« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 18 novembre 2011

Le droit à l'oubli dans la presse

Madame Viviane Reding, vice président et commissaire européen chargé de la Justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, vient une nouvelle fois d'affirmer la nécessité d'étendre à la presse la notion de droit à l'oubli. Dans un discours prononcé le 8 novembre 2011 à l'occasion du 50ème anniversaire de l'association européenne des éditeurs de journaux, elle confirme que cette évolution devrait intervenir à l'occasion de la révision de la directive sur la protection des données personnelles, prévue en 2012. 

Il est vrai que cette directive du 24 octobre 1995 n'envisage que la protection des données personnelles conservées dans des traitements automatisés. Il est donc indispensable de l'actualiser pour que le droit à l'oubli soit garanti en tant que tel par le droit de l'Union européenne, et qu'il soit envisagé à travers tous les vecteurs, internet, réseaux sociaux.. et la presse. 

Le droit à l'oubli dans la presse, une histoire ancienne

Madame Viviane Reding découvre donc les bienfaits du droit à l'oubli dans la presse, ce qui est certainement une bonne chose. 

Il est cependant loin d'être inconnu en droit français*. Sa première mention est sous la plume du Professeur Gérard Lyon-Caen dans sa note très critique sous l'affaire "Landru", en 1965. A l'époque, l'ancienne maîtresse du célèbre criminel demandait, devant le juge civil, réparation du préjudice que lui causait la sortie d'un film de Claude Chabrol relatant une période de sa vie, qu'elle aurait préféré enfouir dans le passé.  Le juge a alors évoqué une "prescription du silence", pour finalement rejeter la demande au motif que la requérante avait elle même publié ses mémoires, et que le film reprenait des faits relatés dans des chroniques judiciaires parfaitement accessibles (TGI Seine, 14 octobre 1965, Mme S. c. Soc. Rome Paris Film? JCP 1966 I 14482, n. Lyon-Caen ; confirmé en appel : CA Paris 15 mars 1967). 


Claude Chabrol. Landru. 1963
Cette "prescription du silence" était pourtant une notion guère satisfaisante. Elle laissait supposer une certaine automaticité de l'oubli, alors même que le juge apprécie ce type d'affaire au cas par cas, en fonction des intérêts en cause. La notion de "droit à l'oubli" va donc finalement être préférée, et elle apparaît dans le droit positif avec la décision Madame M. c. Filipacchi et Cogedipresse du 20 avril 1983. Le TGI de Paris s'y exprime dans des termes qui montrent sa volonté de consacrer une nouvelle liberté publique : 

"Attendu que toute personne qui a été mêlée à des évènements publics peut, le temps passant, revendiquer le droit à l'oubli ; que le rappel de ces évènements et du rôle qu'elle a pu y jouer est illégitime s'il n'est pas fondé sur les nécessités de l'histoire ou s'il peut être de nature à blesser sa sensibilité ; 
"Attendu que ce droit à l'oubli qui s'impose à tous, y compris aux journalistes, doit également profiter à tous, y compris aux condamnés qui ont payé leur dette à la société et tentent de s'y réinsérer".

Le droit à l'oubli a donc intégré le droit positif il y a déjà plusieurs décennies par la voie de la responsabilité civile. 

Droit à l'oubli et droit au respect de la vie privée

La Cour de cassation a également défini avec précision le champ d'application du droit à l'oubli, dans une décision du 20 novembre 1990. Il vise l'ensemble du passé judiciaire d'une personne, qui dépasse donc largement l'espace de sa vie privée. Qu'ils relèvent ou non de la vie privée, les fait divulgués ont nécessairement été publics à une époque donnée, dans un passé plus ou moins lointain. Ce n'est pas la première publication qui est fautive, car elle est justifiée par la nécessité de rendre compte de l'actualité judiciaire, conformément à la loi sur la liberté de presse. En revanche, la nouvelle divulgation d'une procédure pénale depuis longtemps oubliée peut être constitutive d'une diffamation, qui peut donner lieu à la fois à une sanction pénale et à une réparation civile. 

Dans une affaire du 20 avril 1983, le TGI de Paris a ainsi condamné à réparation l'hebdomadaire Paris-Match qui, dans une rubrique intitulée "La tête de l'emploi", avait publié la photo de la requérante, en la classant dans la catégorie des "criminels", et en précisant qu'elle avait tué l'épouse et le fils de son amant. Pour le juge, cette publication, dont on pouvait "à juste titre, contester le bon goût", ne se justifiait par "aucune nécessité évidente de l'information immédiate ou de la culture historique des lecteurs". Le droit à l'oubli ne cède donc devant la liberté de l'information que lorsque ce rappel de faits anciens est absolument pertinent par rapport à l'objet de la publication. 

