« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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jeudi 6 mars 2025

CEDH : Le droit d'accès des journalistes aux décisions de justice.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme, dans un arrêt du 4 mars 2025 Girginova c. Bulgarie, que refuser à une journaliste l'accès à une décision de justice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Des pratiques illicites non sanctionnées


A l'origine de cette décision se trouve un scandale découvert en 2013 en Bulgarie, à la suite d'une plainte anonyme. Sous le gouvernement antérieur, en place de 2009 à 2013, une cellule clandestine du ministère de l'intérieur avait soumis à une surveillance secrète de nombreuses personnalités politiques, juges et hommes d'affaires. Selon le procureur général, 875 lignes téléphoniques avaient été écoutées. L'ancien ministre de l'Intérieur a été mis en examen ainsi que trois hauts responsables du ministère, tous accusés d'avoir utilisé les outils de surveillance de manière illégale, infractions relevant, en Bulgarie, du droit militaire.

Mais en 2014, le Parlement a modifié le code pénal, considérant que les agents publics du ministère de l'Intérieur ne pouvaient être tenus responsables des infractions de droit militaire que si elles étaient commises en temps de guerre ou en lien avec des combats armés. Ces dispositions étant considérées comme rétroactives dès lors qu'elles sont favorables aux accusés, ces derniers ont purement et simplement été acquittés par le tribunal de Sofia. Les motifs du jugement n'ont pas été publiés et le procureur n'a pas fait appel.



Femme lisant le journal. Louis Valtat. 1928


Le droit d'accès des journalistes : un cadre juridique défini par la CEDH


Mais une journaliste, la requérante, demande en vain les motifs du jugement, et donc le jugement lui-même. On lui répond qu'il est couvert par le secret de la défense nationale, et ses recours se heurtent à une série de rejets successifs, jusqu'à la Cour suprême bulgare. Madame Girginova se tourne donc vers la CEDH, en invoquant le droit à l'information dont la presse est titulaire.

L'article 10 de la Convention, comme d'ailleurs la plupart des législations internes gouvernant le droit de la presse ne confère cependant pas expressément un droit d’accès aux informations détenues par les autorités publiques ni n’impose à celles-ci de les divulguer. Ce droit peut toutefois naître si la divulgation de l'information est ordonnée par un tribunal, par exemple pour assurer les droits de la défense, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Mais cet accès peut aussi se révéler essentiel à la liberté d'expression du requérant. C'est évidemment cette seconde hypothèse qui est posée dans l'affaire Girginova. L'arrêt de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016 définit les critères permettant de définir ce caractère essentiel de l'accès à l'information.


Les critères de communication


Le premier critère réside dans la finalité de la demande. En l'espèce, la requérante n'a jamais caché qu'elle était journaliste et que sa demande d'information était liée à ses fonctions professionnelles. La CEDH qualifie cette démarche de "finalité journalistique légitime", dès lors que Madame Girginova a pour projet de faire connaitre la réalité du système judiciaire bulgare, démarche sans doute de salubrité publique. La CEDH ajoute d'ailleurs, conformément à sa jurisprudence Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995 que la presse a un rôle de "chien de garde", notamment dans l'information de l'opinion sur l'exercice du pouvoir judiciaire. De fait, l'information sur les procédures pénales doit être disponible et facilement accessible pour les journalistes. Ce principe est régulièrement réaffirmé par la Cour, en particulier dans l'arrêt July et SARL Libération c. France du 14 février 2008.

La nature de l'information recherchée constitue le deuxième critère défini par la Cour. En l'espèce, il s'agit de connaître les motifs de l'acquittement d'un ancien ministre de l'Intérieur, qui a laissé se développer dans son ministère une cellule d'écoutes clandestines. La CEDH fait observer que ce motif est d'un "intérêt public considérable", intérêt encore accru par le fait que les autorités judiciaires ont décidé de ne pas faire appel de l'acquittement de l'intéressé. En l'espèce, l'information demandée était "prête et disponible", et les autorités bulgares ne pouvaient donc invoquer la moindre difficulté concrète dans la communication du jugement et de ses motifs.


Procès équitable et débat d'intérêt général


Au-delà du cas d'espèce, la Cour. fait observer que la communication des motifs d'une décision de justice, particulièrement en matière pénale, est indispensable à la transparence de la justice, à la lutte contre ses dysfonctionnements, et à la confiance qu'elle doit susciter. Dans son arrêt Fazliyski c. Bulgarie du 16 avril 2013, la Cour affirme d'ailleurs que la publicité des décisions de justice constitue un élément du procès équitable. En même temps, dans une jurisprudence constante, et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015, la Cour affirme que les questions relatives au fonctionnement du système judiciaire relèvent, en soi, d'un débat d'intérêt général.

De tous ces éléments, la Cour déduit que le refus de communication des motifs d'une décision de justice doit être considéré comme emportant une ingérence dans la liberté de l'information, et donc une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Très concrètement, la décision de la juridiction européenne ne présente plus vraiment d'intérêt pour Madame Girginova, car la cour suprême a finalement ordonné la publication du jugement en juillet 2017, et la décision a aussitôt été mise en ligne. Il était temps, car l'image du système juridique bulgare était fortement écornée. Un ministre de l'Intérieur qui met en place une cellule d'espionnage illicite, un parlement qui vote une loi rétroactive pour ne pas le condamner, des juges du siège qui acquittent sans se poser de questions et un procureur qui ne fait pas appel. Le tout dans un pays membre à la fois du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne.


