« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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lundi 15 août 2022

Loi Avia : le retour


Il faut toujours se méfier des lois "portant diverses dispositions", surtout lorsqu'elles sont votées au mois d'août, à un moment où l'opinion est davantage préoccupée par la météo que par l'évolution du droit. Elles sont souvent le vecteur d'atteintes discrètes aux libertés, dont on s'aperçoit trop tard, à la rentrée. 

En l'espèce, la "loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne" impose, dans un article unique, à tous les fournisseurs de services internet de retirer, sur seule demande de l'autorité administrative et dans un délai d'une heure, les contenus à caractère terroriste accessibles en ligne. Dans sa décision du 13 août 2022, le Conseil constitutionnel déclare cette disposition conforme à la Constitution. 

 

La mise en oeuvre d'un règlement européen

 

Sur le fond, il n'est évidemment pas question de contester cette possibilité offerte aux autorités publiques d'ordonner le retrait des contenus à caractère terroriste. Cette disposition se présente d'ailleurs comme la simple mise en oeuvre du règlement de l'Union européenne daté du 29 avril 2021 et relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste. Sans davantage préciser, ce texte européen confie à l'"autorité compétente" de chaque État membre la mission d'ordonner ce retrait. Mais la loi française, elle, traduit "autorité compétente" par "autorité administrative". En l'espèce, l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), sera compétent concrètement pour émettre des injonctions de retrait. Sans mettre en cause la qualité de son travail, force est de constater le caractère administratif de cette décision. 

D'un seul trait de plume, l'autorité judiciaire est tout simplement exclue de la procédure. Rappelons que ce texte est une "fausse" proposition de loi, présentée par des députés Renaissance, mais préparée par le gouvernement. Cette pratique, désormais habituelle, permet de le soustraire à l'avis du Conseil d'État.


Le précédent de la loi Avia


C'est bien dommage, car celui n'aurait pas manqué de rappeler le parcours pour le moins difficile de la célèbre loi Avia. Cette célébrité ne tient pas tant à son contenu qu'au fait qu'elle a été pratiquement intégralement annulée par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 18 juin 2020. A l'époque, il avait déclaré inconstitutionnelle une disposition absolument identique, le non-respect du délai d'une heure par l'hébergeur étant passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et de 250 000 € d'amende.

Pour le Conseil constitutionnel, en juin 2020, le retrait de contenus terroristes était, à l'évidence, une finalité licite. Mais en l'occurrence l'appréciation du caractère illicite des contenus reposait exclusivement sur l'appréciation de la police. En effet l'exigence de l'administration doit immédiatement être satisfaite, ce qui signifie qu'un éventuel recours de la part de l'hébergeur n'est pas suspensif. Le juge n'intervient donc pas immédiatement dans la procédure, et la censure repose sur une simple décision administrative. 

La loi examinée par le Conseil en août 2022 s'analyse ainsi comme un retour des dispositions de la loi Avia, abritées cette fois derrière le paravent européen. La seule différence réside dans la sanction, qui peut atteindre 4 % du chiffre d'affaires de l'entreprise concernée. Sur le fond, on constate que le Conseil constitutionnel se prononce dans un sens résolument contraire à sa décision de 2020. Comment peut-on expliquer un tel revirement, intervenu en deux ans ?

 


 Baby come back. The Equals. 1968

 

L'absence de "principe inhérence à l'identité constitutionnelle de la France"  

 

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il n'est pas question ici d'une quelconque supériorité de la norme européenne sur la Constitution. Le Conseil rappelle en effet que la loi portant transposition d'une directive ou adaptant le droit interne à un règlement européen "résultent d'une exigence constitutionnelle".  Le fondement de ces dispositions législatives se trouve donc dans la Constitution. 

Il invoque ensuite sa célèbre décision QPC du 15 octobre 2021 Société Air France,  dans laquelle il donne en effet un réel contenu juridique à la notion de '"principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France", principe que le législateur doit respecter, y compris lorsqu'il est appelé à mettre en oeuvre le droit de l'Union. Mais en l'espèce, le Conseil note que l'injonction de retrait des contenus terroristes ne viole aucun "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".  

 

L'intervention du juge judiciaire

 

Sans doute aurait-il pu statuer autrement car la séparation des pouvoirs pourrait fort bien être considérée comme un tel principe. Le droit français garantit généralement l'intervention d'un juge judiciaire lorsqu'il s'agit de censurer un contenu. En l'espèce, le Conseil constitutionnel se livre à un raisonnement quelque peu jésuitique. Il fait observer que le juge se prononce, puisqu'il existe un recours possible devant la juridiction administrative, recours facilité par la motivation de l'injonction de retrait et qui intervient dans les 72 heures. L'analyse est tout de même un peu courte. D'une part, ce recours n'intervient qu'a posteriori, une fois que le contenu a été retiré, procédure qui va à l'encontre du régime répressif qui caractérise la liberté d'expression. D'autre part, le Conseil semble considérer, implicitement, que le juge administratif relève du pouvoir judiciaire, affirmation quelque peu aventurée.

La lettre de saisine rédigée par des parlementaires LFI ne permettait guère, cependant, d'envisager la mise en oeuvre de la jurisprudence issue de la loi Avia. On ne saurait trop, à cet égard, leur conseiller de s'entourer des quelques vrais juristes. Ils s'appuient en effet exclusivement sur l'atteinte à la liberté d'expression qu'emporte la disposition litigieuse. Certes, il est incontestable qu'elle s'analyse comme une ingérence dans cette liberté, mais sa proportionnalité à la finalité recherchée ne fait aucun doute. Il y avait bien peu de chances que le Conseil voit une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression dans une disposition dont le seul but était de lutter contre les contenus terroristes. Imagine-t-on un instant que le Conseil constitutionnel puisse invoquer la liberté d'expression au profit des terroristes ?

Ceci d'autant plus que le juge constitutionnel refuse de donner son plein effet à l'article 66 de la Constitution qui dispose que "l'autorité judiciaire, (est) gardienne de la liberté individuelle", faisant de cette protection une norme constitutionnelle. L'intervention du juge judiciaire devrait donc être de droit. Mais sa jurisprudence restrictive, allant contre le texte même de la Constitution, considère que la liberté individuelle se limite au principe de sûreté. Or, on ne voit pas comment il est possible de considérer que la liberté d'expression n'est pas une liberté individuelle. Le Conseil constitutionnel malmène ainsi le texte constitutionnel. 

On pourra aussi penser que le Conseil constitutionnel a changé depuis 2020. Trois nouveaux membres ont été désignés en février 2022, modifiant l'équilibre de l'institution au profit des amis de la majorité présidentielle. Sur ce point, il faut attendre d'autres décisions pour apprécier, de manière un peu plus informée, l'indépendance du Conseil constitutionnel.

 

 



vendredi 8 avril 2022

Libertés : le triste bilan du quinquennat


L'heure est au bilan du quinquennat, et les commentateurs s'intéressent au pouvoir d'achat, à la dette, à la politique étrangère, à l'enseignement et à d'autres sujets, mais très peu aux libertés. Quant au débat électoral, si tant est que la succession de monologues organisée par les médias puisse être qualifiée de débat, il ignore également cette question. Des sujets tels que la laïcité, le pluralisme dans la presse ou la protection des données personnelles ne sont pas évoqués. Le bilan du quinquennat d'Emmanuel Macron en matière de libertés n'est donc pas un sujet de campagne électorale.

Tout au plus peut-on lire quelques articles et interviews, dans une presse plus spécialisée, qui présentent le quinquennat Macron comme une sorte d'état d'urgence permanent, une succession ininterrompue de régimes d'exception. Cette analyse est un peu rapide. L'état d'urgence lié aux attentats terroristes de 2015 a pris fin le 31 octobre 2017, six mois après l'élection d'Emmanuel Macron. L'état d'urgence sanitaire initié avec l'arrivée de la pandémie de Covid a été déclaré deux ans et neuf mois plus tard, en mars 2020. Il a ensuite été interrompu en juillet 2020, pour reprendre en octobre 2020 jusqu'au 1er juin 2021. Plutôt qu'un état d'urgence permanent, il s'agit plutôt de deux périodes distinctes, d'abord quatre mois, puis huit mois, périodes durant lesquelles les mesures prises ne sont pas identiques, avec notamment l'allègement progressif du confinement. In fine, l'état d'urgence sanitaire aura duré, en tout, un peu moins d'un an.


