« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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samedi 4 août 2018

La loi sur le secret des affaires adoptée dans la discrétion

La loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires n'a pas suscité beaucoup d'intérêt. Promulguée en pleine affaire Benalla et déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel le 26 juillet, elle s'est discrètement glissée dans le droit positif. Il est vrai qu'elle peut être présentée comme la simple transposition de la directive européenne du 8 juin 2016. Le choix de recourir à une proposition de loi, peu fréquent pour un loi de transposition, est officiellement expliqué par le fait que la loi "colle" parfaitement à la directive. En réalité, les autorités françaises étaient pressées, car les Etats membres avaient jusqu'au 9 juin 2018 pour transposer le texte européen. Le choix d'une proposition de loi permettait d'obtenir un vote avant la fin de la session parlementaire, en se dispensant de l'étude d'impact, et en ayant recours à la procédure accélérée. Il est vrai que cette technique de la "fausse proposition" fait désormais partie de la routine parlementaire.

L'intelligence économique


L'intelligence économique est un enjeu essentiel dans la compétition entre les entreprises, compétition désormais mondialisées et dans laquelle tous les coups sont permis, ou presque. On se souvient de la stagiaire chinoise de Valeo accusée, et condamnée, pour avoir volé des données informatiques, et de l'employé de chez Michelin qui essayait de vendre à Bridgestone les plans de pneumatiques innovants. La protection des secrets de l'entreprise est donc essentielle et la directive européenne comme la loi qui la met en oeuvre ont au moins le mérite de sensibiliser les entreprises à cette nécessité.

La définition du secret des affaires


La première question qui se pose est évidemment celle de la définition du secret des affaires. Le préambule de la directive affirme qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). La loi française ne donne pas de définition plus précise du secret des affaires, se bornant à énoncer qu'il peut concerner des informations répondant aux trois critères suivants :
  • « Elle n'est pas (...) connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ;
  • « Elle revêt une valeur commerciale (...) du fait de son caractère secret ;
  • « Elle fait l'objet de la part de l'entreprise de mesures de protection raisonnables pour en conserver le caractère secret."
Observons d'emblée que cette définition fait la part belle à l'entreprise. Il lui suffit de décider qu'une information est secrète pour qu'elle puisse être considérée comme relevant du secret des affaires. En cas de divulgation, l'entreprise peut alors saisir la justice pour prévenir ou faire cesser l'atteinte au secret et, éventuellement, demander réparation. En soi, il n'est pas choquant que l'entreprise apprécie elle-même ce qui est secret, sous le contrôle éventuel du juge. 

Les détracteurs du texte, et notamment les parlementaires auteurs de la saisine devant le Conseil constitutionnel, ont cependant vu dans ce texte une atteinte à la fois à la liberté de presse et aux droits des lanceurs d'alerte. La critique est sans doute un peu excessive, mais le doute n'a pu être clairement levé par la décision du Conseil constitutionnel. Dans sa  décision du 27 juillet 2006, celui-ci a en effet rappelé le caractère extrêmement limité de son contrôle sur les lois de transpositions d'une directive. Il se déclare en effet incompétent pour contrôler le contenu de ces textes, sauf s'il va "à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". Ce n'est évidemment pas le cas en l'espèce, mais cela ne signifie pas que tous les problèmes d'articulation entre la loi sur le secret des affaires et d'autres textes législatifs soient résolus.

La loi du 30 juillet 2018 prévoit dans une section 4, un certain nombre d'exceptions au secret des affaires. Certaines sont évidentes, et la loi prend soin de préciser que le secret cède devant les pouvoirs d'investigation des juges et des autorités administratives. Il aurait été surprenant, en effet, que l'entreprise puisse invoquer le secret des affaires pour se soustraire à un contrôle fiscal. D'autres visent précisément à protéger la presse et les lanceurs d'alerte.

