctuaire. Si les perquisitions chez un avocat ne sont pas réellement exclues, elles sont néanmoins soumises à des contraintes très lourdes qui imposent la présence du Bâtonnier. Celui-ci, comme l'avocat perquisitionné, peut s'opposer à la saisie de pièces au nom du secret professionnel. Ses réserves sont alors notées au procès-verbal qui est placé sous scellés, de même que les documents saisis. Le juge des libertés est alors compétent pour statuer sur la contestation et ordonner, le cas échéant, la restitution des pièces litigieuses. 

Cette prérogative de l'avocat n'existe cependant que parce que le droit positif considère le secret professionnel comme un droit du client. La "confidence" faite par le client à son conseil est ainsi protégée par l'article 223-13 du code pénal qui punit toute violation du secret professionnel d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. C'est aussi une obligation déontologique, rappelée  par le règlement intérieur du Barreau de Paris, qui précise que l'avocat étant "le confident nécessaire du client, le secret est établi dans l'intérêt du public" (art. 2 al. 1). La violation du secret professionnel peut ainsi donner lieu à des poursuites disciplinaires, assorties de sanctions lourdes pouvant aller jusqu'à la radiation.

Secret de l'instruction et secret professionnel

Pour la jurisprudence française, exprimée dans la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 28 octobre 2008,  rendue précisément à propos de l'affaire Gisèle M., le secret professionnel impose en effet l'interdiction de communiquer les pièces relatives à l'information en cours, et il englobe ainsi le secret de l'instruction. 

Ce secret est toutefois loin d'être absolu. Dès lors qu'il est formulé dans l'intérêt du client, il peut également être levé dans ce même intérêt. Lors de l'affaire M., le droit applicable trouvait son fondement dans le décret du 12 juillet 2005 interdisant la divulgation de documents liés à l'instruction, sauf au client pour les besoins de sa défense. Depuis cette date, le décret du 15 mai 2007 a élargi cette exception, en retirant cette référence directe au client. Désormais l'exception de divulgation n'est plus seulement autorisée au bénéfice du "client" mais pour "l'exercice des droits de la défense". Les pièces peuvent donc être désormais communiquées aussi à des tiers comme des experts ou consultants intervenant au profit de la défense. Dans tous les cas, il appartient à l'avocat de démontrer la nécessité de la divulgation pour l'exercice des droits de la défense.

En l'espèce, Me M. n'est pas sanctionnée par les juridictions internes pour avoir divulgué une pièce de l'instruction, mais les informations qu'elle contient. L'avocate a en effet évoqué dans les médias le contenu d'un rapport d'expertise, déjà largement diffusé dans les médias.

Position des juges internes : droits de la défense et intérêt de la défense

En sanctionnant Me M. pour violation du secret professionnel, les juges ont estimé que la diffusion de telles informations est peut-être conforme à l'intérêt de la défense, mais ne relève pas, à proprement parler de l'exercice des droits de la défense. Les propos tenus par Me M. devant des journalistes ne saurait en effet s'intégrer directement dans les actes de procédure effectués au nom de son client. Il n'en serait pas de même si l'exercice des droits de la défense avait rendu nécessaire la violation du secret professionnel. C'est le cas, par exemple, lorsque l'avocat communique les éléments d'une instance pénale en cours à un juge civil pour justifier une demande de sursis à statuer (Cass. Crim., 14 octobre 2008). 


De la même manière, pour les juges français, C'est la diffusion même d'informations couvertes par le secret qui est l'élément constitutif de l'infraction. Peu importe donc qu'elles aient déjà été portées à la connaissance du public par la presse.


C'est précisément ces points que la Cour européenne s'oppose aux juges internes français. Refusant de distinguer entre les droits de la défense et l'intérêt de la défense, la Cour s'appuie sur la liberté d'expression de l'avocat. 




Position de la Cour européenne : liberté d'expression et secret professionnel


Aux termes de l'article 10 de la Convention, des restrictions à la liberté d'expression peuvent être imposées par les autorités publiques, à la double condition qu'elles soient prévues par la loi et nécessaires dans une société démocratique "à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire". Pour la requérante, les propos tenus à la presse n'entraient dans aucune de ces restrictions possibles à sa liberté d'expression. Pour le gouvernement français au contraire, le secret professionnel a précisément pour finalité de "garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".