Le juge s'efforce, au cas par cas, de réaliser l'équilibre entre les nécessités de l'oubli et celles de l'information. Il s'assure par exemple que les faits concernant la vie privée actuelle d'une personne réinsérée dans la société ne sont pas diffusés, même si les circonstances d'un crime ancien peuvent parfois être rappelées dans la presse. Le droit au respect de la vie privée rejoint alors le droit à l'oubli pour mettre la personne à l'abri de son propre passé. 

Ce souci d'équilibre et d'individualisation de chaque affaire est la caractéristique principale de cette jurisprudence ancienne. Le juge se montre prudent et attentif aux circonstances de l'espèce, tant il est difficile de concilier ce droit de la personnalité avec la liberté de presse. En étendant à la presse le droit à l'oubli numérique, sans davantage de réflexion, la future directive européenne risque de susciter davantage de problèmes qu'elle n'en résoudra. 



Droit à l'oubli numérique et droit à l'oubli dans la presse

Le droit à l'oubli numérique présente la caractéristique d'être la conséquence du principe de finalité, qui figure déjà dans la directive de 1995 (et dans la loi française depuis 1978). En effet, la création d'un fichier automatisé de données nominatives est soumise à un régime de déclaration préalable, voire quelquefois d'autorisation. La CNIL est donc informée des finalités de la collecte et de la conservation des données. Lorsque ces finalités disparaissent, les données doivent être détruites. Elle sont donc nécessairement "oubliées"et la CNIL garantit le respect de ces procédures. 

En matière de presse, la situation juridique est plus complexe, car la liberté de presse est organisée selon le régime répressif. Les responsables d'un organe de presse n'ont pas à déclarer préalablement les informations qu'ils ont l'intention de diffuser, que le journal soit édité sur support papier ou sur internet. Il est donc impossible d'envisager un contrôle préalable du respect du droit à l'oubli. 

Reste à s'interroger sur les difficultés techniques de cette mise en oeuvre du droit à l'oubli. 
  • Il est impossible d'envisager une interdiction pure et simple de diffuser des données relatives au passé judiciaire d'une personne (voire un blocage des pages concernées sur internet) . Ce serait évidemment une atteinte absolue à la liberté de presse qui ne peut être réalisée que par un juge, c'est à dire a posteriori. L'anonymisation des données est donc la seule solution, si ce n'est que les organes de presse vont certainement s'opposer à une mesure à la fois contraignante et coûteuse.  Au demeurant, le droit à l'oubli disparaît juridiquement avec le décès de son titulaire, ce qui implique une actualisation constante des archives du journal. 
  • Au bout de combien de temps une information qui rend compte de l'actualité judiciaire deviendra t elle une information qui porte atteinte au droit à l'oubli ? La réponse à cette question est évidemment impossible, dans la mesure de l'impact médiatique de chaque affaire judiciaire est différent.
  • Quels seront les critères permettant de distinguer une publication dans l'intérêt public du (culture, recherche historique etc..) et une publication destinée simplement à faire monter les ventes en rappelant un fait divers racoleur ?
A toutes ces questions, il est pratiquement impossible d'apporter des réponses. Le droit à l'oubli reste un droit du cas par cas, de l'appréciation soigneuse des intérêts qui s'opposent, de la subtilité de l'analyse juridique. Un droit de haute couture et non pas de prêt à porter. Un droit qui doit incomber au juge, et à lui seul. 

* Le premier article consacré au droit à l'oubli : R. Letteron, Le droit à l'oubli, Revue du droit public, 1996, n° 2, p. 385 et s. Disponible en PDF, sur demande à : noslibertes.veillejuriridique@gmail.com

mercredi 16 novembre 2011

Le tribunal des conflits et le principe de célérité


Le 17 octobre 2011, le Tribunal des conflits a rendu deux décisions qui, a priori, n'ont vraiment aucun rapport avec les libertés publiques mais qui vont finalement contribuer à une meilleure mise en oeuvre du principe de célérité de la justice.

La première décision porte sur la légalité d'une redevance instituée par un syndicat intercommunal, relative à l'enlèvement des ordures ménagères, la seconde sur celle de cotisations interprofessionnelles versées par les exploitants agricoles en rendues obligatoires par des arrêtés interministériels. Dans chacun des cas, un litige était intervenu devant le juge judiciaire.

Pour résoudre le litige qui lui est soumis, il arrive que le juge judiciaire ait besoin d'apprécier la légalité d'un acte administratif. Tel est le cas en l'espèce puisque aussi bien les redevances que les cotisations interprofessionnelles avaient été fixées par des actes de nature réglementaire.

Le Tribunal des conflits, aiguilleur des contentieux

Le juge judiciaire a-t-il le droit d'apprécier la légalité d'un acte administratif ? C'est toute la question posée au tribunal des conflits, dont le rôle est précisément de résoudre les problèmes de compétence.  Composé à parité de membres du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, présidé par le garde des sceaux, il doit désigner au requérant la juridiction compétente, l'orienter vers le bon juge, opération souvent bien délicate dans notre pays.

