« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 7 novembre 2011

Bizutage. Si on appliquait la loi ?

Il faut saluer le courage d'un étudiant de l'Université de Paris-Dauphine qui vient de porter plainte contre une pratique de bizutage particulièrement inadmissible, touchant à la fois son intégrité physique et morale. Il semble en effet que les membres d'une association d'élèves à laquelle il souhaitait adhérer aient trouvé amusant de lui inscrire dans le dos le sigle de l'association en "lettres de sang", sorte de scarification peut-être réalisée avec une capsule de bouteille.

Les faits ne suscitent aucun doute. Nous sommes dans le cadre du bizutage, qui est aujourd'hui un délit, et que l'article 225-16-1 du code pénal définit comme "le fait pour une personne d'amener autrui, contre son gré, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire et socio-éducatif".

Ce n'est certainement pas facile de s'élever ainsi contre un bizutage que certains considèrent comme un rite de passage ou un facteur de cohésion, comme s'il n'existait pas d'autres moyens pour susciter entre les étudiants d'une même promotion l'esprit de groupe et de solidarité. Le bizutage est généralement conforté par une sorte de loi du silence. Les victimes craignent de se manifester car elles risquent de se heurter à des mesures de rétorsion, d'être exclues d'un groupe dans lequel le bizutage leur a précisément permis d'entrer. Sans compter la pensée secrète d'être à son tour un bizuteur l'année suivante, et de reproduire ainsi une pratique sociale parfaitement stupide mais qui donne l'illusion d'exercer un pouvoir sur un être humain. 

Disons le franchement. On ne devrait plus déplorer de telles pratiques qui sont illégales depuis la loi du 17 juillet 1998 (article 225-16-1 c. pén). Et pourtant, le bizutage subsiste, généralement aggravé par des pratiques d'alcoolisme qui se développent de manière inquiétante dans les milieux étudiants. Et la législation demeure plus ou moins lettre morte. 

Une pratique d'enfants gâtés

Le bizutage est désormais très encadré dans les écoles militaires où pourtant il était historiquement le plus développé et aussi, il faut bien le reconnaître, le plus dur à l'égard des victimes. La hiérarchie militaire n'a pas hésité à mettre brutalement fin à ces pratiques.  C'est ainsi que le chef d'état major de l'armée de terre a purement et simplement fermé un classe préparatoire ("corniche") au Prytanée de La Flèche à compter de la rentrée 2011 parce qu'elle s'obstinait à "entretenir des rites collectifs et des traditions qui reflètent de manière caricaturale les valeurs portées par les hommes et par les femmes qui ont fait le choix de servir la France sous l'uniforme"

Hélas, les établissements civils ne sont pas habitués à une telle fermeté. Aujourd'hui, le bizutage existe essentiellement dans les grandes écoles, alors qu'il a largement disparu des universités. La cause est d'abord financière : les universités sont pauvres et ne peuvent pas se permettre d'entretenir des "Bureaux des Etudiants"ou des associations diverses chargés d'organiser des activités de cohésion. Au demeurant, le souci d'intégration est beaucoup moins élevé dans une université, les étudiants ne sont pas sélectionnés , du moins en première année. Il s'inscrivent, moyennant une somme modique, pour recevoir une formation et obtenir un diplôme, ne vivent pas en permanence sur le campus, ne se sentent pas liés par un destin commun. 

En revanche, les grandes écoles sont évidemment plus riches. Les élèves, (ou plutôt leurs parents), paient des frais d'inscription parfois considérables. Ils ont le sentiment d'appartenir à une élite, puisqu'ils ont été sélectionnés, et se considèrent déjà comme des futurs cadres dirigeants. La plupart de ces établissements multiplient les associations diverses, chargées d'assumer la vie festive des élèves. Les responsables ont intérêt à voir se multiplier ces activités de cohésion, à privilégier la constitution d'un véritable réseau. Car c'est l'investissement des anciens élèves qui garantit la pérennité de l'établissement. Ce sont eux en effet qui financent, du moins en partie l'école. Ce sont eux qui bien souvent y enseignent.. Ce sont eux enfin qui recrutent les promotions nouvellement diplômées. 

Qu'on ne s'y trompe pas. L'Université de Paris-Dauphine, devenue "grand établissement" en 2004 n'a plus d'"université" que le nom. Dans sa gestion, elle s'apparente à une grande école : droits d'inscription très élevés, sélection des étudiants, associations très actives. A cet égard, il est très important que son Président ait adopté une position très ferme sur cette affaire, notamment en se portant partie civile. Ainsi peut il d'ailleurs espérer être exonéré de toute responsabilité.

Reste à se demander pourquoi, treize années après le vote de la loi, on doit encore déplorer de tels manquements à la dignité de la personne.

Les désarrois de l'élève Törless. Volker Schlöndorff. 1966

La loi inappliquée de 1998

La loi de 1998 est due à l'initiative de Madame Ségolène Royal, alors ministre délégué à l'enseignement scolaire du gouvernement Jospin. Et c'est une bonne loi, qui a su contourner certains écueils. D'une part, elle exclut le consentement éventuel des victimes. D'autre part, elle utilise comme critère essentiel l'atteinte à la dignité de la personne, sans distinguer entre les mauvais traitements physiques et les humiliations morales. Enfin les peines sont relativement sévères, pouvant aller jusqu'à 6 mois d'emprisonnement et 7500 € d'amende, voire un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende lorsque la victime est en situation de vulnérabilité.