La Cour constate l'existence de l'ingérence des autorités publiques dans la liberté d'expression de l'avocat requérant, ingérence au demeurant "prévue par la loi", puisque le secret professionnel est protégé par l'article 226-13 du code pénal. Quant au but de cette ingérence, la Cour reconnaît depuis l'arrêt Dupuis c. France du 7 juin 2007, que le secret de l'instruction a pour finalités de garantir la présomption d'innocence de la personne mise en cause ainsi que la sérénité nécessaire à une bonne administration de la justice. 


Ce n'est pas l'existence du secret professionnel qui est ainsi contesté par la Cour, mais la pertinence et la proportionnalité de la sanction. 


L'information divulguée par l'avocate l'avait déjà été par les médias. Pour la Cour, l'argument des autorités françaises qui justifient la sanction par la volonté de "garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire" n'est pas pertinent. Si l'on considère que la sérénité de la justice est atteinte par cette divulgation, le mal est déjà fait, et pas par l'accusée. 


La Cour fait aussi observer que les juges français eux mêmes se sont bornés à prononcer une dispense de peine assortie d'un modeste euro de dommages-intérêts. L'Ordre des avocats, de son côté, n'a pas jugé bon d'engager des poursuites disciplinaires contre la requérante. Tous ces éléments montrent que ceux là même qui détenaient le pouvoir de sanction n'étaient pas nécessairement très convaincus du bien fondé de celle infligée à la requérante. 


Enfin, ultime coup porté à la jurisprudence française, la Cour rappelle que les avocats, comme auxiliaires de justice, contribuent à assurer la confiance du public dans l'action des tribunaux. Ils ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice et de participer à des "débats d'intérêt général". Tel est le cas d'une affaire qui intéresse directement la santé publique, sur laquelle l'opinion a le droit d'être informée. 


Sur ce point, l'arrêt ne fait qu'étendre aux avocats la solution apportée par la jurisprudence Dupuis c. France du 7 juin 2007. La Cour avait alors fait prévaloir la liberté d'expression de deux journalistes qui avaient écrit un livre sur les écoutes de l'Elysée, alors même qu'ils étaient coupables de recel de violation de secret professionnel. A l'appui de ce libéralisme, la Cour invoquait alors "la demande soutenue et concrète du public" qui veut être informée d'une affaire qui suscite un débat d'une grande ampleur. Autant dire que les journalistes sont considérés comme les "chiens de garde" des libertés. Les avocats aussi. 



mercredi 14 décembre 2011

L'internement préventif devant la Cour européenne

La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, le 1er décembre 2011, un arrêt Schwabe et M. G. c. Allemagne portant sur la conformité à la Convention d'une procédure d'internement préventif. Le 3 juin 2007, lors d'un contrôle d'identité réalisé à proximité de la prison de Rostock, la police a découvert dans le véhicule des deux requérants des bannières appelant à la libération de militants altermondialistes emprisonnés pour la durée du sommet du G 8 d'Heiligendamm qui devait se dérouler du 6 ou 8 juin. Dès le lendemain, les requérants se voyaient contraints de rejoindre leurs camarades à la prison de Rostock, pour un séjour qui s'achèverait après l'issue du sommet, le 9 juin.

Cette procédure n'est pas un internement administratif, dans la mesure où elle est prononcée par un juge, en l'espèce le tribunal de district de Rostock, sur le fondement d'une loi du Land de Macklenbourg-Poméranie occidentale. Elle présente cependant un caractère préventif puisque l'objet de cette législation est de permettre la détention de personnes considérées comme étant sur le point de commettre une infraction.

En l'espèce, la Cour européenne des droits de l'homme estime que l'internement de ces deux personnes n'est pas conforme aux dispositions de le Convention. D'une part, le fait qu'elles aient eu l'intention de commettre une infraction n'est pas établi. Leur intention de libérer leurs camarades relevait de l'action symbolique et rien ne laissait penser qu'ils pourraient effectivement tenter de les faire évader. D'autre part, une mise en détention, alors que la police disposait d'autres moyens légaux comme la saisie des bannières ou des assignations à résidence dans leur ville d'origine, constitue une atteinte au principe de sûreté garanti par l'article 5 § 1. Enfin, la détention des requérants a également porté une atteinte excessive à leur liberté de réunion et de manifestation consacrée par l'article 11 (pour une analyse plus précise, voir l'article de N. Hervieu sur CPDH). 


