« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 4 décembre 2011

Les secrets d'Etat en Afrique du Sud, et en France

L'assemblée sud-africaine vient de voter le Protection of State Information Bill qui a connu un grand retentissement dans la presse anglo-saxonne. Adopté par une large majorité de 229 voix pour et 107 contre, ce texte doit encore obtenir un vote positif de la chambre haute, mais celle-ci, comme la chambre basse, est dominée par l'ANC, parti du Président Zuma. Il appartiendra ensuite à ce dernier de ratifier le texte avant son entrée en vigueur. 

Cette législation a évidemment pour objet de museler la presse sud-africaine, l'une des rares sur ce continent à disposer d'un véritable journalisme d'investigation. Ses journalistes n'hésitent pas à dénoncer certains scandales de corruption qui touchent le Président Zuma et ses proches. La nouvelle loi suscite donc une grande hostilité dans la presse sud-africaine, largement relayée dans les médias internationaux, qui dénoncent, à juste titre, une législation de circonstance et particulièrement attentatoire à la liberté d'expression la plus élémentaire. 

L'Afrique du Sud, c'est loin

L'Afrique du Sud c'est bien loin, et nul n'ignore que Jacob Zuma a eu bon nombre de démêlés avec la justice de son pays. Le Protection of State Information Bill est généralement présenté comme l'instrument d'une classe politique corrompue, surtout préoccupée de cacher ses turpitudes au corps électoral. Rien de tel, évidemment, ne pourrait arriver dans nos démocraties occidentales, attachées aux libertés publiques, respectueuses des droits des citoyens, à commencer par la liberté de presse. 

L'Afrique du Sud, c'est loin, sans doute. Mais le renforcement de la sphère de secret qui entoure l'activité des autorités publiques est un mouvement général que l'on retrouve dans les démocraties occidentales. La vigueur des attaques américaines contre Wikileaks, tant sur le plan judiciaire que financier, montre le souci de protéger la confidentialité des activités militaires et diplomatiques. En France, une décision du Conseil constitutionnel  du 10 novembre 2011, a sanctionné sur QPC les dispositions législatives prévoyant que des sites et des bâtiments entiers pouvaient être protégés par le secret de la défense nationale. Là encore, la législation sanctionnée révélait une volonté très affirmée des autorités de l'Etat de renforcer le secret, quitte à malmener fortement le principe de séparation des pouvoirs.  

Cette censure du Conseil constitutionnel a évidemment quelque chose de rassurant, même si on ne comprend pas très bien pourquoi il n'est pas allé au bout de son raisonnement en déclarant inconstitutionnelle l'opposabilité aux juges du secret défense. La loi sud-africaine a peu de chances d'être sanctionnée de la même manière, le Président Jacob Zuma venant de nommer à la présidence de la Cour constitutionnelle l'un de ses proches, le pasteur évangélique Mogoeng Mogoeng. 

Quoi qu'il en soit, la comparaison entre le texte sud africain et le droit français fait certes apparaître des différences, mais également des points communs qui peuvent sembler inquiétants. 


Bouclier Zoulou

La définition du secret

La première différence qui saute aux yeux réside dans les termes employés pour désigner les secrets que la loi se propose de protéger. Contrairement à ce qui a été évoqué dans les médias français, la loi sud-africaine ne se réfère pas au "secret de la défense nationale" mais plus largement à la 'l'"information d'Etat (State information)". Cette notion semble plus englobante, plus proche de l'obscure "raison d'Etat", alors que le "secret de la défense nationale" à la française semble plus orienté vers la seule protection des intérêts stratégiques. 

En réalité, la différence entre les deux notions est loin d'être aussi nette, dès lors qu'elles sont également définies de manière tautologique. Pour le législateur sud-africain (Chap. 2 art. 5), "l'information d'Etat" est précisément celle qui "peut être protégée comme toute divulgation, altération, destruction ou perte". Cette formulation est bien proche de celle du droit français qui considère comme "secret de la défense nationale", l'information, quel que soit son support, "qui a fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre sa diffusion" (art. 413-9 c. pén.). En clair, une information est classifiée parce que l'Exécutif a décidé de la classifier. 

Les peines encourues

Les deux systèmes, sud-africain comme français, prévoient trois niveaux de classification, confidentiel, secret et très secret.  De la même manière, ils organisent une procédure d'accès reposant à la fois sur une habilitation accordée par les autorités publiques et sur l'intérêt à en connaître, c'est à dire le besoin qui justifie la communication du document classifié. Une autorité "indépendante" est chargée de répondre aux demandes des tiers, et notamment des juges, visant à obtenir la déclassification de pièces couvertes par le secret (Classification Review Panel en Afrique du Sud, Commission consultative du secret défense en France).

Lorsqu'une information classifiée est divulguée à une personne qui n'a pas "intérêt à en connaître", cette divulgation est une infraction, tant pour celui qui communique l'information que pour celui qui en a communication. Les journaux occidentaux insistent beaucoup sur le fait que la divulgation d'une "information d'Etat" en Afrique du Sud fait désormais encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à vingt-cinq années d'emprisonnement. 