Pourtant ce texte remarquable est surtout remarqué pour sa non-application. Une recherche poussée sur Legifrance ne fait sortir qu'une seule décision de jurisprudence... Celle qui déboute deux enseignants, accusés par le ministre d'avoir laissé se dérouler un bizutage particulièrement violent dans leur établissement, et qui avaient porté plainte pour diffamation contre Madame Royal. Bien entendu, le recours a fait long feu, et la Cour de cassation, dans une décision du 23 décembre 1999 a cassé la décision de renvoi du ministre devant la Cour de justice de la république.

La seule décision de justice vise donc à attaquer ceux qui précisément combattent le bizutage... illustration accablante d'une loi qui demeure inappliquée, tant la loi ordinaire est parfois écartée par la loi du silence.

Espérons donc que la plainte courageuse de cet étudiant de Dauphine permettra de lever le tabou.


samedi 5 novembre 2011

Le droit d'avoir des enfants n'est pas encore né


Un arrêt de Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme, rendu le 3 novembre 2011, vient confirmer le refus de consacrer un "droit d'avoir des enfants" par les techniques d'assistance médicale à la procréation (AMP).  Les requérants, deux couples de nationalité autrichienne, souffrent d'un type d'infertilité qui leur impose de recourir à un don de gamètes (don d'ovocyte pour l'un, don de sperme pour l'autre) et à une fécondation in vitro pour concrétiser leur désir d'enfant. Or la législation autrichienne n'autorise les techniques de procréation hétérologues, c'est à dire effectuées avec l'aide de donneurs, que dans la seule hypothèse de la fécondation artificielle in vivo, technique très simple et depuis longtemps largement admise dans la société autrichienne. Les requérants, contraints à la fécondation in vitro ne pouvaient donc bénéficier d'un don, cette technique étant limitée à la procréation homologue, c'est à dire réalisée à partir du sperme et de l'ovule du couple demandeur. 

Cette législation autrichienne fait l'objet du recours de ces deux couples finalement placés dans une situation identique... et c'est précisément tout l'intérêt de la décision. Car le débat juridique actuel a tendance à s'organiser autour de la question des bénéficiaires de l'AMP, et plus précisément de l'accès des couples homosexuels, voire des personnes seules à ces techniques. En l'espèce, les requérants sont mariés fort bourgeoisement, ce qui exclut toute discussion de ce type. En revanche, l'arrêt S. suscite une interrogation plus essentielle sur l'étendue du droit d'accès aux techniques de procréation médicalement assistée, et au-delà, sur ce passage du désir au droit si délicat à appréhender par les juridictions.

Observons d'emblée que les requérants ne commettent pas l'erreur de se fonder sur le droit à vie, consacré par l'article 2 de la Convention. Celui-ci ne saurait en effet être interprété comme un droit de donner la vie, ce qui exclut que les couples demandeurs puissent l'invoquer. D'autre part, l'enfant à naître n'est pas encore titulaire de droits, ce que la Cour a confirmé dans son arrêt Evans du 10 avril 2007 à propos d'embryons conservés en vue d'une éventuelle réimplantation. A fortiori l'enfant à naître n'est-il pas titulaire de droits lorsqu'il n'est encore qu'un projet..

L'article 8 de la Convention

Les couples requérants s'appuient sur l'article 8 de la Convention et considèrent que la législation autrichienne leur interdit l'exercice normal du "droit de mener une vie privée et familiale normale". Les autorités autrichiennes, de leur côté,  ne contestent pas que le souhait de procréer relève de la sphère privée protégée par ces dispositions. L'arrêt Dickson c. Royaume Uni du 4 décembre 2007 admet à ce propos que le refus de procéder à une insémination artificielle sur l'épouse d'un détenu britannique concernait directement la vie privée et familiale des intéressés. 

En première instance, les couples requérants ont obtenu satisfaction dans un arrêt de Chambre rendu en 2010. Mais la Cour européenne, réunie en Grande Chambre sur le recours de l'Autriche, casse la première décision pour laisser à l'Etat une très large marge d'appréciation dans ce domaine. 

L'arrêt de chambre de 2010 : une ingérence illicite dans la vie privée

Les autorités autrichiennes se fondaient sur l'alinéa 2 de l'article 8 qui il autorise une ingérence des autorités publiques dans la vie privée. Elles considèraient qu'il appartient à l'Etat de définir par une législation spécifique les limites qu'il convient d'apporter à l'usage de ces techniques de procréation "eu égard aux impératifs sociaux et culturels propres à leur pays ainsi qu'à leurs traditions". 



"- Avant de commencer cette réunion, je crois utile de rappeler aux parties
en présence qu'elles ont un certain nombre de chromosomes en commun"

Dans son arrêt de chambre du 1er avril 2010,  la Cour avait donné satisfaction aux requérants. Pour éviter d'avoir à se prononcer sur l'existence d'un droit à la procréation, elle s'était fondée sur les dispositions combinées des articles 8 et 14 de la Convention. La Cour a confirmé, conformément à la jurisprudence précédente, que ces problèmes de procréation relèvent effectivement de l'article 8. Mais, sur le fondement de l'article 14, elle a sanctionné la différence de traitement entre les couples qui bénéficient de techniques homologues, c'est à dire sans donneur, et ceux qui ont besoin d'une technique hétérologue, avec donneur. Pour la Cour, le refus de la loi autrichienne d'écarter les seconds du bénéfice d'une AMP ne reposait donc pas sur des justifications convaincantes et doit donc être sanctionné comme discriminatoire. 