La liberté de presse  : Chapitre 9, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet


mardi 16 janvier 2024

L'impartialité objective de la Chambre sociale

Dans une décision du 14 décembre 2023 Syndicat national des journalistes, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la France pour violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. La violation du droit au procès équitable réside dans la participation de trois membres de la Cour de cassation à l'examen d'un pourvoi déposé par les requérants, alors que ces magistrats avaient des liens, notamment financiers, avec l'entreprise défenderesse.

L'affaire trouve son origine dans un conflit social engagé en 2007. A la suite d'une restructuration, le groupe WK, issu du rapprochement de deux maisons d’édition néerlandaises, a transmis le patrimoine de neuf sociétés du groupe à sa filiale française WKF. Mais, pour racheter les actions des sociétés dissoutes, WKF a dû souscrire un emprunt de 445 millions d'euros. Cette situation a créé un endettement qui a justifié ensuite un refus de tout versement de participation aux salariés. Le syndicat requérant a contesté l'absence de consultation du comité d'entreprise ainsi que le refus de lui communiquer les comptes de la société. Sur le fond, il a demandé à la justice de déclarer inopposable aux salariés l'opération de restructuration dont ils n'avaient pas été officiellement informés et, par voie de conséquence, de rétablir la réserve de participation. Après une décision d'irrecevabilité des premiers juges en 2015, la Cour d'appel de Versailles jugea en 2016 que la restructuration constituait une manoeuvre frauduleuse à l'égard des salariés et du comité d'entreprise. Elle ordonna une expertise comptable destinée à chiffrer le manque à gagner des employés qui n'avaient pas reçu de prime de participation entre 2007 et 2015.

L'issue du contentieux risquait donc d'être catastrophique pour WKF, les experts ayant estimé ce chiffre entre 2 471 000 et 5 569 000. Mais l'entreprise avait déposé un pourvoi, et la chambre sociale l'a accueilli, le 28 février 2018. La fin de non-recevoir s'appuie sur l'article L 3326-1 du code du travail qui interdit de remettre en cause le montant du bénéfice et celui des capitaux à l'occasion d'un litige portant sur la participation aux résultats de l'entreprise. La cassation est donc prononcée, sans renvoi. Et tout le monde pense l'affaire terminée.

 

Les divulgations du Canard

 

Mais c'était sans compter Le Canard Enchaîné qui divulgue, le 18 avril 2018, que trois des six magistrats de la Cour de cassation ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de WKF. Ils assuraient notamment des formations rémunérées pour les professionnels du droit. Certes, la rémunération n'avait rien d'exceptionnel, et ces interventions s'inscrivaient dans une perspective de formation et non pas dans une logique de consultation rémunérée. Mais peu importe, le doute sur l'impartialité de ces magistrats existait désormais.

Saisi d'une plainte du syndicat requérant, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) estima, en 2019, que les activités rémunérées des trois membres de la Cour de cassation créait en effet un lien d'intérêt et une partie au pourvoi, susceptible de créer un doute légitime sur leur impartialité. Ils auraient donc dû se déporter dans l'affaire en cause. Mais cette omission n'est pas considérée comme suffisamment grave pour justifier une sanction, compte tenu du fait que les magistrats n'étaient pas salariés de ces sociétés, qu'ils n'avaient donc aucun lien de subordination à leur égard, et n'en connaissaient d'ailleurs pas les dirigeants.

 


Le conseiller Maurice Leyragne. Silvestro Milanol. 1891

 

L'impartialité objective


Le syndicat se tourne donc vers la CEDH en invoquant l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1. En matière d'impartialité, la jurisprudence est solidement établie et bien connue, notamment rappelée dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015. Elle distingue l'impartialité subjective de l'impartialité objective. L'atteinte à la première est constituée lorsqu'il est démontré qu'un juge a cherché à favoriser un plaideur. Dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  elle sanctionne ainsi la décision d'une Cour d'assises jugeant un accusé d'origine algérienne, l'un des jurés ayant tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.  

 

L'arrêt Dubus

 

L'impartialité objective peut être définie comme l'apparence d'impartialité que doit avoir un tribunal, apparence indispensable à la confiance qu'il doit inspirer. Affirmé notamment dans l'arrêt Micallef c. Malte du 2 décembre 2011, ce principe est directement inspiré d'un adage de droit britannique, "Justice must not only be done ; it has to be seen to be done". Dans la décision Dubus S.A. c. France du 11 juin 2009, la Cour déclare ainsi que « l’appréciation objective (…) consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ».

En l'espèce, la CEDH ne remet pas en cause l'appréciation du CSM, qui était aussi celle du Premier président de la Cour de cassation, selon laquelle les juges doivent participer "aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l'application du droit" et ainsi contribuer "au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social". Sans doute, mais il demeure que le syndicat auteur du pourvoi ignorait la composition exacte de la formation de jugement, ainsi que les liens entretenus par trois de ses membres avec WKF. 

Par ailleurs, la CEDH ne manque pas de faire observer la pauvreté des justifications apportées par les magistrats devant le CSM pour expliquer leur refus de se déporter. Ils invoquaient en effet la complexité de l'affaire, et le risque qu'elle soit confiée à des magistrats non spécialisés. On espère tout de même que les membres de la Chambre sociale étaient tous en mesure d'appréhender les difficultés de l'affaire. Quant à la modestie des salaires perçus, la Cour reprend à son compte l'argument du syndicat requérant qui mentionne que la rémunération d'une journée de formation était sensiblement égale au SMIC. On est bien loin des honoraires rémunérant certaines consultations juridiques, mais ce n'est pas rien.

