« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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mercredi 3 novembre 2021

Il faut sauver le soldat Sarkozy


Convoqué comme témoin devant la 32e Chambre du tribunal correctionnel de Paris au procès des sondages de l'Elysée, l'ancien Président de la République Nicolas Sarkozy a refusé de répondre aux trente-six questions qui lui ont été posées. A l'appui de son refus, il a invoqué "les constitutionnalistes", selon lui unanimes, pour affirmer que sa comparution viole la Constitution. En réalité, l'ancien Président a sans doute lu la tribune publiée dans Le Monde par le professeur Olivier Beaud et l'avocat Daniel Soulez-Larivière. En revanche, il n'a sans doute pas pris connaissance l'autre article figurant sur la même page, signé celui-là par le professeur Julien Jeanneney. D'autres constitutionnalistes se sont d'ailleurs exprimés dans d'autres journaux ou revues juridiques, prenant une position nettement plus nuancée que celle mise en avant par des auteurs toujours prompts à dénoncer l'intolérable intrusion des juges dans les activités des politiques.

C'est vrai que l'ancien Président de la République a été cité dans bon nombre d'affaires depuis 2012, date à laquelle s'est achevé son quinquennat. Mais c'est la première fois qu'il est convoqué pour témoigner dans une affaire qui s'est déroulée durant ses fonctions présidentielles et qui touche ses principaux collaborateurs de l'époque. Ces derniers ont sans doute apprécié à sa juste valeur un silence qui, à leurs yeux, ne saurait remplacer un témoignage qui aurait pu être à décharge.

A la place, l'ancien Président a infligé aux juges un cours de droit constitutionnel sommaire, et même très sommaire. Il repose sur une assimilation pure et simple entre irresponsabilité et inviolabilité.

 

Irresponsabilité, inviolabilité, immunité

 

L'article 67 de la Constitution affirme que "le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité". Les seules exceptions à ce principe sont l'éventuelle compétence de la Cour pénale internationale (art. 53-2) ou la tout aussi éventuelle destitution du président par la Haute Cour pour "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat" (art. 68). De fait, durant son mandat, le Président ne peut "durant son mandat" et devant aucune juridiction être requis de témoigner, non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". Ce même article 67 ajoute que durant ce mandat "tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu". Enfin, un dernier alinéa clôt l'article 67 en ces termes :  "Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions".

Le texte même de la Constitution  affirme ainsi que le principe d'irresponsabilité a pour fonction de sanctuariser la fonction présidentielle durant la durée du mandat. Il s'accompagne logiquement d'une inviolabilité qui s'analyse comme un simple privilège de juridiction. En effet, le Président en exercice peut être mis en cause devant la Haute Cour s'il a commis un acte grave constituant un manquement aux devoirs de sa fonction. La rédaction de l'article 67 montre clairement que ce privilège de juridiction n'a qu'un temps, puisque le délai de prescription est simplement suspendu. En effet, si le Président bénéficiait d'une inviolabilité "à vie", la prescription serait purement et simplement supprimée. De même est-il précisé que les procédures auxquelles il est fait obstacle peuvent être engagées ou reprises un mois après la cessation de ses fonctions. 

De toute évidence, la Constitution opère une distinction. Si l'irresponsabilité du Président s'étend à tous les actes commis durant ses fonctions, le privilège de juridiction prend fin avec la fin de celles-ci. Dans la mesure où Nicolas Sarkozy n'est pas lui-même poursuivi dans l'affaire des sondages, rien ne s'oppose donc à ce qu'il soit entendu comme témoin.

Cette confusion entre irresponsabilité et inviolabilité est sans doute le fruit d'une pratique aussi constante qu'erronée, qui consiste à utiliser le terme très englobant d'"immunité" présidentielle. C'est d'ailleurs celui employé dans l'article du Monde, qui présente la comparution de Nicolas Sarkozy comme "une claire violation de l'immunité présidentielle". De la part de constitutionnalistes, l'emploi de ce terme peut sembler étrange, car il ne figure pas dans la Constitution de 1958. En réalité, cette prétendue immunité n'est rien d'autre qu'un privilège de juridiction.



Des précédents peu convaincants


Quant aux précédents invoqués par ceux qui veulent protéger Nicolas Sarkozy, ils ne sont guère convaincants. Ainsi affirment-ils, et ils ont raison, que des magistrats se sont vu interdire de perquisitionner à l'Elysée, en 2007, dans le cadre de l'instruction ouverte à la suite de l'assassinat du juge Borrel, en 1995, à Djibouti. Ils ont également raison lorsqu'ils affirment que le statut pénal du chef de l'État a été invoqué pour leur refuser l'entrée à l'Elysée. 

En revanche, la suite de l'analyse laisse songeur. Pour nos auteurs, le fait que l'Elysée ait opposé le statut pénal du Président rend immédiatement la perquisition inconstitutionnelle. Doit-on leur rappeler que personne n'en a jugé ainsi, et qu'il demeure tout à fait possible que ce refus soit, lui aussi, inconstitutionnel ? En effet, les juges n'allaient pas perquisitionner dans le bureau du Président mais à la cellule "Afrique" de l'Elysée. Et depuis 2007, la Cour de cassation a été saisie de cette question, précisément à propos de l'affaire des sondages. Dans un arrêt du 19 décembre 2012, elle estime ainsi que "aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle, ne prévoit l'immunité ou l'irresponsabilité pénale des membres du cabinet du Président de la République". Autant dire que le précédent de 2007 relève de l'histoire du droit. 

De même est-il affirmé que François Hollande a violé la Constitution, comme d'ailleurs le juge qui l'a convoqué, lorsqu'il a été auditionné, en janvier 2019, dans l'enquête portant sur l'assassinat de deux journalistes au Mali. En s'efforçant de suivre l'analyse, on comprend que lorsque l'Elysée barricade sa porte contre une perquisition, il applique la constitution. En revanche, quand un Président respectueux de la justice répond à sa convocation, il viole la constitution. Bref, si on résume, la pratique de l'un est nécessairement constitutionnelle, alors que la pratique de l'autre est nécessairement inconstitutionnelle. Mais qui en a jugé ainsi ? Aucun juge, aucune décision du Conseil constitutionnel n'est intervenue en ce sens. Le raisonnement repose uniquement sur la conviction des auteurs.

 

Il faut sauver le soldat Sarkozy

 

On l'aura compris. Il faut sauver le soldat Sarkozy. Mais a-t-on oublié qu'il s'est porté partie civile, durant son mandat, notamment dans un affaire de piratage de son compte bancaire en 2008 ? A l'époque, le tribunal correctionnel de Nanterre avait déclaré recevable sa constitution de partie civile, mais sursis à statuer sur la demande de dommages et intérêts, renvoyant sa décision à l'issue du mandat présidentiel. Dans un arrêt du 15 juin 2012, la Cour de cassation avait refusé cette analyse et confirmé la décision du juge d'appel qui avait accordé un euro de dommages et intérêts à Nicolas Sarkozy. Elle avait alors jugé que "en sa qualité de victime", le Président de la République était recevable à exercer les droits de la partie civile pendant la durée de son mandat. Qu'en pensent ses défenseurs d'aujourd'hui ? Le Président de la République jouirait donc d'une totale immunité lorsqu'il lui est demandé de témoigner et, à l'inverse, il redeviendrait un justiciable comme les autres lorsqu'il est accusateur ? Ne voient-ils pas l'atteinte au principe d'égalité devant la loi qu'entraine cette instrumentalisation de la justice au profit d'un ancien Président ?




jeudi 27 août 2020

Le rapport Perben et le lobbying des avocats


La grève des avocats contre la réforme des retraites a été largement suivie, fortement médiatisée grâce à de multiples opérations de communication, créations chorégraphiques ou musicales, lancer de robes sur les pieds. Comme il est d'usage dans ce genre de situation, Nicole Belloubet avait finalement décidé de créer une commission, avant que le Covid-19 ne mette fin aux manifestations de la profession, et aux fonctions de la ministre. 