La lecture de la loi sud-africaine conduit cependant à nuancer le propos, car elle a pour ambition de sanctionner toutes les activités illicites en matière de circulation de l'information officielle. De fait, l'auteur d'activités d'espionnage encourt vingt-cinq années d'emprisonnement, celui qui divulgue des informations à des mouvements terroristes quinze années, et celui enfin qui communique des "informations d'Etat" cinq années (chapitre 11 de la loi). Certes, les critères de distinction entre ces différentes activités sont peu précis, et cette marge d'interprétation laisse ouverte la possibilité de nombreux abus en ce domaine. Il n'empêche que les peines encourues sont à peu près identiques à celles prévues par le droit positif français. Aux termes des articles 413-10 et 11 du code pénal, la peine encourue est de sept années d'emprisonnement pour l'auteur de la divulgation, et de cinq années pour le destinataire. Lorsque ces informations sont livrées à une puissance étrangère, la peine peut s'élever jusqu'à quinze années de prison  (art. 411-6 c. pén.). Les peines sont donc sensiblement identiques, même si les incriminations sont définies avec davantage de précision dans le droit français. 

Secret et lutte contre la corruption

Bien sur, le droit français du secret n'a pas pour objet immédiat de museler la presse, heureusement. Il n'empêche que le secret de la défense nationale est opposable aux journalistes. On se souvient qu'à la fin de l'année 2007, le journaliste Guillaume Dasquié a été mis en examen pour avoir divulgué sur un site internet une "note de synthèse" de la DGSE modestement classifiée "confidentiel-défense".  En revanche, les cibles de la loi française sont les juges, et plus particulièrement les juges d'instruction. La législation française considère ainsi que laisser un juge accéder à des pièces classifiées le rend automatiquement coupable d'une compromission du secret défense. Cette analyse repose sur une conception objective du secret défense, en l'absence de tout élément moral de l'infraction. Dans les deux cas, ce sont les acteurs de la lutte contre la corruption qui sont visés, d'un côté la presse, de l'autre la magistrature

D'une façon générale, la nécessité de protéger les informations les plus sensibles de l'Etat, notamment celles relatives à la défense ou à la politique étrangère n'est guère contestable. Mais l'analyse comparée, en dépit des limites qui lui sont attachées et tenant aux différences des systèmes juridiques, voire des mentalités, montre que ces législations ne visent pas seulement à protéger l'Etat mais ont aussi pour objet de garantir la confidentialité des activités de ceux qui exercent le pouvoir exécutif. Le danger n'est donc pas la législation en elle même, mais bien davantage son détournement à des fins partisanes. 

vendredi 2 décembre 2011

La rétention de sûreté, chronique d'une mort annoncée ?

La rétention de sûreté est présentée comme l'une des réformes marquant le quinquennat. Il s'agit de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. Elle se distingue donc de la "période de sûreté" qui peut être associée à l'emprisonnement à perpétuité et qui empêche le condamné d'obtenir un aménagement de peine pendant une durée fixée par le jury d'assises. 

Créée par la loi du 25 février 2008, la rétention de sûreté s'applique aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans,  pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration. 

Dans un contexte marqué par un certain nombre de faits divers dans lesquels de dangereux récidivistes avaient commis des crimes particulièrement atroces, la réforme a été accueillie de manière positive par l'opinion publique. N'est-elle pas un moyen de lutter efficacement contre le risque de récidive ? Le Conseil constitutionnel lui-même n'a-t-il pas validé ses dispositions, se bornant à sanctionner le caractère rétroactif du dispositif ? 

L'impossible critique

Quelques voix discordantes se sont cependant élevées, dont celle de Robert Badinter dénonçant "une justice de sûreté basée sur la dangerosité diagnostiquée de l'auteur potentiel d'un crime virtuel" ou encore la Commission nationale consultative des droits de l'homme, que le gouvernement s'était bien gardé de saisir sur le projet, qui a publié une note rappelant "que le système judiciaire français se base sur un fait prouvé et non pas sur la prédiction aléatoire d'un comportement futur".  Ces critiques sont évidemment demeurées confidentielles et isolées, leurs auteurs risquant d'être considérés comme les complices des pédophiles. Les problèmes juridiques posés par la rétention de sûreté ont été écartés et oubliés, comme la poussière sous un tapis. 

Intervention de la Cour européenne des droits de l'homme

Aujourd'hui ces questions prennent une acuité nouvelle avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011. Un citoyen allemand a été poursuivi pour deux tentatives de meurtre devant le tribunal régional de Münich en 1987. Les experts ont alors estimé qu'il souffrait de différents troubles de la personnalité, mais qu'ils ne pouvaient être considérés comme pathologiques au point d'atténuer sa responsabilité. Il a donc été condamné à neuf ans d'emprisonnement et a purgé l'intégralité de sa peine. A son issue, en 1996, il a été placé en rétention de sûreté dans un hôpital psychiatrique, par une décision du tribunal. Comme il refusait de se soumettre au traitement médical, il a été décidé, en 1999, qu'il effectuerait désormais sa rétention de sûreté dans un établissement pénitentiaire. En 2006, le juge a ensuite ordonné le maintien de l'intéressé en détention, au motif que les risques de récidive étaient importants s'il était libéré. 

Après épuisement des recours internes, M. O.H. a donc saisi la Cour européenne, en invoquant l'irrégularité de sa détention au regard des articles 7 § 1 et 5  § 1 de la Convention. Dans les deux cas, les solutions apportées par la Cour sanctionnent le droit allemand, et font peser une grave menace sur la loi française de 2008. 

La rétention de sûreté est une peine

La Cour européenne estime que la prorogation de la rétention de M. O.H., intervenue en 2006, emporte violation de l'article 7 § 1 qui garantit le principe de non rétroactivité en matière pénale. La décision du Tribunal de Münich a en effet été prise pour des faits antérieurs à la modification de la loi intervenue en 1998. C'est à partir de cette date, en effet, que le droit allemand a autorisé cet internement pour une durée dépassant dix années. M. O.H. aurait donc dû être libéré en 2006, à l'issue de ces dix années de rétention. 