Pour la CEDH, de tels arguments ne pouvaient être sérieusement mis en balance avec l'impératif d'impartialité objective. La Cour affirme donc, logiquement, la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Les conséquences de la décision

 

La décision a eu une conséquence positive car les règles organisant le déport ont été précisées et diffusées aux magistrats. Peut-être d'autres effets interviendront-ils avec le "contentieux Doctrine" ? On sait que la start up a été attaquée par des éditeurs juridiques pour avoir développé une base de données juridiques et certains magistrats ne sont pas sans lien avec ces entreprises concurrentes. Le résultat est une impression d'entre-soi quelque peu fâcheuse.

Il reste tout de même à déplorer une certaine opacité dans ce domaine. Que ce serait-il passé si Le Canard Enchaîné n'avait pas diffusé l'information ? Probablement rien, et le pourvoi aurait été écarté par une formation contentieuse qui n'était pas juridiquement impartiale. N'aurait-il pas été plus satisfaisant d'assumer la difficulté, permettant aux juges de se déporter ou à l'auteur du pourvoir d'engager une procédure de récusation ? Il est clair que l'image de la Cour de cassation ne méritait pas d'être écornée par une telle affaire et on peut espérer qu'elle saura en tirer les leçons.


L'impartialité objective : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D



 

vendredi 16 décembre 2022

Emmanuel Macron caricaturé en Hitler et Pétain : injure ou satire ?


L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2022 n'a guère attiré l'attention de la presse. Il casse sans renvoi la décision de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait condamné pour injure l'auteur de deux affiches satiriques. Pour le moment, il semble être passé relativement inaperçu, et il ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. 

La personnalité du plaignant pourrait pourtant attirer l'attention. Le président de la République avait porté plainte, en juillet 2021, contre un exploitant de panneaux publicitaires à Toulon et à la Seyne-sur-mer. Celui-ci avait en effet diffusé deux affiches publiées à ses frais sur deux panneaux dont il est propriétaire. Sur la première, on voyait Emmanuel Macron, grimé en Hitler, avec la phrase suivante : "Obéis, et fais-toi vacciner". Sur la seconde, le président se retrouvait à côté du maréchal Pétain, revêtu du même uniforme, avec la légende suivante : "Il n'y a qu'un pass à franchir". A l'époque, il s'agissait de contester, avec un mauvais goût incontestable, la décision d'élargir l'exigence du passe sanitaire à tous les restaurants et cafés, aux transports etc.

Mais le mauvais goût n'est pas, en soi, une infraction pénale. C'est donc sur le fondement de l'injure qu'Emmanuel Macron porte plainte. Observons qu'il applique le droit commun car le délit d'offense au chef de l'État a aujourd'hui disparu du droit positif. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait cru bon de l'invoquer lorsqu'en 2008, quand un manifestant avait brandi sur son passage une petite pancarte sur laquelle était inscrite la phrase "casse toi pov'con". Condamné à une amende de 30 euros, l'intéressé avait saisi la CEDH qui avait jugé, le 13 mars 2013, que cette sanction était disproportionnée. Très rapidement ensuite, le président François Hollande avait suscité le vote de la loi du 5 août 2013 qui a définitivement supprimé un délit considéré comme portant une atteinte trop grande à la liberté d'expression.

Emmanuel Macron ne connaît pas plus de réussite dans sa démarche que son anté-prédécesseur. Certes, il a obtenu en première instance une condamnation de l'affichiste pour injure, avec une amende de 10 000 euros. La Cour d'appel a ensuite réduit la peine d'amende à 5 000 euros. Mais cette fois, ce n'est pas la sanction qui est jugée disproportionnée, c'est le fait que le délit d'injure ait été retenu. 



Discours d'Hynkel. Le Dictateur. Charlie Chaplin. 1940

 

Le débat d'intérêt général

 

La chambre criminelle s'appuie d'abord sur une jurisprudence classique, issue de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui veut que les infractions d'injure, de diffamation, voire les atteintes à la vie privée cèdent devant la nécessité du "débat d'intérêt général". Les premiers arrêts intervenus dans ce domaine concernent surtout les révélations des tabloïds, sur la santé du prince Rainier en 2012 ou sur "l'enfant caché" du prince Albert en 2014. A l'époque, on avait un peu l'impression que le "débat d'intérêt général" permettait surtout aux paparazzi de diffuser images et informations sur les têtes couronnées monégasques.

Par la suite, la jurisprudence s'est éloignée de la presse people et de la seule protection de la vie privée. La CEDH, dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 affirme qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel.  

Reprenant cette jurisprudence, la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018 élargit le champ du "débat d'intérêt général" de la diffamation à l'injure. Elle est bien présente dans le texte d'un rap intitulé "Nique la France" chanté en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés" et "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". La Cour n'en juge pas moins que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Peu importe donc le caractère injurieux des propos, le débat demeure d'intérêt général si les auteurs entendent diffuser un message relevant de la liberté d'opinion.

Le 5 octobre 2021, la chambre criminelle apporte toutefois une inflexion de taille à cette jurisprudence très libérale. A propos d'un autre rap, le "rap des Gilets jaunes", elle affirme que le "débat d'intérêt général" ne saurait protéger des propos ouvertement discriminatoires, voire, comme en l'espèce, clairement teintés d'antisémitisme. 

Les affiches diffusées à Toulon et à la Seyne-sur-mer ne comportent, aussi rudes soient-elles à l'égard du Président de la République, ne comportent aucun propos discriminatoire. La cour de cassation ajoute qu'en l'espèce, le contrôle du message diffusé devait être modulé au regard de fonctions qui exposent son titulaire à un contrôle permanent de ses faits et gestes, non seulement par les journalistes mais aussi par les citoyens. Sur ce point, la chambre criminelle sanctionne la Cour d'appel qui n'a pas tenu compte de cette situation particulière du plaignant. La Cour de cassation affirme donc que les "photomontages en cause, pour outrageants qu'ils fussent vis-à-vis de l'actuel Président de la République, se sont inscrits dans le débat d'intérêt général et la polémique qui s'est développée au sujet du passe vaccinal contre le virus du Covid".