Quoi qu'il en soit, Dominique Perben s'était vu confier la rédaction d'un rapport "sur l'avenir de la profession d'avocat". Aujourd'hui, ce rapport est remis au successeur de Nicole Belloubet et la chance veut qu'il soit lui-même avocat. 

Comme toujours dans ce type de document, on trouve des propositions disparates, bien souvent le fruit de différents lobbyings exercés durant les auditions. Dans le cas présent, le rapport ne manque pourtant pas d'une certaine cohérence, car il s'agit de donner satisfaction aux revendications exprimées par la profession. Il a donc le mérite de les mettre en lumière. 

 

Bénéficier davantage de l'argent public


Le rapport ne manque pas d'observer l'engorgement de la profession d'avocat. Les chiffres étaient connus bien avant la mission Perben, avec le rapport Kami Haeri de 2017. Le nombre d'avocats a plus que doublé en vingt ans et s'accroît d'environ 4 % par an. Ils étaient 34 523 en 1999, et 69 900 en 2019, chiffres donnés par le Conseil national des Barreaux. 75 % d'entre eux ont moins de cinquante ans, et 55 % sont des femmes. Cette croissance considérable suscite évidemment un appauvrissement de la profession, le rapport affirmant que 65 % des avocats vivent avec 25 % du revenu global, alors que 3, 2% des cabinets les plus riches se partagent 25 % de ce même revenu global. 

Que l'on se rassure, il n'est pas question de partage, les plus riches aidant les plus pauvres. Il n'est pas davantage question d'une gestion des flux par la profession elle-même. L'examen du CRFPA est sévèrement critiqué comme conduisant à de grandes disparités régionales, ce qui est vrai. La solution réside donc dans la nationalisation des épreuves, garantissant l'égalité des chances entre les candidats. En revanche, aucune mention n'est faite du rôle des Ecoles de formation du Barreau, qui ne présentent aucun caractère sélectif, tout candidat reçu au CRFPA devenant avocat à l'issue de son passage à l'EFB.

La solution réside, aux yeux du rapport Perben, dans l'accroissement des revenus des avocats les plus modestes. Et comme le marché privé n'est pas illimité, et que les plus privilégiés de la profession accaparent les affaires les plus rémunératrices, il suffit de faire vivre les plus pauvres grâce à l'argent public. Est donc proposée une nouvelle revalorisation de l'aide juridictionnelle qui, passant de 32 € à 40 € coûterait environ 100 millions d'euros au budget de l'Etat. 

 

Faire payer les justiciables 


Pour financer la moitié de ce montant est proposé un retour de la fiscalité, c'est-à-dire un droit de timbre de 50 € qui serait perçu pour tout acte judiciaire. Rappelons qu'un décret du 29 décembre 2013 avait supprimé le droit de timbre perçu pour toute introduction d'une instance contentieuse. A l'époque, on avait considéré que cet impôt pesait de manière injuste sur les justiciables les plus pauvres. Mais le droit de timbre était alors de 35 $. Les avocats considèrent aujourd'hui que les justiciables modestes peuvent payer davantage, et suggèrent de prélever un droit de 50 €, qui permettrait de drainer à leur profit environ 55 millions d'euros. Quant au 45 millions restants, ils seraient prélevés sur le budget de l'Etat.

Le justiciable qui aurait perdu son procès pourrait aussi se voir taxé d'une autre manière. L'article 700 du code de procédure civile prévoit en effet des frais irrépétibles payés par la partie "tenue aux dépens ou qui perd son procès". Il s'agit concrètement de faire payer les frais d'avocats du gagnant par le perdant, instrument utile pour calmer certaines ardeurs contentieuses. Le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour accorder, ou pas, ces frais irrépétibles. Aujourd'hui, le rapport Perben suggère que le juge définisse le montant de ces frais sur facture, le montant des honoraires étant communiqué au juge. Etrangement, les avocats pourtant si pointilleux dans ce domaine, ne voient dans cette procédure aucune atteinte au secret professionnel. Il est vrai qu'elle est financièrement intéressante, l'idée étant d'assurer une croissance des frais irrépétibles susceptible, ensuite, de permettre celle des honoraires. Cela vaut la peine de faire connaître au juge le montant desdits honoraires.



Avocate stagiaire faisant irruption dans l'étude de Maître Folace, notaire

Les Tontons Flingueurs, Michel Audiard, 1963


S'ouvrir de nouveaux débouchés professionnels

 

Pour remédier à l'encombrement de la profession, la mission Perben propose d'offrir aux avocats de nouveaux débouchés professionnels. Il ne revient pas sur la question de l'avocat en entreprise,  serpent de mer de la profession, ou plutôt de monstre juridique à deux têtes. Il s'agissait d'offrir à l'entreprise un Legal Privilege lui permettant de profiter de la confidentialité attachée aux consultations des avocats,  l'avocat renonçant à son indépendance pour s'intégrer dans la hiérarchie de la firme. Bref, le but était de ne conserver dans le statut de l'avocat que ce qui était bon pour l'entreprise. La réforme n'a pas abouti, malgré un lobbying important, et les avocats ne peuvent donc pas élargir leurs débouchés à l'entreprise. En revanche, le projet réitère une demande ancienne de développer les passerelles d'accès à la magistrature, passerelles qui d'ailleurs existent déjà.

En revanche, les avocats n'ont pas renoncé à s'approprier une partie des compétences des notaires. Ils font donc une nouvelle tentative en suggérant d'attribuer la force "exécutoire" aux actes contresignés par les avocats dans le cadre des Modes amiables de règlement des différends (MARD). On sait que la loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019 subordonne désormais la recevabilité des recours en matière civile, en-deça d'un certain seuil, à l'existence d'une procédure de conciliation ou de médiation préalable. D'une manière générale, ces MARD sont aujourd'hui encouragés dans le but de désengorger les tribunaux en leur permettant de se consacrer aux affaires plus importantes. 

 

Acquérir le privilège de la force exécutoire

 

Les avocats souhaitent donc ardemment s'introduire dans le marché des MARD et ils estiment que leur signature sur un accord intervenu entre les parties devrait lui donner force "exécutoire". S'agirait-il, comme le laisse entendre, non sans ironie, un communiqué du Conseil supérieur du notariat, d'une erreur juridique ? Ces actes ont en effet d'ores et déjà la force "obligatoire" attachée à leur nature contractuelle. 

En réalité, et les notaires ne l'ignorent pas, les avocats revendiquent ce caractère exécutoire depuis une bonne dizaine d'années.  Le rapport Darrois de 2009 demandait déjà la création d'un "acte d'avocat", en vain car, déjà à l'époque, la profession notariale avait su se défendre. Et, une nouvelle fois aujourd'hui, elle n'est pas sans arguments juridiques. Attribuer "force exécutoire" à un acte d'avocat revient, en effet, à lui conférer une prérogative de puissance publique. Un jugement rendu par une juridiction a force exécutoire. Un acte administratif bénéficie du privilège préalable et a immédiatement force exécutoire. Un acte authentique enfin passé devant notaire a force exécutoire. Le point commun de ces actes est qu'il est pris par des personnes dépositaires de l'autorité de l'Etat. Or précisément les avocats ne peuvent revendiquer ce privilège car ils ne peuvent à la fois revendiquer une indépendance totale vis à vis des pouvoirs publics et des prérogatives de puissance publique. Au demeurant, n'y a t il pas quelque contradiction dans le fait de revendiquer à la fois le droit de mentir pour le bien de son client et celui de prendre des décisions revêtues de l'autorité de l'Etat ?