L'arrêt de Grande Chambre : l'appréciation de l'Etat

Saisie par les autorités autrichiennes, la Grande Chambre, dans sa décision du 3 novembre 2011, considère également que l'article 8 s'applique en l'espèce, et que la législation en cause constitue effectivement une ingérence de l'Etat dans la vie privée. Elle va estimer en revanche, contrairement à l'arrêt de Chambre, que cette ingérence est conforme aux exigences posées par la Convention. Elle est en effet prévue par la loi, et "nécessaire dans une société démocratique". Ce dernier point justifie néanmoins quelques éclaircissements.  

L'essentiel de l'argumentation des requérants reposait sur l'idée qu'ils étaient victimes d'une discrimination liée à des considérations techniques. Selon eux, la loi autrichienne qui n'interdit pas les fécondations artificielles in vivo ne peut empêcher le recours à un donneur de sperme dans cette hypothèse. La technique est en effet très simple, et par conséquent très difficile à interdire. En revanche, lorsque le couple a besoin d'une fécondation in vitro, la technique est beaucoup plus délicate, hautement médicalisée, et donc plus facile à interdire. 

La Grande Chambre n'est pas convaincue par cet argumentaire. Elle fait observer que l'Autriche s'est dotée en 1992 d'une loi sur l'assistance médicale à la procréation. Durant les débats parlementaires, l'interdiction de la fécondation in vitro hétérologue a été justifiée par la volonté de ne pas créer une sorte de marché du don d'ovocytes qui pourrait entraîner une certaine exploitation des femmes, notamment celles des milieux les plus modestes qui se verraient incitées à vendre leurs ovules. Par ailleurs, le législateur s'inquiétait d'une distorsion entre la réalité biologique et la réalité sociale engendrée par ces techniques d'AMP. 

La Grande Chambre reconnaît de bonne grâce que le droit autrichien a adopté une perspective très prudente à l'égard de l'AMP, qu'il aurait pu opter pour une application plus large et admettre le don de gamètes. En adoptant cette position ferme, le législateur autrichien n'a cependant pas outrepassé la marge d'appréciation qui est celle de l'Etat dans ce domaine. 

Après bien des détours et des interprétations, la Cour dévoile enfin le fond de sa pensée. Elle observe que les Etats membres du Conseil de l'Europe ont adopté des législations très diverses. Certains acceptent le don de gamètes, d'autres pas. Certains autorisent la gestation pour autrui (les "mères porteuses"), d'autres pas. Il appartient finalement à chaque société d'apprécier l'état du consensus en ce domaine, et d'en tirer les conséquences législatives. Et la Cour affirme clairement qu'il convient de laisser chaque Etat définir son cadre légal, car il est finalement le mieux placé pour apprécier la manière dont la société perçoit ces problèmes éthiques. 

Il faut bien le reconnaître, cette solution qui consiste à privilégier le cadre étatique ne présente pas de réel inconvénient pour les couples concernés. Ils peuvent se rendre dans un pays doté d'une législation plus compréhensive et y obtenir un donc de gamètes suivi d'une fécondation in vitro. Nos couples autrichiens pourront ainsi aller au Luxembourg, en Pologne, au Danemark, en Suède ou en France... Et si la Cour européenne ne leur reconnaît pas le droit d'avoir des enfants, elle les autorise finalement à utiliser toutes les techniques que la science peut leur offrir pour satisfaire leur désir.

N'est il pas finalement préférable que l'enfant soit le fruit d'un désir plutôt que l'objet d'une revendication ? 


jeudi 3 novembre 2011

Charlie, la Charia et le droit au blasphème


En matière de libertés publiques, rien n'est jamais acquis. La liberté d'expression semble pourtant solidement ancrée dans le droit positif. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme rappelle que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme". 

Chacun sait qu'un incendie a détruit, dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux de Charles Hebdo, au moment où sortait un numéro spécial consacré à la Charia, dont Mahomet était censé être le rédacteur en chef. Bien entendu, les auteurs de l'attentat demeurent pour le moment inconnus, et il faut espérer qu'ils seront rapidement arrêtés et jugés. 

Danger des amalgames

Certains sont tentés de faire un parallèle avec une autre affaire qui agite les esprits depuis quelques jours. Des catholiques intégristes jugeant blasphématoire une pièce de Romeo Castellucci, "Sur le concept du visage du fils de Dieu" ont en effet manifesté à plusieurs reprises et empêché le spectacle de se dérouler dans des conditions normales. Le parallèle a d'ailleurs été fait par le ministre de l'intérieur lui-même qui, commentant l'incendie de Charlie Hebdo, a déclaré " Les intégristes chrétiens, comme vous les qualifiez, protestent. Ils expriment aussi des opinions, ils ne brûlent pas". Il serait sans doute inopportun de rappeler au ministre de l'intérieur que le cinéma Saint Michel a précisément brûlé en 1988 pour avoir programmé le film de Martin Scorcese, "La dernière tentation du Christ"...

Cet amalgame est évidemment dangereux. D'une part, en opposant deux communautés religieuses, il laisse entendre que le caractère inacceptable de l'attentat commis contre les locaux de Charlie Hebdo rendrait acceptable l'atteinte commise à la liberté d'expression théatrale. Le ministre de l'intérieur, par ailleurs ministre des cultes, est pourtant chargé de faire respecter la loi, quelle qu'elle soit. Et si on se réjouit que les intégristes chrétiens n'aient pas mis le feu au théâtre de la Ville, si l'on admet bien volontiers que leur action n'a pas créé de dommages comparables à ceux subis par Charlie Hebdo... cette situation ne retire rien à l'illégalité de leur action. 