La sévérité de Cour n'est pas surprenante et comprend sa réaction face à un droit d'exception particulièrement attentatoire au principe de sûreté. Sur ce point, on reste cependant un peu surpris d'apprendre qu'un pays fondateur de l'Union européenne a dans son arsenal juridique un système d'internement préventif, et que les forces de police peuvent saisir les bannières des manifestants dans le seul but de porter atteinte à leur liberté de manifester. La Cour européenne ne relève pas ce point, sans doute parce qu'elle dispose d'autres motifs pour déclarer la mesure non conforme à la Convention.

Les faits de l'espèce laissent également songeur, avec ces policiers de Rostock qui prétendent, sans rire, que quelques alter-mondialistes uniquement armés de banderoles allaient faire évader leurs camarades retenus dans un établissement pénitentiaire. On comprend que la Cour ait voulu sanctionner une détention de cinq jours et demi, très excessive pour des manifestants non armés qui, selon la formule employée par la Cour, entendaient prendre part à un "débat d'intérêt public", à savoir les conséquences de la mondialisation sur la vie des peuples. 

La décision est évidemment à rapprocher de celle intervenue à propos de l'arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011. La rétention de sûreté, qui permet de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels présentant un risque très élevé de récidive est également décidée par un juge et repose sur une appréciation subjective d'un comportement futur. En l'espèce, la Cour estime que cette détention est une peine, dès lors qu'elle est effectuée dans un établissement pénitentiaire. Et le fait de prononcer une peine pour des motifs purement hypothétiques constitue une violation de l'article 5 § 1 du 24 novembre 2011. 

Ces décisions, toutes deux intervenues à propos de législations allemandes, montrent la volonté de la Cour européenne d'encadrer très strictement ce type d'internement préventif. Elle refuse de s'appuyer sur le seul respect de la séparation des pouvoirs, qui conduirait à admettre ce type d'internement dès lors qu'il est prononcé par un juge. Elle préfère apprécier ces dispositions au cas par cas, en tenant compte de la gravité de l'atteinte à la sûreté, et notamment de la durée de la rétention, et de son caractère proportionné ou non à la menace pour l'ordre public. Les aspirations sécuritaires des Etats européens devront désormais tenir compte d'une jurisprudence attentive au maintien de la liberté d'expression. 

lundi 12 décembre 2011

Le droit au logement, sans logements

Il ne suffit pas de créer un acronyme pour garantir un droit. Le rapport du comité de suivi sur le "droit au logement opposable", le DALO, a été remis à l'Assemblée nationale le 30 novembre 2011. Il se montre particulièrement accablant sur la mise en oeuvre de ce droit nouveau, issu de la loi du 5 mars 2007. Ce texte avait été voté dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal St Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". 

Disons le franchement, affirmer qu'un droit est "opposable" relève du pléonasme. Un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Dès lors qu'un droit a un contenu suffisamment précis, et qu'il est consacré par une norme juridique contraignante, il est "opposable". Cette volonté d'affirmer l'opposabilité témoigne donc d'un échec, à la fois constitutionnel et législatif.

Le Conseil constitutionnel : le droit au logement comme "objectif à valeur constitutionnelle"

Le droit au logement ne figure directement pas dans notre corpus constitutionnel.  Dans sa décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel affirme néanmoins que la "possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". A l'appui, il cite le Préambule de 1946 qui affirme que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne humaine. La formulation est donc claire : le Conseil ne consacre pas un droit. L'objectif constitutionnel qu'il énonce se borne à imposer aux pouvoirs publics la mise en oeuvre d'une politique d'aide au logement, sans imposer d'ailleurs une obligation de résultat. Cet "objectif de valeur constitutionnelle" ne crée donc pas un droit, encore moins un droit opposable. 

La loi du 31 mai 1990 : le "droit au logement" comme "devoir de solidarité"

La loi du 31 mai 1990 n'a pas eu davantage d'effet normatif sur la situation des mal-logés, alors même qu'elle proclamait solennellement que "garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l'ensemble de la Nation".  Derrière cette formulation ambitieuse, se cachait en réalité un dispositif très classique d'aide sociale au logement. Un individu ne pouvait donc pas se prévaloir directement des dispositions de la loi pour obtenir un lieu où se loger. 