 

Le mode satirique de l'expression


Ce "débat d'intérêt général", car il est reconnu par la Cour de cassation, peut-il s'exprimer par des propos particulièrement satiriques ? La Cour de cassation l'affirme et elle reprend clairement la jurisprudence européenne qui considère que la satire est une expression artistique à part entière, et qu'il existe un droit des personnes de s'exprimer de cette manière.

Dans une affaire Leroy c. France du 2 octobre 2008, elle juge ainsi que l'ingérence dans la liberté d'expression n'est pas disproportionnée, à propos d'un caricaturiste qui, en septembre 20001, avait dessiné les Twin Towers effondrées, avec en sous-titre : "Nous en avions tous rêvé. Le Hamas l'a fait". En revanche, dans un arrêt récent Patricio Monteiro Telo de Abreu c. Portugal du 7 juin 2022, elle sanctionne les juges portugais qui n'ont pas replacé dans leur contexte des caricatures politiques visant des élus locaux et diffusées sur le blog du requérant. Elle observe alors que le requérant n'avait pas "dépassé les limites de l'exagération et de la provocation propres à la satire".

Dans la présente affaire, la chambre criminelle sanctionne la cour d'appel qui s'est bornée à mentionner que les affiches litigieuses "assimilent l'actuel président de la République au plus haut dignitaire de l'Allemagne nazie et au plus haut dignitaire du régime de Vichy", considérant que ce seul élément suffit à constituer le délit d'injure. Mais la question de la proportionnalité de la satire n'est pas évoquée, contrairement à ce qu'exige la jurisprudence européenne. La chambre criminelle, quant à elle, constate que l'objet satirique est clairement affiché, notamment, pour la seconde affiche, avec le jeu de mots "Il n'y a qu'un pass à franchir". Quant à la première affiche, celle caricaturant Emmanuel Macron en Adolphe Hitler, elle porte une mention spécifique : "Affichage satirique et parodique". Il est donc clair, aux yeux de la Cour de cassation, que le juge d'appel ne pouvait écarter l'analyse de la proportionnalité de la satire.

La cour déclarant en même temps que le caractère satirique est avéré et que les affiches s’inscrivent dans un débat d’intérêt général, la cassation est prononcée sans renvoi.

L'arrêt du 13 décembre 2022 n'emporte pas d'innovation majeure et applique finalement la jurisprudence de la CEDH. A cet égard, il est tout de même surprenant que la cour d'appel d'Aix-en-Provence ait complètement ignoré cette jurisprudence, et se soit contentée d'écarter le recours du requérant en estimant que la seule violence du propos suffisait à caractériser l'injure. La personnalité du plaignant était-elle susceptible de tétaniser les juges d'appel ? On peut le penser mais, heureusement, le contrôle de cassation a précisément pour objet d'appliquer le droit, rien que le droit. Et la loi est la même pour tous.


Injure : Chapitre 9 Section 2 § 1 A du manuel sur internet


mercredi 22 décembre 2021

Le crime de Klaus Kinzler


La directrice de Sciences Po Grenoble, Sabine Saurugger, a décidé, par un arrêté du 14 décembre 2021, la suspension pour quatre mois de Klaus Kinzler, enseignant au sein de cette institution. On se souvient qu'un débat s'était développé dans l'équipe enseignante contre l'intitulé d'une table ronde organisée à l'occasion de la "semaine pour l'égalité et la lutte contre les discriminations". Le titre était "Racisme, antisémitisme et islamophobie", et Klaus Kinzler considérait que le terme "islamophobie" ne devait pas être placé au même niveau que que le racisme et l'antisémitisme. Un échange de courriels un peu vifs avait eu lieu avec une collègue, mais rien qui dépasse la disputatio qui devrait être l'usage commun du monde universitaire.

L'affaire avait été ébruitée lorsque les étudiants ont tagué le nom de cet enseignant sur les murs de leur école, qualifiant précisément Klaus Kinzler d'islamophobe, et ajoutant, pour faire bonne mesure, qu'il y avait "des fascistes dans les amphis". Cette agression le mettait évidemment en danger, quelques semaines après l'assassinat de Samuel Paty. 

Les étudiants ont été poursuivis devant le conseil de discipline, mais ils ont été relaxés, malgré un rapport pour le moins accablant de la mission de l'Inspection générale diligentée par le ministère de l'enseignement supérieur. De manière un peu surprenante, c'est aujourd'hui Klaus Kinzler qui est menacé de sanctions. Et contre toute attente, il ne s'est pas recouvert la tête de cendres, n'est pas allé implorer sa grâce en chemise et la corde au cou, armé d'une autocritique rédigée en écriture inclusive. Au contraire, il a osé se plaindre avec véhémence dans la presse, disant ce qu'il pense de Sciences Po Grenoble et de son actuelle direction. Il a ainsi déclaré qu'une "minorité radicale extrémiste" avait pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Ces différentes interviews sont officiellement à l'origine de sa suspension, Mme Saurruger les jugeant "diffamatoires".

A la suite de ces évènements, certains militants se sont immédiatement investis sur les réseaux sociaux, avec un seul mot d'ordre : disqualifier ces propos, et surtout disqualifier le malheureux professeur lui-même. Parmi toute une série de discours idéologiques, on voit apparaître quelques arguments qui se présentent comme juridiques. 