La loi des 16-24 août 1790 a en effet mis en place un dualisme juridictionnel qui interdit au juge judiciaire de "troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs". Cette disposition a permis de fonder l'existence de la juridiction administrative, aujourd'hui constitutionnalisée depuis une célèbre décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987. L'administration française a donc l'immense avantage d'être jugée par "son" juge qui applique "son" droit, le droit administratif.

A priori, tout cela semble simple. Au juge administratif le contentieux de la puissance publique, au juge judiciaire celui qui règle les litiges entre particuliers. Mais la frontière entre les deux ordres de juridiction n'est pas toujours clairement fixée. Il arrive que le législateur, dans un souci de "bonne administration de la justice" unifie des contentieux entiers. C'est ainsi que tous les accidents dans lesquels des véhicules administratifs sont impliqués relèvent du juge judiciaire. Mais le tribunal des conflits conserve un rôle important, en particulier lorsque le juge judiciaire a besoin, pour résoudre un litige, de savoir si un acte administratif est légal ou illégal.

Le renvoi préjudiciel

Depuis l'arrêt Septfonds rendu par le tribunal des conflits le 16 juin 1923, il est interdit au juge judiciaire d'apprécier la légalité d'un acte administratif, qu'il soit réglementaire ou non. La seule exception  autorise le juge pénal à effectuer ce contrôle de légalité,  lorsque l'issue du procès dépendait précisément de cette appréciation (TC 1951 Avranches et Desmarets). En dehors du champ pénal, le juge judiciaire doit donc surseoir à statuer en demander au juge administratif d'apprécier la légalité de l'acte. Ce "renvoi préjudiciel" peut retarder, parfois de plusieurs années, l'issue d'un litige.

C'est précisément cette jurisprudence de 1923 qui est battue en brèche par les deux décisions du 17 octobre 2011. Si le principe général demeure que le juge judiciaire doit surseoir à statuer jusqu'à ce que la question préjudicielle de la légalité de l'acte soit tranchée par le juge administratif, le tribunal des conflits tolère désormais une exception " lorsqu'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal". Autrement dit, le juge judiciaire peut apprécier la légalité de l'acte administratif lorsque la solution est évidente, imposée par exemple par une jurisprudence constante du Conseil d'Etat.

Dans la décision SEAC du canton de Riez et de Moustiers et autres c. SIVOM du Bas Verdon, le tribunal des conflits confirme donc la compétence du juge judiciaire dans le contentieux de la redevance, précisant qu'il lui appartiendra d'apprécier lui même la légalité de cette redevance ou, le cas échéant, de saisir le juge administratif par un renvoi préjudiciel.

"Je suis pressé". Le lapin blanc.
Alice au pays des merveilles. Walt Disney. 1951

Appréciation de la légalité par rapport au droit de l'Union européenne

La seconde décision, Préfet de la région Bretagne, préfet d'Ille et Vilaine, SCEA du Chéneau c. Inaporc, présente un intérêt tout particulier, puisqu'elle porte sur l'appréciation de la légalité d'un acte administratif au regard du droit de l'Union européenne. Le juge judiciaire s'était en l'espèce estimé compétent sur le fondement de l'article 55 de la Constitution. Cette jurisprudence de combat allait à l'encontre de la décision CAMIF rendue par le tribunal des conflits le 4 novembre 1991, qui excluait, conformément à l'arrêt Septfonds, tout contrôle de la légalité d'un acte administratif par le juge judiciaire, refusant toute distinction entre l'appréciation d'un acte par rapport au droit interne ou au droit communautaire.

Le tribunal des conflits opère un revirement de jurisprudence, et affirme que cette nouvelle jurisprudence s'applique à tout contrôle de légalité, y compris lorsque l'acte est apprécié par rapport au droit de l'Union européenne. Pour parvenir à cette solution, il affirme que le principe de séparation des autorités doit désormais être concilié non seulement avec celui de "la bonne administration de la justice", ce qui était déjà le cas depuis la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987, mais aussi avec le principe selon lequel "tout justiciable a droit à ce que sa cause soit jugée dans un délai raisonnable". La rapidité de la procédure devient donc un standard juridique permettant d'évaluer le choix d'un bloc de compétence. Sur ce double fondement, le juge judiciaire est désormais autorisé à apprécier directement la légalité de l'acte au regard du droit communautaire, y compris en opérant lui même un renvoi préjudiciel à la Cour de justice, sans passer par l'intermédiaire du Conseil d'Etat.

Cette jurisprudence organise ainsi l'articulation entre trois ordres juridiques, l'ordre judiciaire et l'ordre administratif en matière de compétence, mais aussi le droit de l'Union européenne dans la détermination des normes applicables.

En revanche, le fondement de cette jurisprudence nouvelle doit être recherché dans un quatrième ordre juridique, celui de la Convention européenne des droits de l'homme.