A la place d'un amalgame, c'est au contraire une distinction qui doit être réalisée entre deux actions bien différentes, qui n'ont évidemment pas la même gravité, et qui portent atteintes à deux libertés connexes, mais distinctes. L'action des intégristes chrétiens relève de l'atteinte à la liberté d'expression, alors que l'attentat contre Charlie Hebdo viole la liberté de presse qui fait l'objet d'une protection spécifique.

Le théâtre et la police générale

Un théâtre est un espace de liberté d'expression, liberté organisée selon le régime répressif. Ce terme, probablement mal choisi, désigne une liberté qui s'exerce librement, son titulaire pouvant éventuellement être condamné a posteriori par le juge pénal, en particulier s'il a usé de sa liberté d'expression de manière attentatoire à l'ordre public. Conformément à ces principes, l'ordonnance du 13 octobre 1945 relative aux spectacles a donc levé la censure qui pesait sur le théâtre. La loi du 18 mars 1999 a ensuite unifié le régime juridique des manifestations artistiques. 

La Cour européenne des droits de l'homme rappelle, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière". 

De ces dispositions, on déduit que le régime des théâtres relève de la police générale. Cela signifie que les autorités publiques n'ont pas le droit d'interdire une représentation, et qu'elles doivent mettre en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour garantir la liberté d'expression. Depuis le célèbre arrêt Benjamin de 1933, le juge administratif apprécie l'effectivité et la proportionnalité des moyens mis en oeuvre pour permettre l'exercice de la liberté d'expression. Conformément à cette jurisprudence, les représentations théâtrales doivent se dérouler aussi normalement que possible, sous la protection des forces de police si elle s'avère indispensable. 

Rappelons par ailleurs qu'un théâtre est un espace clos auquel on accède en payant sa place. Nul n'est contraint d'assister à une représentation, et la sanction la plus lourde pour une pièce de théâtre inutilement provocante est celle du public qui, dans sa grande sagesse, laisse la salle vide.

La "Une" de Charlie Hebdo du 2 novembre 2011
La liberté de presse et la police spéciale

De la même manière, nul n'est tenu d'acheter Charlie Hebdo, mais ce journal a évidemment le droit d'exprimer ses opinions, même particulièrement caustiques envers une religion. Facette de la liberté d'expression, la liberté de presse est soumise au même régime répressif, et chacun a donc le droit d'exprimer librement son opinion dans un journal. 

A la différence de la liberté d'expression théâtrale, la liberté de presse est cependant une police spéciale. Elle relève de la célèbre loi du 29 juillet 1881, dont on a vu récemment qu'elle s'appliquait également à l'expression sur internet. Sur le fond, elle prévoit des délits de presse limitativement énumérés et contrôlés par le juge pénal. 

Au strict plan juridique, le numéro de "Charia Hebdo" ne pose guère de problème, dans la mesure où la jurisprudence est très nette depuis la célèbre affaire des caricatures de Mahomet. La publication d'une série de douze dessins dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 avait engendré de nombreuses manifestations, dont certaines très violentes, de la part de différents mouvements musulmans. Plusieurs journaux, dont Charlie Hebdo, avaient pris l'iniative de reproduire ces dessins, pour affirmer leur attachement à la liberté de presse, et leur solidarité à l'égard du caricaturiste danois qui était l'objet de menaces.  

A l'époque, certains mouvements musulmans avaient engagé des poursuites pour "injure" envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, délit prévu par l'article 33 al. 3 de la loi de 1881. Le tribunal correctionnel a relaxé les prévenus le 22 mars 2007 après avoir examiné en détail les différents dessins, estimant avec sagesse qu'ils participaient à "un débat d'idées sur les dérives de certains tenant à un Islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents"

La Cour d'appel de Paris, statuant le 12 mars 2008, a confirmé cette argumentation. Contrairement au tribunal de première instance, elle n'examine pas chaque caricature successivement, mais les regroupe dans une même analyse. Elle note que les dessins visent une fraction de la communauté musulmane, et non son ensemble, et qu'ils ne sauraient être qualifiés d'"injure" puisqu'ils ne comportent aucune attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes.

Si le numéro spécial de Charlie Hebdo avait fait l'objet d'un recours, on peut penser que la liberté de presse aurait fait l'objet d'une protection identique par les juges... 

Le droit au blasphème

Qu'il s'agisse de l'expression théâtrale ou de la liberté de presse, les deux affaires rappellent que les convictions religieuses ne sauraient en soi fonder une atteinte à la liberté d'expression.

C'est évidemment plus facile d'accepter l'exercice de cette liberté quand elle véhicule des informations ou des idées considérées comme inoffensives, indifférentes, voire bien pensantes. C'est  plus difficile quand elle développe des idées qui heurtent, choquent ou simplement dérangent. Le blasphème est une appréciation, un jugement de valeur reposant sur la foi religieuse. Dans une société laïque, chacun peut librement considérer tel ou tel acte comme blasphématoire, mais ce sentiment relève de l'intimité de la vie privée, et ne saurait être imposé à tous. Le blasphème ne peut pas être pris en considération par le droit, et, d'une certaine manière, le droit au blasphème est un élément de la liberté d'expression.

Ce débat d'aujourd'hui nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.. Veut-on vraiment revenir à cette période d'obscurantisme ?