Pour parvenir à cette conclusion, en soi guère surprenante, la Cour est obligée de s'interroger sur la nature juridique de la décision du Tribunal. Elle observe à ce propos qu'en dépit de quelques différences dans le régime de détention,  la rétention de sûreté emporte privation de la liberté et ne présente pas de différence substantielle par rapport à un emprisonnement, d'autant qu'elle est, en l'espèce, effectuée dans un établissement pénitentiaire. La Cour estime donc qu'il s'agit d'une "peine" au sens pénal du terme, et que le principe de non rétroactivité est applicable. 

Cette analyse s'oppose à celle du droit français, qui s'efforce de marquer une différence de substance entre l'emprisonnement et la rétention de sûreté. Très récemment, dans un arrêt du 21 octobre 2011, le Conseil d'Etat, saisi par la section française de l'observatoire international des prisons, a ainsi annulé pour incompétence le règlement intérieur du "centre socio-médico-judiciaire" de Fresnes qui alignait le régime des personnes retenues sur celui des prisonniers, en particulier au regard du contrôle des correspondances et des limitations du droit de visite. Pour le juge administratif, ce règlement intérieur est entaché d'incompétence, car il impose aux droits des intéressés des contraintes qui ne figurent pas dans la loi du 27 février 2008.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman. 1976
Jack Nicholson, Dany de Vito, Brad Dourif

Liens de causalité

Pour apprécier la conformité de la rétention de M. O.H. à l'article 5 de la Convention, la Cour examine deux liens de causalité successifs. 

L'article 5 § 1 (e) de la Convention européenne autorise la détention d'un "aliéné"pour que des soins lui soient dispensés. La Cour européenne se penche donc sur le lien de causalité entre les troubles de la personnalité attestés par les experts psychiatres lors du procès pénal et la décision d'internement. Constatant qu'un délai de plus de dix ans s'est écoulé entre le jugement et la décision de prorogation de la rétention, la Cour estime que le lien de causalité n'est plus établi. Sur ce point, elle ne fait qu'appliquer sa jurisprudence M. c. Allemagne du 17 décembre 2009. 

Dès lors que la loi précise que cette rétention ne peut reposer que sur un motif psychiatrique, la Cour déduit que celle-ci ne peut avoir lieu que dans un service hospitalier. Le fait que le requérant ait refusé les soins qui lui étaient prodigués lorsqu'un traitement lui avait effectivement été proposé dans un établissement spécialisé n'a pas pour effet de lever la contrainte qui pèse sur les autorités. Pour la Cour, une prison n'est pas un milieu thérapeutique qui permette le traitement d'une personne atteinte de troubles psychiatriques si graves qu'il est impossible de le réintégrer dans la société, une fois sa peine purgée. Sur ce plan, la décision des juges allemands viole l'article 5 (e) de la Convention qui autorise la détention d'un "aliéné", à la condition évidemment qu'il fasse l'objet d'un traitement médical. 

Un second lien de causalité est également étudié par la Cour, celui qui fait reposer la décision de rétention sur un second motif : le risque de récidive. Sur ce point, elle souligne que la Convention européenne n'autorise par les Etats à protéger les victimes potentielles d'infractions graves par des mesures qui, en elles-mêmes, violent les droits de leur auteur putatif. Autrement dit, une décision privant complètement une personne de sa liberté ne peut reposer sur des motifs hypothétiques pour écarter un risque tout aussi hypothétique. C'est évidemment ce dernier point qui condamne, à terme, la loi française, dès lors que cette dernière se veut, avant tout, un instrument de lutter contre la récidive.  

La décision O.H. c. Allemagne se présente donc comme une sorte de bombe à retardement pour le droit français. Il n'y a plus qu'à attendre qu'une personne détenue en rétention de sûreté ait épuisé les voies de recours internes. 


mercredi 30 novembre 2011

La liberté d'entreprendre entre droit et rhétorique

La "Commission entrepreneuriat" du MEDEF, présidée par monsieur Charles Beigbeder, diffuse un Livre Blanc allègrement intitulé "Tous entrepreneurs". Son objet est de "planter la graine de l'entrepreneuriat en France", de diffuser la "passion d'entreprendre" parmi nos concitoyens, surtout les plus jeunes d'entre eux. Ce discours ambitieux trouve sa conclusion dans des propositions concrètes énoncées dans le Livre Blanc.

L'une vise à obtenir des marchés, notamment par l'externalisation des activités non régaliennes de l'Etat. Autant dire que l'entrepreneuriat consiste d'abord à privatiser les missions service public, solution sans doute plus simple que la recherche de l'innovation dans des secteurs soumis à la concurrence. L'autre suggère une "évaluation indépendante des politiques publiques", préoccupation certes louable, mais qui conduit à proposer la notation des services publics par les entreprises elles-mêmes. En clair, pour le MEDEF, l' "évaluation indépendante" est celle qui est effectuée par l'entreprise. 

Quoi qu'il en soit, la proposition essentielle, celle qui figure en premier dans la rapport est d'"inscrire la liberté d'entreprendre dans notre Constitution". L'audace de la proposition ferait presque frémir. Un véritablement bouleversement de la norme fondamentale est annoncé, et nul doute que l'on va réunir rapidement le Congrès, voire organiser un referendum pour adopter cette révision.