Pérenniser le droit des périodes exceptionnelles


Plus grave, mais moins remarqué, est une tendance du gouvernement à ancrer des mesures qui devaient demeurer exceptionnelles dans le droit positif. En matière de terrorisme, la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a été présentée comme une loi de sortie de l'état d'urgence, un retour au droit commun. En même temps, ce texte intègre au droit commun des dispositifs qui figuraient dans l'état d'urgence. Les préfets peuvent ainsi continuer à prendre des mesures d'assignation à résidence ou de surveillance. De la même manière, la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'urgence sanitaire autorise l'administration à prendre des dispositions qui figuraient déjà dans l'état d'urgence, notamment en matière d'interdiction des libertés de circulation, de réunion, de manifestation ou d'entreprise. La tendance du quinquennat a donc été d'affirmer la fin des différents états d'urgence, mais, en même temps, de pérenniser les mesures administratives qu'ils autorisaient.

 

Liberté, j'écris ton nom. Paul Éluard et Francis Poulenc

Maîtrise et Choeur de Radio-France. Direction Simone Young. 2021

 

 

Les lois du "en même temps"

 

La crise sanitaire a cependant empêché une vision plus globale du quinquennat. Il est évidemment difficile d'en dresser un bilan exhaustif en matière de libertés. On observe d'emblée qu'Emmanuel Macron n'est à l'origine d'aucune grande loi de société, comparable par exemple à la loi sur le mariage des couples de même sexe, promesse du président Hollande, dans le précédent quinquennat. La nouvelle loi bioéthique du 2 août 2021 fait pâle figure. Présentée comme un véritable bond en avant dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation, elle se borne toutefois à ouvrir l'ouvrir aux femmes seules ou en couples. C'est certainement un progrès mais les intéressées avaient depuis longtemps pris le chemin de la Belgique pour pratiquer des inséminations avec donneur. En même temps, les inséminations post mortem sont interdites alors que la jurisprudence avait commencé à évoluer. Il en est de même de l'interdiction de mentionner le parent d'intention dans l'état civil d'un enfant né par GPA, disposition destinée à bloquer la jurisprudence contraire initiée par la Cour de cassation dans  trois décisions du 18 décembre 2019. Le libéralisme est apparent, les mesures attentatoires aux libertés plus discrètes. 

Ces textes du "en même temps" montrent rapidement leurs limites, et certains ont été éreintés par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas de la loi du 22 décembre 2018  sur la manipulation de l'information. A l'origine, il s'agissait de lutter contre les Fake News diffusées sur les réseaux sociaux. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 décembre 2018 réduit considérablement le champ du nouveau référé introduit par le texte, en précisant qu'il ne s'applique qu'aux "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective".  Inutile de dire que ce texte n'a jamais été utilisé, d'autant qu'il ne peut s'appliquer qu'en période électorale. Alors qu'il comporte des dispositions destinées à sanctionner les fausses nouvelles diffusées par des médias étrangers, et les débats parlementaires visaient déjà Russia Today,  il ne s'est donc révélé d'aucune utilité dans l'affaire ukrainienne. 

Parmi les textes éreintés durant le présent quinquennat figurent aussi la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Le Conseil constitutionnel a en effet annulé, dans sa décision du 4 avril 2019, sa principale disposition permettant au préfet de prononcer des interdictions individuelles de manifester. De même, ne reste-t-il pratiquement rien de la célèbre loi Avia du 24 juin 2020 visant à lutter contre les "contenus haineux" sur internet. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 juin n'en a laisser subsister qu'un obscur "observatoire de la haine en ligne" rattaché au Conseil supérieur de l'audiovisuel et donc l'activité semble modeste.

Ce carnage constitutionnel s'explique largement par la légèreté du pouvoir exécutif. Fausses propositions de loi téléguidées par l'Exécutif, ces textes sont défendus par des parlementaires qui ne les ont pas écrits. Elles ne sont pas soumises à étude d'impact, et leur unique objet est d'affirmer une posture politique. Sur ce point, la grande innovation du quinquennat réside peut-être dans l'introduction dans l'ordre juridique de textes qui ne servent à rien.

On pourrait multiplier les exemples, mais sans doute est-il préférable d'essayer de comprendre les mouvements profonds, et souvent souterrains, qui ont marqué le quinquennat Macron.

 

Le goût du secret

 

Le retour du secret est peut-être le mouvement qui a été le moins remarqué, mais qui est aussi le plus profond. Grâce à l'intervention généreuse du Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, le secret professionnel des avocats a été renforcé de manière substantielle avec la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire. L'activité de conseil est désormais protégée, y compris si par hasard elle portait sur l'évasion ou la fraude fiscale. Le secret des affaires a connu aussi une protection accrue et elle a été transposée dans l'ordre juridique par la loi du 30 juillet 2018. Les entreprises peuvent désormais se prémunir efficacement contre une éventuelle action des lanceurs d'alerte. En témoigne le rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des EHPADS du groupe Orpea, qui a été publié caviardé, amputé des dispositions que l'entreprise estime couvertes par le secret.  N'oublions pas la nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle 1300 qui renforce le secret de la défense nationale, mettant nombre d'archives de la période contemporaine à l'abri de l'oeil curieux des historiens.

D'une manière générale, l'ambiance est au secret. Le quinquennat Macron a été marqué par un profond mépris des services à l'égard de toute demande de communication de documents. Les archives des autorités indépendantes ont été retirées des sites internet comme celles des ministères. Les avis de la Commission d'accès aux documents administratifs ne sont plus accessibles, à moins de connaître leur référence exacte. Ils ont d'ailleurs une influence de plus en plus modeste. Alors que les avis favorables à la communication d'un document étaient encore suivis par les administrations à  66,92 % en 2016, ils n'étaient plus suivis qu'à 58, 56 % en 2020.


Le mépris de la Justice

 

Le quinquennat qui s'achève a été marqué par de nombreux incidents entre le pouvoir en place et la Justice. On se souvient qu'en janvier 2020, la première présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, et le procureur général près cette Cour, François Molins, ont dû rappeler dans un communiqué "que l’indépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie". Ce communiqué était une réponse à une intervention du Président de la République devant la communauté française en Israël. A propos de l'assassinat de Sarah Halimi, et alors que la Cour de cassation ne s'était pas encore prononcée sur l'irresponsabilité pénale de son auteur, le Emmanuel Macron déclarait : "Le besoin de procès est là". Peut-être, mais le rôle du Président est d'être garant de l'indépendance de la Justice, pas d'intervenir dans ses délibérations.

Ces ingérences intempestives ont marqué l'ensemble du quinquennat et les efforts pour intimider les magistrats ont été constants. Éric Dupont-Moretti était tout désigné pour remplir cette fonction et le ministre a entrepris de régler les comptes de l'avocat. Le Parquet national financier avait-il osé, en 2014, se faire communiquer les fadettes d'Éric Dupont-Moretti dans une enquête connexe à l'affaire de trafic d'influence mettant en cause Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog ? Son ancienne responsable se trouve aujourd'hui poursuivie pour faute disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature, alors même que deux enquêtes de l'Inspection générale de la Justice ont reconnu qu'elle n'avait commis aucune faute dans la gestion de cette affaire. Un magistrat en poste à Monaco avait-il eu l'outrecuidance de poursuivre un oligarque défendu par Éric Dupont-Moretti ? Le voilà lui aussi devant le Conseil supérieur de la magistrature. 

Les pratiques pour le moins curieuses du Garde des Sceaux ont suscité sa mise en examen pour conflit d'intérêts par la Cour de justice de la République. On se trouve désormais dans une situation dans laquelle des magistrats sont poursuivis par un ministre lui-même mis en examen.