Célérité de la justice

L'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme ne figure pas dans les visas de ces deux décisions, mais il n'en demeure pas moins qu'il est présent, en filigrane. Il fait de la célérité de la justice un élément essentiel du droit au procès équitable, dès lors que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue "dans un délai raisonnable". Or, le principe de séparation des autorités et le dualisme des ordres de juridiction tel qu'il existe dans notre pays, a des effets catastrophiques sur la durée des procédures. Les requérants ont souvent des difficultés à trouver le juge compétent, et les renvois préjudiciels, quelquefois dilatoires, provoquent une lenteur qui s'apparente quelquefois à un déni de justice.

L'étude des statistiques de la Cour européenne montre qu'entre 1959 et 2010, la France a été condamnée pour la lenteur de ses procédures dans 279 décisions, c'est à dire environ 40 % des décisions mettant en cause le droit français.

Cette réalité est évidemment prise en compte par le Tribunal des conflits et ses deux décisions du 17 octobre 2011 s'efforcent, autant que possible, de supprimer les renvois préjudiciels inutiles. Tant mieux pour les requérants.

mardi 15 novembre 2011

Les fêtes estudiantines soumises à autorisation ?

 Le Sénat débat actuellement d'une proposition de loi déposée le 8 avril 2011 par le sénateur Jean-Pierre Vial (UMP, Savoie) et d'un certain nombre de ses collègues. Le texte a pour objet "la prévention et l'accompagnement pour l'organisation des soirées en lien avec le déroulement des études". Le 8 novembre 2011, la commission des lois a procédé à l'examen du rapport de M. André Reichardt sur cette proposition, et a décidé .. de ne pas décider. Les sénateurs ont en effet estimé que la proposition n'était pas en état d'être votée et ils ont renvoyé le texte en commission pour susciter une réflexion nouvelle.

Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'enterrer le texte pour cause de changement de majorité sénatoriale. Les débats qui ont eu lieu lors de la présentation du rapport Reichards montrent un véritable intérêt pour un sujet, d'autant que la récente affaire de bizutage à l'Université de Paris Dauphine incite à la vigilance en ce domaine. Le seul problème est que personne ne sait de quelle manière appréhender le phénomène.

L'alignement sur le régime des "rave parties" ?

La proposition de loi présentée par Jean Pierre Vial est très sommaire. Elle consiste, dans un article unique, à aligner le régime des fêtes estudiantines sur celui des "rave-parties". La loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 a encadré ces évènements festifs, en les soumettant à un régime de déclaration préalable. Comme toujours dans ce cas, ce régime juridique est d'ailleurs susceptible d'évoluer vers un régime d'autorisation, puisque le préfet peut toujours menacer d'interdire le rassemblement. La négociation s'ouvre donc nécessairement entre les organisateurs et les autorités chargées de l'ordre public. Tout est négocié, le lieu de la fête mais aussi la présence des forces de l'ordre, d'une antenne médicale, les atteintes éventuelles à l'environnement etc.. Si les organisateurs ne tiennent pas compte des mesures demandées, la manifestation peut être interdite et le matériel saisi.

Certains pensent que la loi du 15 novembre 2001 a été un succès, dans la mesure où elle a permis de réduire considérablement le nombre de rave-parties et d'encadrer étroitement les rares manifestations qui ont subsisté. En revanche, cette loi a suscité le développement de ce qu'il est convenu d'appeler les "nouveaux rassemblements de personnes" (NRP ; voir sur ce point la table ronde organisée par le Centre de recherches de la gendarmerie nationale). Initiés par Facebook ou Twitter, organisés très rapidement, dépourvus d'équipe d'organisateurs identifiés, ces NRP échappent à toute structure institutionnelle et à tout contrôle préalable. Que l'on songe aux apéros géants ou aux "flash mobs", il s'agit dans tous les cas de rassemblements perçus comme spontanés, où, le plus souvent, des organisateurs invisibles désireux de susciter certaines addictions, manipulent joyeusement des jeunes qui n'y voient qu'un rassemblement festif.

La soumission des fêtes estudiantines au régime de déclaration des rave-parties présente certes l'avantage de définir un cadre juridique, et le responsable d'un établissement peut ainsi contraindre les organisateurs au respect de la procédure. Mais on peut penser, à l'inverse, que le risque est grand de voir ces mêmes organisateurs s'affranchir du cadre légal pour organiser ce qui ressemblerait fort à un "nouveau rassemblement de personnes". Dans ce cas, le remède est pire que le mal, car la manifestation trouve refuge dans une certaine forme de clandestinité, et les préoccupations d'ordre et surtout de santé publique ne sont plus prises en considération.