Sur ce point, le rapport Perben déploie un argumentaire un peu embarrassé. Il se réfère en effet ne ancienne décision du Conseil constitutionnel, du 23 juillet 1999. Elle déclarait que "le législateur peut conférer un effet exécutoire à certains titres délivrés par des personnes morales de droit public et, le cas échéant, par des personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public, et permettre ainsi la mise en œuvre de mesures d'exécution forcée". Certes, mais les personnes visées étaient des organismes de sécurité sociale, et le but de la loi était de leur permettre de délivrer des "titres exécutoires", c'est-à-dire des injonctions de payer. On est tout de même très loin d'un "acte exécutoire" signé par un avocat. La profession a peu de chances de parvenir à ses fins, d'autant que les notaires ont déjà fait savoir qu'ils étaient attentifs à l'avenir de cette proposition. 

 

Se mettre à l'abri de toute investigation

 

Enfin, dernier point mais il est de taille, les avocats profitent du rapport Perben pour relancer leur revendication en faveur d'un secret professionnel absolu. Ils espèrent bien que le Garde des Sceaux qui, il y a quelques semaines, encore avocat, déposait une plainte car il s'estimait "écouté", sera sensible à leur demande. 

Le droit positif en ce domaine repose sur l'article 100 al. 7 du code de procédure pénale, selon lequel "Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction", règle identique en matière d'enquête préliminaire ou de flagrance. Les interceptions sont donc possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Les recours engagés par les avocats contre cette disposition se sont soldés par des échecs. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, a ainsi refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog. La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, a, elle aussi, refusé de considérer comme confidentielle toute conversation entre son avocat et son client. Bien entendu, l'accès aux fadettes, c'est à dire aux simples numéros d'appel des correspondants, n'est pas soumis à cette procédure.

Puisque le droit nous résiste, il faut le changer. C'est ce que demande le rapport Perben. Il demande l'intervention du juge des libertés et de la détention avant tout acte d'enquête ou d'instruction concernant un avocat, qu'il s'agisse d'une perquisition, de l'accès aux fadettes ou d'interceptions. Bien entendu, l'accord ne pourrait être donné que s'il existe des "indices précis" montrant sa participation à une infraction. L'idée est audacieuse sur le plan juridique, car il s'agit en fait d'exiger que les juges aient les preuves de la culpabilité de l'avocat avant qu'ils puissent se les procurer. Enfin, dans l'hypothèse où l'avocat ne serait pas poursuivi, le bâtonnier pourrait demander l'annulation de la perquisition. On peut se demander si la ficelle n'est pas cette fois un peu grosse, car cette disposition permettrait d'annuler les preuves éventuellement découvertes contre son client. Si une telle disposition pénétrait le droit positif, on ne pourrait que conseiller aux escrocs de tout poil de domicilier leur coupable activité au cabinet de leur avocat..

Le rapport Perben constitue ainsi un catalogue des revendications des avocats, celles qui circulaient parfois depuis de longues années et qui n'ont jamais pu aboutir. Il témoigne aussi, en creux, d'une assez grande frustration. D'une certaine manière, les avocats veulent parler d'égal à égal avec les juges, et c'est ainsi qu'ils réclament des réunions institutionnalisées avec les chefs de juridiction. Il témoigne aussi d'une aptitude assez faible à l'autocritique. On ne trouve pas un mot sur l'éventuelle réforme de la profession par elle-même, sur le coût exorbitant du fonctionnement de certaines instances professionnelles, sur la concentration très importante de la profession qui transforme les avocats en salariés d'une "firme", bien éloignés des notions d'indépendance mises en avant dans le rapport Perben.

 

mardi 7 juillet 2020

Le Garde des Sceaux v. Maître Dupond-Moretti

Eric Dupond-Moretti est Garde des Sceaux, ministre de la justice. Sa désignation est un véritable évènement en termes de communication, et si l'objet était de faire un "coup", la réussite est totale. S'il s'agit d'accentuer les clivages entre les professionnels du droit, là encore le succès est au rendez-vous. Certains avocats, surtout pénalistes, se réjouissent de voir l'un d'entre eux devenir ministre de la justice. Du côté des magistrats, le ton est plutôt celui de la consternation, le sentiment est celui de l'humiliation, car ils n'oublient pas l'agressivité de l'avocat Dupond-Moretti à leur égard. L'Union syndicale des magistrats (USM) évoque même une "déclaration de guerre" à la magistrature.

Personne ne reprochera à Eric Dupond-Moretti d'avoir été l'avocat de Jérôme Cahuzac, Alexandre Djouhri ou Patrick Balkany, parmi tant d'autres. Tous les justiciables ont le droit d'être défendus, y compris ceux qui sont poursuivis pour des faits de fraude fiscale ou de corruption.

Mais, au-delà de la défense individuelle de ses clients, Eric Dupond-Moretti, avocat, a pris des positions militantes soigneusement médiatisées, témoignant d'une franche hostilité à l'égard des institutions chargées de la lutte contre la corruption. En 2015, lors du procès de l'ancienne ministre Yamina Benguigui, accusée d'avoir dissimulé des éléments de son patrimoine dans sa déclaration, il avait qualifié la Haute autorité pour la transparence pour la vie publique (HATVP) de "truc populiste". Tout récemment, il avait porté plainte contre X pour «violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances» et «abus d'autorité», à la suite de la révélation des investigations menées par le Parquet national financier (PNF) pour identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans une affaire de corruption. Bien entendu, Maître Dupond-Moretti avait accompagné sa plainte de déclarations tonitruantes, dénonçant notamment une "enquête barbouzarde".

La plainte a été retirée le matin de la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme Garde des Sceaux, retrait annoncé, de manière un peu surprenante, par l'Elysée. Il n'en demeure pas moins que le nouveau ministre va devoir gérer l'ancien avocat.


Des écoutes sans écoute



La plainte d'Eric Dupond-Moretti s'inscrivait dans une longue suite de postures militantes revendiquant une conception absolutiste du secret professionnel. Pour les avocats, le secret professionnel devrait les mettre à l'abri de toute enquête, de toute ingérence d'un juge, et particulièrement par des écoutes téléphoniques. Cette revendication ne rencontre cependant aucun écho dans le droit positif, et l'article 100 alinéa 7 du code de procédure pénale énonce qu' "aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction". Cette disposition signifie que les interceptions sont possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, la Cour européenne des droits de l'homme refuse, quant à elle, de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, avait, elle aussi, refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog.

Le problème, et Eric Dupond-Moretti ne peut davantage l'ignorer est que, dans le cas de l'enquête connexe dirigée par le PNF, une confusion est soigneusement entretenue, par les avocats mais aussi par le presse, entre les écoutes, parfaitement licites, qui ont existé et qui visaient Nicolas Sarkozy et son avocat, et l'enquête connexe qui, elle, n'a donné lieu qu'à une communication des "fadettes" (c'est à dire des coordonnées des correspondants) et à des géolocalisations. Autrement dit, ce "scandale des écoutes" se caractérise par le fait qu'aucune conversation n'a été écoutée. La plainte déposée par Maître Dupond-Moretti est donc dépourvue de fondement juridique sérieux, et ne pouvait prospérer bien longtemps. Il est vrai que son objet n'était pas d'obtenir une condamnation mais de disqualifier le travail du PNF, dans le but d'affaiblir l'institution.

Confronté à l'agitation de l'avocat, que va faire le ministre ?