Que sont devenues les libertés publiques durant ce quinquennat ? Elles ont été bafouées allègrement et dans une sorte d'indifférence. Les contestations ont surtout porté sur l'état d'urgence, droit provisoire des temps de tempête. A cet égard, la pandémie a joué un parfait rôle de leurre, car ces mesures provisoires ont été pérennisées dans le droit positif sans susciter beaucoup d'émoi. Et pendant tout le quinquennat, des mesures plus souterraines et plus graves ont été prises au détriment des libertés. On ne peut s'empêcher de se poser la question de l'état des libertés après un second quinquennat de ce type. Il reste deux jours pour y réfléchir.


vendredi 11 décembre 2020

Enseignement au sein de la famille : le projet de loi se dégonfle


Le projet de loi confortant les principes de la République, adopté au conseil des ministres du 9 décembre 2020, est désormais sur le bureau de l'Assemblée nationale. Comme on l'avait déjà remarqué à propos de l'avant-projet, il se présente comme un texte "fourre-tout", comportant des dispositions relativement disparates, s'intéressant à des points de détail et évitant de toucher aux sujets qui fâchent comme la suppression de l'actuel Observatoire de la laïcité.

 

Faire coïncider instruction obligatoire et scolarisation obligatoire

 

Parmi cet ensemble, l'article 21 est actuellement très débattu. Il pose le principe de la scolarisation obligatoire de l’ensemble des enfants aujourd’hui soumis à l’obligation d’instruction, soit les enfants âgés de trois à seize ans. Les parents pourraient toutefois obtenir une dérogation à cette obligation de scolarisation, délivrée par les services de l'Académie, pour des motifs tirés de la situation de l’enfant et définis par la loi. 

On est loin de l'annonce du Président de la République qui, dans son discours du 2 octobre 2020, envisageait la suppression pure et simple de la possibilité d'instruction au sein de la famille, sans autre dérogation que celle justifiée par l'état de santé de l'enfant. Il s'agissait donc de faire coïncider l'instruction obligatoire avec le scolarisation, celle-ci commençant impérativement à l'âge de trois ans. Concrètement, il s'agissait donc de modifier l'article L 131-2 du code de l'éducation ainsi rédigé : "L'instruction obligatoire peut être donnée soit dans les établissements ou écoles publics ou privés, soit dans les familles par les parents".

L'idée semblait raisonnable, et l'étude d'impact mentionne que parmi les enfants instruits par leur famille, certains font l'objet d'un repli sectaire, d'autres suivent un enseignement confessionnel quasi exclusif au détriment des disciplines fondamentales, d'autres enfin sont éduqués dans des écoles de fait. A la rentrée 2020, les services compétents ont ainsi découvert en Seine-Saint-Denis deux établissements illégaux dispensant un enseignement coranique bien éloigné des programmes officiels. 

 

 


Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? Grétry, 1769

Un hypothétique PFLR


Ce repli stratégique s'explique pourtant par la crainte de la réaction du Conseil constitutionnel. Dans son avis, le Conseil d'Etat insiste en effet sur un risque d'inconstitutionnalité, dans l'hypothèse où le Conseil ferait de l'instruction au sein de la famille un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" (PFLR).

Il ne s'agit-là que d'une hypothèse car le Conseil constitutionnel pourrait tout aussi bien pu admettre la conformité à la Constitution de la suppression de l'enseignement dans la famille, en considérant qu'elle est proportionnée à l'objectif du législateur qui est de renforcer le respect des principes républicains. Nous ne le saurons jamais.

Surtout, ce caractère hypothétique est renforcé par le fait que le Conseil n'a jamais statué sur ce point. La liberté de l'enseignement a en effet été consacrée comme une PFLR par la décision du 23 novembre 1977. Mais la jurisprudence qui en est issue ne concerne que l'enseignement privé, dans son existence même avec la décision du 8 juillet 1999, dans son financement avec celle du 13 janvier 1994 et enfin dans son caractère propre avec celle du 18 janvier 1985. Aucune décision ne concerne l'école à la maison.

De manière un peu surprenante, l'avis du Conseil d'Etat enchaîne immédiatement avec l'un de ses propres décisions, rendue cette fois en formation contentieuse, comme si la jurisprudence du Conseil constitutionnel et celle du Conseil d'Etat avaient une portée identique. Est donc cité l'arrêt du 19 juillet 2017 Association Les Enfants d'abord dans lequel le juge administratif affirme que "le principe de la liberté d'enseignement qui figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, implique la possibilité de créer des établissements d'enseignement, y compris hors de tout contrat (...), tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants des méthodes éducatives alternatives (...), y compris l'instruction au sein de la famille". La formule est claire, mais elle émane du Conseil d'Etat, pas du Conseil constitutionnel. 

 

Le Conseil d'Etat avance masqué

 

Il convient de se souvenir des analyses de René Chapus, expliquant qu'un principe énoncé par le Conseil d'Etat, qu'il soit principe général du droit, ou PFLR, a valeur supra-décrétale car il peut fonder l'annulation d'un acte réglementaire, mais aussi infra-législative, car le législateur peut évidemment passer outre. Le Conseil d'Etat n'a pas pour mission de censurer la loi et se doit au contraire de la respecter. Pour contourner la jurisprudence Association Les Enfants d'abord, il suffisait donc de voter une loi. Mais au lieu de faire voter cette loi, le gouvernement recule en modifiant le projet et se soumet à la volonté du Conseil d'Etat qui avance masqué derrière une jurisprudence du Conseil constitutionnel qui n'existe pas. 

Reste à s'interroger au fond. L'instruction de l'enfant au sein de sa famille pourrait-elle être considérée comme un PFLR ? Les craintes du gouvernement seraient-elles fondées ? C'est possible, si l'on considère l'influence qu'exerce le Conseil d'Etat sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C'est moins certain si l'on s'attache aux critères du PFLR, selon la jurisprudence constitutionnelle.

 

Les critères du PFLR

 

Le PFLR trouve d'abord son origine dans une loi de la République, le plus souvent de la IIIe République, époque à laquelle la loi était la norme suprême de l'Etat. En l'espèce, l'instruction au sein de la famille trouve en effet son origine dans l'article 4 de la loi Ferry du 28 mars 1882 qui autorisait l'enseignement dans la famille "par le père de famille lui-même ou par toute personne qu'il aura choisie". Le second critère, tiré du caractère continu de ce principe, est également rempli, l'enseignement par la famille ayant survécu jusqu'à aujourd'hui, malgré de multiples débats sur son éventuelle suppression.

Reste le troisième et dernier critère qui réside dans l'affirmation d'une liberté par le PFLR. Certes, le Conseil d'Etat voit dans l'instruction à domicile un droit des parents, mais le Conseil constitutionnel statuerait-il dans le même sens ? Car le droit à l'instruction est, avant tout, un droit de l'enfant. La Cour européenne des droits de l'homme laisse ainsi aux Etats une large autonomie pour l'organiser, soit en admettant l'instruction au sein de la famille comme au Royame-Uni dans l'arrêt du 6 mars 1984 Famille H., soit en la rejetant et en imposant la scolarisation comme en Allemagne avec la décision du 11 septembre 2006 Konrad. En tout état de cause, au plan européen, l'instruction familiale n'est pas perçue comme une liberté.

En droit français, la situation n'est pas si simple, car s'il s'agit d'une liberté, force est de constater qu'elle est très encadrée. Rappelons que l'enseignement au sein de la famille doit être contrôlé par les services de l'Académie. Si l'enfant n'est pas au niveau requis, ou si est constatée une dérive sectaire, les services de l'Académie peuvent mettre en demeure les parents de rescolariser leur enfant. Et le non respect de cette mise en demeure est une infraction pénale sanctionnée par six mois de prison et 7500 € d'amende.Peut-on encore parler de liberté lorsque l'autorité publique peut en interdire l'exercice par une décision relevant de son pouvoir discrétionnaire ? Considérée sous cet angle, la rédaction actuelle du projet de loi fait perdurer ce principe en soumettant la scolarisation à domicile à un régime d'autorisation.

Certes Georges Morange a montré qu'une liberté pouvait, le cas échéant et pour des nécessités impératives définies par la loi, être organisée selon un régime d'autorisation préalable. Mais force est de constater qu'il n'a jamais érigé un tel régime en PFLR, sans doute parce que, sur un plan théorique, une liberté soumise à autorisation ne repose plus sur le libre arbitre et n'est donc plus tout-à-fait une liberté. 