La liberté d'entreprendre a valeur constitutionnelle

Hélas, la liberté d'entreprendre a déjà valeur constitutionnelle.  

Pour certains auteurs attachés aux traditions, la liberté d'entreprendre n'est qu'une facette de la liberté du commerce et de l'industrie, qui ne figure pas formellement dans le texte constitutionnel. En revanche, le Conseil constitutionnel en a fait un "principe constitutionnel", notamment dans sa décision du 17 juillet. 2003. Le refus d'en faire un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" trouve vraisemblablement son origine dans l'ancienneté du décret d'Allarde des 2-17 mars 1791*. Il est en effet un peu délicat de considérer comme "loi de la République" un texte voté sous une monarchie constitutionnelle. La seule qualification de "principe constitutionnel" suffit cependant à l'intégrer dans le bloc de constitutionnalité.

S'appuyant sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la doctrine plus récente considère que la liberté d'entreprendre est autonome, c'est à dire distincte de la liberté du commerce et de l'industrie. Dans sa décision du 10 juin 1998, confirmée ensuite à de multiples reprises, le Conseil précise que la liberté d'entreprendre "découle" de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui énonce que la liberté "consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

S'il est vrai que la liberté d'entreprendre ne figure pas, comme telle, dans la Constitution, sa valeur constitutionnelle ne fait donc aujourd'hui aucun doute, qu'elle soit considérée comme une facette de la liberté du commerce ou comme une liberté autonome.

Les auteurs du rapport souhaitent cependant son intégration formelle dans la norme fondamentale et appuient cette revendication sur deux motifs.

Une liberté à laquelle le législateur peut apporter des restrictions

Le premier se veut juridique et énonce que "la jurisprudence sur la liberté d'entreprendre a fluctué ces vingt dernières années". Les auteurs du rapport voient cependant des "fluctuations" dans une jurisprudence qui admet en réalité assez facilement des restrictions à la liberté d'entreprendre. Dès la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations, le Conseil estime que cette liberté ne saurait être préservée si elle fait l'objet de restrictions "arbitraires". On doit en déduire que les restrictions non arbitraires sont parfaitement licites, dès lors qu'elles sont définies par la loi, principe d'ailleurs énoncé dans la décision du 27 juillet 1982. Le Conseil autorise donc le législateur à apporter des limitations à la liberté d'entreprendre pour des motifs d'intérêt général, à la condition qu'elles n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée. Ces principes, énoncés dans la décision du 4 juillet 1989 sur les privatisations n'ont guère évolué depuis maintenant trente-deux ans.

Si les auteurs du rapport espèrent qu'une intégration formelle dans la Constitution aura pour conséquence  de transformer la liberté d'entreprendre en une liberté absolue, ils se trompent lourdement. Les libertés consacrées dans la Constitution s'exercent, de la même manière, dans le cadre des lois qui les réglementent. A moins que cet argument juridique ne soit qu'un écran de fumée pour cacher les véritables motifs de leur revendication.

Nathaniel Jocelyn. Portrait de Cornelius Vanderbilt. 1846.

La Constitution, comme support de communication

Le second argument des auteurs du rapport repose sur l'idée que l'inscription de la liberté d'entreprendre dans la Constitution serait un "extraordinaire encouragement pour de nombreux Français doutant encore de la confiance de leur pays dans leur talent". La Constitution est alors utilisée comme le support d'une profession de foi libérale. La norme constitutionnelle est alors purement et simplement mise au service d'une campagne de communication.

Ce n'est évidemment pas la première fois, et les auteurs du rapport peuvent invoquer quelques précédents. L'intégration de la Charte de l'environnement de 2004 dans le bloc de constitutionnalité a ainsi conféré valeur constitutionnelle au principe selon lequel "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", formule d'un flou si artistique qu'il ne viendrait à l'idée de personne de l'invoquer devant un tribunal. Dans le même texte, on apprend que "les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable", ce qui n'engage à rien. Ces dispositions sont destinées à donner une satisfaction morale aux écologistes sans imposer la moindre contrainte aux autorités. 

Cette utilisation de la Constitution à des fins rhétoriques offre des avantages politiques certains. Mais ils ne sont acquis qu'au prix d'une instrumentalisation de la Constitution, mise ainsi au service d'intérêts conjoncturels, voire de lobbies. 

Au lieu de demander l'intégration de la liberté d'entreprendre dans la Constitution et de rechercher des rentes de situation dans les activités de l'Etat, nos chefs d'entreprises seraient peut être mieux inspirés s'ils cherchaient à innover et à être compétitifs. 


Un "décret" en 1791 désigné un texte voté en forme législative, mais qui n'a pas demandé, ou obtenu, la sanction royale. Il a donc valeur législative. 

lundi 28 novembre 2011

1er rapport du Défenseur des droits : les droits des enfants


La loi organique du 29 mars 2011 créant le Défenseur des droits confie à cette institution, parmi d'autres missions, celles précédemment attribuées au Défenseur des enfants. Il lui appartient en effet de "défendre et de promouvoir l'intérêt supérieur et les droits de l'enfant consacrés par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France". Au sein de l'institution nouvelle, cette mission a été attribuée à Madame Marie Derain, adjointe de Monsieur Dominique Baudis, et auteur du rapport remis au Président de la République le 21 novembre 2011. Ce document suscite aujourd'hui un intérêt quelque peu inattendu, au moment où plusieurs faits divers tragiques relancent les débats sur la délinquance des mineurs. Il permet d'envisager l'enfant, à la fois comme le destinataire et comme le titulaire de droits. 