C'est précisément la force d'une société laïque et pluraliste d'accepter tous les débats, car le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu'elles soient. 


mardi 1 novembre 2011

Les Anglais et la CEDH : Je t'aime.. moi non plus


Le Royaume Uni a toujours entretenu avec la Cour européenne des droits de l'homme une relation compliquée.En soi ce n'est guère surprenant si l'on considère que ce pays se caractérise d'abord par une position particulière dans la géopolitique des libertés.Comme dans bien d'autres domaines, le Royaume Uni se situe dans une sorte d'entre-deux, partagé entre sa proximité avec le droit américain et son ancrage continental. Avec les Etats-Unis, le Royaume Uni partage son attachement au dualisme et une certaine méfiance à l'égard des conventions intervenues dans le domaine des droits de l'homme.

Membre du Conseil de l'Europe, il participe cependant au système international de protection des droits de l'homme le plus achevé au plan international, les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme s'imposent à l'administration britannique comme aux autres. De même, on constate qu'en dépit de réticences affichées à l'égard de la Cour, les autorités britanniques se sont largement investies dans l'élection de Sir Nicolas Bratza à sa présidence.

La Cour européenne face  à  l'Habeas Corpus

Le Royaume Uni a certes juridiquement accepté la compétence de la Cour européenne... ce qui ne signifie pas qu'il adhère en profondeur à son principe même. Pour les Eurosceptiques en particulier, l'existence même d'une juridiction supranationale a quelque chose de "shocking" dans le pays du Bill of Rights et de  l'Habeas Corpus , bref dans un pays qui n'a de leçons à recevoir de personnes dans ce domaine.

Et pourtant... les statistiques récemment publiées par la Cour européenne montrent que 16 % des saisines britanniques de la Cour européenne portent précisément sur le principe de sûreté et 24 % sur les règles du procès équitable, pourtant garantis par cet Habeas Corpus présenté comme un modèle Sur le plan statistique, le Royaume Uni se situe derrière la Turquie, dont les saisines ne dépassent pas 15 % en matière de sûreté et 21 % en matière de procès équitable, et derrière la moyenne des 47 Etats parties à la Convention européenne qui se situe à 11 % pour la sûreté et 20 % pour le procès équitable.

Bien entendu, les juristes britanniques pourraient répondre que 39 % des saisines françaises portent sur la durée très excessives de nos procédures, et ils auraient raison. Mais l'administration française se caractérise par une absence totale de remise en cause des décisions de la Cour. Celle-ci a déjà suscité la modification de pans entiers de notre système juridique, des écoutes téléphoniques à la garde à vue en passant par le droit des étrangers. Si les décisions de la Cour européenne suscitent parfois quelques critiques, ces dernières ne dépassent pas le champ du débat juridique.

La situation  est bien différente au Royaume Uni, où quelques décisions récentes ont suscité une mise en cause aussi radicale que décomplexée de la Cour européenne.

André Derain. Big Ben. 1906

La Cour européenne face aux Eurosceptiques

Cette irritation est renforcée par certaines décisions de la Cour européenne, qui ne ménagent pas les autorités britanniques. On songe évidemment aux deux décisions du 7 juillet 2011 Al Skeini c. Royaume Uni, et Al Jedda c. Royaume Uni, A propos de différentes exactions commises sur des civils par des soldats britanniques en Irak, la Cour avait condamné le Royaume-Uni pour violation du principe de sûreté. Elle avait refusé de suivre les autorités britanniques qui estimaient que la responsabilité engagée était celle de l'ONU. A ses yeux, les victimes des mauvais traitements étaient placées sous la garde de l'armée britannique,ce qui suffit à engager la responsabilité du Royaume-Uni.

De manière un peu étrange, mais ô combien britannique, l'opposition des Eurosceptiques s'est cristallisée sur une jurisprudence qui, aux yeux français, ne présente qu'un intérêt des plus limités.  Par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  le Royaume Uni a été condamné par la Cour pour discrimination, une loi de 1870 interdit en effet aux personnes détenues de participer aux élections. Il est vrai que M. Hirst était condamné pour avoir tué sa propriétaire à coup de hache, ce qui ne plaidait pas en sa faveur.. Mais il n'en demeure pas moins que la Cour estime que la privation des droits civiques ne doit pas être la conséquence de la privation de liberté mais doit être prononcée comme une peine distincte.

Confrontées à cette décision, les autorités britanniques ont fait la sourde oreille et refusé de modifier la législation. De manière très logique, le 23 novembre 2010, dans une affaire similaire, Greens et M. T. c. Royaume Uni, la Cour européenne a réitéré sa condamnation. Elle a eu en outre l'outrecuidance de donner cette fois un délai de 6 mois aux autorités britanniques pour mettre le droit en conformité à la norme européenne.

Cette fois, la décision a suscité un tollé, tant dans la population que dans les milieux gouvernementaux. M. David Cameron a déclaré qu'un prisonnier qui a rompu le contrat social doit perdre à la fois sa liberté et son droit de vote. Et il a reçu sur ce point le soutien des Communes qui ont refusé toute modification de la loi de 1870.

En même temps, un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclare que le Royaume Uni est devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Et l'auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudie les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne. 

Aujourd'hui, l'examen imminent, le 2 novembre, par la Grande Chambre de la Cour, d'une nouvelle affaire portant sur le droit de vote d'un détenu, en Italie cette fois (Scoppola c. Italie) a pour effet de relancer l'offensive des Eurosceptiques britanniques. L'"Attorney General" se rendra à Strasbourg pour plaider la primauté des lois de l'Etat lorsque sont en cause des "questions de société", argumentaire dont on n'a évidemment pas le détail, mais qui semble avoir bien peu de chances de prospérer.