On en vient à conclure que le gouvernement opère un repli stratégique avant même que la bataille soit engagée. Rien n'interdit de penser que le Conseil constitutionnel aurait tout aussi bien pu admettre la conformité à la Constitution de la suppression de l'enseignement dans la famille, en considérant qu'une telle mesure est proportionnée à l'objectif du législateur qui est de renforcer le respect des principes républicains. Nous ne le saurons jamais. En revanche, nous savons désormais que le gouvernement plie devant la simple menace du Conseil constitutionnel, décidément bien effrayant. Il est vrai que de la loi Avia sur les "discours de haine" instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes, le gouvernement a connu quelques cruelles défaites devant le Conseil. Ces traumatismes ont sans doute suscité une pratique d'autocensure.


Sur la liberté de l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11,  section 1. 


 

jeudi 17 septembre 2020

La loi sur les séparatismes et la liberté d'association


Le contenu du futur projet de loi sur les séparatismes n'est pas encore réellement connu. De ce mot "séparatisme", le président de la République a fait un slogan. En février 2020, dans un discours prononcé à Mulhouse, il a ainsi affirmé : "Notre ennemi est le séparatisme". Puis dans celui du Panthéon, célébrant le 150è anniversaire de la IIIè République, il a évoqué le "patriotisme républicain", ajoutant aussitôt : "La République indivisible n'admet aucune aventure séparatiste". Belles paroles certainement, mais qui ne donnent aucune information, ni sur la définition du séparatisme, ni sur le contenu de la future loi. 

Marlène Schiappa, nouvelle ministre "chargée de la citoyenneté" s'est efforcée d'apporter quelques précisions dans une interview donnée au Parisien du 6 septembre 2020. A ce stade, elle a surtout évoqué la liberté d'association qui, au nom de la lutte contre les séparatisme, pourrait être l'objet de restrictions. Les associations "ennemies de la République" se verraient ainsi privées de toute aide financière publique et celles qui ne respectent pas "les valeurs de la République" pourraient être fermées.

Les juges vont certainement être plongés dans un abime de perplexité quand il vont devoir distinguer les associations "ennemies de la République" et celles qui n'en respectent pas "les valeurs". Une association "ennemie de la République" est-celle celle qui refuse le régime républicain ? Il existe ainsi une multitude de petits mouvements politiques non républicains. Tel est le cas des différentes obédiences des partisans de la restauration monarchique, plus folkloriques que dangereux pour la République. Et on ne voit pas en quoi il serait illicite de se déclarer monarchiste, de la même manière qu'il n'est pas illicite de se déclarer anarchiste révolutionnaire et dernier défenseur de la pensée marxiste léniniste. Quant aux "valeurs" de la République, personne n'en a jamais dressé une liste exhaustive. Et celles auxquelles on songe comme la dignité ou le principe de non-discrimination sont d'abord des normes juridiques dont le non-respect est déjà sanctionné par les juges. Il en est de même du principe de laïcité, qui n'est pas tant une "valeur" qu'une norme constitutionnelle consacrée dans l'article 1er de la Constitution. La considérer comme une "valeur" revient ainsi à l'affaiblir alors que le but de la loi devrait être de la faire respecter.

Si jamais ils parviennent à surmonter cette douloureuse épreuve terminologique, les juges vont aussi devoir se poser la question du caractère redondant de ces réformes.

 

La Charte de la laïcité

 

L'idée est loin d'être nouvelle. Dès 2007, le Premier ministre François Fillon avait signé une circulaire invitant l'ensemble des membres du gouvernement à diffuser une "Charte de laïcité" dans l'ensemble des services, Ce texte, élaboré à l'époque par le Haut conseil à l'intégration, devait même être affiché "de manière visible et accessible dans les lieux qui accueillent du public ». La démarche était claire : il s'agissait d'une simple opération d'affichage.

Par la suite, l'idée d'une Charte plus contraignante a fait son chemin. La Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) a ainsi mis en oeuvre une Charte de la laïcité dans toute la branche famille par une circulaire du 23 septembre 2016. Les associations ne peuvent alors obtenir une aide que si elles ont signé ce document par lequel elles s'engagent notamment à respecter l'égalité entre les hommes et les femmes, le principe de dignité etc. En soi, l'idée n'a rien de choquant, si ce n'est qu'il serait peut-être plus simple et plus dissuasif de poursuivre systématiquement les responsables d'associations coupables des infractions graves que constituent des faits de discrimination ou d'atteinte à la dignité de la personne. 

Les collectivités locales, y compris les conseils régionaux, ont adopté des chartes identiques applicables aux mouvements associatifs actifs dans la collectivité et sollicitant aides et subventions. C'est à ce niveau qu'a été posée pour la première fois la question de la légalité d'une telle mesure. Le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a été saisi de la délibération du conseil municipal d'Aix-en-Provence conditionnant l'octroi de subventions à la signature d'une charte de la laïcité. Les associations devaient afficher dans leurs locaux la Déclaration des droits de l'homme et intégrer dans leurs statuts "les principes et valeurs de la République ainsi que le principe de laïcité qui en découle". Le juge des référés a suspendu cette délibération, non pas parce que la collectivité exigeait le respect de la laïcité, mais parce qu'elle imposait aux associations une modification de leurs statuts. Or la liberté d'association implique la liberté de s'organiser et de définir ses statuts, dès lors qu'ils ne contreviennent pas aux lois en vigueur, principe affirmé notamment par la Cour européenne des droits de l'homme dans son arrêt Lovric c. Croatie du 4 avril 2017.

Quoi qu'il en soit, l'efficacité d'une telle procédure semble bien difficile à évaluer. On ne trouve pas d'exemple dans la jurisprudence de recours effectués par des associations qui se seraient vu refuser une subvention au motif qu'elles n'auraient pas signé la charte. S'agirait-il d'une mesure cosmétique visant davantage les électeurs de la commune que les associations ? En tout cas, cette réforme ne permet en rien de sanctionner une association qui écarte le principe de laïcité, dès lors qu'elle ne demande pas de subvention. Le problème des groupements affichant une finalité sociale pour mieux pratiquer le prosélytisme religieux ne risque donc pas d'être résolu.


Étude "La Séparation". Glinka

Alexandre Sokolov, piano


La fermeture des associations

 

La seconde réforme mentionnée par Marlène Schiappa dans Le Parisien est bien plus surprenante. Elle consiste à fermer une association qui diffuserait une parole contraire aux "valeurs de la République". La ministre ignorerait-elle l'existence même de la grande décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971, celle-là même par laquelle il s'est approprié le contrôle de constitutionnalité ? En faisant de la liberté d'association un principe fondamental reconnu par les lois de la République et en l'érigeant ainsi au niveau constitutionnel, le Conseil la protégeait contre d'éventuelles atteintes de l'Exécutif. C'est ainsi qu'un préfet ne saurait refuser le récépissé de déclaration d'une association. Dans l'hypothèse où son objet est illicite, il doit alors saisir le juge pour demander la dissolution judiciaire du groupement. 

En proposant, non sans naïveté, une fermeture des associations par l'Exécutif, la future loi sur les séparatisme prendrait évidemment le risque énorme d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Il est vrai que les travaux parlementaires récents nous ont habitué à ce type d'errement, qu'il s'agisse de la loi Avia sur les discours de haine, ou des mesures de sûreté prises à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes par la loi du 10 août 2020. Ces deux textes grossièrement inconstitutionnels ont été annulés, presque dans leur totalité, par le Conseil. Si le gouvernement ne se livre pas, pour une fois, à une véritable analyse juridique, la loi sur les séparatismes pourrait connaître un sort identique.

Serait-ce volontaire ? Certains pensent que la loi sur les séparatismes n'a pas d'autre but que d'affirmer le principe de laïcité à des fins électorale.  Il est vrai que la politique menée depuis plusieurs années s'oriente vers un sécularisme à l'américaine visant à protéger la liberté religieuse contre les ingérences de l'Etat, alors même que le principe de laïcité a précisément l'objet contraire de protéger l'Etat contre les ingérences des religions. Dans ce cas, peu importe une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité. Le gouvernement pourra dire qu'il a fait ce qu'il a pu, et que si les choses restent en l'état, c'est bien la faute du Conseil constitutionnel. D'autres pensent plus simplement que les projets de loi sont aujourd'hui rédigés par des spécialistes de la communication, parfois par des cabinets privés, quelquefois par des ONG, mais jamais par des juristes. Au moins, ces derniers ont la consolation de rire un peu, moment de gaîté qui n'a rien de négligeable.