Le rapport demandé au procureur général



Il va d'abord devoir gérer le cadeau empoisonné laissé par Nicole Belloubet. Confrontée au lobby des avocats et manifestement incapable de défendre efficacement les magistrats, elle avait demandé au procureur général de Paris "« un rapport circonstancié sur la nature précise » de l'enquête diligentée par le PNF. Ce rapport devrait porter « notamment sur les modalités des réquisitions effectuées, leur étendue et leur durée » et il devrait "« permettre de vérifier si le Parquet national financier a agi dans le cadre des dispositions du Code de procédure pénale ».

Passons sur le fond, puisque, à l'évidence, rien dans le code de procédure pénale ne permet de conclure à l'illégalité de l'enquête du PNF.  La procédure suivie devrait en revanche intéresser le nouveau ministre, qui vient de se déclarer fort attaché à la procédure contradictoire lors de son allocution d'entrée en fonctions. N'est-il pas surprenant, en effet, que l'enquête soit confiée au Procureur général de Paris, qui précisément, est le supérieur hiérarchique du  Procureur financier ? La situation est d'autant plus grave que, dans son audition devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, Eliant Houlette a clairement désigné le procureur général comme l'auteur des incessantes demandes d'informations qui lui ont été adressées durant l'affaire Fillon. De toute évidence, le procureur général est à la fois juge et partie dans cette enquête. Le Garde des Sceaux, s'il est réellement attaché au droit au juste procès, devrait rapidement mettre fin à une procédure qui viole les principes généraux de la procédure pénale.


Les remontées d'informations



Précisément, la question des remontées d'informations prend une acuité nouvelle avec la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme ministre de la Justice.

La presse annonce qu'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été tout récemment posée lors de l'instruction en cours devant le juge Tournaire dans l'affaire Solère. La question porterait donc sur la conformité à la Constitution des dispositions relatives aux remontées d'informations. Certes, si ce n'est que le fondement législatif des remontées d'information n'est pas clairement établi. Il convient, sur ce point, de distinguer entre deux niveaux de remontées d'information.

La loi, plus exactement l'article 35 du code de procédure pénale, précise que le Procureur général, ayant pour mission d'animer et de coordonner l'action des procureurs de la République, établit des rapports généraux sur la politique pénale et des "rapports particuliers" transmis au ministre de la justice. Ces "rapports particuliers" peuvent-ils s'analyser comme des "remontées d'information" sur une affaire en cours ? Derrière cette question de procédure en apparaît une autre, celle de l'indépendance de la justice. La circulaire du 31 janvier 2014 énonce en effet que le Garde des Sceaux, afin de pouvoir répondre aux questions des autorités indépendantes ou des parlementaires, doit « être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national (…) ». Mais il s'agit d'une circulaire qu'Eric Dupond-Moretti pourrait abroger, s'il est attaché au principe d'indépendance de la Justice.

Le second type de remontées d'informations sont celles demandées au procureur de la République par le Procureur général, celles que Eliane Houlette a jugées quelque peu excessives dans l'affaire Fillon. Celles là ne trouvent leur fondement juridique que dans la circulaire de 2014, plus précisément dans son paragraphe 3 consacré à « la transmission hiérarchique de l’information ». Il y est précisé que cette remontée hiérarchique doit répondre à des « nécessités clairement identifiées ». En quoi la transmission du détail des auditions dans l’affaire Fillon répond-elle à une « nécessité clairement identifiée » au regard des compétences du PG liées à la politique pénale ? A moins que cette "nécessité" soit celle d'informer le Procureur général pour qu'il puisse, à son tour, informer le ministre ?

On imagine aisément le malaise provoqué par ces remontées d'informations, avec Eric Dupond-Moretti Garde des Sceaux. Les procureurs de la République ne pourront manquer de se demander l'objet des demandes d'informations adressées par les procureurs généraux. S'agit-il d'informer le ministre ou, peut-être, son cabinet, et plus précisément son cabinet d'avocat ? Même si ce n'est pas le cas, même si Eric Dupont-Moretti entend renoncer, au moins provisoirement, à sa vie d'avocat, il n'est pas en mesure de lutter contre le soupçon. Sauf en supprimant les remontées d'informations...

Le nouveau Garde des Sceaux doit donc faire oublier l'avocat. Sur ce point, son intervention lors de sa prise de fonctions n'est guère rassurante. Certes, il a voulu apaiser, et a clairement dit qu'il n'était pas en guerre contre les magistrats. Mais il a donné l'impression de ne s'intéresser qu'aux affaires pénales et pénitentiaires, oubliant que la justice est un ensemble beaucoup plus vaste et que la justice civile est la justice de proximité des citoyens, cruellement abandonnée par les budgets successifs. Quoi qu'il en soit, il ne sera pas jugé par ses propos, mais par ses actes. Obligé d'agir rapidement car la seconde partie du quinquennat va être très brève, il a quelques mois pour renoncer aux prises de positions clivantes qu'il affectionne tant, et pour montrer qu'il n'est pas le ministre des avocats pénalistes mais le ministre de la Justice.

mercredi 16 août 2017

Emmanuel Macron et les paparazzi

Emmanuel Macron a porté plainte pour harcèlement et tentative d'atteinte à la vie privée contre un paparazzi qui le suivait sur son lieu de vacances et s'efforçait de pénétrer dans la villa où il réside avec son épouse. Immédiatement, certains médias dénoncent une atteinte intolérable à la liberté de l'information. Dans un article particulièrement réjouissant, VSD publie le témoignage de l'intéressé, "traité comme un criminel pour avoir voulu photographier les Macron". On annonce en gros titre qu'il a été "coffré pour 48 heures", puis en petits caractères qu'il est ressorti au bout d'"environ six heures". Il a été placé en cellule "au milieu des délinquants", atroce promiscuité, et il a même dû, comble de l'humiliation, retirer "ses lacets de chaussure et sa montre".  Ces actes de torture ressemblent étrangement à une garde à vue ordinaire, plutôt brève si l'on considère que la garde à vue est décidée pour une durée de 24 heures, renouvelable une fois. 

Pourquoi tant de bruit ? D'abord parce que les relations entre le Président et la presse sont mauvaises. Durant les quinquennats Sarkozy et Hollande, les présidents avaient installé une relation de connivence avec la presse. Nul n'a oublié la photo de Nicolas Sarkozy en Jordanie, portant sur ses épaules le fils de Carla Bruni, malheureux enfant qui se cachait les yeux, effrayé par la meute des journalistes convoqués par le Président. Nul n'a davantage oublié les malheureuses confidences de François Hollande dans le livre dont le titre aurait dû lui servir d'avertissement : "Un Président ne devrait pas dire ça". Aujourd'hui, le Président Macron entend renouer avec une pratique plus traditionnelle et maitriser sa communication. Autrement dit, ses photos de vacances sont celles qu'il choisit de diffuser et seulement celles-là, choix qui prive de revenus des paparazzi qui vivent de la vente de leurs photos.  Y parviendra-t-il ? Ce n'est pas certain, mais la démarche suffit à rendre les médias frénétiques. En effet, ils ne manipulent plus le Président, c'est lui qui entend les utiliser au profit de sa communication.

Le droit de porter plainte


Quoi qu'il en soit, l'affaire du paparazzi en garde à vue conduit rappeler que le Président de la République est fondé à saisir les tribunaux, comme n'importe quel citoyen. On notera cependant que François Hollande s'y était refusé après la publication d'une photo le montrant sur son scooter en train de se rendre à un rendez-vous privé. Ce refus reposait sur une analyse personnelle de l'article 67 de la Constitution. Celui-ci affirme que le Président "n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité". Jusqu'à la fin de son mandat, il est donc soustrait à tout acte de procédure. François Hollande considérait que ce privilège lui interdisait d'engager des actions pénale contre des tiers, dès lors que l'égalité des armées n'était plus absolue. Ces scrupules l'honoraient sans doute, à moins qu'ils aient caché une volonté de mettre fin rapidement à une affaire un peu trop médiatique. Cette analyse n'est pourtant pas celle de la Cour de cassation qui, le 15 juin 2012, a admis la constitution de partie civile du Président de la République, à l'époque Nicolas Sarkozy, victime d'une fraude sur sa carte de crédit. A l'époque, aucune rupture d'égalité n'avait été invoquée.