On peut toutefois s'interroger sur l'objet réel de cette démarche. Chacun sait que le Premier ministre David Cameron n'a évidemment pas intérêt à marginaliser le Royaume Uni au sein de l'Europe... Et une plaidoirie à Strasbourg permet de donner une satisfaction d'amour propre aux Eurosceptiques.. sans s'engager à rien.


dimanche 30 octobre 2011

Le Livre Blanc invente la garde à vue à géométrie variable


Le "Livre Blanc sur la sécurité publique" remis au  ministre de l'Intérieur le 26 octobre est passé relativement inaperçu, du moins si on le compare à la grande opération médiatique qui avait entouré l'adoption du "Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale" de 2008. Il s'agissait alors de réfléchir sur de vastes perspectives,  à savoir  "les moyens de garantir la sécurité du pays, assurer la défense de ses intérêts dans le monde et contribuer à l'affirmation de l'Europe sur la scène internationale". Derrière l'ambition officiellement affichée, l'objectif était plus terre-à-terre : mettre en oeuvre la RGPP, organiser la suppression de 57 000 postes dans les forces armées et la fermeture de nombreuses implantations, imposer la réforme à un monde militaire placé dans l'incapacité juridique de protester, et d'ailleurs fort peu associé à la rédaction du Livre Blanc.

Celui sur la sécurité présente un certain nombre de points communs avec son prédécesseur de la défense. Comme lui, il doit offrir une réflexion sur les moyens de garantir un service public, celui de la sécurité, présenté comme une priorité de l'actuel gouvernement... sans toutefois revenir sur la réduction régulière des effectifs et des budgets de fonctionnement. Comme lui, il a été rédigé sans réelle concertation avec les principaux acteurs concernés, en particulier les forces de police et de gendarmerie. Les auteurs sont en effet Messieurs Alain Bauer et Michel Gaudin, tous deux proches du Président de la République.

Un arsenal sécuritaire

On trouve dans le rapport tous les poncifs de la politique sécuritaire, un ensemble d'idées disparates, présentées comme nouvelles, mais déjà bien connues outre-Atlantique : développement des fichiers biométriques de "reconnaissance faciale", possibilité de déposer des "pré-plaintes" en ligne. Le Livre Blanc se prononce également pour la généralisation des "patrouilleurs", système inspiré des pratiques américaines qui consiste à faire de la police de proximité... en voiture. 

L'intérêt essentiel de ce nouveau Livre Blanc réside cependant dans le traitement de la garde à vue. Nul n'ignore que  la réforme instituée par la loi du 14 avril 2011 suscite un certain agacement, en particulier chez les syndicats de police. L'intervention de l'avocat dès le début de la procédure est perçue comme une intrusion inutile mais aussi comme la cause d'un alourdissement considérable des contraintes de procédure. Et il est vrai que le temps passé à organiser ces auditions n'est pas utilisé pour élucider les affaires en cours. Chacun redoute que la réforme ne suscite une réduction du taux d'élucidation, ce qui serait évidemment fâcheux en période électorale. 

Pour pallier ces inconvénients, les auteurs du Livre Blanc, dont on sait que la préoccupation n'est pas tant la réduction de la délinquance que celle des statistiques de la délinquance, ont fait preuve d'une imagination somme toute assez limitée.  Puisque la garde à vue dérange... pourquoi ne pas réduire le champ de la procédure de droit commun ? On sait que celle-ci ne doit pas dépasser 24 heures, renouvelables une fois, soit 48 heures au maximum. Nos auteurs proposent donc, non sans naïveté, de généraliser une garde à vue "plus longue" et de créer une garde à vue "plus courte", toutes deux destinées à faciliter la tâche des enquêteurs. Il suffisait d'y penser.
 
Garde à vue. Claude Miller 1981. Lino Ventura et Michel Serrault

La garde à vue "version longue"

Celle-là existe déjà.  Depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, la garde à vue peut durer jusqu'à 72 heures pour un certain nombre d'infractions mentionnées à l'article 706-73du code de procédure pénale et qui regroupent  les atteintes au droit humanitaire ainsi que ce que l'on désigne habituellement sous le vocable de "grande criminalité" : meurtre et vol en bande organisée, trafic de stupéfiants, enlèvement et séquestration, fausse monnaie, trafic d'armes, blanchiment etc... Par ailleurs, la garde à vue peut être encore prorogée, et durer cette fois jusqu'à 96 heures pour les infractions relatives au terrorisme, lorsqu'il existe un risque actuel d'acte de terrorisme.

On le voit, cette garde à vue "allongée" concerne déjà une grande partie des crimes les plus graves. Les auteurs du Livre Blanc proposent de l'étendre encore à l'ensemble des homicides volontaires, ouvrant la voie à une généralisation d'une garde à vue de 72 heures en matière criminelle. 

Cette procédure "allongée" est évidemment plus confortable pour les enquêteurs qui ont davantage de temps pour recueillir des preuves et obtenir des aveux. En outre, on sait que, "à titre exceptionnel", l'OPJ chargé de l'enquête peut demander au procureur le report de l'intervention de l'avocat, pour des "raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'enquête". Le droit commun prévoit que cette intervention de l'avocat ne peut être différée au-delà de douze heures. En revanche, lorsque la peine encourue est égale ou supérieure à cinq ans d'emprisonnement, ce délai de report est étendu jusqu'à la 24è heure.. Elargir le champ de cette procédure "longue" permet donc de revenir à une situation qui n'est pas très éloignée du droit antérieur à la loi d'avril 2011, et offre une enquêteurs une période relativement longue durant laquelle ils échappent à la présence de l'avocat. 