Keep our secrets secret. Affiche britannique. circa 1940


La liberté de presse


Le nouvel article L 151-8 du code de commerce prévoit que "à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue (...) pour exercer le droit à la liberté d'expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse". Certes, la disposition n'est pas très claire. Que se passera-t-il lorsqu'un journaliste se sera fait manipuler, devenant l'instrument d'une opération d'intelligence économique ? Dans son arrêt Becker c. Norvège du 5 octobre 2017, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi été saisie du cas d'une journaliste qui a rédigé un article présentant comme très mauvaise la situation financière de la société pétrolière norvégienne. En réalité, elle avait été informée, ou plutôt désinformée, par une source qui voulait provoquer la chute des cours de l'entreprise, pour acheter un paquet d'actions à la baisse avant de les revendre à la hausse. Dans l'hypothèse où des poursuites seront engagées pour atteinte au secret des affaires, sera-t-il possible d'invoquer le secret des sources ? La loi ne donne sur ce point aucun élément de réponse.

Les lanceurs d'alerte


Ce même article L 151-8 du code de commerce prévoit que le secret des affaires n'est pas opposable à celui qui a agi "pour révéler, dans le but de protéger l'intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible, y compris lors de l'exercice du droit d'alerte défini à l'article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique". Ce texte définit le lanceur d'alerte comme "la personne physique qui relève ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi"un acte illégal ou une menace grave pour l'intérêt général "dont elle a eu personnellement connaissance". Il organise ensuite une procédure de signalement, qui doit d'abord être adressé au supérieur hiérarchique du lanceur d'alerte. C'est seulement si ce dernier n'est pas entendu à ce niveau qu'il pourra s'adresser aux autorités administratives ou judiciaires. 

Le problème est que la presse joue souvent le rôle de lanceur d'alerte et qu'il est difficile de savoir si un journaliste pourra se prévaloir de ces dispositions pour se soustraire à des poursuites pour violation du secret des affaires. Mais, à dire vrai, le risque réel est dans l'opposabilité immédiate du secret des affaires à toute demande d'information du journaliste, mettant fin ainsi à l'enquête avant qu'elle ait commencé.

Il est vrai que le nouvel article 152-8 du code de commerce prévoit une amende civile pouvant aller jusqu'à 20 % du montant des dommages et intérêts demandés lorsque l'action pour atteinte au secret des affaires est engagée "de manière dilatoire ou abusive". La formule semble viser les procédures-baillons, c'est-à-dire celles engagées par une entreprise pour intimider l'auteur d'une publication, en quelque sorte le faire taire. Mais là encore, la protection intervient au moment où le contentieux est ouvert, au moment où l'alerte est lancée. Or, en l'état actuel du droit, rien n'interdit à l'entreprise d'engager des poursuites en amont, si elle apprend suffisamment tôt que l'un de ses salariés s'intéresse de trop près à certaines pratiques.

La loi du 30 juillet 2018 comporte donc d'importantes marges d'incertitude et il appartiendra aux juges d'apporter des réponses. Il n' y a pas de raison de penser qu'ils préféreront systématiquement protéger les intérêts de l'entreprise plutôt que ceux de la presse ou des lanceurs d'alerte. Il n'empêche que la loi repose sur une confiance importante dans la jurisprudence qui sera chargée de l'interpréter, notamment à la lumière de la notion de "débat d'intérêt général" dégagée par la Cour européenne des droits de l'homme. 


L'intelligence économique à l'américaine



Il reste cependant à constater que ce texte semble un peu daté par rapport aux pratiques actuelles de l'intelligence économique, en particulier américaines. L'intelligence économique est considérée aux Etats-Unis comme une politique publique consistant à mettre les moyens de l'Etat, y compris les instruments d'interception électronique gérés par la NSA, au service des entreprises. Plusieurs gros contrats d'entreprises françaises n'ont-ils pas capoté parce que leur concurrent américain se trouvait mystérieusement informé du détail des offres ? De la même manière, les juges américains sont utilisés, parfois même à leur insu. Les contentieux entre les entreprises européennes et les entreprises américaines sont ainsi soumis au droit américain, et les juges vont demander que des pièces leurs soient communiquées, y compris celles couvertes par le secret des affaires. En cas de refus, la condamnation pour Contempt of Court ne se fait pas attendre, pas plus que les mesures de rétorsion... Devant cette situation, la directive européenne et la loi française ont quelque chose de dérisoire.

lundi 30 janvier 2012

Secret des affaires, patriotisme économique et intérêts privés

Le 23 janvier 2012, l'Assemblée nationale a adopté la proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires. Ce texte est dû à l'initiative de Bernard Carayon, député UMP du Tarn, qui se présente volontiers comme un penseur de l'intelligence économique, ce qui n'engage à rien dans la mesure où personne n'est jamais parvenu à définir les contours de cette science nouvelle. 