L'enfant destinataire de droits 

S'il est vrai que les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) ont d'abord pour préoccupation de maintenir l'enfant dans son milieu familial, voire de recréer un milieu familial avec les familles d'accueil, ce n'est pas toujours possible, et il doit quelquefois faire l'objet d'une mesure de placement dans différents établissements (maisons d'enfants, foyers de l'enfance, pouponnières). Le rapport évalue à 45 280 mineurs le nombre de mineurs placés en établissement à la fin 2008 (contre 67 200 en famille d'accueil), ce choix étant justifié par le caractère en principe provisoire du séjour de l'enfant. 

Dans tous les cas, fait observer le Défenseur des droits,  ces enfants sont issus de familles ébranlées par des difficultés graves que le placement ne fait qu'amplifier en créant ruptures et traumatismes supplémentaires. 

Mais ces difficultés ne doivent pas faire oublier que l'article 375-2 du code civil énonce que "chaque fois qu'il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel". Le fait de le retirer de  son milieu habituel est donc une solution extrême, qui ne s'applique que lorsqu'il n'est pas en mesure de garantir sa sécurité, sa santé ou sa moralité, ou encore pour des motifs judiciaires. Le Défenseur des droits rappelle que "l'intérêt de l'enfant" signifie d'abord son maintien au sein de sa famille, avec un accompagnement par des mesures d'aide adaptées à sa situation familiale et sociale. 

La Convention internationale des droits de l'enfant de 1989 énonce elle aussi, dans son article 3, que "dans toutes les décisions qui concernent les enfants (...) l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale". Le Conseil d'Etat a considéré cette disposition comme suffisamment précise pour être d'applicabilité directe dans l'ordre interne, dans un arrêt Mlle C. du 22 septembre 1997. Il a été suivi, d'ailleurs très tardivement, par la Cour de cassation, dans deux décisions du 18 mai 2005. Ces jurisprudences ont finalement été reprises dans la loi du 5 mars 2007, réformant la protection de l'enfance.

La fleur de l'âge. Marcel Carné. 1947

L'enfant titulaire de droits

Le rapport du Défenseur des droits n'apporterait rien de bien nouveau à cette analyse, s'il ne s'intéressait à la mise en oeuvre concrète de ces principes. La recherche de l'intérêt supérieur de l'enfant passe en effet par une évaluation de ses conditions de vie, de la protection dont il bénéficie, et aussi de sa vie affective. Elle impose la mise en oeuvre de certains droits.

Le premier d'entre eux est le droit à la parole. Dans son rapport 2009, le Comité des droits de l'enfants de l'ONU, chargé de la mise en oeuvre de la convention de 1989, recommandait d'ailleurs "que la France prenne en compte les opinions des enfants et mette à leur disposition des mécanismes de plaintes accessibles". 

Chaque enfant doit ainsi pouvoir être informé sur sa situation et s'exprimer à propos des décisions qui le concernent, qu'elles soient prises au niveau administratif ou judiciaire. Bien entendu, cet échange ne peut se développer que lorsque l'enfant est capable de discernement, appréciation laissée à l'appréciation de son interlocuteur. Ce droit d'être entendu n'est guère contesté, car l'explication d'une mesure d'assistance éducative est considérée comme la première condition de son succès. 

En revanche, le droit français ne mentionne pas très clairement quel poids est accordé à cette parole de l'enfant, question que semble poser la référence par le Comité de l'ONU aux "mécanismes de plaintes accessibles". Il est vrai que le décret du 15 mars 2002 accorde au "mineur capable de discernement" la possibilité de se faire assister d'un conseil pendant la procédure d'assistance éducative, au même titre que ses parents ou les personnes chargées de sa tutelle ou de sa garde (art. L 1186 du code de procédure civile). De la même manière, il peut faire appel de toute décision prise par le juge des enfants en matière d'assistance éducative. On peut s'interroger sur l'efficacité de telles dispositions pour un mineur qui éprouve parfois des difficultés à comprendre l'objet même des mesures d'assistance éducative dont il fait l'objet. 

La loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale prévoit en outre que "l'exercice des droits et libertés individuels est garanti à toute personne prises en charge par des établissements (...) et notamment le respect de sa dignité, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité et de sa sécurité" Ces dispositions, codifiées dans l'article L 311-13 du code de l'action sociale et des familles, pourraient sembler superfétatoires. Ces droits n'appartiennent-ils pas à l'ensemble des individus, majeurs ou mineurs ? Le fait qu'un enfant bénéficie d'une mesure d'assistance éducative n'a évidemment pas pour effet de le priver de ses droits. Leur mise en oeuvre reste cependant délicate et le législateur a cru bon de rappeler cette exigence aux services concernés.

Le Défenseur des droits note qu'il est parfois difficile d'obtenir qu'un établissement d'accueil assure un espace d'intimité aux enfants et adolescents. De la même manière, le filtrage des correspondances et communications, même s'il trouve généralement son origine dans une décision du juge visant à le mettre à l'écart d'une situation familiale dégradée, est souvent mal perçu par l'intéressé. 

Le rapport montre ainsi que les droits des enfants placés dans des établissements d'accueil sont effectivement consacrés, mais que les contraintes matérielles entravent leur mise en oeuvre. L'enfant est écouté lorsqu'il s'agit de choisir l'établissement, mais, in fine, il sera placé là où on trouvera une place. L'enfant a droit au respect de sa vie privée, mais il ne comprend pas pourquoi on lui interdit d'appeler au téléphone la famille d'accueil à laquelle il a été retiré dans des conditions qui lui échappent encore plus.. 