 

L'argument mandarinal


Dans une interview accordée à France Culture le 22 décembre 2021, le professeur Olivier Beaud déclare : "C'est rien, ça va se dégonfler, ça ne concerne pas la liberté académique. D'abord Monsieur Kinzler n'est pas un professeur, lui ne jouit pas de la liberté académique". Il est parfaitement exact que Klaus Kinzler, linguiste spécialiste de la civilisation allemande, est un PRAG (professeur agrégé du secondaire) détaché auprès de Sciences Po Grenoble. Il n'est donc pas enseignant chercheur des universités.

Certes Olivier Beaud opère une distinction en affirmant, à la suite de Humbolt, que la liberté académique comporte la liberté de la recherche, celle de l'enseignement, et celle de l'expression. Il balaie donc le cas de Klaus Kinzler d'un revers de main, en déclarant qu'il n'est pas victime d'une atteinte à la liberté académique puisqu'il n'est pas professeur à l'Université. Tout au plus peut-il être victime d'une atteinte éventuelle à la liberté d'expression. La liberté académique est donc un privilège attaché au titre d'enseignement chercheur dont un modeste PRAG ne saurait se prévaloir. De minimis non curat praetor.

La lecture d'Humbolt est certes utile, mais celle du droit positif aussi. Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité".  La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.  

La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984  fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Cette jurisprudence n'interdit pas au législateur d'accorder à tous ceux qui enseignent à l'Université une garantie fonctionnelle de la liberté académique.

Klaus Kinzler, même PRAG, bénéficie donc de la liberté académique qui ne saurait être réduite en fonction de ceux qui l'exercent. Elle doit être considérée comme fonctionnelle, et non statutaire, dans le cadre des établissements d'enseignement supérieur.



L'obligation de réserve


D'autres intervenants n'hésitent pas à rappeler l'obligation de réserve, "statutaire" à laquelle est soumis M. Kinzler, devoir qui lui interdirait toute intervention dans les médias. Ils seront surpris d'apprendre que l'obligation de réserve ne figure pas dans le statut de la fonction publique, contrairement au devoir de discrétion, mentionné à l'article 26, et qui interdit seulement de communiquer "les faits, informations ou documents dont les fonctionnaires ont connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions". Cette obligation ne trouve pas à s'appliquer dans l'affaire Kinzler.

L'obligation de réserve, quant à elle, est d'origine purement jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais reconnaît, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore. 

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de plusieurs critères, l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, la place de son auteur dans la hiérarchie administrative, et enfin les fonctions exercées. Et précisément les fonctions académiques bénéficient d'un traitement particulier. Dans ses conclusions sur l'arrêt du 31 décembre 2014, rendu à propos d'un livre très critique rédigée par une fonctionnaire de la police nationale, la rapporteur publique déclarait ainsi : " « Ce qui peut être toléré d'un fonctionnaire occupant un emploi auquel est traditionnellement attachée une grande liberté d'expression, l'enseignement supérieur par exemple,  (...) ne peut l'être d'un policier en fonctions, garant de l'ordre public ». L'obligation de réserve pèse donc avec beaucoup moins d'intensité sur l'enseignement supérieur que sur les services régaliens.

 

Le débat d'intérêt général


Elle pèse avec d'autant moins d'intensité que Klaus Kinzler pourrait bien tirer bénéfice de la jurisprudence initiée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le débat d'intérêt général. A l'origine, elle permettait de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, lorsque les propos tenus participent à un tel débat.

La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. 
 
Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. Il ne fait guère de doute que les propos tenus dans les médias par Klaus Kinzler participent à un débat d'intérêt général sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Le plus intéressant est que cette jurisprudence peut aussi s'appliquer à des poursuites pour diffamation. Or c'est manifestement ce qu'envisage Mme Saurugger à l'encontre de Klaus Kinzler puisqu'elle évoque des "propos diffamatoires" tenus à l'égard de Sciences Po Grenoble. Dans ce cas, il est fort probable que l'affaire se terminera devant le juge pénal, et, outre le débat d'intérêt général, l'intéressé pourra alors invoquer l'exception de vérité. On devra alors débattre doctement sur le point de savoir si une "minorité radicale extrémiste" a, ou non, pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Une telle procédure permettrait finalement de discuter enfin des vrais sujets.

samedi 9 octobre 2021

Quand le rap dérape


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 octobre 2021 précise l'étendue de son contrôle sur des propos sanctionnés pour injure, diffamation et provocation à la haine envers une personne ou un groupe de personnes à raison "de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée". En l'espèce, elle casse la relaxe prononcée par la Cour d'appel à l'égard d'Alain S., responsable du site sur lequel avait été diffusé, en janvier 2019 un clip musical intitulé "Le rap des gilets jaunes" interprété par un groupe nommé "Rude Goy Bit".

Le contenu était très explicite. Les paroles "ce n'est qu'en virant les Rothschild qu'on pourra sauver la France" étaient illustrées d'une image montrant le nom Rothschild en train de brûler, tout comme la photo de Patrick Drahi, également jetée dans les flammes.  Ces images étaient poursuivies pour provocation à la haine envers la communauté juive. Les paroles "Les Français n'en peuvent plus de ces parasites", relevaient, quant à elle, de l'injure à caractère aggravé. Enfin celles mentionnant que "les banques ont acheté les médias pour asseoir leur emprise", toujours illustrées par le nom de Rothschild dans les flammes, étaient poursuivies pour diffamation à caractère aggravé.

Le tribunal correctionnel de Paris avait donc condamné M. S. à une peine de deux ans d'emprisonnement, dont six avec sursis, ainsi qu'à 210 heures de travaux d'intérêt général.  A cela s'ajoutait une amende de 45 000 € et l'injonction de supprimer la vidéo. Mais la Cour d'appel de Paris, le 17 décembre 2020, avait prononcé une relaxe. Pour elle, la mention de la Banque Rothschild  était liée au fait qu'elle fut l'employeur du Président de la République. De même observait-t-elle que le rap stigmatisait également des personnalités non juives comme Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing, ainsi qu'Emmanuel Macron, rapidement mentionné par un extrait du discours qu'il prononça devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).