Observons ensuite que le Président de la République, citoyen comme un autre, est titulaire du droit au respect de la vie privée. L'article 9 du code civil affirme en effet que "chacun a droit au respect de la vie privée".

L'inviolabilité du domicile


Le principe d'inviolabilité du domicile est l'une des facettes de ce droit et il constitue une exigence constitutionnelle que le législateur doit prendre en compte lorsqu'il vote des dispositions portant atteinte au droit de propriété. Le domicile se définit d'abord comme le lieu où habite une personne, là où elle a "son principal établissement". Mais cette définition, adoptée à l'origine pour déterminer le lieu d'exercice des droits civiques, a été étendue à toute habitation, qu'elle soit permanente ou non, résidence principale ou secondaire. La villa mise à disposition par le préfet est donc le "domicile" du couple Macron, pour la durée des vacances. 

Barbara. Si la photo est bonne. 1966. Archives INA

Le lieu privé

 

Conçu comme un lieu où l'habitant est fondé à se sentir chez lui, le domicile doit donc être à l'abri des intrusions des personnes privées. Un véritable droit à l'incognito est d'ailleurs formulé par l'article 226-1 du code pénal qui punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui (...) en "fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé". Le Président porte donc plainte pour tentative de captation de son image dans un lieu privé. 

La presse se fait l'écho à ce propos d'un débat d'une haute importance.. Le Président considère que le paparazzi a pénétré dans la propriété et ce dernier affirme le contraire. Hélas, quand bien même ce serait vrai, ce n'est pas l'intrusion de la personne qui crée le délit, mais la captation de la photo. Autrement dit, il n'est pas nécessaire que le photographe ait été présent sur la propriété, il suffit qu'il a capté, ou tenté de capter, l'image du couple présidentiel à l'intérieur de ce "lieu privé". 

Le lieu privé est défini par deux critères alternatifs. C'est d'abord l'espace dans lequel on ne peut pénétrer sans l'autorisation de celui qui l'occupe. C'est bien le cas d'une villa qui abrite le Président de la République et on peut penser qu'elle est gardée par un service d'ordre qui contrôle que ceux qui y pénètrent ont une autorisation. En termes de sécurité, c'est même une exigence minimum. Mais le lieu privé est aussi celui dans lequel une personne s'estime à l'abri des regards indiscrets. Dans un arrêt du 16 juillet 1982, la Cour de cassation qualifie ainsi de lieu privé le bateau qu'une princesse monégasque utilisait pour prendre des bains de soleil "le buste dénudé", dès lors que cette embarcation n'était pas restée à proximité des plages mais s'était délibérément rendue au large pour échapper aux paparazzi. Là encore, on ignore dans quelle tenue le couple Macron lézarde au bord de la piscine, mais il ne fait guère de doute qu'il a choisi une villa très sécurisée, précisément pour être à l'abri des regards indiscrets. 

Il existe cependant deux exceptions à ce principe de respect de la vie privée, exceptions qui permettent de publier des clichés liés à la vie privée des personnes. 

Le consentement de la personne


La première réside dans le consentement des intéressés. La jurisprudence opère dans ce cas une distinction entre la personne anonyme, le simple quidam et la personne publique ou célèbre. Dans le premier cas, toute captation et diffusion d'image est soumise au consentement exprès de l'intéressé. Dans le second cas, le consentement est présumé lorsque la personne publique est dans l'exercice de ses fonctions. Autrement dit, il est possible de capter l'image d'Emmanuel Macron lorsqu'il participe au défilé du 14 juillet ou va serrer quelques mains. En revanche, il n'est évidemment pas dans l'exercice de ses fonctions lorsqu'il est vacances, et son consentement est alors exigé.

Le débat d'intérêt général


La seconde exception trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt Von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, elle a ainsi considéré que la photo prise à son insu du prince Rainier de Monaco affaibli par la maladie relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où les citoyens d'une principauté héréditaire avaient le droit d'être informés sur la santé du prince. De même, dans une décision du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, la Cour estime que la révélation par Paris-Match d'une photo montrant l'"enfant caché" du Prince Albert "dépasse le cadre de sa vie privée". Dans ce cas, le droit à l'information l'emporte sur la vie privée. 

Sans doute, mais le paparazzi de Marseille n'a pas pu prendre de cliché et ne peut faire état du moindre débat d'intérêt général justifiant sa tentative de captation d'images de la vie privée du Président de la République. Peut-être aurait-il pu le faire si Emmanuel Macron avait reçu la visite de Vladimir Poutine venu batifoler joyeusement dans la piscine en évoquant la situation de l'Ukraine ? Hélas, ce n'est pas le cas.

On ne doute pas que l'affaire du paparazzi sera bientôt oubliée, d'autant qu'elle semble sortie du Gendarme de Saint-Tropez et que d'autres sujets plus sérieux vont reparaître à la rentrée. Elle révèle tout de même une véritable "peopolisation" de l'ensemble de la presse. La vie privée des personnes célèbres, y compris celle du Président de la République, ne concerne plus les seuls magazines spécialisés, ceux que les Anglais appellent les "tabloïds". Elle s'étale maintenant dans tous les journaux et on se souvient que Le Monde a rendu compte du mariage de George Clooney dans sa rubrique "Europe", sans doute parce qu'il s'est déroulé à Venise. Aujourd'hui, la presse d'information défend un paparazzi dont le métier est de porter atteinte à la vie privée des personnes. Si elle a parfaitement le droit de critiquer le Président de la République, doit-elle pour autant se mettre au niveau de la presse people ? A elle de juger.



Sur le droit à l'image : Chapitre 8 section 4 du manuel de libertés publiques sur internet




dimanche 22 janvier 2017

Tarnac et la définition du terrorisme

Dans une décision du 10 janvier 2017, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte définitivement la qualification de terrorisme dans l'affaire de Tarnac. On se souvient  que les membres du Groupe de Tarnac sont poursuivis pour avoir saboté la caténaire d'une ligne TGV en novembre 2008. A l'origine de l'affaire, les intéressés, dont la Chambre criminelle nous dit qu'ils appartenaient à la "mouvance anarcho-autonome", avaient été mis en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Mais à l'issue de l'instruction les juges d'instruction, le 8 août 2015, avaient finalement pris une ordonnance de renvoi requalifiant les faits.

Les deux principaux protagonistes, Julien Coupat et Yildune Lévy, ont donc été poursuivis pour association de malfaiteurs et dégradations en réunion, les autres membres du groupe pour falsification de documents administratifs, recel de faux documents, ou encore pour avoir refusé de se prêter à un prélèvement d'ADN. L'ordonnance de renvoi a été confirmée par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de paris le 28 juin 2016. La Chambre criminelle se prononce donc, le 10 janvier 2017, sur un pourvoi du procureur général et de la SNCF, partie civile. Le pourvoi est rejeté, ce qui n'est pas, en soi, une surprise.

L'absence de charges suffisantes


La Chambre criminelle affirme qu'"Il n’existe pas de charges suffisantes permettant de retenir que les infractions […] auraient été commises en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». 