Sur la liberté d'association  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1 B


mardi 11 août 2020

Le Conseil constitutionnel, fossoyeur des mesures de sûreté

Après la loi Avia sur les contenus haineux sur internet, c'est au tour de la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine d'être vidée de son contenu par le Conseil constitutionnel. Après sa décision intervenue le 7 août 2020, la loi du 10 août 2020 a été publiée le 11, amputée de trois articles sur quatre. L'unique survivant de ce naufrage porte sur le suivi socio-judiciaire de ces personnes, disposition qui ne modifie pas sensiblement le droit positif.

Le désastre était pourtant annoncé, notamment par l'avis du Conseil d'Etat du 11 juin 2020. Le Président de l'Assemblée nationale avait lui-même des doutes, comme en témoigne le fait qu'il avait saisi le Conseil constitutionnel d'un texte porté par la présidente de la Commission des lois Yael Braun-Pivet (LaRem) et votée par la majorité LaRem. 

Sur le fond, la décision est brève car le Conseil se fonde sur un motif unique, qui permet de déclarer inconstitutionnel la quasi-totalité du texte. 

Rappelons qu'il s'agissait d'ajouter au code de procédure pénale une disposition prévoyant que lorsqu'une personne était condamnée à une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits liés au terrorisme, ou à trois ans dans le cas d'une récidive légale, la juridiction de la rétention de sûreté pouvait, sur réquisitions du procureur de la République, ordonner une mesure de sureté à la fin de l'exécution de la peine. Encore fallait-il que la personne condamnée "présente une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme". Une ou plusieurs mesures pouvaient alors être prises, telles que le placement sous surveillance électronique, l'obligation de pointage régulièrement auprès des autorités de police, l'obligation de résidence dans un lieu déterminé, l'interdiction de se livrer à certaines activités ou de fréquenter certains lieux, voire le respect d'une prise en charge éducative ou psychologique "destinées à permettre la réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté".

 

Peine et mesure de sûreté


Le Conseil commence par affirmer que ces mesures ne sauraient s'analyser ni comme une peine ni comme une sanction, mais qu'elles relèvent de la catégorie des mesures de sûreté. L'objet n'est pas de punir l'auteur de l'infraction, qui a déjà purgé sa peine, mais de prémunir la société contre la dangerosité de certains individus à travers une diversité de mesures qui ont pour point commun d'être privatives ou restrictives de liberté. Ces mesures de sûreté sont déjà bien connues du droit positif, avec notamment la rétention de sûreté qui vise à prévenir la récidive dans le cas de crimes graves, l'assignation à résidence sous état d'urgence, ou l'hospitalisation psychiatrique sans le consentement de la personne. Le Conseil constitutionnel admet, dans sa décision du 21 février 2008, qu'elles participent à l’objectif constitutionnel de « prévention des atteintes à l'ordre public, nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle ». 

Si les mesures de sûreté ne sont pas de même nature que les peines pénales, les régimes juridiques tendent toutefois à se rapprocher. La gravité même de la rétention de sûreté a ainsi conduit le Conseil, dans cette même décision de février 2008, à affirmer que cette mesure ne saurait être appliquée aux personnes déjà condamnées. Ce principe de non-rétroactivité vidait largement la loi de son contenu effectif, puisqu'elle ne pouvait pas être utilisée pour empêcher la sortie de détenus déjà lourdement condamnés. De même, certaines mesures de sûreté sont, en fait, prononcées par le juge pénal comme peines complémentaires, voire dans le cadre de l'application des peines.

 

 Complainte du Conseil constitutionnel

Le fossoyeur. Georges Brassens. Archives INA. 16 mars 1969

 

"Une rigueur non nécessaire"

 

Ce rapprochement entre les deux régimes juridiques s'étend à leur contrôle. Toute mesure qui porte atteinte à la liberté individuelle, peine ou mesure de sûreté, doit en effet "respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire", principe déjà affirmé dans la décision de 2008. Et c'est précisément sur ce point que le Conseil constitutionnel fonde sa censure.

Il s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garantie. Or les mesures de sûreté envisagées par la loi portent atteinte à bon nombre de libertés, parmi lesquelles la liberté d'aller et venir, le respect de la vie privé, la liberté individuelle dont l'article 66 confie la garantie au juge judiciaire. Le Conseil s'assure donc que ces libertés ne sont pas entravées par une rigueur "excessive".

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 7 août 2020, énumère précisément tout ce qui lui semble excessif dans la loi qu'il contrôle. Il affirme d'abord que les mesures envisagées portent atteinte à bon nombre de libertés fondamentales. La durée de ces mesures en accroît la rigueur, puisqu'elles peuvent être prolongées pendant une dizaine d'années, sans d'ailleurs qu'il soit nécessaire de démontrer des éléments nouveaux de dangerosité. Enfin, elles sont prononcées, non pas au regard de la peine prononcée mais au regard de la peine encourue, la conséquence étant que les mesures de sûreté pouvaient être identiques pour une personne condamnée à une lourde peine de prison ferme et pour une personne condamnée avec sursis. De tous ces éléments, le Conseil déduit que les mesures de sûreté envisagées entravent les libertés avec une rigueur excessive.

C'était exactement la crainte du Conseil d'Etat qui, dans son avis, affirmait : "Il subsiste des interrogations sur le caractère nécessaire et adapté du dispositif tel qu’il est proposé. Il est en effet difficile de répondre avec certitude à la question de savoir si le texte, dans l’état dans lequel il est soumis à l’examen du Conseil d’Etat, opère (...) une conciliation équilibrée entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire". Lorsque le Conseil d'Etat affirme qu'il "subsiste des doutes", c'est bien qu'en réalité, il n'a aucun doute sur l'inconstitutionnalité, la formule couvrant l'hypothèse peu probable d'un revirement jurisprudentiel.

Le Conseil constitutionnel reprend exactement cette analyse, en s'efforçant toutefois de ne pas trop accabler les auteurs de la loi. Il écarte en effet la critique du Conseil d'Etat qui émettait des doutes sur l'utilité de l'ensemble du dispositif, alors qu'une bonne quinzaine de lois ont précisément pour unique objet de prévenir les actes de terrorisme, y compris par le suivi des personnes condamnées. Il est tout de même plus élégant de sanctionner la loi pour les mesures qu'elle met en oeuvre que pour son principe même.

Comme pour la loi Avia, on est évidemment conduit à s'interroger sur les causes de l'aveuglement ou l'entêtement des parlementaires qui ont voté un texte qu'ils savaient être porteur d'un gros risque juridique. Doit-on parler d'ignorance ? De légèreté ? D'une immense fatuité qui conduit à écarter avec mépris les signaux d'alerte ? A moins qu'il ne s'agisse d'une opération particulièrement perverse de communication. On donne alors quelques satisfactions rhétoriques aux alliés de droite en votant un texte qui leur donne satisfaction. S'il est finalement déclaré inconstitutionnel, ce n'est pas la faute de la majorité LaRem, c'est celle du Conseil. Ce serait sans doute la pire des explications, car nous serions alors confrontés à une instrumentalisation parfaitement cynique du contrôle de constitutionnalité, voire de la Constitution elle-même.

 

lundi 22 juin 2020

La loi Avia, un désastre annoncé

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 18 juin n'est certainement pas une surprise. En censurant une large partie de la loi Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, le Conseil constitutionnel n'a fait qu'appliquer l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». En d'autres termes, ceux initiés il y a bien longtemps par Georges Morange, la liberté d'expression relève du régime répressif : chacun est libre de s'exprimer, sauf à rendre compte d'une éventuelle infraction a posteriori devant le juge pénal. En tout état de cause, la censure préventive, sans intervention d'un juge, n'est pas conforme à la Constitution.