Le mécanisme DALO

La loi DALO de 2007 organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Tout cela est bel et bon, et les contentieux se sont multipliés. Du 1er octobre 2010 au 30 septembre 2011, 5775 jugements ont été prononcés, dont 80 % en faveur des requérants.

Walt Disney. Les trois petits cochons. 1933


Une catastrophe annoncée


Ces chiffres ne doivent pas cacher l'échec global du dispositif, dénoncé par le rapport du comité de suivi. Les délais de relogement imposés par la loi ne sont pas respectés. Les dépôts de recours devant la commission de médiation atteignent 6000 par mois, faisant craindre un véritable engorgement de la procédure. Sur une seule année, 27 500 décisions de relogement ne sont pas mises en oeuvre, dont 85 % en Ile de France. Par voie de conséquence, le total des astreintes prononcées au 31 juillet 2011 s'établit à près de 16, 5 millions d'euros. 

La situation risque d'ailleurs de devenir catastrophique à partir de janvier 2012. En effet, la loi prévoit que le recours devant le juge administratif en cas de non relogement sera alors ouvert à tous ceux qui ont fait une demande de logement et qui n'ont pas reçu de réponse à l'issue d'un délai "anormalement long". 

Le pessimisme du comité de suivi prend la forme d'une véritable interpellation du Président de la République en faveur de l'application effective de la loi DALO. On comprend évidemment sa préoccupation. Mais était-il vraiment possible de mettre en oeuvre cette législation ? Lorsqu'elle a été votée, chacun savait que l'insuffisance du nombre de logements sociaux, l'émiettement des gestionnaires entre secteur public et privé rendaient tout à fait illusoire la mise en oeuvre d'un droit "opposable". On a certes  donné satisfaction aux "Don Quichotte", mais l'étude d'impact de la loi, en principe obligatoire, a t elle réellement été effectuée ?

On peut se demander si les fonds publics dépensés par la croissance exponentielle des astreintes prononcées par les juridictions administratives ne seraient pas mieux utilisés à d'autres fins. Par exemple, pour construire des logements sociaux ? Car n'est-il pas finalement préférable d'avoir des logements sans droit opposable plutôt qu'un droit opposable, sans logements ? Le débat est ouvert. 


samedi 10 décembre 2011

Droit de vote des étrangers, nationalité et citoyenneté

Le Sénat a adopté, le 8 décembre 2011, la proposition de loi constitutionnelle relative au vote des étrangers non communautaires aux élections municipales. Concrètement, il s'agit d'introduire dans la Constitution un article 72-5 énonçant que "le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales est accordé aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne résidant en France. Ils ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d'adjoint, ni participer à la désignation des sénateurs".

Cette proposition socialiste provoque l'irritation à droite. Le Président de la République, qui en 2005 considérait une telle réforme comme un "facteur d'intégration", dénonce aujourd'hui "une proposition hasardeuse. Le Premier ministre, de son côté, "réprouve" un texte qui "risque de vider la nationalité et la citoyenneté françaises de leur substance. Ce discours, qui ne fait guère dans la nuance, nous présente ainsi le vote des étrangers non communautaires comme un facteur de désagrégation de l'Etat. 

La procédure : comment on ressuscite une proposition de loi abandonnée depuis 2000

Ce n'est pourtant pas une idée nouvelle. En témoigne d'abord la procédure employée, qui consiste à ressusciter une proposition de loi enterrée depuis plus de dix ans. Ce texte a en effet été voté en première lecture en mai 2000, par la majorité socialiste du gouvernement Jospin. Confronté à l'opposition du Sénat, et donc à l'impossibilité d'obtenir le vote en termes identiques indispensable à la poursuite de la procédure, ce dernier avait renoncé à cette réforme. La victoire de la gauche aux sénatoriales a permis de reprendre la procédure là où elle s'était interrompue. Ceci étant, le Sénat a quelque peu amendé le texte, ce qui imposera un retour devant l'Assemblée nationale, retour bien risqué dans l'état actuel des choses. 

A priori, rien dans la Constitution n'interdit de reprendre une procédure constitutionnelle abandonnée depuis longtemps. Lorsqu'il avait été question d'adopter le quinquennat pour le mandat présidentiel, on avait ainsi brièvement évoqué la reprise du projet de loi constitutionnelle déposé par la Président Pompidou en septembre 1973, soit plus de trente ans avant cette idée soit relancée. 