Cette affirmation repose sur les éléments du dossier. On se souvient que les avocats des prévenus avaient habilement contesté les éléments de preuve apportés par des balises de géolocalisation placées sous leur véhicule. Elles avaient révélé un premier arrêt à côté de la voie du TGV, puis un second près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire. Mais à l'époque, la police utilisait ces balises sans aucun fondement juridique, cette technique n'ayant été autorisée en matière judiciaire qu'avec la loi du 28 mars 2014. La preuve était donc fragilisée par l'illégalité de la manière dont elle a été recueillie.

On se souvient aussi qu'à l'époque, Alain Bauer, aussi bien en cour sous Nicolas Sarkozy que sous Manuel Valls, avait distribué aux plus hauts responsables de la sécurité quarante exemplaires du livre "L'insurrection qui vient", ouvrage rédigé par un mystérieux "comité secret" dont Julien Coupat était peut être membre. Aux yeux du Grand Criminologue, le contenu de l'ouvrage suffisait à démontrer le caractère terroriste de l'infraction. A l'époque, il n'était pas question de contester les dires du Grand Augure, qui distribuait le livre avec autant de générosité que les guides Champerard à Aéroport de Paris.

Une substitution de motifs


Ces errements ont été écartés par les juges, du juge d'instruction à la décision de la Chambre criminelle du 10 janvier 2017. Cette décision ne se borne pas cependant à confirmer la décision de la Chambre de l'instruction. Elle opère une véritable substitution de motifs à partir de l'interprétation de l'article 421-1 du code pénal. Pour celui-ci, une infraction pénale peut constituer un acte de terrorisme "lorsqu'elle est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Ces dispositions issues de la loi du 9 septembre 1986, ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel qui a estimé qu'elles étaient d'une "précision suffisante" et ne méconnaissaient pas le principe de légalité des délits et des peines.

Pour la Chambre de l'instruction, les actes commis par le groupe de Tarnac n'avaient pas de caractère terroriste.  A ses yeux, le livre "L'insurrection qui vient" ne permettait pas de prouver l'"intention" terroriste de ses membres. De même, l'intimidation ou la terreur ne pouvait être provoquée par des sabotages, certes très désagréables dans la mesure où ils provoquaient des graves dysfonctionnements dans le trafic ferroviaire, mais qui ne risquaient en aucun de provoquer des déraillements ou, d'une manière générale, des dommages très graves.

Lucky Luke contre Joss Jamon. Morris. 1958


Tout cela est peut-être juste, mais la Cour de cassation observe que la Chambre d'accusation raisonne à l'envers. Pour la chambre criminelle, l'absence d'intention terroriste ne saurait être exclusivement déduite des faits. L'article 421-1 du code pénal définit en effet le terrorisme par deux éléments cumulatifs.

D'une part, l'existence d'une finalité de "trouble grave de l'ordre par l'intimidation ou la terreur". C'est donc l'intention des auteurs qui doit être appréciée, leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. En termes simples, un attentat raté demeure un acte terroriste, et doit être sanctionné comme tel. Surtout, l'objectif d'intimidation est totalement indépendant du danger pour la population. Peut ainsi être qualifiée de terroriste une action qui aurait pour conséquence de désorganiser complètement un service public, qu'il s'agisse d'une cyber-attaque ou d'une destruction systématique des caténaires du réseau ferré. Dans le cas du groupe de Tarnac, l'intention était loin d'être aussi claire. Il n'est pas établi qu'ils avaient pour intention de semer la terreur, dans la mesure où ils savaient que les conséquences de leur acte ne pouvaient être réellement dangereuses pour la sécurité des personnes. La finalité d'intimidation n'était pas plus évidente, dès lors que rien ne montre qu'ils avaient pour projet de multiplier ce type de sabotage, au point de désorganiser durablement le réseau.

D'autre part, la qualification de terrorisme n'est acquise que si une infraction figurant dans la liste de l'article 421-1 c. pén. en est le support. Ces infractions ne sont pas nécessairement d'une extrême gravité et il suffit, pour qu'elles soient qualifiées de terroristes, qu'elles aient été commises en lien avec un acte terroriste. Dans un arrêt du 4 juin 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi admis la qualification de terrorisme pour un recel d'armes destinées à être utilisées par des tiers pour attaquer une gendarmerie en Corse. L'aide logistique au terrorisme relève donc de l'article 421-1 du code pénal. Dans le cas de Tarnac, cette seconde est remplie, et les infractions commises auraient pu être qualifiées de terroriste, si l'élément intentionnel n'avait pas fait défaut.

La décision du 10 janvier 2017 rappelle donc que l'intention terroriste se déduit de l'intention des auteurs de l'acte, de leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. Certains ont déduit de cette décision que la Cour de cassation avait, en quelque sorte, raté le coche, et aurait pu profiter de l'occasion pour donner une définition plus précise du terrorisme. Ce n'est pourtant pas son rôle, et le législateur s'est montré plein de sagesse en faisant de l'article 421-1 c. pén. une sorte de boîte à outils permettant de poursuivre tous les actes liés au terrorisme, y compris ceux qui visent seulement à lui assurer un soutien logistique. Ce n'est donc pas le terrorisme qui doit être défini avec une grande précision mais les infractions pénales qui s'inscrivent dans son cadre. C'est exactement ce que fait la Cour de cassation.

mercredi 26 février 2014

La "clause de conscience" des maires devant la Cour européenne, une voie sans issue

Quatorze maires hostiles à la loi relative au mariage pour tous ont annoncé, le 21 février 2014, leur intention de saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Ils contestent la décision QPC  du Conseil constitutionnel du 18 octobre 2013, rejetant l'existence d'une "clause de conscience" susceptible d'être invoquée pour refuser le mariage d'un couple homosexuel. Leur moyen essentiel repose sur l'absence d'impartialité du Conseil constitutionnel, et par là-même l'atteinte aux règles du procès équitable garanties par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le moyen peut faire sourire car la critique vient de ceux-là même qui, il y a quelques mois, ne voyaient aucun inconvénient à ce que Nicolas Sarkozy siège au Conseil constitutionnel pour y délibérer sur des lois qu'il avaient soutenues comme Président de la République. Ils considéraient que l'impartialité de l'institution n'était pas davantage menacée par la multiplication de ses interventions politiques. On doit en déduire que leur définition du principe d'impartialité est à géométrie variable. 

La démarche relève d'une certaine forme de gesticulation juridique, et il est probable que les maires requérants n'ont pas réellement l'espoir de gagner devant le juge européen. Par son excès même, leur recours présente cependant l'intérêt de montrer la réalité de ce "dialogue des juges" qu'une partie de la doctrine juridique voit s'incarner dans la QPC. En réalité, ce dialogue n'existe guère, et surtout pas entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne. Les chances de voir ce recours prospérer sont donc pratiquement nulles, dès lors que sa recevabilité est très improbable.

Le mythe du "dialogue des juges"


Pour la Cour européenne, le fait qu'une procédure se déroule devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d'application de l'article 6 § 1 (CEDH, 1er juillet 1997, Pammel c. Allemagne). Elle en a jugé ainsi à propos du Conseil constitutionnel français dans une décision Pierre-Bloch du 21 octobre 1997, mais seulement dans le cas particulier du contentieux électoral. Depuis l'entrée en vigueur de la QPC en 2010, il n'est donc pas exclu que la Cour européenne soit saisie d'un recours moyen mettant en cause l'impartialité du Conseil constitutionnel.

