Convoqué comme témoin devant la 32e Chambre du tribunal correctionnel de Paris au procès des sondages de l'Elysée, l'ancien Président de la République Nicolas Sarkozy a refusé de répondre aux trente-six questions qui lui ont été posées. A l'appui de son refus, il a invoqué "les constitutionnalistes", selon lui unanimes, pour affirmer que sa comparution viole la Constitution. En réalité, l'ancien Président a sans doute lu la tribune publiée dans Le Monde par le professeur Olivier Beaud et l'avocat Daniel Soulez-Larivière. En revanche, il n'a sans doute pas pris connaissance l'autre article figurant sur la même page, signé celui-là par le professeur Julien Jeanneney. D'autres constitutionnalistes se sont d'ailleurs exprimés dans d'autres journaux ou revues juridiques, prenant une position nettement plus nuancée que celle mise en avant par des auteurs toujours prompts à dénoncer l'intolérable intrusion des juges dans les activités des politiques.
C'est vrai que l'ancien Président de la République a été cité dans bon nombre d'affaires depuis 2012, date à laquelle s'est achevé son quinquennat. Mais c'est la première fois qu'il est convoqué pour témoigner dans une affaire qui s'est déroulée durant ses fonctions présidentielles et qui touche ses principaux collaborateurs de l'époque. Ces derniers ont sans doute apprécié à sa juste valeur un silence qui, à leurs yeux, ne saurait remplacer un témoignage qui aurait pu être à décharge.
A la place, l'ancien Président a infligé aux juges un cours de droit constitutionnel sommaire, et même très sommaire. Il repose sur une assimilation pure et simple entre irresponsabilité et inviolabilité.
Irresponsabilité, inviolabilité, immunité
L'article 67 de la Constitution affirme que "le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité". Les seules exceptions à ce principe sont l'éventuelle compétence de la Cour pénale internationale (art. 53-2) ou la tout aussi éventuelle destitution du président par la Haute Cour pour "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat" (art. 68). De fait, durant son mandat, le Président ne peut "durant son mandat" et devant aucune juridiction être requis de témoigner, non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". Ce même article 67 ajoute que durant ce mandat "tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu". Enfin, un dernier alinéa clôt l'article 67 en ces termes : "Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions".
Le texte même de la Constitution affirme ainsi que le principe d'irresponsabilité a pour fonction de sanctuariser la fonction présidentielle durant la durée du mandat. Il s'accompagne logiquement d'une inviolabilité qui s'analyse comme un simple privilège de juridiction. En effet, le Président en exercice peut être mis en cause devant la Haute Cour s'il a commis un acte grave constituant un manquement aux devoirs de sa fonction. La rédaction de l'article 67 montre clairement que ce privilège de juridiction n'a qu'un temps, puisque le délai de prescription est simplement suspendu. En effet, si le Président bénéficiait d'une inviolabilité "à vie", la prescription serait purement et simplement supprimée. De même est-il précisé que les procédures auxquelles il est fait obstacle peuvent être engagées ou reprises un mois après la cessation de ses fonctions.
De toute évidence, la Constitution opère une distinction. Si l'irresponsabilité du Président s'étend à tous les actes commis durant ses fonctions, le privilège de juridiction prend fin avec la fin de celles-ci. Dans la mesure où Nicolas Sarkozy n'est pas lui-même poursuivi dans l'affaire des sondages, rien ne s'oppose donc à ce qu'il soit entendu comme témoin.
Cette confusion entre irresponsabilité et inviolabilité est sans doute le fruit d'une pratique aussi constante qu'erronée, qui consiste à utiliser le terme très englobant d'"immunité" présidentielle. C'est d'ailleurs celui employé dans l'article du Monde, qui présente la comparution de Nicolas Sarkozy comme "une claire violation de l'immunité présidentielle". De la part de constitutionnalistes, l'emploi de ce terme peut sembler étrange, car il ne figure pas dans la Constitution de 1958. En réalité, cette prétendue immunité n'est rien d'autre qu'un privilège de juridiction.
Des précédents peu convaincants
Quant aux précédents invoqués par ceux qui veulent protéger Nicolas Sarkozy, ils ne sont guère convaincants. Ainsi affirment-ils, et ils ont raison, que des magistrats se sont vu interdire de perquisitionner à l'Elysée, en 2007, dans le cadre de l'instruction ouverte à la suite de l'assassinat du juge Borrel, en 1995, à Djibouti. Ils ont également raison lorsqu'ils affirment que le statut pénal du chef de l'État a été invoqué pour leur refuser l'entrée à l'Elysée.
En revanche, la suite de l'analyse laisse songeur. Pour nos auteurs, le fait que l'Elysée ait opposé le statut pénal du Président rend immédiatement la perquisition inconstitutionnelle. Doit-on leur rappeler que personne n'en a jugé ainsi, et qu'il demeure tout à fait possible que ce refus soit, lui aussi, inconstitutionnel ? En effet, les juges n'allaient pas perquisitionner dans le bureau du Président mais à la cellule "Afrique" de l'Elysée. Et depuis 2007, la Cour de cassation a été saisie de cette question, précisément à propos de l'affaire des sondages. Dans un arrêt du 19 décembre 2012, elle estime ainsi que "aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle, ne prévoit l'immunité ou l'irresponsabilité pénale des membres du cabinet du Président de la République". Autant dire que le précédent de 2007 relève de l'histoire du droit.
De même est-il affirmé que François Hollande a violé la Constitution, comme d'ailleurs le juge qui l'a convoqué, lorsqu'il a été auditionné, en janvier 2019, dans l'enquête portant sur l'assassinat de deux journalistes au Mali. En s'efforçant de suivre l'analyse, on comprend que lorsque l'Elysée barricade sa porte contre une perquisition, il applique la constitution. En revanche, quand un Président respectueux de la justice répond à sa convocation, il viole la constitution. Bref, si on résume, la pratique de l'un est nécessairement constitutionnelle, alors que la pratique de l'autre est nécessairement inconstitutionnelle. Mais qui en a jugé ainsi ? Aucun juge, aucune décision du Conseil constitutionnel n'est intervenue en ce sens. Le raisonnement repose uniquement sur la conviction des auteurs.
Il faut sauver le soldat Sarkozy
On l'aura compris. Il faut sauver le soldat Sarkozy. Mais a-t-on oublié qu'il s'est porté partie civile, durant son mandat, notamment dans un affaire de piratage de son compte bancaire en 2008 ? A l'époque, le tribunal correctionnel de Nanterre avait déclaré recevable sa
constitution de partie civile, mais sursis à statuer sur la
demande de dommages et intérêts, renvoyant sa décision à l'issue du
mandat présidentiel. Dans un arrêt du 15 juin 2012, la Cour de cassation avait refusé cette analyse et confirmé la décision du juge d'appel qui avait accordé un euro de dommages et intérêts à Nicolas Sarkozy. Elle avait alors jugé que "en sa qualité de victime", le Président de la République était recevable à exercer les droits de la partie civile pendant la durée de son mandat. Qu'en pensent ses défenseurs d'aujourd'hui ? Le Président de la République jouirait donc d'une totale immunité lorsqu'il lui est demandé de témoigner et, à l'inverse, il redeviendrait un justiciable comme les autres lorsqu'il est accusateur ? Ne voient-ils pas l'atteinte au principe d'égalité devant la loi qu'entraine cette instrumentalisation de la justice au profit d'un ancien Président ?