Après trois tentatives infructueuses, il est enfin parvenu à faire voter ce texte qui punit de trois années d'emprisonnement et 375 000 € d'amende le fait de "révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance une information protégée relevant du secret des affaires de l'entreprise (...) dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle". Sur le fond, la proposition est directement inspirée de l'Economic Espionage Act, loi américaine votée en 1996, sous la Présidence de Bill Clinton. Le patriotisme économique passe donc d'abord par la copie servile des Etats Unis. Il est vrai que, depuis quelques années, nos législateurs considèrent qu'une bonne loi doit nécessairement trouver son inspiration Outre-Atlantique. 

En lisant le texte, on songe évidemment aux bureaux d'études piégés par la stagiaire chinoise, aux officines d'intelligence économique qui s'appuient sur cette pseudo-science nouvelle pour se livrer à des activités d'espionnage à l'ancienne et voler des secrets industriels, aux débauchages de cadres pour mettre la main sur les savoir-faire de la concurrence. Dans ce contexte il apparaît évidemment indispensable de protéger les données confidentielles de l'entreprise. 

Observons toutefois que, contrairement à ce que l'on nous dit, la proposition n'intervient pas dans un espace de non-droit. 

Le secret de fabrique

Issu de l'ancien code pénal, le "secret de fabrique" figure toujours dans les article L 621-1 du code de la propriété intellectuelles et L 1227 du code du travail. Il s'apparente à une forme de secret professionnel imposée aux salariés d'une entreprise, et qui a pour objet de protéger les procédés techniques de fabrication présentant un caractère innovant ou original susceptible d'intéresser la concurrence. A contrario, la Cour de cassation, dans une décision du 21 janvier 2003, estime qu'un procédé déjà très connu dans le milieu professionnel concerné ne saurait être considéré comme un secret de fabrique. Lorsque l'infraction est caractérisée, le coupable peut être condamné à un emprisonnement de deux années et une amende de 30 000 €.

Ces dispositions sont très peu utilisées, alors même qu'elles pourraient permettre d'incriminer une bonne partie des comportements d'espionnage industriel, dont les auteurs sont bien souvent les salariés de l'entreprise espionnée.  


Jean Dréville. Les affaires sont les affaires. 1942.
D'après la pièce d'Octave Mirbeau

Le secret industriel et commercial

Le "secret en matière industrielle et commerciale" figure dans la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs, alors présenté comme une exception au principe de libre communication (art. 6).  Au-delà du "secret de fabrique", l''émergence du "secret industriel et commercial" a permis d'étendre la confidentialité à tous les documents relatifs à la situation économique et financière de l'entreprise, subventions, montages financiers, stratégies commerciales et industrielles. En 2010, 14, 7% des avis défavorables à la communication de documents émis par la CADA reposaient ainsi sur le secret industriel et commercial.          

Contrairement au secret de fabrique, le secret industriel et commercial n'est pas de nature pénale, mais il a néanmoins pour objet et pour effet de garantir la confidentialité de certaines données de l'entreprise. Force est de constater qu'il est surtout utilisé pour empêcher l'accès à des données relatives à l'environnement ou la sécurité sanitaire par des associations actives dans ces domaines. 

Au-delà de ces deux notions, les secrets de l'entreprise sont également protégés par la législation sur les brevets, mais aussi par le code pénal dans ses dispositions relatives aux atteintes aux biens. Car le vol d'information n'est-il pas, avant tout, un vol ? Peuvent également être utilisés l'abus de confiance, le recel, l'intrusion dans un système informatique, la livraison d'informations à une puissance étrangère et plus généralement toutes les infractions concernant les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation. Enfin la "loi de blocage" du 16 juillet 1980 interdit de communiquer des renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des autorités publiques étrangères, y compris dans le cadre d'une procédure judiciaire. 

Le secret des affaires

On le voit, les secrets de l'entreprises sont protégés, et même abondamment protégés, par le droit positif. Il serait sans doute utile de s'interroger sur les motifs de la relative inapplication de ces dispositions. N'est-il pas vrai qu'une entreprise victime d'espionnage industriel préfère souvent taire le désastre pour ne pas nuire à sa notoriété ? 