La garde à vue "version courte"

A l'opposé, le Livre Blanc envisage une garde à vue raccourcie à 4 heures. L'idée n'est pas nouvelle, et trouve son origine dans le rapport Léger sur la justice pénale, remis en septembre 2009. Il suggérait une "retenue judiciaire", nouvelle mouture de l'ancienne audition libre durant laquelle la personne acceptait librement d'être entendue, hors la présence d'un avocat. Alain Bauer s'est montré particulièrement attaché à cette proposition, qu'il a défendue dans une tribune publiée par le Figaro le 18 février 2010. Elle a ensuite suscité une proposition de loi qui n'a guère prospéré.. Devant ce succès pour le moins mitigé, il n'est guère surprenant qu'Alain Bauer ait réintroduit cette idée dans son Livre Blanc. 

Le projet initial est cependant quelque peu modifié. Ce n'est plus le fait que la personne se mette volontairement à la disposition des enquêteurs qui est mis en avant. C'est désormais le caractère relativement bénin des infractions qui devrait constituer le fondement de cette "retenue judiciaire". Le Livre Blanc invoque ainsi le vol à l'étalage ou la consommation simple de stupéfiants, et d'une manière générale les infractions assorties de peines inférieures ou égales à trois années d'emprisonnement qui pourraient être concernées par la nouvelle procédure. En tout état de cause, il n'est pas question d'une personne libre de ses mouvements qui accepte de participer à une enquête, mais bien d'une personne retenue contre son gré, car soupçonnée d'être l'auteur d'une ou plusieurs infractions.

L'idée n'est évidemment pas dépourvue d'habileté. Il peut sembler logique d'assouplir les procédures pour les affaires simples, d'autant que rien n'interdit d'achever la "retenue judicaire".... par une mise en garde à vue. Il n'empêche que cette procédure allégée a pour effet de priver la personne de retenue de l'exercice des droits de la défense. Elle offre aux enquêteurs une période de quatre heures durant laquelle une personne est interrogée hors la présence d'un avocat.

Si la manoeuvre est habile, ses chances de succès demeurent cependant limitées. On ne voit pas comment la Cour européenne comme le Conseil constitutionnel pourraient accepter, dès lors que la personne entendue est effectivement soupçonnée d'un délit, qu'elle ne bénéficie pas du tout des droits de la défense. On ne voit pas davantage la différence de nature entre cette "retenue judiciaire" et la garde à vue.. Elle est plus courte, ne concerne que des affaires délictuelles... Certes, mais à l'inverse, lorsqu'il s'agit de crimes particulièrement graves ou de terrorisme, la mise à la disposition des enquêteurs peut durer jusqu'à 72 heures, voire 96 heures... et il n'en demeure pas moins que cette procédure demeure qualifiée de "garde à vue"...En bref, la garde à vue ne se définit pas par les infractions qui la justifient, ni même par sa durée, mais bien davantage par les garanties qu'elle offre à la personne.

Il est vrai que si l'accroissement de la criminalité s'apprécie aussi par l'augmentation du nombre des gardes à vues, la "retenue judiciaire" devrait avoir un effet positif sur les statistiques... 

De quoi plaire aux auteurs du Livre Blanc...


vendredi 28 octobre 2011

Antennes relais et principe de précaution

Le Conseil d'Etat a rendu le 26 octobre trois décisions très attendues en matière d'installation des antennes de téléphonie mobile. A la suite de doutes relayés par les médias sur l'impact de ces installations sur la santé, certains élus des villes de Saint Denis, Pennes-Mirabeau et Bordeaux avaient pris diverses mesures soumettant la pose de ces antennes à différents types de contraintes. A Saint Denis, elles étaient interdites à moins de 100 mètres autour des crèches, des établissements scolaires et des résidences de personnes âgées. A Pennes-Mirabeau, elles étaient également interdites, cette fois dans un rayon de 300 mètres autour d'une habitation ou d'un établissement recevant du public. A Bordeaux enfin, elles étaient soumises au contrôle des services de la ville et également interdites autour des locaux accueillant des enfants de moins de douze ans. Dans ce dernier cas, le Conseil d'Etat est saisi en appel d'une demande de référé de SFR demandant la suspension de l'arrêté du maire. Les contentieux ont évidemment été initiés par les opérateurs de téléphonie mobile qui estiment que la multiplication de ces décisions locales empêche le déploiement de leur réseau sur l'ensemble du territoire. 

Si les restrictions envisagées par les élus divergent quelque peu, leurs décisions ont pour point commun de se fonder sur le principe de précaution pour écarter la liberté de communication. Le Conseil est donc finalement invité à se prononcer sur la concurrence entre la liberté de communication et le principe de précaution d'une part, et entre la police générale et une police spéciale d'autre part. 