 

La Cour d'appel et le débat d'intérêt général

 

L'interprétation de la Cour d'appel semblait être dans la ligne de l'arrêt de la Chambre criminelle du 11 décembre 2018. A l'époque, il était question de la chanson "Nique la France" chantée en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche"étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Et pour faire bonne mesure : "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". La Cour de cassation prend note du "langage en usage dans le genre du rap". Mais aussi "outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", ils entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, et "s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général".

La notion de débat d'intérêt général trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), largement reprise par les juges français. Elle permet de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, et peut être invoquée pour écarter des poursuites pour injure ou diffamation. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH juge ainsi qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice est un débat d'intérêt général. Ce ne sont donc pas les propos tenus qui sont d'intérêt général, mais le débat qu'ils entendent susciter. Dans la présente affaire, la Cour d'appel avait donc justifié la relaxe en affirmant que "Le rap des gilets jaunes" avait pour objet "la dénonciation de l'influence du monde de la finance sur la politique menée par M. M, Président de la République, avec la complicité d'une partie de la presse audiovisuelle". 

 

 


 Les marmottes de FR3. Été 2015


Débat d'intérêt général et discrimination


En se plaçant dans cette perspective, la Cour d'appel de Paris n'a pourtant pas tiré tous les enseignements de l'arrêt du 11 décembre 2018. Dans cette même décision en effet, la Cour de cassation note que la liberté d'expression des artistes, même engagés, ne saurait aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque".  Autrement dit, le débat d'intérêt général ne peut permettre d'échapper à des poursuites pour des infractions d'incitation ou de provocation à la discrimination.

En l'espèce, les juges d'appel se sont bornés à noter, d'une part que des personnalités non juives étaient mentionnées dans le rap diffusé sur le site d'Alain S., d'autre part que le rap entendait dénoncer l'alliance entre le monde de la finance et celui des médias.

Sans doute, mais ce n'était pas suffisant pour écarter les poursuites reposant sur le caractère discriminatoire des propos visant une communauté religieuse. La Cour d'appel en effet n'a pas adopté une vision d'ensemble et n'a pas examiné si "Le rap des gilets jaunes" ne visait pas la communauté juive en tant que telle, indépendamment de telle ou telle personne nommément citée. Le mémoire déposé par le MRAP l'y incitait pourtant. Il s'interrogeait d'abord sur le nom du groupe de rap, auquel la Cour d'appel ne semblait guère accorder d'importance. "Rude Goy Bit" repose ainsi sur une opposition entre juifs et non-juifs clairement assumée. De même, le terme de "parasites" pour désigner certains membres de la communauté juive renvoie au vocabulaire utilisé par les nazis. L'autodafé et les flammes tendent également à imposer des images de mort et d'extermination. A tout le moins, la Cour d'appel aurait dû se demander "si ces images ne visaient pas la communauté juive dans son ensemble". C'est pour ne pas avoir mené cette analyse jusqu'au bout que le pourvoi est accueilli, la cause et les parties étant renvoyées devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.

La Cour de cassation pose ainsi des bornes à la notion européenne de "débat d'intérêt général". Au-delà des paroles d'un rap, la décision illustre un double mouvement du droit positif. D'un côté, l'usage très large de la notion de débat d'intérêt général révèle une influence anglo-saxonne, dominée par une conception absolutiste de la liberté d'expression. De l'autre côté, le droit français pose des limites législatives à cette liberté, en interdisant certains propos injurieux, diffamatoires ou discriminatoires. Entre ces deux tendances, la jurisprudence oscille dans un véritable mouvement de balancier.

Sur les propos antisémites ou négationnistes : Chapitre 9, section 3, § 1, B du Manuel


samedi 26 décembre 2020

Le portrait-robot ou les limites du droit à l'information


Dans son arrêt Sellami c. France rendu le 17 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel n'emporte pas violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit à l'information. Une telle décision ne plaira sans doute pas au monde de la presse, toujours enclin à revendiquer une liberté d'expression absolue, et qui avait pourtant trouvé dans la jurisprudence européenne un soutien relativement puissant. Il semble aujourd'hui que celle-ci cherche un nouvel équilibre entre le droit à l'information et les secrets protégés par l'Etat.

Le requérant, journaliste au Parisien, a été condamné par les juges français pour recel de violation du secret professionnel. A la suite de trois viols commis en quelques jours, à Paris et en région parisienne, à la fin décembre 2011, il avait publié un portrait-robot établi par les services de l'identité judiciaire après la première agression. Hélas, ce premier portrait ne correspondait pas du tout à la personne recherchée, et la police avait été inutilement assaillie de nombreux appels de personnes prétendant la reconnaître. Elle avait ensuite été contrainte de publier un appel à témoin sur la base d'une photo représentant le suspect de manière certaine. La publication du portrait-robot erroné avait donc ralenti l'enquête. Bien entendu, il avait été impossible d'identifier l'auteur de la fuite, le journaliste ayant invoqué le secret des sources. 

L'article 321-1 du code pénal définit le recel comme "le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d'intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d'un crime ou d'un délit". Certes, celui qui a transmis le portrait-robot au journaliste n'a pas été identifié, mais les juges français, et notamment la Cour de cassation, ont admis qu'il ne pouvait s'agir que d'une personne travaillant au sein des forces de police, c'est-à-dire nécessairement soumise au secret professionnel. 