Etat de droit et procédure législative



Le plus triste est sans doute qu'il soit nécessaire de rappeler ce principe dans un Etat de droit. Or la catastrophe pouvait sans doute être évitée. Rappelons qu'il s'agissait d'une proposition de loi en principe portée par Laetitia Avia, mais ce texte n'aurait jamais vu le jour s'il n'avait bénéficié d'un fort soutien du gouvernement et du Président de la République. Le choix d'une proposition de loi permettait surtout d'éviter l'étude d'impact, qui aurait peut-être permis de mettre en lumière les problèmes juridiques posés par le texte. Le débat, quant à lui, a été précipité, le gouvernement ayant imposé la procédure accélérée, le texte ne faisant l'objet que d'une seule lecture dans chaque assemblée, et les amendement écartés sans réel débat.

Enfin, il faut reconnaître que l'avis du Conseil d'Etat était particulièrement complaisant à l'égard du texte, se bornant à constater que la lutte contre les contenus haineux sur internet serait sans doute plus efficace si elle trouvait son fondement juridique dans le droit européen. A part cela, il ne voyait rien de choquant dans le projet. Sans doute ne l'avait-il pas bien lu, contrairement à la Commission européenne qui, elle, a fait savoir que le texte violait plusieurs dispositions de la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques de la société de l'information et notamment au commerce électronique. Mais l'avertissement a été souverainement ignoré.

La loi a finalement été votée à l'Assemblée par une écrasante majorité de 434 voix, avec seulement 33 voix contre et 69 abstentions. Il ne s'est pas trouvé soixante députés pour saisir le Conseil, les intéressés imaginant sans doute que leurs électeurs les accuseraient d'être favorables aux discours de haine. Heureusement, le Sénat a témoigné d'une opposition d'autant plus résolue qu'il n'avait obtenu aucune concession lors de la commission mixte paritaire, et soixante sénateurs n'ont donc pas hésité à saisir le Conseil.


"Abus de la liberté" et contrôle de proportionnalité



Le Conseil constitutionnel rappelle que la liberté d'expression, comme d'ailleurs toutes les libertés sauf la liberté de penser, s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Le législateur peut certes voter des dispositions destinées "faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication", mais seulement dans la mesure où ces "abus" portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers. Pour la première fois, le Conseil précise que ces "abus de la liberté d'expression" se réduisent à la diffusion d'images pédopornographiques et à la provocation à des actes de terrorisme ou à l'apologie de tels actes. Dans cette définition extrêmement étroite ne saurait rentrer la simple référence à un "discours de haine" dont la loi Avia ne donne aucune définition juridique.

Le Conseil exerce donc un contrôle de proportionnalité. Selon une formule qui figure déjà dans la décision du 8 septembre 2017 : "La liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s'ensuit que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi". On pourrait évidemment s'interroger sur le sens de cette formulation, et ce que signifie une procédure "adaptée" à son objectif. Sans doute le Conseil renvoie-t-il au principe déjà affirmé, selon lequel une mesure restreignant une liberté doit être a priori susceptible de permettre ou de faciliter la réalisation du but recherché par le législateur.

Exerçant ce contrôle de proportionnalité, le Conseil censure deux dispositions essentielles de la loi.


Le retrait dans l'heure


Il déclare d'abord non conformes à la Constitution les dispositions du paragraphe I de l'article 1er permettant à l'autorité de police de demander aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès internet de retirer certains contenus à caractère terroriste ou pédopornographique dans un délai d'une heure après la demande. Le non-respect de ce délai était passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et de 250 000 € d'amende.

La cessation de tels abus constitue, à l'évidence, une finalité licite. Mais en l'occurrence l'appréciation du caractère illicite des contenus repose exclusivement sur l'appréciation de la police. En effet l'exigence de l'administration doit immédiatement être satisfaite, ce qui signifie qu'un éventuel recours de la part de l'hébergeur n'est pas suspensif. Le juge n'intervient donc pas immédiatement dans la procédure, et la censure repose donc sur une simple décision administrative. Dans sa "porte étroite", La Quadrature du Net fait d'ailleurs observer que les hébergeurs et fournisseurs d'accès n'emploient pas nécessairement des webmasters disponibles 24 h sur 24, sept jours sur sept, pour répondre aux éventuelles demandes de retrait dans l'heure.


Le retrait dans les 24 heures



Le Conseil censure également le paragraphe II de ce même article 1er, imposant cette fois aux hébergeurs et fournisseurs d'accès de retirer ou de rendre inaccessibles, dans un délai de 24 heures, les contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel, ou répondant à une qualification pénale dont la liste est fort longue (discrimination, contestation de crime contre l'humanité, incitation ou apologie de crimes, injure, harcèlement, etc).

L'absence d'intervention préalable d'un juge est sanctionnée, dans les mêmes termes que pour le paragraphe I, mais le Conseil se montre cette fois encore plus sévère. Il mentionne en effet les "difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti". Sans être formellement mentionné, le principe de légalité des délits et des peines est directement en cause. La notion de "contenu haineux" est dépourvue de sens juridique, car le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments. Quant à la liste des infractions, elle est fort longue et donne lieu à des jurisprudences souvent subtiles. Il est donc matériellement impossible que les opérateurs puissent déterminer en 24 heures si le contenu dont le retrait est demandé est licite ou illicite. Or cette fois, la demande peut émaner, non pas des autorités de police, mais de n'importe quelle personne qui s'estime victime d'un discours de haine, à la seule condition qu'elle fasse connaître son identité.

Cette fois, la censure est donc initiée par une personne privée, l'internaute, et exercée par une autre personne privée, l'hébergeur ou le fournisseur d'accès. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont chargés de constater l'existence d'une infraction pénale et d'en tirer les conséquences. Dès lors que le délai de 24 heures est beaucoup trop court pour s'assurer du caractère licite ou illicite d'un contenu, le Conseil observe que de telles dispositions "ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites". On arrivait ainsi à un régime de censure exercé par n'importe qui. Et il appartenait à la malheureuse victime de la censure de contester ensuite la mesure dont elle était victime. Mais le mal était fait, car son propos avait déjà disparu du net.

"Retravailler le dispositif"


De ces deux annulations en découlent d'autres, par une sorte d'effet domino. Les dispositions qui mettaient en oeuvre cette procédure de retrait, six articles en tout, sont donc annulées car devenues inutiles. Et la loi Avia s'effondre comme un château de cartes. Il n'en subsiste que deux éléments, d'une part la création d’un parquet spécialisé dans la répression de la haine en ligne, d'autre part celle d'un Observatoire de la haine en ligne placé auprès du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Autant dire rien.

Après une telle défaite, il est clair que les propos de Laetitia Avia et de Nicole Belloubet qui annoncent en choeur vouloir "retravailler le dispositif" relèvent de la pure rhétorique. La loi Avia tombera bientôt dans un oubli mérité, et ne sera plus citée que dans les facultés de droit comme un magnifique exemple de crétinisme juridique. Pourtant la question essentielle n'est pas celle de la loi, mais celle de son adoption. Comment un texte bafouant les principes les plus élémentaires du droit pénal peut-il être voté par les députés à une écrasante majorité, avec la bénédiction du Conseil d'Etat et le soutien sans faille du gouvernement ? Ceux qui sont attachés à l'Etat de droit vont devoir chercher des réponses à cette question.




jeudi 28 novembre 2019

La proposition Avia sur la "cyberhaine" torpillée par la Commission européenne

La proposition de loi défendue par Laetitia Avia visant à "lutter contre les contenus haineux sur internet" fait aujourd'hui l'objet d'une critique extrêmement rude de la Commission européenne qui estime que le texte n'est pas conforme au droit de l'Union, critique relayée par le site Next INpact.

Ce texte offre à chacun la possibilité de dénoncer un "contenu haineux" sur internet et d'exiger son retrait ou son déréférencement dans les 24 heures. Il devrait être débattu au Sénat le 17 décembre 2019, après avoir été adopté par l'Assemblée nationale le 9 juillet 2019. Rappelons qu'il a fait l'objet d'une procédure accélérée et que le vote du Sénat devrait donc permettre son entrée en vigueur. Rappelons aussi, et c'est important, qu'il s'agit d'une proposition de loi, même si elle téléguidée par l'Exécutif, et qu'elle est ainsi dispensée d'étude d'impact. 