Dans cette hypothèse, une décision rendue par une juridiction suprême, Cour de cassation ou Conseil d'Etat, pourrait être déclarée non conforme à l'article 6 § 1 de la Convention, parce qu'elle repose sur la réponse apportée à une QPC par le Conseil, dans des conditions elles mêmes non conformes au principe d'impartialité. Nul n'ignore l'existence de cette épée de Damoclès  dont la menace pèse sur le contentieux de la QPC. Mais les parlementaires de l'UMP, proches des élus requérants, refusent toute révision constitutionnelle de nature à améliorer l'impartialité de cette institution. Ne faudrait-il pas, en effet, se poser la question de la présence des membres de droit ?

Reste que les conséquences d'une telle sanction demeurent limitées. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ne s'impose en droit français que parce que l'article 46 de la Convention énonce que "les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquelles elles sont parties". De son côté, l'article 55 de la Constitution rappelle que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois".

De ces deux dispositions, on doit déduire que la Convention s'applique en droit français sur le fondement de l'article 55 de la Constitution, qui constitue, en quelque sorte, le vecteur de l'intégration des traités dans le droit interne. Une décision de la Cour européenne a une valeur conventionnelle et s'impose aux juridictions suprêmes que sont la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. De son côté, le Conseil constitutionnel n'apprécie jamais la conformité d'une loi à un traité, fût-ce la Convention européenne des droits de l'homme, et ce principe inauguré dans la jurisprudence IVG de 1975 n'a pas été remis en cause en matière de QPC (décision QPC du 22 juillet 2010).

Entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne, le "dialogue des juges", pourtant si célébré dans la doctrine, n'existe tout simplement pas, même si les influences doctrinales ne sont évidemment pas absentes. La Cour contrôle la loi française par rapport à la Convention européenne, le Conseil par rapport à la Constitution. La saisine de la Cour européenne pour contester une décision du Conseil constitutionnel est donc une voie sans issue. 

L'épuisement des recours internes


Un certain nombre d'élus locaux, dont rien ne nous dit que ce sont les mêmes que ceux qui déclarent aujourd'hui vouloir saisir la Cour, avait déposé au Conseil d'Etat un recours pour excès de pouvoir contestant la légalité de la circulaire du 13 juin 2013 relative aux "conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil". C'est à l'occasion de ce recours que la QPC a été déposée, donnant lieu à la décision du 18 octobre 2013. En principe, le Conseil d'Etat devrait donc mettre fin au contentieux par une décision définitive, qui n'est pas encore intervenue. Mais les élus locaux ne veulent pas attendre, et préfèrent saisir directement la Cour européenne de la décision de rejet de la QPC.

L'impatience est cependant un vilain défaut, du moins dans le contentieux européen. Il est très probable que la Cour considère que les élus n'ont pas épuisé les voies de recours internes, puisqu'ils n'ont pas attendu la décision du Conseil d'Etat, seule "juridiction suprême" dont la décision est susceptible de clore le contentieux au plan interne.

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent

Qui sont les requérants ?


Les quatorze maires qui déclarent vouloir saisir la Cour européenne étaient-ils les requérants de la QPC contestée ? Certainement pas, puisque l'on sait que ces derniers étaient sept, désignés par leurs initiales dans la décision du Conseil. Il est vrai qu'un certain nombre d'élus avaient fait une "demande d'intervention" dans la procédure, mais le juge constitutionnel a estimé que "le seul fait qu'ils sont appelés en leur qualité à appliquer les dispositions contestées ne justifie pas que chacun d'eux soit admis à intervenir". Leur demande d'intervention a donc été refusée et ils ne sont donc pas "partie" à la QPC. De cette situation, on doit déduire que la moitié au moins des requérants devant la Cour européenne n'étaient même pas partie à la QPC. Leur recours devant la Cour ne saurait donc être considéré comme recevable. Comment pourraient-ils avoir épuisé des recours internes auxquels ils n'étaient pas partie ?

Ajoutons que les maires, qu'ils aient ou non été parties à la QPC, peuvent difficilement se prévaloir la qualité de victime devant la Cour européenne, qualité qui constitue une condition de recevabilité de leur recours. Selon une jurisprudence constante de la Cour, (CEDH, 25 juin 1996, Amuur c. France), l'acte ou l'omission de l'Etat défendeur doit affecter de manière directe le requérant. En l'espèce, les élus ne sont pas directement affectés par la loi qui leur refuse la clause de conscience en matière de mariage pour tous. Aucun d'entre eux n'est actuellement poursuivi pour avoir refusé la célébration d'une union, et la loi ne les contraint pas à un changement de comportement immédiat (CEDH, 26 octobre 1988, Norris c. Irlande).

Certes, la Cour européenne admet quelquefois la qualité de victime "potentielle", lorsque le requérant ne peut pas se plaindre d'une atteinte directe à ses droits, mais appartient à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (CEDH, 29 avril 2008, Burden c. Royaume-Uni). En l'espèce, il risque d'être difficile d'invoquer une telle situation, puisqu'un élu qui ne veut pas marier un couple homosexuel peut toujours demander à un adjoint de célébrer une telle union.

Aucune chance au fond


Les obstacles de procédure apparaissent donc immenses, et il semble que les maires requérants aient bien peu de chances de les franchir. Pour les consoler quelque peu, on peut toujours leur apprendre qu'ils n'ont pratiquement aucune chance de succès sur le fond.

Dans une affaire récente du 15 janvier 2013, Lilian Ladele et Gary Mac Farlane c. Royaume Uni, la Cour était précisément saisie d'un recours contre les autorités britanniques qui avaient engagé des poursuites disciplinaires à l'encontre d'un agent ayant refusé d'enregistrer des unions civiles. Cet agent appuyait son refus sur des motifs religieux et se plaignait de l'absence d'une clause de conscience en droit britannique. La Cour rejette ces arguments et rappelle qu'elle "laisse en principe aux autorités nationales une marge d'appréciation étendue lorsqu'il s'agit de ménager un équilibre entre des droits concurrents tirés de la Convention". La loi interne peut donc porter une atteinte, au demeurant très minime, aux convictions religieuses d'une personne, dans le but de garantir l'égalité des droits.

On le constate, le recours n'a pratiquement aucune chance de prospérer. L'irrecevabilité est évidente, et les moyens de fond font cruellement défaut.

Reste évidemment un dernier cas d'irrecevabilité, sur lequel la Cour pourrait s'appuyer. C'est celui qui figure dans l'article 35 § 3 a) : "La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle (...) lorsqu'elle estime qu'elle est abusive". Dans un arrêt Bock c. Allemagne du 19 janvier 2010,  la Cour déclare ainsi irrecevable une requête "sans enjeu réel", le plaignant contestant la durée excessive d'une procédure civile diligentée pour se faire rembourser une dette de 7,90 €. En l'espèce, les requérants vont devant la Cour pour demander une clause de conscience qui ne sert à rien, puisqu'ils ne sont pas personnellement tenus de célébrer une union homosexuelle. De fait, la requête est motivée par un désir de propagande politique, davantage que par une volonté de protéger une liberté menacée. La Cour pourrait donc sanctionner un tel comportement, et déclarer le recours abusif. D'abord inutile, la requête des élus deviendrait alors ridicule.

jeudi 6 février 2014

QPC Mediapart : Vers un recours devant la Cour européenne ?

Par une décision du 5 février 2014, la première chambre civile de la Cour de cassation refuse le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) présentée par Médiapart et Edwy Plenel.

Cette question porte sur deux dispositions législatives. La première, l'article 226-1 du code pénal punit en effet d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait, "au moyen d'un procédé quelconque" d'avoir capté, enregistré ou transmis, "sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel". La seconde, l'article 226-2 punit des mêmes peines le fait d'avoir porté à la connaissance du public de tels enregistrements. Les auteurs de la QPC invoquent la non conformité de ces deux textes à  l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789  qui garantit la liberté d'expression et, par là même, la liberté de presse.