Secret professionnel ou secret de l'instruction


Pour le requérant, ces poursuites pour recel de violation du secret professionnel constituent une atteinte au principe de prévisibilité de la loi. Il estime en effet qu'un journaliste ne saurait être poursuivi que pour violation du secret de l'instruction, sur le fondement de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881. Mais le commissaire D., en charge de l'enquête et particulièrement furieux de cette publication, avait pu ainsi se porter partie civile et demander de substantiels dommages et intérêts. 

Comme on pouvait s'y attendre, la CEDH considère que l'existence d'un délit de presse sanctionnant la violation du secret de l'instruction n'a pour effet d'interdire de diligenter des poursuites sur le fondement du recel de violation du secret professionnel. La Cour a d'ailleurs déja considéré, dans sa décision Hacquemand c. France du 30 juin 2009, que le choix de l'article 321-1 du code pénal répond à l'exigence de prévisibilité de la loi. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que le journaliste ne pouvait ignorer que sa source violait le secret professionnel en lui communiquant le portrait-robot ?

En statuant ainsi, la CEDH reconnaît que deux des conditions posées par l'article 10 de la Convention européenne soit remplies : l'ingérence dans la liberté d'expression du journaliste est prévue par la loi et elle répond à but légitime, puisqu'il s'agit d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles. 



Les amours de journaux. Salvatore Adamo, 1968


Le débat d'intérêt général

 

Reste la troisième et plus délicate condition à l'ingérence dans la liberté de presse : sa "nécessité dans une société démocratique". En l'espèce, le requérant estime que son article s'analyse comme une contribution au débat d'intérêt général. On se souvient en effet que la CEDH avait utilisé cette notion purement prétorienne pour faire prévaloir la liberté de l'information sur les secrets protégés. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, elle avait ainsi considéré que "des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire" se rattachaient à un débat d'intérêt général nécessaire dans une société démocratique, la presse jouant précisément un rôle de "chien de garde" de la démocratie .Par la suite, la Cour avait considérablement élargi l'espace de ce débat d'intérêt général, l'appliquant notamment à la révélation de "l'enfant caché" du prince Albert de Monaco. A priori, le fait de rendre compte d'une affaire pénale relève donc du "débat d'intérêt général". 

L'arrêt Sellami s'inscrit toutefois dans une jurisprudence plus restrictive, qui refuse désormais de faire prévaloir la liberté de presse dans deux situations bien précises, qui sont réunies dans la décision. 

 

La déontologie du journaliste

 

La première touche directement à la déontologie du journaliste qui doit vérifier l'exactitude des informations qu'il publie (par exemple : CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France). Dans le cas présent, le portrait-robot réalisé à l'aide d'une description faite par une seule victime, ne correspondait plus, au moment de sa publication, au signalement de l'auteur présumé des faits. Or, le journaliste l'a présenté comme correspondant au signalement du violeur en série, sans vérifier sa fiabilité.


Le sensationnalisme

 

Ceci nous conduit à la seconde situation dans laquelle la Cour écarte la prééminence de la liberté de presse, celle de la recherche exclusive du sensationnalisme. Elle est d'ailleurs liée à l'absence de préoccupation déontologique. Le journaliste cherchait le "scoop". Il s'agissait de satisfaire la curiosité des lecteurs, fût-ce au prix de la rigueur professionnelle.

Dans l'arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, la CEDH était déjà saisie de la manière dont un journal avait rendu compte d'un fait divers. Elle notait alors que "le style de l'article ne laisse aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article". Dans l'affaire Sellami, la Cour se place davantage sur le terrain des choix éditoriaux, notant que la publication du portrait-robot s'accompagne d'une "mise en scène particulière", présentée "dans une colonne spécifique, sur un fond de couleur différente", et titrée : "Il agit comme un prédateur". De toute évidence, la démarche relevait du sensationnalisme.

L'arrêt Sellami illustre ainsi une évolution du droit européen qui tend à se soustraire à une influence américaine devenue très prégnante. Alors que la jurisprudence de la CEDH s'inspirait largement d'une conception absolutiste de la liberté de presse inspirée du Premier Amendement, elle tend aujourd'hui à reprendre son autonomie. Si la liberté de presse est indispensable à la démocratie, elle ne doit pas pour autant prévaloir sur la protection de la justice ou de la vie privée des personnes. La Cour européenne refuse ainsi la confusion entre l'intérêt public et l'intérêt du public, protégeant ainsi in fine la qualité de la presse. 


Sur le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4 § 1, B, c.

dimanche 17 mars 2019

La nomination des juges en Islande, et en France

L'arrêt Guomundur Andr Astradsson c. Islande, rendu le 12 mars 2019 par la Cour européenne des droits de l'homme, sanctionne la procédure de désignation des membres d'une cour d'appel récemment créée dans ce pays. La décision pourrait passer inaperçue, car l'Islande est un petit pays, et l'organisation de ses juridictions n'intéresse sans doute pas beaucoup les commentateurs. Elle devrait au contraire susciter leur intérêt, et même l'inquiétude des autorités françaises.

M. Astradsson a été condamné à dix-sept mois de prison et au retrait définitif de son permis de conduire pour avoir conduit sous l'empire de produits stupéfiants avec un permis suspendu. Cette condamnation a été confirmée par la nouvelle cour d'appel, dont les membres venaient d'être désignés. Pour contester la sanction qui le frappe, le requérant invoque l'irrégularité de la  composition de cette juridiction et l'atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à un tribunal indépendant et impartial. La CEDH lui donne satisfaction, car l'un des juges n'avait pas été désigné selon une procédure conforme à la loi islandaise et au principe d'indépendance et d'impartialité des juges protégé par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.