Précisément, une étude d'impact n'aurait pas été inutile, et, faute d'avoir donné lieu à une analyse sérieuse, la proposition de loi se heurte aujourd'hui à un obstacle de taille révélé par le site Next INpact. La directive européenne du 9 septembre 2015 impose en effet une procédure de notification à la Commission de tout texte relatif à la société de l'information. Il appartient ensuite à la Commission d'informer l'Etat concerné si elle considère que certaines dispositions ne sont pas conformes au droit de l'Union européenne. En l'espèce, la proposition Avia a été notifiée par les autorités françaises après le vote de l'Assemblée, le 21 août 2019 et la réponse de la Commission est accablante. Le texte est en effet présenté comme largement incompatible avec le droit européen.

La Commission commence par rappeler que la proposition modifie la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, loi qui elle-même transposait la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques de la société de l'information et notamment au commerce électronique. Dans la mesure où les dispositions de la proposition de loi relèvent du champ d'application de la directive sur le commerce électronique, elle est donc considérée comme mettant en oeuvre le droit de l'Union, et notamment la Charte européenne des droits fondamentaux.

Or précisément, la Commission estime que la proposition est incompatible avec trois articles de la directive sur le commerce électronique. 


Atteinte à la libre circulation de l'information 



Son article 3 § 1 et 2 tout d'abord, reprend le principe traditionnel "du pays d'origine" qui s'applique au fonctionnement du marché intérieur. Il précise que les prestataires de services établis sur le territoire d'un Etat membre doivent respecter la législation en vigueur. En même temps, le droit de cet Etat ne saurait restreindre leur libre circulation. Or la proposition Avia impose aux plate-formes en ligne, y compris celles établies dans d'autres Etats membres, toute une série d'obligations : obligation de nommer un représentant légal sur le territoire français, nécessité de mettre un place un formulaire de notification dans la langue de l'utilisateur, obligation de prendre des dispositions techniques pour empêcher la rediffusion de "contenus haineux", obligation de se conformer aux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). 

Pour la Commission, ces contraintes entrainent des restrictions à la libre prestation de services de la société de l'information depuis un autre Etat membre. Le fait que les autorités françaises déclarent que ces obligations ne concerneront que les entreprises atteignant un certain seuil de connexions depuis le territoire français ne change rien à l'affaire. 

Certes, le § 4 de ce même article 3 autorise les Etats membres à restreindre la libre circulation pour empêcher les "atteinte à la dignité de la personne", mais il précise que cette restriction doit être proportionnée à l'objectif poursuivi. Or, la proposition Avia concerne potentiellement toutes les plateformes en ligne, sans distinguer entre celles qui présentent un risque particulier pour la dignité de la personne et celles qui ne présentent aucun risque. Sur ce point, la Commission s'étonne implicitement de l'absence d'étude d'impact, et constate que les autorités françaises ne se sont jamais posé la question de savoir si la lutte contre les "contenus haineux" ne pouvait pas être engagée par d'autres moyens, moins attentatoires à la libre circulation de l'information.


 La proposition Avia évaluée par la Commission européenne


Les contraintes liées à la notification



Surtout, la proposition de loi réduit considérablement les exigences nécessaires à l'envoi d'une notification aux plateformes. Il ne serait plus nécessaire d'identifier l'emplacement du "contenu haineux", obligeant ainsi l'entreprise concernée à parcourir tous ses contenus pour retrouver celui qui est illicite, le tout dans un délai inférieur à 24 heures. Il ne serait plus nécessaire non plus de préciser les dispositions prétendument enfreintes, discrimination, négationnisme, apologie du terrorisme etc. C'est donc à la plateforme de s'assurer du caractère illicite du contenu.

Or l'article 14 de la directive commerce électronique prévoit une exclusion de responsabilité des fournisseurs de service, s'ils agissent promptement pour retirer ou rendre inaccessible les contenus illicites. La Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision de juillet 2011 L'Oréal c. EBay, estime que leur responsabilité ne peut être engagée si la notification est insuffisamment précise et étayée. En l'espèce, la proposition français s'exonère de la jurisprudence européenne en autorisant une notification imprécise, sans doute parce que ses rédacteurs ignoraient tout de cette jurisprudence.


La liberté d'expression



Cette impression ne peut qu'être renforcée par le choix d'un délai unique de 24 heures pour retirer les "contenus haineux", alors même que ce même article 14 de la directive impose une obligation d'agir "promptement". Pour la Commission, cette rigidité risque d'avoir des conséquences "néfastes". Elle risque de conduire à une suppression excessive de contenus, parce qu'il est plus simple de les supprimer que d'apprécier leur caractère réellement illicite, surtout lorsque la notification est imprécise. Cette fois c'est la liberté d'expression qui est en cause, le contrôle du CSA n'intervenant qu'a posteriori.

Elle est également au coeur de l'article 2 § 5 bis de la proposition Avia, qui impose au plateformes en ligne de mettre en oeuvre des moyens pour empêcher la rediffusion de tout contenu supprimé ou déréférencé. Or l'article 15 § 1 de la directive européenne interdit aux Etats membres d'imposer aux prestataires de services sur internet une obligation générale de surveillance des informations qu'ils transmettent ou stockent. Certes, cette fois les autorités françaises invoquaient une jurisprudence de la CJUE, l'arrêt Facebook c. Irlande du 3 octobre 2019. Mais précisément, cette décision concerne l'obligation d'empêcher la rediffusion d'un contenu diffamatoire jugé illicite par un tribunal. Elle n'impose, en aucun cas, une obligation générale de surveillance des contenus. 

S'il est possible de surveiller des contenus faciles à identifier, par exemple les images pédopornographiques, il est moins aisé de surveiller en permanence des contenus dont l'illicéité s'apprécie au regard de leur contexte, par exemple en comparant les images et le texte. Peu désireuses d'investir dans des systèmes complexes d'intelligence artificielle, les plateformes pourraient être tentées de "ratisser large" en utilisant des systèmes simples de reconnaissance, notamment par mots-clés, ce qui conduirait à effacer des contenus illicites, mais aussi de nombreux contenus licites. Aux yeux de la Commission, l'existence d'un tel risque emporte une atteinte trop élevée à la liberté d'expression sur internet.
La Commission se place ainsi au coeur du problème. Elle ne critique pas la proposition pour des erreurs de procédure mais bel et bien pour la menace qu'elle fait courir aux libertés. Surtout, elle dénonce l'absence d'articulation de cette proposition avec les initiatives européennes dans ce domaine. C'est ainsi que la proposition Avia devrait s'appliquer au plateformes de partage de vidéos, mais n'est pas présentée comme une transposition de la directive SMA (services de médias audiovisuels) du 14 novembre 2018. Or ce texte européen, qui devrait être transposé avant septembre 2020 impose, lui aussi, des mécanismes de signalement de contenus illicites. Dans le cas spécifique des contenus vidéos, il fait donc double emploi avec la loi Avia sans qu'aucune articulation entre les deux textes soit prévue. 

Des constatations analogues pourraient être faites  à propos de la proposition de règlement sur la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne qui devrait être rapidement adoptée. Là encore des procédures de notification sont prévues ainsi que des obligations de suppression de contenu. Or, une fois que ce règlement sera en vigueur, les autorités françaises, comme celles des autres Etats membres, n'auront plus la possibilité de réglementer les questions relevant de son champ d'application. Quel est alors l'intérêt de voter une loi qui se heurte directement à un texte européen dont l'adoption est imminente ? 

L'impression générale, et l'on ne doute pas que ce fut aussi celle de la Commission, est donc celle d'une proposition "hors sol", rédigée à la hâte par des juristes amateurs, ignorant tout du contexte européen d'un ensemble normatif relevant pourtant du droit de l'Union. Il est probable que la Commission a dû être agacée par cette situation, comme elle a dû être agacée par la maladroite tentative de lui forcer la main en lui transmettant le texte extrêmement tardivement, après son vote par l'Assemblée nationale. Devant la fermeté de sa réponse, les autorités françaises peuvent essayer de rendre le texte conforme au droit européen par des amendements déposés devant le Sénat. Elles peuvent aussi laisser la majorité sénatoriale le saborder joyeusement, et ne rien faire, le laisser tomber dans les oubliettes du Palais du Luxembourg. C'est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette intempestive proposition de loi.