Quoi qu'il en soit, la proposition Carayon a pour objet de centrer le droit positif sur une notion de "secret des affaires", cette fois très largement défini. Un nouvel article 325-1 serait donc introduit dans le code pénal, selon lequel "Constituent des informations protégées relevant du secret des affaires d’une entreprise, quel que soit leur support, les procédés, objets, documents, données ou fichiers de nature commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique ne présentant pas un caractère public dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle et qui ont, en conséquence, fait l’objet de mesures de protection spécifiques destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci."

La définition, très large, du secret des affaires ainsi que la référence aux "mesures de protection spécifiques" qui permettent à l'entreprise d'en définir elle même les contours, laisse penser qu'il s'agit de sanctuariser le secret des affaires, d'en faire une sorte de principe fondamental.

L'opposabilité 

L'enjeu de la proposition de la loi n'est pas tant de permettre la répression des infraction que d'accroître la rigueur de l'opposabilité de ses dispositions. 

Il est vrai que la proposition prévoit que le secret des affaires ne sera pas opposable au juge, ce qui entrainera nécessairement une modification des règles gouvernant le principe du contradictoire. Le juge devra conserver les pièces couvertes par le secret, et ne pas les communiquer à l'autre partie, ce qui entrainerait une violation immédiate de ce même secret. On observe à ce propos que le législateur accepte pour le secret des affaires ce qu'il a refusé pour le secret de la défense nationale... sans que l'on puisse comprendre les raisons d'une telle différence de régime juridique entre les deux types de secrets.

L'alinéa 3 du nouvel article L 325-2 du code pénal prévoit une dérogation en faveur de celui qui "informe ou signale aux autorités compétentes  des faits susceptibles de constituer des infractions (...) dont il a connaissance". Cette disposition ne concerne que celui qui dénonce à la justice les comportements délictueux. En revanche, elle ne saurait s'appliquer au syndicaliste qui fait connaître publiquement les projets de délocalisation de son entreprise. 

Patriotisme économique et intérêts particuliers

De la même manière, le secret des affaires sera parfaitement opposable aux journalistes, et par exemple au Canard Enchaîné qui ose affirmer que le groupe Bouygues aurait bénéficié de quelques avantages dans le contrat de construction du "Pentagone à la française" et qui est actuellement poursuivi devant les tribunaux. Cette interprétation est confirmée par la modification de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881, qui autorise un journaliste à diffuser des informations couvertes par le secret, mais seulement "pour les nécessités de sa défense", lorsque par exemple il est poursuivi pour diffamation. 

La proposition Carayon ne vise pas seulement à protéger les intérêts légitimes des entreprises. Elle leur permet aussi d'être à l'abri des investigations dérangeantes des journalistes d'investigation. Derrière l'intérêt général et le "patriotisme économique" hautement revendiqués se cachent des intérêts privés qui préfèrent l'ombre à la lumière. Les affaires sont les affaires. 


vendredi 7 décembre 2018

Les reculs de la transparence administrative

La loi du 17 juillet 1978 consacrant, pour la première fois en France, une liberté d'accès aux documents administratifs, avait été saluée comme un élément essentiel de la "3è Génération des droits de l'homme". La transparence administrative était désormais revendiquée comme une liberté, et l'on s'inspirait clairement du Freedom of Information Act américain qui, voté par le Congrès américain en 1966, avait permis à la presse de lancer l'affaire des Pentagon Papers. La presse a été en effet un utilisateur régulier de ces législations nouvelles qui donnaient de nouveaux outils au journalisme d'investigation.

Aujourd'hui, la transparence administrative recule, même si elle ne fait pas l'objet d'une attaque frontale. La loi du 17 juillet 1978 ne semble pas directement mise en cause, et la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) demeure en fonctions. Saisie par les personnes qui se sont vu opposer un refus de communication, elle rend un avis sur le caractère communicable du document demandé au sens de la loi du 17 juillet 1978. Cet avis est purement consultatif, mais l'administration s'y plie généralement... sauf si elle préfère encore affronter un contentieux plutôt que de divulguer le document. Ces réticences de l'administration sont peu nombreuses, même si elles concernent surtout affaires les plus sensibles.

Ce qui est nouveau en revanche, ce sont des dispositions législatives qui ne modifient pas directement la loi de 1978, mais viennent en réduire la portée, en restreignant l'espace de la transparence administrative. Liée par la loi, la CADA se voit désormais contrainte de rendre des avis négatifs sur des documents qui auraient été communicables il y a encore quelques mois et les juges administratifs sont bien obligés d'entériner une évolution législative qui contribue à renforcer le secret. Deux exemples illustrent ce subtil et invisible grignotage de la transparence.