Le précédent de 1793

Sur le fond, l'idée même du vote des étrangers n'est pas davantage une innovation. L'idée figurait déjà dans l'article 4 de la Constitution montagnarde de 1793, en faveur de "Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard ; Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité". Quand il remplit l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'étranger "est admis à l'exercice des droits de citoyen français". Cette formule est parfois interprétée comme offrant à ces étrangers méritants la nationalité française. Il n'en est rien cependant et il s'agit  d'attribuer aux intéressés l'exercice de droits identiques à ceux attachés à la citoyenneté française, c'est à dire les droits de vote et d'éligibilité. Cette générosité est cependant demeurée lettre morte, comme d'ailleurs la Constitution montagnarde, dont l'application fut suspendue "jusqu'à la paix". 

Nationalité et citoyenneté

Quoi qu'il en soit, ce précédent historique, demeuré bien isolé, incite à s'interroger sur le lien entre nationalité et citoyenneté. La nationalité apparaît comme un statut juridique à deux dimensions, l'une verticale qui rattache l'individu à l'Etat, l'autre horizontale qui fait du national le membre d'une communauté dont sont exclus les étrangers. De son côté, la citoyenneté est formée d'une sorte de corpus juridique de droits et de devoirs communs à l'ensemble des membres de la communauté nationale, dont le contenu peut évoluer selon les époques. C'est ainsi que les droits du citoyen se sont historiquement accommodés d'un suffrage censitaire, réservant le droit de vote aux seuls nationaux payant l'impôt, voire d'un droit de suffrage interdit aux femmes jusqu'en 1944. La nationalité est donc atemporelle, alors que la citoyenneté est contingente. 

En droit français, la Nation est indivisible, et la source de toute souveraineté. C'est le principe même énoncé par l'article 3 de la Constitution selon lequel "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Au plan étatique, la nationalité embrasse la citoyenneté, et les droits liés à la représentation, qui impliquent la participation au pouvoir législatif, sont réservés aux nationaux. 

Pondichéry. Groupe de Brahmanes, électeurs français. Photographie de 1905

Les citoyennetés de superposition

Le caractère contingent de la citoyenneté n'exclut pas d'autres liens impliquant, en quelque sorte, des citoyennetés de superposition. Souvenons nous que l'ancien titre XII de la Constitution prévoyait une "citoyenneté de la Communauté" au profit des peuples d'outre-mer. La loi organique du 19 mars 1999 instaure quant à elle une "citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie" (art. 4). 

La plus importante de ces citoyennetés de superposition reste évidemment la "citoyenneté de l'Union européenne" créée par le traité de Maastricht, et définie à travers le lien de nationalité : "Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un Etat membre".  Sur ce fondement, l'article 88-3 de la Constitution confère, sous condition de réciprocité, aux étrangers communautaires les droits de vote et d'éligibilité aux élections européennes et municipales, à la condition toutefois que ce droit de suffrage n'interfère pas avec la participation à la souveraineté nationale. Cette exclusion a pour conséquence qu'ils ne peuvent être élus aux fonctions de maire et d'adjoint qui impliquent une participation, comme grand électeur, aux élections sénatoriales. 

La proposition de loi votée par le Sénat ne raisonne pas autrement et reprend la même formulation que l'article 88-3 de la Constitution, pour accorder le droit de vote aux élections municipales aux étrangers non communautaires. On peut cependant regretter l'absence de condition de réciprocité. Pourquoi les Français établis à l'étranger ne pourraient ils pas en effet bénéficier des mêmes droits ?


Quoi qu'il en soit, l'argument essentiel des opposants à la réforme se trouve balayé par le droit positif lui même. Une assimilation pure et simple entre nationalité et citoyenneté est un contresens. La citoyenneté a un contenu évolutif au niveau national, et peut être articulée avec d'autres liens de citoyenneté. 