Un long conflit judiciaire


Cette QPC constitue l'épisode le plus récent, mais certainement pas le dernier, du conflit judiciaire qui oppose Patrick de Maistre à Médiapart. 

Personne n'a oublié qu'en juin 2010, Médiapart avait publié une série d'articles mentionnant des extraits de conversations téléphoniques entre Liliane Bettencourt et Patrick de Maistre qui, à l'époque, gérait sa fortune. Enregistrés clandestinement par le majordome, ces échanges avaient constitué un élément essentiel des poursuites engagées pour financement illégal de partis politiques, fraude fiscale et abus de faiblesse. Si Nicolas Sarkozy a bénéficié d'un non lieu en octobre 2013, une dizaine de personnes sont aujourd'hui renvoyés en correctionnelle, parmi lesquelles Eric Woerth, François-Marie Banier et Patrice de Maistre.

Ce dernier a réagi en attaquant Médiapart précisément sur le fondement des deux articles contestés par la QPC, considérant que les enregistrements contestés avaient été effectués à l'insu des intéressés et portaient sur des éléments du patrimoine de Liliane Bettencourt rattachés à sa vie privée.

Dans un premier temps, en 2010, les juges du fond avaient estimé que ces enregistrements, "relevant du débat démocratique, pouvaient être légitimement portés à la connaissance du public". Par un arrêt du 5 octobre 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation avait rejeté cette analyse, affirmant que les propos concernés relevaient effectivement la vie privée et qu'ils avaient été enregistrés et publiés à l'insu des intéressés. Les infractions mentionnées aux articles 226-1 et 2 du code pénal étaient donc constituées. La décision finale a été renvoyée à la Cour d'appel qui s'est inclinée devant la position de la juridiction suprême. Et c'est finalement à l'occasion du second recours de Médiapart devant la Cour de cassation qu'intervient cette QPC.

Derrière ce combat judiciaire de longue durée apparaît un débat juridique qui dépasse très largement l'affaire Bettencourt. S'il est vrai que la décision de la Cour de cassation est globalement conforme à sa jurisprudence traditionnelle, force est de constater qu'elle conduit à neutraliser le débat sur l'équilibre entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée. 

L'absence de "caractère sérieux"


La motivation de la décision est assez sommaire, comme souvent les refus de renvoi opposés par la Cour de cassation en matière de QPC. Elle reconnaît certes que les dispositions contestées du Code pénal n'ont jamais été portées devant le Conseil constitutionnel, mais estime en revanche que "la question n'est pas nouvelle". Par cette formulation, la Cour de cassation veut signifier que le Conseil constitutionnel s'est souvent prononcé sur l'article 11 de la Déclaration de 1789, et que sa jurisprudence est suffisamment connue pour ne pas justifier un nouveau recours. 

La Cour ajoute que la "question posée ne présente pas de caractère sérieux". Le droit à la vie privée fait l'objet d'une "jurisprudence constante", qui peut être résumée très simplement. Comme la Cour le rappelle lors d'un autre refus de renvoi de QPC le 16 avril 2013, "l'atteinte portée à la liberté d'expression par une incrimination" pénale doit apparaître "nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif de la réputation, de la dignité et des droits d'autrui". Le juge a donc pour mission de qualifier des comportements que le législateur doit avoir définis en termes "suffisamment clairs et précis pour que l'interprétation de ce texte, qui entre dans l'office du juge pénal, puisse se faire sans risque d'arbitraire".



Captation d'une conversation privée pour dénoncer un imposteur
Molière. Tartuffe. Acte IV sc. 5
Gravure de Pierre Brissart. 1682

L'atteinte à la vie privée


Encore faut-il, que les enregistrements diffusés par Médiapart relèvent effectivement de la vie privée et que leur divulgation puisse être sanctionnée sur le fondement de l'article 9 du code civil. En l'espèce, la Cour de cassation ne se fonde pas sur le contenu des conversations, portant sur la fortune de Liliane Bettencourt. En effet, l'action judiciaire a été engagée par M. de Maistre, et Liliane Bettencourt n'y est pas partie. Il est vrai, et c'était précisément l'objet de l'enquête de Médiapart, que la fortune de M. de Maistre n'était pas sans lien avec celle de Liliane Bettencourt. Il était cependant difficile de considérer que les révélations d'ordre patrimonial suffisaient à caractériser l'atteinte à la vie privée. En effet, la jurisprudence de cette même cour de cassation a largement atténué l'intensité du secret du patrimoine. Celui-ci n'est réellement invocable que lorsque les divulgations ne concernent pas seulement la fortune de l'intéressé, mais aussi son mode de vie ou sa personnalité (Civ. 1ère, 30 mai 2000). C'est seulement dans ce cas que la divulgation d'éléments du patrimoine peut être sanctionnée sur le fondement de l'article 9 du code civil.

Pour contourner cette jurisprudence dérangeante, la Cour s'appuie les modalités de la captation. Et il est vrai qu'il s'agissait d'une "interception clandestine" qui "par son objet et sa durée" conduisait nécessairement son auteur à pénétrer délibérément dans la vie privée de la personne concernée. Certes, l'argument est juridiquement parfaitement fondé. Les articles 226 alinéas 1 et 2 s'appliquent donc de manière automatique, sans que la question de l'intérêt que la divulgation peut représenter pour l'information du public et le débat d'intérêt général. La cour de cassation écarte simplement la question du bien-fondé de la diffusion, et  se place ainsi en opposition directe avec la Cour européenne des droits de l'homme.

Vers un recours devant la Cour européenne ?


Pour la Cour européenne, la diffusion dans les médias d'informations relatives  la vie privée ne peut pas être exclue de manière absolue. L'appréciation est réalisée au cas par cas, suivant les circonstances de l'espèce. Dans une décision du 23 juillet 2009, Hachette Filipacci Associés (Ici Paris) c. France, la Cour sanctionne les juges français qui avaient condamné la publication d'un article comportant des éléments du patrimoine et du mode de vie financier de Johny Halliday, illustrant le propos par des photos publicitaires montrant que l'intéressé faisait volontiers un usage commercial de son nom et de son image. Dans ce cas, la Cour européenne a considéré que la vie privée du chanteur cédait le pas devant la liberté d'expression. Il est vrai que l'article contesté ne faisait que reprendre des informations déjà connues et d'ailleurs déjà diffusées dans la presse.

La Cour va cependant encore plus loin, et accepte une ingérence dans la vie privée des personnes, si celle-ci répond à un "besoin social impérieux", c'est à dire que cette publication est indispensable pour développer un "débat d'intérêt général". Tel est le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

On ne peut qu'être frappé par la similitude entre les faits de la décision Radio Twist A.S. c. Slovaquie et ceux de l'affaire Médiapart. Dans les deux cas, la conversation a été enregistrée par un tiers, et la captation a été effectuée à l'insu des intéressés. Ces deux éléments, déterminants pour constituer l'atteinte à la vie privée aux yeux de la Cour de cassation, ne suffisent pas à justifier l'atteinte à la liberté d'expression, aux yeux de la Cour européenne.

Il est donc probable que Médiapart n'hésitera pas à saisir la Cour européenne de cette affaire, dès que les juges du fond auront rendu une décision de condamnation définitive pour atteinte à la vie privée. Reste qu'on peut se demander si la Cour de cassation a eu raison d'empêcher l'exercice du contrôle de constitutionnalité. A dire vrai, elle avait le choix entre deux démarches. Soit elle s'efforçait de sanctuariser les dispositions du code pénal, et la conception rigoureuse de la protection de la vie privée qu'elles impliquent, et elle acceptait le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel. Soit elle livrait ces mêmes dispositions au contrôle de la Cour européenne, et c'est très précisément ce qu'elle a fait...