Ces dysfonctionnements incitent le Défenseur des droits à formuler des propositions qui n'ont rien d'original mais qui méritaient sans doute d'être rappelées. La première est d'engager un dialogue systématique et de longue durée avec la famille de l'enfant, à chaque fois que c'est possible. La seconde est de mieux préparer ces jeunes à la fin des mesures d'aide sociale à l'enfance, qui s'achèvent nécessairement à leur dix-huitième anniversaire. Le "contrat jeune majeur" doit donc être développé pour mieux anticiper la sortie du placement. 

La nécessité d'assurer ce passage à l'âge adulte semble être la préoccupation essentielle du Défenseur des droits. A cet égard, son rapport a quelque chose de rassurant. A ceux qui aujourd'hui veulent aligner la justice des mineurs sur celle des majeurs, il nous rappelle que l'enfant a des droits comme n'importe quel citoyen, mais que sa protection impose à la société des devoirs particuliers. 


samedi 26 novembre 2011

La CJUE et la libre circulation des données

La Cour de Justice de l'Union européenne a rendu très récemment deux décisions qui témoignent d'une approche très libérale des problèmes juridiques posés par l'utilisation d'internet. D'une certaine manière, elle transpose à cette technique le principe de libre circulation qui constitue le socle du droit de l'Union européenne.

Assouplissement des règles de la compétence territoriale 

La première décision, datée du 25 octobre 2011, eDate Advertising GmbH c. X et Olivier M et autres, traite de la compétence territoriale en matière délictuelle ou quasi délictuelle. En l'espèce, la Cour était saisie de deux contentieux, l'un en Allemagne et l'autre en France. Dans l'affaire française,  un acteur, M. Olivier M., avait déposé une requête devant le TGI de Paris contre un journal britannique qui avait diffusé sur internet concernant sa vie privée. L'éditeur britannique invoquait l'incompétence des tribunaux français, invoquant le fait que l'article litigieux était en langue anglaise, et publié sur un site hébergé au Royaume Uni.

Le juge a donc fait une demande préjudicielle auprès de la CJUE, lui demandant d'interpréter les dispositions du règlement du Conseil du 22 décembre 2000 et de la directive du parlement européen et du conseil du 8 juin 2000. Le premier texte prévoit que les litiges de nature civile et commerciale se déroulent en principe dans le pays du domicile du défendeur. Le second texte, spécifique à la société de l'information, prévoit que les contentieux relatifs à ce secteur sont soumis au régime juridique de l'Etat membre dans lequel le prestataire est établi. Dans l'affaire Olivier M., le ltigie devrait donc être jugé au Royaume Uni, à la fois parce que c'est l'Etat défendeur parce qu'il abrite le fournisseur d'accès du journal.

La CJUE écarte cependant cette solution et énonce très clairement que "la mise en ligne de contenus sur un site internet se distingue de la diffusion territorialisée d'un imprimé en ce qu'elle vise, dans son principe, à l'ubiquité desdits contenus". Les données diffusées peuvent en effet être consultées instantanément par un nombre indéfini d'internautes, partout dans le monde. L'idée même d'une compétence territoriale limitée à l'Etat de l'entreprise défenderesse a quelque chose d'absurde. De cette constatation, la Cour tire une conséquence très libérale. En cas d'atteinte aux droits de la personnalité par des contenus mis en ligne, la victime peut choisir entre les juridictions de l'Etat défendeur et celles du pays dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.

C'est finalement offrir le choix du juge à la victime, privilège qui est loin d'être négligeable. Dans le cas d'espèce qui a suscité la question préjudicielle, M. Olivier M. avait en effet tout intérêt à saisir les tribunaux français. Au delà de la familiarité relative que chacun entretient avec le système juridique de son propre pays, on doit constater en effet que la vie privée est protégée avec une relative rigueur par le droit français, alors que le droit britannique privilégie la liberté de presse, au prix du développement considérable d'une presse de "tabloïds". 

Sur un plan plus général, la Cour estime ainsi que la libre circulation des données a pour conséquence le libre choix du juge, solution très libérale qui permet de garantir l'effectivité du droit d'accès à un tribunal.

Peter Pan. Walt Disney. 1953. Le Capitaine Crochet

Le refus du filtrage préventif

La seconde décision, du 24 novembre 2011, SABAM c. Scarlet Extended SA porte non plus sur le droit au respect de la vie privée, mais sur la protection du droit d'auteur sur internet.  Le litige oppose la SABAM (SACEM belge) à un fournisseur belge d'accès à internet. La première a fait injonction au second de bloquer tous les contenus "reprenant une oeuvre musicale", téléchargée par un système Peer to Peer, autrement dit les téléchargements illicites effectués entre différents ordinateurs reliés par un réseau dans le but de partager des fichiers.

Observons d'emblée que le filtrage demandé n'est pas du domaine de la mesure individuelle, mais prend la forme d'une mesure collective susceptible de toucher tous les clients du fournisseur d'accès. On se souvient que dans le cas du blocage individuel de l'accès à internet, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi Hadopi, avait considéré qu'une telle mesure, qui s'analyse comme une sanction à la suite de plusieurs manquements à la loi en vigueur, ne pouvait être décidée que par un juge. 

Dans l'affaire belge, la question posée est de savoir si le juge peut enjoindre à un fournisseur d'accès  de filtrer l'ensemble des téléchargements de ses abonnés, afin de bloquer les contenus illicites, mesure préventive qui ne saurait être analysée en sanction. 

