Le tribunal de police de Meaux a condamné à des amendes de 120 et 80 € deux femmes portant le
niqab , c'est-à-dire le voile intégral, dans des lieux publics. La décision a été largement commentée dans les médias, parce que cette condamnation est la première intervenue depuis l'entrée en vigueur de
la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Entendons nous bien, certaines femmes avaient déjà été verbalisées sur la voie publique, mais c'était la première fois qu'un dossier parvient au tribunal de police.
Des condamnations fortement médiatisées
Les médias s'y sont surtout intéressés car ils ont été alertés par l'association étrangement nommée "Touche pas à ma Constitution", qui s'est d'ailleurs engagée à payer toutes les amendes infligées sur le fondement de ce texte. Cette association n'est pas seulement riche, elle est aussi fort active. Alors que la loi était entrée en vigueur le 11 avril, ces deux jeunes femmes, déjà soutenues par l'association, se sont présentées entièrement voilées le 5 mai à la mairie de Meaux, la presse dûment alertée, pour offrir un gâteau au maire, M. Jean François Copé. Une telle provocation ne pouvait évidemment être ignorée, dans la ville même de l'initiateur de la loi, et ces jeunes femmes, refusant de s'acquitter de l'amende, ont finalement été déférées au tribunal.
Il est vrai que la loi est appliquée avec bienveillance par les autorités de police, qui préfèrent généralement sensibiliser les contrevenantes plutôt que les verbaliser. Qu'importe ! Les militantes du niqab, ou ceux qui les instrumentalisent, ont donc décider de provoquer les pouvoirs publics, afin d'obtenir des condamnations aussi médiatisées que possible. Celle-ci a d'ailleurs été l'occasion pour Mme Kenza Drider, l'une des contrevenantes, d'annoncer sa candidature à l'Elysée, le président de son comité de soutien étant précisément le responsable de l'association "Touche pas à ma Constitution".
Vers la Cour européenne des droits de l'homme
Au-delà de cette instrumentalisation de la justice, on doit s'interroger sur les motifs juridiques susceptibles d'expliquer cette course à la condamnation. Ils figurent dans les déclarations des contrevenantes et de leurs avocats qui annoncent leur intention de porter l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme. Il est donc indispensable d'épuiser au préalable les voies de recours interne.
Un premier recours auprès de la Cour avait pourtant été introduit immédiatement après le vote de la loi, par un couple de Français musulmans, qui avait choisi de s'exiler en Grande Bretagne plutôt que de respecter la législation française. Une fois de l'autre côté du Channel, ils avaient saisi la Cour pour faire reconnaître le caractère "inutile, disproportionné et illégal" du texte, et obtenir en outre 10 000 livres de dommages-intérêts. Le problème est que ce recours n'était précédé d'aucune action contentieuse, ni en France, ni en Grande Bretagne. Pour le moment, la Cour n'a pas encore statué, mais on peut penser qu'elle utilisera la possibilité qui lui est désormais offerte de rejeter directement des requêtes manifestement irrecevables, particulièrement lorsque le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes.
Nos deux requérantes de Meaux, et surtout l'association qui les soutient, ont donc décidé de reprendre la procédure un peu plus sérieusement..
Des chances de succès très minces
Les chances de succès devant la Cour européenne sont pourtant bien minces. Les requérantes s'appuient évidemment sur l'article 9 § 1 de la Convention qui énonce que "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté (...) de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". Bien entendu, le port du niqab peut être considéré comme un élément du droit de manifester sa religion, principe admis par la Cour dans sa décision Leyla Sahin c. Turquie du 28 novembre 2005.
Mais les requérantes auraient bien tort de considérer que cette seule invocation de l'article 9 § 1 suffirait à faire constater l'inconventionnalité de la loi française. Il y a en effet un article 9 § 2 qui permet aux Etats de mettre en oeuvre des restrictions à la liberté de manifester sa religion, dès lors qu'elles sont "prévues par la loi" et "constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". De cette formulation, la Cour a déduit l'existence de trois conditions susceptibles de justifier une ingérence étatique dans la liberté de manifester sa religion.
La première condition, celle de l'intervention du législateur, ne pose aucune difficulté, dès lors que l'interdiction de dissimuler son visage dans les lieux publics est effectivement prévue par une loi, celle du 11 octobre 2010.
La seconde condition est celle du "but légitime" poursuivi par cette législation. En l'espèce, il s'agit de l'ordre public. A une époque où la sécurité et la lutte contre le terrorisme apparaissent comme des priorités, il est difficile de contester une mesure qui peut être justifiée par le seul fait de ne pouvoir effectuer un contrôle d'identité sur une personne dont on ne voit pas le visage, ou de laisser entrer dans des bâtiments publics quelqu'un entièrement recouvert d'un vêtement susceptible de dissimuler un engin explosif.
La troisième condition repose sur la "nécessité" de la mesure "dans une société démocratique" c'est à dire de la proportionnalité entre le "but légitime" poursuivi et l'atteinte à la liberté religieuse qu'il impose. En simplifiant le propos de la Cour, on peut affirmer qu'elle n'admet que les atteintes strictement nécessaires à la poursuite de l'intérêt général.
La Cour européenne a été appelée à se prononcer sur
la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l'école. En l'espèce, deux très jeunes filles (elles entraient en 6è) s'étaient présentées voilées, à la rentrée 2004, dans leur collège de Flers, en présence de la présence de la presse également convoquée par différentes associations. Elles avaient ensuite refusé de retirer leur voile, y compris durant les activités sportives. Finalement exclues de l'établissement, elles avaient achevé leurs études par l'enseignement à distance.
La Cour européenne a rendu le 14 décembre 2008 deux décisions identiques,
Dogru c. France et Kervanci c. France, dans lesquelles elle rappelle qu'il incombe "
aux autorités nationales de veiller avec une grande vigilance à ce que, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires ne se transforme pas en acte ostentatoire, qui constituerait une source de pression et d'exclusion". Dans ces conditions, la Cour laisse aux Etats une grande latitude pour définir les principes gouvernant la liberté de manifester sa religion. Sur ce point, cette décision est directement inspirée de l'arrêt
Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, qui avait déjà admis la conformité à l'article 9 de la Convention de la loi turque interdisant le port du voile dans les universités de ce pays.
Dans le cadre du modèle français de laïcité, le fait de considérer que le port d'un foulard islamique n'est pas compatible avec la pratique du sport, pour des raisons d'hygiène ou de sécurité, n'est pas déraisonnable, affirme la Cour. En l'espèce, la mesure est tout à fait proportionnée à l'intérêt général poursuivi, d'autant que ces jeunes filles ont pu finalement poursuivre leurs études par correspondance et que les autorités françaises ont longuement négocié pour essayer de les maintenir dans le système scolaire . La Cour fustige d'ailleurs au passage "le refus de compromis de la famille et l'envie de ne se placer que sur le terrain juridique".
La loi de la République est donc la loi de la République... et la Cour européenne manifeste sa volonté de respecter le modèle français de laïcité, surtout face à des militants qui souhaitent davantage éprouver la résistance de l'Etat de droit que promouvoir les droits des femmes...