Les profondeurs du classement




Conformément à la loi créant la nouvelle cour d'appel, les candidats aux 15 postes de juge ouverts pour constituer la juridiction ont été évalués par un comité d'experts, qui a ensuite transmis un classement à la ministre islandaise de la justice. Le juge A.E. , celui qui a ensuite statué sur l'affaire Astradsson, se trouve classé 18è, et son nom ne figure donc pas dans la liste des 15 candidats retenus. La ministre va toutefois proposer au parlement la nomination des 11 premiers candidats, puis celle des candidats respectivement classés 17è, 18è, 23è et 30è dans cette évaluation. En juin 2017, le parlement approuve la proposition du ministre.  La Cour Suprême islandaise, saisie fin 2017 par deux candidats classés entre la 12è et la 15è place et donc finalement évincés, a reconnu l'irrégularité de la procédure. En revanche, en mai 2018, saisie cette fois de la procédure appliquée à M. Astradsson, elle estime que cette irrégularité n'est pas suffisamment substantielle pour justifier son annulation. C'est précisément cette décision que la CEDH considère comme une violation de l'article 6 § 1.

Délibération des experts chargée de désigner les juges de la cour d'appel islandaise
Danse folklorique islandaise 

Le principe de séparation des pouvoirs




La CEDH, et c'est tout l'intérêt de la décision, s'appuie directement sur le principe de séparation des pouvoirs. Le texte organisant le recrutement des juges avait en effet pour finalité de soustraire ce processus de désignation à toute influence de l'Exécutif, la ministre de la justice devant transmettre au parlement la liste établie par la commission d'experts, afin que ces nominations soient ensuite confirmées. Or la ministre s'est arrogée le pouvoir discrétionnaire de modifier le classement. Le parlement, quant à lui, a confirmé les nominations, et donc admis l'atteinte à la séparation des pouvoirs.

Dès 1978, la Commission des droits de l'homme affirmait déjà, dans une décision Zand c. Autriche, que "l'organisation judiciaire dans une société démocratique ne doit pas dépendre du pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif mais être définie par une loi votée par le parlement". Par la suite, la CEDH a réaffirmé ce principe à plusieurs reprises (par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015) rappelant que le fait qu'un tribunal soit composé selon une procédure organisée par la loi est entièrement lié aux principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 6 § 1.

La Cour rappelle, dans sa décision de Grande Chambre Ramos Nunes de Carvalho E SA c. Portugal du 8 novembre 2018, "le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence". De la même manière, elle affirme la nécessité de "protéger l'indépendance du pouvoir judiciaire" (CEDH, 23 juin 2016 Baka c. Hongrie). 


Indépendance et impartialité



En l'espèce, la CEDH observe que la Cour Suprême islandaise a reconnu l'irrégularité de la procédure de désignation des juges, sans pour autant considérer que cette irrégularité pouvait être suffisamment substantielle pour vicier l'ensemble d'une affaire pénale. Dès lors que cette irrégularité s'analyse comme une remise en cause de la séparation des pouvoirs, la CEDH considère au contraire qu'elle est nécessairement substantielle. A ses yeux, les poursuites pénales ont été exercées contre M. Astradsson par une juridiction qui n'est ni indépendante, ni impartiale. 

Elle n'est pas indépendante, car les quatre juges ajoutés par la ministre peuvent être soupçonnés d'avoir et de conserver des liens avec elle. La Cour observe que leurs compétences ont certes été examinées par la commission d'experts, mais qu'elle a été conduite à écarter leur candidature. Autrement dit, aucune autorité indépendante n'a jugé que leurs mérites les appelaient aux fonctions auxquelles ils ont été appelés.
Surtout, la CEDH constate un manquement à l'impartialité objective. La CEDH affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". La Cour d'appel islandaise, composée de juges qui n'avaient pas tous les mêmes garanties de compétences, ne pouvait pas inspirer une confiance totale au justiciable et il convient donc de sanctionner cette situation.

La décision Astradsson conduit évidemment à s'interroger sur la situation française. D'une certaine manière, la situation du parquet a été résolue à l'insatisfaction générale, puisque, depuis son célèbre arrêt Moulin c. France de 2010, la CEDH refuse de considérer ses membres comme des magistrats au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'ils demeurent hiérarchiquement soumis au pouvoir exécutif. Certes, on aurait pu espérer que les autorités françaises allaient tenir compte de cette jurisprudence en supprimant ce lien entre le parquet et l'Exécutif, mais elles ont préféré maintenir les choses en l'état et assumer le fait que la Cour européenne considère le procureur comme un fonctionnaire ordinaire.

Reste à poser la question du Conseil constitutionnel. Celui-ci s'est qualifié lui-même de "haute juridiction" et il a, sur cette auto-qualification, obtenu de pouvoir saisir la Cour européenne pour avis sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits. de l'homme. Or ses membres sont nommés sans que leurs compétences soient évaluées par qui que ce soit, et surtout pas par une commission d'experts indépendants. Au contraire, ils sont nommés en fonction de leur proximité amicale ou politique avec l'autorité de nomination, en tout cas à partir de critères qui n'ont rien à voir avec leurs compétences juridiques. Certains ont même reconnu leur parfaite ignorance dans ce domaine. Dans de telles conditions, on attend avec impatience que la composition du Conseil constitutionnel soit contestée devant la CEDH. Et c'est très possible, car, depuis un arrêt Soto Sanchez c. Espagne du 25 novembre 2003, la CEDH affirme que les dispositions de l'article 6 § 1 s'imposent aux juridictions suprêmes. Tout cela laisse augurer d'amusants contentieux.


Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4 section 1 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.