Sur les "discours de haine" : Chapitre 9 Section 3 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet

mercredi 10 juillet 2019

La haine sur internet, ou la police exercée par les GAFA

La proposition de loi Avia visant à "lutter contre la haine sur internet" a été votée par l'Assemblée nationale à une importante majorité (434 voix pour, 33 contre et 69 abstentions). Elle sera ensuite examinée par le Sénat, mais il convient de rappeler que le texte fait l'objet d'une procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y a qu'une seule lecture dans chaque assemblée. Les débats parlementaires, comme d'ailleurs le titre de la loi, ont insisté davantage sur le but de ce texte que sur les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Qui oserait s'opposer à une démarche visant à supprimer la haine sur internet ?  

Cedric O, secrétaire d'Etat au numérique a ainsi répondu à un parlementaire : " Nous avons une obligation de résultat, car être capable de protéger les Français, en ligne comme hors ligne, c'est la mission première de l'Etat". Là encore, on ne peut qu'être d'accord, si ce n'est que le texte ne pose pas tant problème par l'objet qu'il poursuit que par l'incertitude des notions employées et les moyens mis en oeuvre. La "mission première de l'Etat" se traduit en effet par un surprenant désengagement de l'Etat.


L'inutile "haine"



Le débat parlementaire montre que personne ne s'est interrogé sur la notion de "haine", comme si son utilisation tombait sous le sens. Or, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments. Et la frontière n'est pas toujours évidente à déterminer. Imaginons, par exemple, qu'un internaute tienne des propos virulents contre une religion, disant le plus grand mal de Jésus ou du Prophète. Ses propos seront-ils considérés comme "haineux" ? La "haine" pourrait alors masquer un retour pur et simple du blasphème. Mais personne ne s'en est préoccupé lors des débats.

Il est vrai que la "haine" est à la mode, car directement importée des Etats Unis. Le droit américain évoque volontiers les « discours de haine » ou les « crimes de haine ». Le droit européen se montre, en revanche réticent, et préfère le concept traditionnel de discrimination. La Cour européenne des droits de l’homme la définit comme une atteinte au principe d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition a été rappelée dans l’arrêt Salluti c. Italie du 7 mars 2019. Le rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia et deux de ses collègues évoquait « la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Voilà que cette même Laetitia Avia transforme ensuite la non-discrimination en haine, sans justification particulière et sans que personne s'en inquiète.

Faute de pouvoir définir la "haine", la proposition de loi énumère des comportements considérés comme "haineux". L'article 1er mentionne ainsi la provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes, l'atteinte à la dignité de la personne humaine, l'incitation à la haine, à la violence, la discrimination ou l'injure envers une personne ou un groupe de personnes en raison "de l'origine, d'une prétendue race, de la religion, de l'ethnie, de la nation, du sexe, de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre ou du handicap (...)". Cet inventaire est censé définir le contenu de la notion de "haine" et force est de constater que tous ces comportements sont déjà illicites et susceptibles d'être poursuivis devant le juge pénal. 

 Odio Solo, Odio Atroce, I due Foscari, Verdi.
Jose Carreras

 

Le juge écarté



Mais précisément, le juge est écarté, considéré comme trop lent pour pouvoir apprécier des propos viraux qui se répandent sur les réseaux sociaux en quelques minutes. N'est-t-il pas préférable de confier l'exercice de la censure aux opérateurs de plate-forme en ligne ? Les éléments de langage actuellement utilisés indiquent une volonté de "responsabiliser" les opérateurs, mais il ne s'agit pas d'engager leur responsabilité, il s'agit de les obliger à retirer, dans les 24 heures, un contenu qui aura été dénoncé comme haineux. Autrement dit, à partir de cette dénonciation, ils doivent décider très rapidement si le propos est effectivement haineux et ils sont compétents pour le supprimer. Inutile de dire que ce délai de 24 heures n'empêchera pas, entre-temps, la diffusion virale des propos discriminatoires. Inutile aussi de rappeler qu'un juge des référés peut aussi intervenir en 24 heures, avec des garanties bien plus grandes.

On ne sait pas exactement quels seront les acteurs concernés par cette obligation.  A l'origine, la proposition de loi ne visait que les plus importants, moteurs de recherches et réseaux sociaux. Il était prévu qu'un décret définirait ensuite un seuil en nombre de connexions, au-delà duquel cette contrainte serait applicable, l'idée étant de soustraire les petits opérateurs qui ont une diffusion moins importante. Mais les députés ont craint que des grandes plates-formes se déconcentrent, dans le seul but d'échapper à la loi. Ils ont donc voté un amendement donnant au pouvoir réglementaire la compétence pour définir plusieurs seuils, nationaux et territoriaux, destinés à empêcher certains opérateurs de passer à travers les mailles du filet. C'est donc finalement le gouvernement qui définira, avec une grande liberté, le champ d'application de la loi.

Le CSA



In fine, cette procédure se déroulera tout de même sous le contrôle du juge. Sans doute, mais pas tout de suite. La régulation du système est, étrangement, confiée au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Celui-ci peut prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires de l’entreprise qui a refusé de retirer un contenu ou qui ne l'a pas fait avec suffisamment de célérité. Convenons que c'est un choix étrange : la CNIL, qui a montré toute sa pugnacité dans le contentieux Google, se voit écartée au profit du  CSA qui n'est jamais intervenu dans ce domaine. A moins que la protection des données, finalité de l'action de la CNIL, soit considérée comme un handicap culturel dans la lutte contre les discours de haine ? 

Un amendement a même été adopté, conférant au CSA, une compétence générale pour inciter les opérateurs à mettre en oeuvre des "outils de coopération dans la lutte contre les contenus à caractère haineux". L'exposé des motifs est clair : il s'agit de permettre le signalement entre les plates-formes des contenus haineux, pour que ce qui disparaît de l'une disparaisse aussi de l'autre. Certes, mais il ne s'agit rien moins que de susciter des échanges de données, voire des fichages, entre personnes privées, sans réel contrôle de l'Etat. Il est vrai que la loi prévoit un ""Observatoire de la haine en ligne" qui "assure le suivi et l’analyse de l’évolution des contenus visés à l’article premier de la présente loi, en lien avec les opérateurs, associations et chercheurs concerné", mais cette institution nouvelle ne sera dotée d'aucun pouvoir de décision et ses compétences sont énoncées de manière si vague qu'il est bien difficile de savoir quel sera son rôle. 


Une fois que le CSA se sera prononcé, le juge pourra-t-il enfin être saisi ? Certainement, mais celui dont les propos auront été retirés sera en bien mauvaise posture. Le mal sera fait depuis longtemps, et le recours risque d'être inutile. En outre, il devra se battre, non pas pour empêcher la censure, mais pour rétablir son expression après que la censure ait été exercée. 

Le déclin de la liberté

 

La conformité de cette loi à la Constitution et au droit européen se posera dès que le texte sera définitivement adopté. Il impose en effet une disparition totale de la liberté d'expression dans d'étranges conditions. Facebook, Google ou Twitter, se voient confier un pouvoir de censure puisqu'ils pourront, et devront, faire disparaître des propos haineux, à partir d'un simple signalement formulé par la victime ou pseudo victime. "La mission première de l'Etat" se traduit ainsi par un dialogue entre deux acteurs privés, le dénonciateur qui fera un signalement, et la plateforme privée qui censurera. Oublions l'idée que la personne censurée pourrait peut-être bénéficier des droits de la défense. Ce n'est pas prévu par le texte.
Au delà du problème juridique, se pose la question des conséquences d'un tel texte. Les opérateurs  seront tentés de toujours satisfaire la demande, pour ne pas encourir l'amende du CSA. Quant à ceux qui s'expriment, y compris par des textes pamphlétaires, ils seront tentés par l'auto-censure. Le discours sur internet risque ainsi de devenir aseptisé, confit dans le politiquement correct. Le plus grave dans cette loi est que tout le monde, y compris les parlementaires, semble avoir oublié que la liberté d'expression s'exerce librement, sauf à rendre compte a posteriori d'éventuelles infractions devant le juge pénal. Ce principe libéral qui constitue le socle du régime français des libertés publiques est battu en brèche sans réel débat. Considérée sous cet angle, le pire de la loi Avia est sans doute de témoigner du déclin de la liberté dans l'esprit public lui-même.



Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.