La Cour de Justice refuse une telle extension des possibilités de blocage. Elle pourrait se fonder sur l'article 15 §3 de la directive 2000/31 qui interdit toute surveillance globale du réseau, ce qui suffirait à rendre illicite la mesure. Elle se fonde essentiellement sur les conséquences d'une telle mesure tant sur les droits des fournisseurs d'accès que sur ceux de leurs clients. Conformément à sa méthode définie dans l'arrêt du 29 janvier 2008, Promusicae, elle met en balance les droits liés à la propriété intellectuelle avec les autres droits fondamentaux. 

Pour répondre à cette injonction, les fournisseurs d'accès devraient mettre en place un système informatique aussi complexe que coûteux et entièrement à leur charge sur le plan financier. La CJUE affirme donc que cette injonction porterait atteinte à la liberté d'entreprendre des fournisseurs d'accès en leur imposant une charge nouvelle. Elle se place ainsi résolument sous l'angle de la liberté de circulation des données qui, en soi, constitue un marché qui ne doit pas être placé sous une trop rigoureuse contrainte étatique. 

Les droits fondamentaux des clients sont également pris en considération par la Cour, en particulier le droit à la protection des données personnelles et le droit de recevoir ou de communiquer des informations, tous deux également garantis par la Charte européenne des droits fondamentaux, intégrée au traité de Lisbonne. D'une part, l'analyse systématique des contenus impose en effet l'identification des adresses IP des utilisateurs qui sont à l'origine d'envois de contenus illicites. Or ces adresses IP sont considérées comme des données personnelles susceptibles de protection. D'autre part, la distinction entre les données licites et illicites n'est pas toujours très claire, et le risque existe d'un blocage de données à contenu licite.  

La mise en balance des droits des auteurs et des autres droits fondamentaux conduit ainsi la CJUE à rejeter tout blocage global et préventif de contenus illicites. Elle fait d'ailleurs observer que les droits des auteurs peuvent parfaitement s'exercer, puisque rien ne leur interdit de demander au juge le blocage d'un site ou d'un contenu illicite, mesure individuelle s'exerçant a posteriori. La libre circulation reste donc le principe, sauf sanction prononcée par un juge. 

Et Hadopi 3 ?

Cette décision intervient au moment précis où le Président Sarkozy, d'ailleurs plus ou moins démenti le lendemain par le ministre de la culture, annonce son intention de faire voter une nouvelle loi hadopi, cette fois orientée vers le contrôle du streaming, c'est à dire la lecture d'un flux audio ou vidéo sur internet, sans téléchargement. 

Cette évolution risque de se heurter à la jurisprudence de la Cour. La lutte contre le streaming ne peut exister en effet, de manière concrète, qu'en plaçant des sondes chez les fournisseurs d'accès permettant de déceler les adresses IP pratiquant le streaming. L'atteinte aux données personnelles serait alors évidente... mais comment faire autrement ? Pour le moment, on peut penser que le projet "hadopi 3" va rester dans les cartons, en attendant des jours meilleurs.

jeudi 24 novembre 2011

Justice des mineurs et secret partagé

L'assassinat de la jeune Agnès à Chambon sur Lignon suscite des réactions diverses allant d'une émotion légitime à des interrogations sur d'éventuels dysfonctionnements des systèmes judiciaires et éducatifs. L'enquête ne fait que commencer sur ces points, mais le gouvernement, sans en attendre l'issue, propose déjà des modifications législatives. Il est vrai que le droit pénal évolue, depuis quelques années, au rythme des faits divers tragiques. L'ordonnance du 2 février 1945 sur la justice des mineurs n'a t elle pas été réformée douze fois depuis 2007 et trois fois durant l'année 2011 ?

Le fait divers fait la loi 

La loi du 25 février 2008 qui impose une surveillance à l'issue de la peine pour les délinquants sexuels a été votée à la suite du viol et de la séquestration du jeune Enis par un récidiviste. La loi du  10 mars 2010 a été votée en urgence (une seule lecture), pour rendre possible la rétention de sûreté et le traitement chimique des délinquants sexuels. Il s'agissait alors de réagir à l'assassinat de Marie-Christine Hodeau, agressée pendant son jogging, et victime elle aussi d'un délinquant sexuel récidiviste. Enfin, le meurtre de Laetitia Parrais par un troisième récidiviste en janvier 2011 est à l'origine du rapport Ciotti qui propose de durcir l'application des peines et d'accroître le nombre de places en prison. 

Aujourd'hui, on nous annonce une loi de programmation présentée au prochain des ministres, prévoyant le placement dans un centre d'éducation fermé (CEF) de tout mineur poursuivi pour "un crime sexuel particulièrement grave" ainsi que "l'évaluation pluridisciplinaire" de sa dangerosité. Cette loi devrait précéder une réforme globale de la justice des mineurs, qui, étrangement n'a pas été annoncée par le garde des sceaux, Monsieur Mercier, mais par le ministre de l'intérieur, Monsieur Guéant. Sans doute doit-on en déduire que la lutte contre la délinquance des mineurs sera un des thèmes  de la campagne électorale. 

Le garde des Sceaux a néanmoins pris la parole pour affirmer la nécessité d'améliorer l'évaluation de la dangerosité du mineur, et de mettre en place un "secret partagé" en matière de délinquance des mineurs "entre la justice, l'école et la santé". Cette réflexion, dont il nous dit qu'elle est déjà presque achevée, devrait se concrétiser prochainement par un décret.