Les contresens juridiques formulés dans les médias ces derniers jours illustrent surtout le malaise de ceux qui s'expriment. En se plaçant sur le terrain juridique, ils évitent l'affrontement purement politique. Car derrière cette proposition de loi, dont l'avenir est somme toute très incertain, se cache une réalité plus dramatique, et l'absence totale d'une politique d'intégration qui aurait dû être engagée depuis de nombreuses années. Et l'intégration est précisément le véritable objet du débat. 


jeudi 8 décembre 2011

"Directive retour" et peine d'emprisonnement

L'arrêt Achughbabian rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 décembre 2011 était très attendu par tous ceux qui s'intéressent aux droits des étrangers. En l'espèce, l'affaire est parfaitement banale. L'intéressé est interpellé en juin 2011 sur la voie publique, lors d'un contrôle d'identité. Il est placé en garde à vue et fait ensuite l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Il est alors placé en rétention pour une durée de quinze jours, le temps d'organiser concrètement son voyage. 

Le requérant conteste cette procédure en invoquant la non conformité à la "directive retour"* de l'article L 621-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Celui-ci punit d'une amende de 3750 € et d'une peine d'emprisonnement d'une année le ressortissant étranger non communautaire qui est entré et/ou a séjourné irrégulièrement sur le territoire. C'est parce qu'il est soupçonné d'avoir commis cette infraction que M. Achughbabian a été placé en garde à vue. 

Les grandes espérances de l'arrêt El Dridi

Comme son nom l'indique, la "directive retour" a pour objet de développer une politique "efficace" d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, c'est à dire une politique qui les dissuade de revenir sur le territoire. L'idée est donc d'organiser  une reconduite aussi rapide que possible,"dans des conditions les moins coercitives possibles". L'article 15 de ce texte précise que les autorités "peuvent uniquement placer en rétention", "pour une durée aussi brève que possible" (art. 15), le ressortissant étranger, le temps de préciser sa situation juridique et d'organiser son départ. La question est donc posée de la conformité de l'article L 621-1 CESEDA à la directive, celle ci semblant exclure toute peine d'emprisonnement de nature à retarder la mesure d'éloignement. 

L'argument de l'incompatibilité s'appuie sur la jurisprudence Hassen El Dridi de la CJUE, intervenue le 28 avril 2011, soit moins de deux mois avant l'interpellation de monsieur Achughbabian. Dans une situation à peu près identique, mais intervenue en Italie, la Cour de Luxembourg a considéré que la directive européenne doit être interprétée comme interdisant à un Etat membre de prévoir, dans son système juridique, une peine d'emprisonnement pour le seul motif que le ressortissant demeure sur le territoire en violation d'une mesure lui ordonnant de le quitter. 

Depuis la jurisprudence El Dridi, beaucoup de spécialistes français du droit des étrangers attendaient l'application de cette interprétation au droit français. La décision Achughbabian cristallisait donc leur désir de voir sanctionner directement le principe même de la pénalisation du maintien irrégulier sur le territoire. 

Ces espoirs sont aujourd'hui déçus, car l'arrêt Achughbabian réduit le champ de la jurisprudence El Dridi, comme si la Cour avait le sentiment d'avoir été trop loin. 

Jean Joseph Taillasson. 1745-1809
Timoléon, à qui les Syracusiens amènent des étrangers

Les ambiguïtés de l'arrêt Achughbabian 

La Cour précise en effet que cette interdiction de prévoir une peine d'emprisonnement pour l'irrégularité du séjour ne s'applique que lorsque l'étranger n'a pas fait l'objet d'une procédure d'éloignement. La Cour prévoit ainsi une gradation dans ce domaine : l'Etat doit commencer par organiser le retour de l'étranger. C'est seulement si ce dernier parvient à se maintenir sur le territoire malgré la mesure d'éloignement, ou à y revenir irrégulièrement, qu'une peine d'emprisonnement peut être envisageable. Autrement dit, l'emprisonnement pour séjour irrégulier peut succéder à une mesure d'éloignement, mais jamais la précéder ou s'y substituer.

Par ailleurs, la Cour affirme que la directive de 2008 n'interdit pas le placement en garde à vue, lorsqu'il est nécessaire de s'informer sur la situation de la personne. Cette phase de clarification est en effet indispensable à l'efficacité de la politique de retour, qui est l'objet même de la directive. Cette analyse est réalisée au prix d'une grande ambiguité sur le rôle de la garde à vue. En principe, celle-ci n'est décidée que lorsqu'il y a lieu de croire qu'une personne a commis un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement. Or cette infraction n'est encore qu'hypothétique à ce stade, puisque la procédure d'éloignement ne fait que commencer. Et nul n'ignore que, dans la plupart des cas, la garde à vue est surtout utilisée pour organiser la mesure d'éloignement et non pas pour enquêter sur une éventuelle infraction. 