Picasso. L'étudiant à la pipe. 1914

Le rapport Daoust

La proposition de loi trouve son origine, au moins en partie, dans le rapport rédigé par Madame Martine Daoust, recteur de l'académie de Poitiers, intitulé "Soirées étudiants et week ends d'intégration". Ce travail avait été commandé par Madame Pécresse, alors ministre de l'enseignement supérieur,  à la suite de plusieurs accidents graves dus à la consommation d'alcool et de stupéfiants (comas éthyliques, tentatives de viol, défenestration etc..). Elle y préconise des opérations de "testing" durant les soirées, afin d'apprécier le respect des règles en vigueur et se déclare favorable à une intervention législative.

La proposition Vial ne répond que très partiellement aux attentes non seulement du rapport Daoust mais aussi des autorités chargées d'assurer l'ordre et la santé publique, et même des organisateurs qui ne refusent pas un système de déclaration préalable dès lors qu'il présente certaines garanties de souplesse.

Champ d'application de la loi

Les manifestations concernées sont définies de manière aussi large qu'imprécise. Il s'agit des "rassemblements à caractère festif d'étudiants ou d'autres usagers organisés en dehors des établissements exerçant des missions d'enseignements supérieur mais en lien avec le déroulement des études". Les "autres usagers" sont sans doute les élèves des grandes écoles qui n'ont pas le statut étudiant mais qui pratiquent largement les week ends d'intégration et autres manifestations festives. L'idée selon laquelle la soirée concernée doit avoir un "lien avec le déroulement des études" vise, à l'évidence, à exclure les soirées purement privées du dispositif de déclaration. La frontière risque d'être délicate à percevoir, d'autant que les étudiants trouveront toujours l'anniversaire de l'un d'entre eux pour invoquer le caractère privée de la fête. Par ailleurs, une soirée qui se déroule hors de l'établissement et sans la présence de ses responsables est elle, ou non, une soirée privée ? La question risque évidemment d'être posée. 

La limitation de ce dispositif aux étudiants introduit en outre une certaine forme de discrimination. Ne seront pas concernées les fêtes données durant les vacances. Avec des invitations réalisées par des réseaux sociaux, elles réunissent souvent un nombre très élevé de participants, mais ils ne sont pas des "étudiants", du moins pas à ce moment de l'année. Ne sont pas davantage concernés les enfants plus jeunes, alors même que la pratique du "binge drinking",  cette forme particulière d'alcoolisme visant une imprégnation aussi rapide que possible, se développe surtout parmi les élèves des établissements secondaires.

Binge Drinking

L'imprégnation alcoolique ne semble pas être la préoccupation directe de ce projet de loi. Or on sait que la plupart des difficultés viennent de ce "Binge Drinking" , alcoolisation paroxystique, qui suscite des comas éthyliques lors des "apéros géants", des bizutages cruels dans certains établissements, voire des accidents mortels lors de certaines fêtes. Ce problème de santé publique est absent du projet de loi qui n'envisage aucune politique de prévention dans ce domaine.

Quoi qu'il en soit, le projet de loi a le mérite d'exister et de susciter le débat au sein de la Haute Assemblée. Les mois qui viennent verront certainement de nouveaux développements dans ce domaine.

vendredi 11 novembre 2011

Aide au séjour irrégulier et droit au respect de la vie privée

Dans sa décision Mallah c. France du 10 novembre 2011, la Cour européenne oppose une fin de non-recevoir à tous ceux qui souhaitaient la voir sanctionner le "délit de solidarité". L'affaire offrait pourtant une occasion . presque trop belle. Le requérant n'était pas l'un de ces passeurs ou un marchands de sommeil qui exploitent la misère des étrangers, mais un ressortissant marocain résidant en France depuis plus de trente ans, avec son épouse et leurs cinq enfants. Il était accusé d'avoir hébergé son gendre en situation irrégulière car demeuré sur le territoire après l'expiration d'un visa de tourisme.

Un dossier idéal donc pour contester ce "délit de solidarité", construction doctrinale qui repose sur la distinction entre ceux qui apportent une aide au séjour irrégulier pour des motifs purement lucratifs et ceux qui sont mus par leur seule générosité.  Des mouvements associatifs comme le GISTI au film "Welcome", une revendication s'est donc développée, demandant que le caractère altruiste de la démarche soit considérée comme une cause exonératoire de la responsabilité pénale.

La Cour refuse pourtant d'entrer dans ce débat, qu'elle laisse à la compétence des Etats et des juges internes.