Le secret professionnel

La notion de "secret partagé" s'analyse comme une une dérogation au secret professionnel. Ce dernier se définit comme l'obligation faite à tout agent de ne pas révéler à autrui les renseignements confidentiels sur des personnes ou des intérêts privés recueillis dans l'exercice de ses fonctions. C'est une obligation statutaire pour tous les fonctionnaires (art. 26 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires), y compris évidemment ceux de la fonction publique hospitalière ou intervenant dans le secteur social. Pour les médecins et personnels de santé du secteur libéral, c'est une obligation déontologique, mais il convient de rappeler que le code de déontologie médicale a valeur réglementaire. Dans tous les cas, le manquement au secret professionnel est réprimé de manière rigoureuse, puisque le Code pénal le punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende (art. 226-13 c. pen).

Le ruban blanc. Michael Haneke. 2009.

Le secret partagé

La notion de "secret partagé" repose sur l'idée qu'il est quelquefois indispensable de partager des informations confidentielles, soit dans l'intérêt de la justice lorsqu'il s'agit par exemple de dénoncer un crime grave, soit dans celui de la personne même sur laquelle porte la divulgation, aide à l'enfance ou exercice d'une médecine de plus en plus collective. 

C'est précisément en matière médicale que le secret partagé trouve son origine. Un arrêt Crochette rendu par le Conseil d'Etat le 11 février 1972, et intégré ensuite dans une circulaire du 20 avril 1973 énonce ainsi que "l'obligation de secret professionnel lie nécessairement tous les auxiliaires du médecins qui sont ses confidents indispensables. Le secret est alors partagé entre ces diverses personnes et prend le caractère collectif". Plus récemment, une circulaire de la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse du 21 juin 1996 précise que "communiquer à un autre intervenant social des informations concernant un usager, nécessaires soit à la continuité d'une prise en charge, soit au fait de contribuer à la pertinence de cette prise en charge, ne constitue pas une violation du secret professionnel, mais un secret partagé".

Entré discrètement dans l'ordre juridique par voie de circulaire, le secret partagé bénéficie aujourd'hui de l'onction de la loi. A côté des cas de dénonciation de malfaiteurs prévus par le Code pénal, il existe maintenant des hypothèses légales de partage du secret :

Cette notion de "secret partagé" répond ainsi aux besoins d'actions médicales et sociales mises en oeuvre de manière collective par des équipes pluridisciplinaires qui doivent communiquer, dans l'intérêt même de l'intéressé.  

L'information partagée

En matière de justice des mineurs, il s'agit, selon la formule du Garde des sceaux, de partager l'information entre "la justice, l'école et la santé". Il s'agit certes de services publics très différents les uns des autres, mais l'organisation concrète de la justice des mineurs montre que les informations relatives aux jeunes délinquants sont déjà très largement partagées, ou qu'elles devraient l'être. 

La justice des mineurs, depuis l'ordonnance du 2 février 1945, est dotée d'une très nette spécificité par rapport à celle des majeurs. Le Conseil constitutionnel dans sa décision du 29 août 2002 sur la loi Perben I érige en "principe fondamental reconnu par les lois de la République" l'objet même de cette justice particulière qu'il définit comme  "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs et la recherche de leur relèvement éducatif et moral". La justice des mineurs s'adresse donc davantage à l'enfant en danger qu'au jeune délinquant.

Dans son organisation, elle repose sur la puissance du juge des enfants. Chargé de l'instruction de l'affaire, il préside le tribunal pour enfants, et contrôle l'application de la peine. Pour assurer sa mission, non seulement il peut, mais il doit, échanger des informations sur la santé ou l'éducation des jeunes délinquants. Considéré sous cet angle, le "secret partagé" est la condition même de l'exercice satisfaisant de la justice des mineurs. 

Secret partagé et spécificité de la justice des mineurs

Reste que cette volonté de "secret partagé" ne semble guère compatible avec d'autres réformes en cours. Toutes ont pour point commun une tendance à aligner la justice des mineurs sur celle des majeurs. Il est vrai que le Conseil constitutionnel, suivant en cela la décision Adamkiewicz rendue la Cour européenne le 2 mars 2010, estime non conforme au principe d'impartialité le fait que l'autorité chargée de l'instruction préside également le tribunal qui juge le jeune délinquant.  Cette décision QPC du 8 juillet 2011 rend ainsi indispensable une réforme de la justice des mineurs qui réduira nécessairement son originalité. 

Les modifications récentes de l'ordonnance du 2 février 1945 vont dans le même sens C'est ainsi que l'excuse de minorité peut être écartée pour un mineur de seize ans, en cas de récidive. De la même manière, les centres éducatifs fermés (CEF) ou les établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) témoignent d'une volonté de revenir à un système d'incarcération, considéré comme plus efficace  que l'approche psychologique ou éducative. 

A sa manière, l'assassinat de la jeune Agnès témoigne des hésitations relatives à la justice des mineurs. Alors que le Premier ministre annonce la généralisation de l'enfermement des jeunes délinquants dans des centres fermés, le garde des sceaux évoque un "secret partagé" qui semble relever d'une démarche socio-éducative.

Le garde des sceaux annonce ainsi un "secret partagé" qui dérogera aux règles du secret professionnel et annonce un décret dans ce sens. Dans la précipitation, il semble avoir oublié qu'une dérogation à une loi ne peut intervenir que par une autre loi. Au lieu de faire de la justice des mineurs un débat électoral, il serait peut être temps de susciter un débat parlementaire.