Les multiples facettes de la liberté de communication

La liberté de communication, comme la liberté de presse, est une de ces libertés à multiples facettes, qui englobe à la fois la liberté d'expression et la liberté d'entreprendre. Dès le 18 septembre 1986, le Conseil constitutionnel a ainsi précisé que les auditeurs et téléspectateurs ont le droit d'installer des antennes de réception radio ou de télévision sur leur habitation, reconnaissant ainsi l'existence d'un droit d'envoyer, et pour les clients de recevoir, les émissions herziennes et plus tard satellitaires. Si aucune décision ne porte précisément sur la téléphonie mobile, il n'en demeure pas moins que l'installation des antennes relais peut être considérée comme le moyen d'exercice d'une forme très actuelle de la liberté de communication. 

Dans le cas de la téléphonie mobile, le déploiement des antennes-relais ne s'est pas accompagnée d'études de l'impact de cette technologie sur la santé des populations. Des études plus ou moins alarmistes circulent, des rumeurs se développent et des riverains refusent l'installation d'antennes relais. En février 2011, une étude du COMOP (Comité opérationnel de la table ronde gouvernementale "Radiofréquence, santé et environnement") montre cependant que l'exposition réelle du public aux ondes radio est extrêmement faible, sans nécessairement emporter la conviction des opposants les plus résolus à cette technologie.



Le principe de précaution, des jurisprudences divergentes

Au coeur du débat se trouve la principe de précaution. Issue du sommet de Rio, cette notion figure dans la Charte de l'environnement. Lorsque cette Charte est intégrée dans notre Constitution par la révision de février 2005, le principe de précaution y pénètre également, sans pour autant faire l'objet d'une définition très précise. Il est pourtant invoqué pour empêcher le déploiement des réseaux de téléphonie mobile, et les contentieux suscitent des jurisprudences très divergentes. 

Le juge judiciaire est saisi par des riverains qui demandent de mettre un fin à ce qu'ils considèrent comme une exposition à un risque sanitaire. Invoquant le principe de précaution, la Cour d'appel de Versailles, dans une décision du 4 février 2009, constate que l'opérateur aurait pu s'exonérer de sa responsabilité s'il avait démontré avoir pris des mesures de précaution, par exemple l'éloignement des antennes des personnes les plus vulnérables. En l'absence de telles mesures, il est condamné à verser aux demandeurs des dommages et intérêts. Le tribunal de grande instance de Carpentras, le 16 février 2009, exige, quant à lui, le démontage de l'antenne litigieuse. Quant au tribunal de grande instance d'Angers saisi en référé le 5 mars 2009, il a ordonné purement et simplement l'interdiction d'un projet d'implantation d'antennes relais. Pour ces juridictions, l'exposition à un risque sanitaire, même hypothétique, constitue une forme nouvelle de risque de voisinage. On observe cependant que ces décisions sont celles des juges du fond, et que la Cour de cassation ne s'est pas encore prononcée sur cette question. 

Le juge administratif s'est montré moins audacieux, saisi quant à lui par les opérateurs de téléphonie mobile contestant des arrêtés municipaux limitant ou interdisant le déploiement de ces antennes. Une  décision du 20 avril 2005 Société Bouygues Télécom, du Conseil d'Etat met fin à des jurisprudences de combat certains tribunaux administratifs et refuse de prendre en considération le principe de précaution dans le cadre du contrôle de légalité. Dans une autre décision du 2 juillet 2008, Soc. SFR il précise ensuite qu'un maire ne peut pas imposer des conditions d'éloignement à ces installations au nom du principe de précaution. 

Les trois décisions du 26 octobre confirment la jurisprudence antérieure, mais vont également plus loin en précisant cette fois que les élus locaux sont incompétents pour prendre des mesures restreignant le déploiement des antennes relais. 

Police générale et police spéciale

Le Conseil d'Etat affirme en effet que les autorités de l'Etat ont une compétence exclusive pour réglementer l'implantation des antennes relais sur le territoire. Il s'agit donc d'une police spéciale confiée au ministre chargé des communications électroniques, à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) et à l'Agence nationale des fréquences (ANF). Il leur appartient, dans le cadre de leurs compétences, de définir les modalités d'implantation des stations électriques ainsi que les mesures éventuelles de protection du public contre les effets des ondes émises. En l'occurrence, la mise en service d'une antenne est subordonnée à une autorisation de l'ANF, délivrée au regard des caractéristiques techniques de la station et de son implantation locale.

Le maire se voit donc exclu de toute intervention au motif que les autorités de l'Etat "peuvent s'appuyer sur une expertise non disponible au plan local".  La police spéciale l'emporte évidemment sur la police générale, et le maire n'est plus fondé à intervenir sur le fondement de son pouvoir de police, sauf évidemment en cas d'urgence ou de circonstances exceptionnelles.

Cette décision porte un nouveau coup au principe de précaution. Le Conseil d'Etat énonce en effet que ce principe ne "saurait avoir ni pour objet ni pour effet de permettre à une autorité publique d'excéder son champ de compétence et d'intervenir en dehors de ses domaines d'application". Autrement dit, même si les  seuils de radiation fixés par décret étaient localement dépassés, les maires demeureraient incompétents pour intervenir en ce domaine. La seule voie de droit dont ils disposent consiste à alerter les autorités compétentes.

La lecture de cette décision incite à s'interroger sur ce "principe de précaution", salué comme une formidable avancée dans la protection de l'environnement, introduit dans la Constitution avec enthousiasme, si souvent invoqué à l'appui de tout et de n'importe quoi, et aujourd'hui victime de l'incertitude de sa propre définition. Faute de parvenir à en préciser les contours, le Conseil d'Etat préfère l'écarter...

Reste à se demander si la Cour de cassation fera la même chose le jour où elle sera saisie d'une affaire relative à ces antennes relais.