Charlot. The Immigrant. 1917

Le "délit de solidarité" n'existe pas

Le "délit de solidarité" est mentionné par les militants associatifs, par les journalistes, par les dialoguistes des films, voire par certains juristes. Et pourtant, il n'existe pas. Le droit positif ne connaît que l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA); aux termes duquel  "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France sera puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 euros". Cette disposition trouve son origine dans l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, réécrite à de nombreuses reprises. Au fil des ans, le législateur a néanmoins formulé quelques atténuations à la sévérité de ce texte, d'abord au profit de la famille de l'étranger en situation irrégulière, puis des personnes ou associations "menant des actions nécessaires à la sauvegarde de la vie ou de l'intégrité physique de l'étranger", autrement dit ayant une activité spécifiquement humanitaire (art. L 622-4 CESEDA)

En l'espèce, l'argument "familial" ne pouvait être reçu. L'article L 622-4-1 exclut les poursuites pénales à l'égard du conjoint de l'étranger en situation irrégulière, à la condition que le couple réside dans le même  lieu, ainsi que "les ascendants ou descendants de l'étranger, de leur conjoint, des frères et soeurs de l'étranger ou de leur conjoint". Cette liste limitative exclut donc le lien familial qui unit le beau-père à son gendre, et les poursuites qui ont été diligentées contre M. Mellah ne sont pas illégales au regard du texte de la loi.

L'article 8 de la Convention

Pour mettre en cause cette législation, le requérant invoque l'article 8 de la Convention, estimant que cette condamnation pour aide au séjour irrégulier porte atteinte à son "droit de mener une vie familiale normale". La Cour ne conteste pas ce fait et affirme même que les relations entre un beau-père et son gendre relèvent bien de la vie familiale, au sens de l'article 8, d'autant qu'en l'espèce les deux générations cohabitaient sous le même toit.

Si  la Cour reconnaît que les dispositions législatives françaises s'analysent effectivement comme une ingérence dans la vie privée de la personne, elle refuse de considérer cette ingérence comme illicite. D'une part, la loi française est parfaitement claire et prévisible. Monsieur Mellah ne pouvait ignorer qu'il commettait une infraction en hébergeant son gendre en situation irrégulière, puisque la loi énumère avec précision les liens de parenté susceptibles d'offrir une immunité pénale. D'autre part, cette législation a pour objets la protection de l'ordre public (la lutte contre l'immigration illégale) et la prévention des infractions (la répression des réseaux organisés qui aident les étrangers à entrer illégalement sur le territoire). En cela, la loi poursuit un but légitime justifiant l'ingérence de l'Etat dans la vie privée. 

La Cour ne s'interroge donc pas sur les motifs de l'aide apportée à l'étranger qui est au coeur du débat français. Pour les associations de défense des étrangers, cette loi présente un danger particulier, dans la mesure où elle condamne pour une infraction identique ceux qui sont motivés par l'appât du gain (passeurs ou marchands de sommeil) et ceux qui  sont poussés par la générosité et l'altruisme. 

Pour écarter cette question, la Cour se penche sur la manière dont, en l'espèce, a été apprécié l'équilibre entre l'atteinte à la vie privée du requérant et l'intérêt public poursuivi.  M. Mellah a effectivement condamné pour aide au séjour irrégulier, mais il a finalement été dispensé de peine, à la fois parce que son gendre était parvenu à régulariser sa situation et parce que son comportement reposait sur sa seule générosité.

On peut certes regretter une approche centrée sur les circonstances de l'espèce, au détriment d'une appréciation globale de la législation française (dans ce sens, voir la chronique de M. Hervieu sous la même décision,  CPDH). Il est vrai que les circonstances de l'espèce font quelquefois écran au développement d'une jurisprudence ambitieuse. Mais la Cour européenne n'est pas un "supra-parlement" et n'est certes pas fondée à prendre des arrêts de règlement. Elle doit aborder la question qui lui est soumise de manière plus pragmatique que dogmatique, car elle rend, elle aussi, une décision individuelle. Agissant ainsi, elle montre que l'important n'est pas seulement la loi, mais la manière dont elle est appliquée.

QPC Secret défense : un goût d'inachevé

Le Conseil constitutionnel a rendu le 10 novembre une décision QPC sur le secret défense. Elle était évidemment très attendue par les parents des victimes des attentats de Karachi qui espéraient obtenir la déclassification de certaines pièces utiles à la manifestation de la vérité. Beaucoup de commentateurs espéraient également que le Conseil profiterait de cette QPC pour définir un certain nombre de principes encadrant une pratique surtout caractérisée par son opacité. 

La lecture de la décision laisse une impression d'inachevé. Il est vrai que le Conseil sanctionne les dispositions les plus choquantes, celles qui permettaient de protéger certains lieux couverts globalement par le secret de la défense nationale. En revanche, le Conseil évoque à peine la question de l'opposabilité au juge d'un secret entièrement maîtrisé par l'autorité administrative, et de l'éventuelle violation du principe de séparation des pouvoirs. 

Les lieux classifiés

L'article 413-9-1 du code pénal autorise la classification des lieux auxquels on ne peut accéder sans que cet accès donne par lui-même connaissance d'un ou plusieurs secrets de la défense nationale. La liste de ces lieux est définie par décret, lui même classifié. 