Contrairement à ce qui était attendu, l'arrêt Achughbabian ne déclare pas contraires à la Convention les dispositions prévoyant une peine d'emprisonnement pour séjour illicite, dès lors qu'elle intervient à l'issue d'une procédure d'éloignement qui a échoué. Il n'interdit pas davantage la garde à vue des personnes en situation irrégulière ou soupçonnées de l'être. Il se borne à imposer une réécriture des dispositions en vigueur, pour tenir compte des précisions qu'il apporte. 

Il est vrai que ceux qui espéraient une censure de l'article L 621-1 du CESEDA ont encore quelque espoir, puisqu'une QPC a été soumise au Conseil constitutionnel pour faire reconnaitre son inconstitutionnalité au regard du principe de nécessité des peines pénales posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ce n'est pas gagné.  



mardi 6 décembre 2011

Laïcité et neutralité, les suites de "Baby Loup"

Une proposition de loi déposée en octobre par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical) devrait être discutée devant la Chambre haute dans les jours prochains. Son objet "d'étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité".

Laïcité et neutralité, définitions.

Cette formulation présente l'avantage de préciser clairement l'articulation entre la laïcité et la neutralité, deux notions que la plupart des commentateurs emploient indifféremment. 

La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique la séparation entre la société civile et la société religieuse. Elle suppose à la fois l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses et la neutralité de l'Etat en matière spirituelle. Elle a pour conséquence la liberté entière de l'individu, dont les convictions religieuses, comme d'ailleurs l'absence de convictions, ne relèvent que de lui-même et n'intéressent pas l'Etat. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. 

La neutralité est une règle d'organisation du service public qui découle du principe d'égalité. Elle ne concerne pas exclusivement les convictions religieuses et a donc un champ d'application plus large que le principe de laïcité. Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres "Lois de Rolland" qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

La conclusion définitive de l'affaire "Baby Loup"

La proposition de loi de madame Laborde n'apporte rien au droit positif, rappelé par des décisions jurisprudentielles récentes. Elle présente cependant l'intérêt de conclure l'affaire connue sous le nom de "Baby Loup". On se souvient qu'en 2008 une employée d'une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait été licenciée car elle portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Le Conseil de Prud'hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d'appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s'appliquait aux employés d'une crèche et confirmé la légalité du licenciement. 

Certains commentateurs ont critiqué cette jurisprudence en invoquant des arguments juridiques quelque peu surprenants. A leurs yeux, une employée de droit privée travaillant pour une crèche associative, donc gérée par une personne privée, ne saurait être soumise aux lois qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et plus spécialement au principe de neutralité.

Hélas, le droit administratif ignore cette belle simplicité. Tout est malheureusement plus complexe. 

Neutralité et mission de service public

Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles précise très clairement que l'association qui gère la crèche assure une mission de service public qui consiste notamment à " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". C'est donc l'existence d'une mission de service public qui impose le respect du principe de neutralité, d'autant que cette mission s'exerce auprès d'enfants particulièrement vulnérables.

Peu importe la manière dont cette mission est assurée, selon un mode administratif ou un mode qui rapproche le service d'une entreprise commerciale. Dans le premier cas, il s'agit d'un service public administratif, dans le second d'un service public industriel et commercial, mais les deux modes de gestion sont également soumis au principe de neutralité. 

Peu importe aussi la personne qui gère le service, personne publique ou privée. La gestion d'un service public administratif par une personne privée est consacrée depuis l'arrêt Caisse Primaire Aide et Protection rendu par le Conseil d'Etat 1938. Celle d'un service public industriel et commercial est acquise depuis la décision du Tribunal des conflits de 1968 Epoux Barbier contre Air France. Rien ne s'oppose donc à ce qu'une association, personne de droit privé, assume une mission de service public, par exemple la gestion d'une crèche. La Cour de cassation (1ère Chambre civile), dans une décision du 21 juin 2005, considère d'ailleurs que le règlement intérieur d'un établissement d'enseignement privé géré par une association est tout à fait fondé à interdire le port du voile dans l'enceinte du collège. 