Cette disposition avait été introduite dans la loi de programmation militaire dans le but officiel de mettre à l'abri les juges d'instruction de toute poursuite pour violation du secret défense. En pénétrant dans un tel lieu, le juge risquait en effet de se saisir de pièces classifiées dépourvues de lien avec l'affaire sur laquelle il enquêtait. Il pouvait alors être, malgré lui, l'auteur d'une compromission du secret de la défense nationale. 

Derrière cet argumentaire non dépourvu d'hypocrisie se cachaient évidemment d'autres préoccupations. On se souvient que les hautes autorités de l'Etat avaient été fort irritées de voir perquisitionner le SGDN et le ministère de la défense en 2006 lors de l'affaire Clearstream. La tentation était donc grande de se mettre à l'abri de ces visites intempestives. La procédure choisie imposait donc une déclassification temporaire des lieux, précédée d'un avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), lui même communiqué au service visé par la perquisition. Autant dire que l'effet de surprise était pour le moins réduit, et que la broyeuse pouvait librement fonctionner avant la visite du magistrat instructeur.

Le Conseil constitutionnel observe fort justement qu'il s'agit de soustraire une "zone géographique" aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Les perquisitions ne peuvent alors se dérouler que de manière exceptionnelle. Elles sont subordonnées à une décision administrative qui peut donc, à elle seule, bloquer l'exercice du pouvoir judiciaire. Le Conseil en déduit donc que le législateur a opéré une "conciliation qui est déséquilibrée" entre les exigences du procès équitable et le respect de la séparation des pouvoirs. 


Raisonnement imparable... mais pourquoi ne s'applique t il pas lorsqu'il s'agit d'apprécier, de manière plus globale, l'opposabilité au juge des informations classifiées ? 


Les informations classifiées

De manière surprenante, le Conseil constitutionnel ne va pas au bout de son raisonnement. La séparation des pouvoirs interdit de subordonner à une décision administrative l'accès du juge à des espaces classifiés, mais à pas à des informations tout aussi classifiées. 

Sur ce point, la motivation est sommaire. Elle réside tout entière dans la nature d'"autorité administrative indépendante" de la CCSDN. Et cette fois le Conseil affirme "qu'en raison des garanties d'indépendance conférées à la commission ainsi que des conditions et de la procédure de déclassification et de communication des informations classifiées, le législateur a opéré, entre les exigences constitutionnelles précitées, une conciliation qui n'est pas déséquilibrée".  

La CCSDN est saisie par le juge d'instruction qui demande la déclassification de certains documents dont il a besoin pour poursuivre ses investigations. La loi prévoit que la Commission rend son avis, en prenant en considération "les missions du service public de la justice, le respect des droits de la défense (...) ainsi que la nécessité de préserver les capacités de défense et la sécurité des personnels". Quant à sa composition, la CCSDN est une autorité administrative indépendante ordinaire composée de membres du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, auxquels le législateur a joint deux parlementaires désignés par le Président de chaque assemblée. On ne voit pas bien en quoi cette composition lui confère une indépendance particulière. Sur le fond, il suffit de consulter ses rapports pour comprendre que son rôle est davantage de protéger le secret défense plutôt que faciliter les investigations des juges.

Quoi qu'il en soit, même si on admet l'indépendance de la CCSDN, il n'en demeure pas moins qu'une autorité indépendante reste administrative. Celle ci n'est d'ailleurs qu'une autorité consultative. Elle rend un avis, favorable ou défavorable à la déclassification, et cet avis ne lie en aucun cas l'autorité administrative détentrice du document demandé. La conséquence en est que les investigations du juge d'instruction se heurtent, non pas à l'avis rendu par la CCSDN, mais à cette décision administrative prise par l'autorité détentrice. L'atteinte à la séparation des pouvoirs est absolument identique à celle sanctionnée par le Conseil dans le domaine des lieux classifiés. 
La conciliation est "équilibrée" dans un cas, "déséquilibrée" dans l'autre... Les familles des victimes des attentats de Karachi vont sans doute éprouver quelques difficultés pour comprendre une telle subtilité. Quant à l'administration, le Conseil lui a généreusement laissé jusqu'au 1er décembre pour régulariser la situation, et peut être mettre à l'abri certains documents des investigations des juges ?

Il ne reste plus qu'à espérer une nouvelle intervention du législateur dans ce domaine, peut être au second semestre 2012 ? 

mercredi 9 novembre 2011

Sondages de l'Elysée : le "Privilège de l'Exécutif" à la française

Merci à Rue 89 qui  nous permet aujourd'hui d'avoir accès à la décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 7 novembre 2011 sur l'affaire du marché passé en 2007 entre l'Elysée et une société présidée par M. Patrick Buisson, dans le but de fournir des sondages d'opinion. Le malheureux juge d'instruction qui voulait enquêter sur l'existence d'un éventuel délit de favoritisme se heurte donc à un refus, et les collaborateurs du Président de la République jouissent désormais d'une confortable impunité. 

Soyons honnête, LLC n'y croyait pas. Dans un article du 18 octobre, nous considérions que l'autorité judiciaire ne manquerait pas de sanctionner un argumentaire visant à le priver de son propre pouvoir d'investigation et à mettre à l'abri de toute enquête pénale l'ensemble des collaborateurs du Président. 

On trouvera toujours des professeurs de droit pour justifier une jurisprudence douteuse, surtout lorsqu'ils ont participé, en 2002, aux travaux de la commission destinée à réformer le statut pénal du Chef de l'Etat, dans le but de le renforcer. Mais il appartient à chaque citoyen d'apprécier le lien entre cette décision et le principe d'indépendance de la justice, entre cette décision et la notion même d'Etat de droit..  

Reste à s'interroger sur les motifs articulés par la Cour d'appel, car il y a tout de même des motifs. 

Inviolabilité

La Cour réduit le débat juridique à deux questions : la protection établie par l'article 67 de la Constitution est elle liée à la personne du Chef de l'Etat ou à la fonction présidentielle ? Dans ce dernier cas, doit-elle s'étendre à ses collaborateurs ? 

Certes, cela paraît simple si ce n'est que les auteurs des nouvelles rédactions des articles 67 et 68 se sont bien gardés de définir la nature de cette protection.  De leurs dispositions, on peut toutefois déduire que le Président bénéficie d'un "privilège de juridiction" durant la durée de son mandat, pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. Il ne peut être poursuivi que devant la Haute Cour "en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat".

De même, bénéficie-t-il d'une "inviolabilité" qui s'analyse comme un privilège temporaire. Le Président demeure en effet responsable des faits pénalement punissables commis avant son élection mais aussi pendant son mandat, à la condition toutefois que ces faits aient été commis en dehors de l'exercice de la fonction présidentielle. En revanche, la poursuite de ces infractions redevient possible, dans les conditions du droit commun, à l'issue de son mandat. Cette notion d'inviolabilité, d'ailleurs affirmée par la Cour de cassation, dans son célèbre arrêt d'assemblée plénière du 10 octobre 2001, est reprise par la décision de la Cour d'appel pour désigner l'interdiction de tout acte de procédure à l'encontre du Président, énoncé par l'article 67 al. 2 de la Constitution. 

La Cour considère donc, et sur ce point son raisonnement est tout à fait justifiable, que le Président jouit d'un privilège de juridiction pour les actes liés à la fonction présidentielle, et d'une inviolabilité temporaire pour les autres. 



Le lien avec la fonction présidentielle

La Cour d'appel considère cependant que ces privilèges ne sont pas liés à la personne du Président mais à la fonction présidentielle. Dès lors, ceux qui participent à l'exercice de cette fonction en bénéficient également, en quelque sorte par ricochet. Pour la Cour, l'enquête menée par un juge d'instruction conduirait nécessairement à se demander si la convention a été signée à l'initiative personnelle de la Directrice de cabinet ou sur l'ordre formel du Chef de l'Etat. Le simple risque qu'un acte d'information évoque cette question revient, aux yeux de la Cour, à porter atteinte au principe d'inviolabilité.

Pour reprendre une formule bien connue des administrativistes, il suffira de démontrer que l'activité du collaborateur "n'est pas dépourvue de tout lien" avec la fonction présidentielle. On sait que cette notion a été inventée par la jurisprudence administrative pour identifier des fautes commises par des agents publics durant des activités personnelles, mais "non dépourvues de tout lien avec le service"(par exemple, l'accident de véhicule intervenu pendant le trajet entre le domicile et le travail, alors même que le conducteur avait fait un détour pour passer déposer son enfant à l'école ou acheter son pain). Cette initiative du juge administratif s'exerçait alors dans le but d'indemniser la victime d'un dommage. Aujourd'hui, la Cour d'appel reprend le même type de raisonnement, cette fois pour faire échapper un agent public à sa responsabilité pénale. Autres temps, autres moeurs. 

La Cour d'appel pousse la bonne volonté jusqu'à donner la recette permettant de bénéficier de cette inviolabilité. Il suffit de préciser dans les documents concernés, contractuels ou non, que le collaborateur du Président rendra compte "sous forme verbale ou écrite au seul Président de la République" et que son action porte sur "des thèmes politiques en lien direct avec les décisions que le Président" a prises ou doit prendre. Voilà deux clauses que les juristes vont se dépêcher de conseiller pour tous les contrats passés par l'Elysée.   

Autant dire que ce lien avec la fonction présidentielle peut être créé de toutes pièces, dans le seul but de soustraire les membres du cabinet à une responsabilité pénale.  On ne peut s'empêcher, à ce propos, de penser à ce "Privilège de l'Exécutif" invoqué par le Président Nixon, à une autre époque, lorsqu'il s'agissait d'empêcher les juges américains d'enquêter sur la responsabilité de ses proches collaborateurs dans l'affaire du Watergate. On sait comment l'histoire s'est terminée.