Au moment de l'affaire "Baby Loup", la HALDE, saisie de la question, n'avait manifestement pas compris l'articulation de ces différents modes de gestion du service public. Dans une délibération du 1er mars 2010, elle avait estimé que le règlement intérieur de la crèche était discriminatoire, considérant que les salariés d'une crèche gérée par une association ne participaient pas à une mission de service public. Elle s'était ensuite ravisée, peut être après avoir étudié la jurisprudence, dans une autre délibération du 28 mars suivant, demandant cette fois l'adoption de nouvelles règles juridiques précisant "les conditions d'application du principe de neutralité aux établissements chargés d'une ou plusieurs missions de service public". Il est vrai qu'entre-temps la présidence de cette autorité indépendante avait changé, et que c'est finalement la HALDE elle même qui a disparu, peut être victime de cet amateurisme juridique. 

Quoi qu'il en soit, en mentionnant qu'une structure privée chargée de la petite enfance doit respecter le principe de neutralité, la proposition de loi portée par madame Laborde se borne donc à reprendre la jurisprudence existante. 

Photo de classe 1905

Neutralité et statut de l'agent

Certes, le principe de neutralité s'impose aux fonctionnaires et leur impose de ne pas manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses lors de leur service. En 1938, dans un arrêt Demoiselle Weiss, le Conseil estime qu'une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, peut organiser des conférences religieuses hors de l'Ecole normale où elle poursuit ses études, à la seule condition de n'en faire aucune mention dans son activité professionnelle. A l'inverse, les convictions anti-religieuses doivent faire l'objet de la même réserve, et un instituteur peut être sanctionné pour avoir tenu des propos très anti-cléricaux à ses élèves (tribunal des conflits 2 juin 1908 Morizot). 

Dès lors qu'il s'agit de respecter l'égalité devant le service et les convictions de chacun, le principe de neutralité s'applique aussi aux agents  contractuels de droit public ou de droit privé. C'est ainsi que, dans un arrêt du 3 mai 2000, le Conseil d'Etat estime qu'une surveillante intérimaire doit le respecter dans les mêmes conditions et ne peut donc être autorisée à porter un signe distinctif de son appartenance à une religion, quelle qu'elle soit. 

De même, une personne qui se borne à encadrer bénévolement une sortie scolaire est soumise à l'obligation de neutralité. On sait que le tribunal administratif de Montreuil, dans une décision du 23 novembre 2011, a validé le règlement intérieur d'une école élémentaire imposant aux parents volontaires pour accompagner ces sorties " de respecter dans leur tenue et leurs propos la neutralité du service public". Cette apparente rigueur est tout à fait conforme au droit positif, dès lors que ces parents sont considérés, pendant qu'ils exercent cette mission bénévole, comme des collaborateurs occasionnels du service public. Ils bénéficient donc de la garantie de l'Etat en cas de dommage, mais sont également soumis aux contraintes qui sont celles du service public. 

Enfin, le droit positif considère même qu'une entreprise purement privée peut imposer certaines restrictions aux droits des personnes de manifester leur appartenance à une religion, dès lors que ces restrictions sont "justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 16 mars 2001, fait directement référence au principe de neutralité pour reconnaître la légalité du réglement intérieur impose de telles obligations aux salariés en contact avec la clientèle. 

Dans l'affaire "Baby Loup", la Cour d'appel de Versailles n'a donc fait qu'appliquer une jurisprudence déjà ancienne, en considérant qu'une salarié titulaire d'un contrat de droit privé, employée par une association pouvait se voir imposer le strict respect du principe de neutralité. La seule mission de service public assurée par cette association suffit en effet à justifier une telle contrainte.

La proposition de loi déposée par madame Françoise Laborde ne bouleverse certainement pas le droit existant. Mais elle présente l'avantage de mettre noir sur blanc des principes issus d'une jurisprudence qui semble parfois mal comprise, ou mal interprétée. Le fait que la mission d'accueil des enfants soit expressément soumise au principe de neutralité, quelles que soient les conditions de sa mise en oeuvre, mettra fin à des débats stériles et garantira l'égalité devant le service public. 

Souvenons nous que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883, présentait l'obligation de neutralité comme un moyen de garantir le respect de la liberté de conscience : "Parlez à un enfant avec la plus grande réserve dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge... Vous ne toucherez jamais sans trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant".

La laïcité est un combat que l'on croyait gagné, mais rien n'est jamais acquis.