L'Open Data par défaut

 


Le premier exemple réside dans une articulation particulièrement étrange entre la loi du 17 juillet 1978 et la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016. Celle-ci introduit dans le code des relations avec le public un article L 312-1-1 qui prévoit l'"Open Data par défaut". L'idée en est fort simple : un document déjà communiqué à un administré sur le fondement de la loi sur la transparence administrative doit ensuite être mis en ligne, afin qu'il soit accessible à toute personne intéressée.

Précisément, X. Berne, responsable de NextInpact a obtenu communication en avril 2017, sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978, d'un rapport d'évaluation de l'usage des caméras-piéton portées par certains policiers. Le chef d'entreprise, très investi en faveur de l'Open Data par défaut, a ensuite demandé au ministre de l'intérieur la publication en ligne de ce document, conformément à l'article L 312-1-1 du code des relations avec le public. En l'absence de réponse du ministre, une décision implicite de rejet est née, que X. Berne a contestée devant le tribunal administratif de Paris.

Sa requête a toutefois été déclarée irrecevable, alors qu'il ne demandait que l'application de la loi. L'article 13 de cette même loi pour une République numérique offre en effet la possibilité "de saisir la CADA pour avis en cas de refus de publication d'un document administratif". Le tribunal administratif en déduit donc que toute demande de publication doit être précédée d'un nouveau recours à la CADA. Cela signifie que le malheureux demandeur devrait saisir une seconde fois la CADA pour obtenir la simple application de la loi. A cela s'ajoute le fait qu'il n'a plus intérêt à agir puisque, par hypothèse, il a déjà obtenu communication, à titre personnel, du document dont il demande la mise en ligne. La décision de rejet fait ainsi prévaloir une loi de procédure (les dispositions qui imposent la saisine préalable de la CADA) sur la loi numérique qui pose un principe général de transparence. Et le problème est que la procédure imposée à l'administré vide de son contenu le devoir imposé à l'administration.

S'agit-il d'une atteinte volontaire au principe de transparence administrative ? Peut-être pas, et il est possible que le législateur n'ait pas vu cette difficulté d'application des textes. Il n'empêche que ni la CADA ni le tribunal administratif n'ont observé que cette saisine préalable de la CADA imposait à l'administré une procédure préalable à l'application d'une loi qui entendait imposer un devoir de publication à l'administration, en l'absence de toute demande.

Pentagon Papers, Steven Spielberg, 2017
Meryl Streep, Tom Hanks.


La directive secret des affaires



La seconde restriction à la transparence réside dans la mise en oeuvre de la directive secret des affaires du 8 juin 2016 par la loi du 30 juillet 2018. Dans le cadre de l'enquête sur l'affaire Implant Files menée par un consortium de journalistes et portant sur d'éventuelles lacunes dans le contrôle des implants médicaux, Le Monde s'est adressé à la filiale médicale du Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE), établissement public industriel et commercial placé auprès du ministère de l'industrie et organisme certificateur, y compris en matière médicale. Le journal voulait obtenir la communication de la liste des dispositifs ayant obtenu une certification ainsi que celle des dispositifs ne l'ayant pas obtenu. Ces éléments étaient à l'évidence précieux dans le cadre d'une enquête sur la certification des implants. Le LNE refuse pourtant cette communication, au nom du secret des affaires.

Le Monde se tourne donc vers la CADA qui, le 25 octobre 2018, rend un avis défavorable. Certes, elles reconnaît que l'organisme de certification, le LNE, remplit une mission de service public. Même si, en l'occurrence, la certification est effectuée par une filiale qui a le statut d'entreprise, l'intégralité de ses actions est détenue par LNE. De ces éléments, la CADA déduit que les documents demandés ont bien un caractère administratif.

Mais la directive secret des affaires réduit considérablement le champ des informations communicables. Dans sa rédaction issue de la loi du 30 juillet 2018, l'article L 311-6 du code des relations avec le public affirme que "ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents dont la communication porterait atteinte au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles". L'accès des tiers, et donc de la presse, est donc désormais impossible, car la CADA estime que les informations demandées font apparaître "le nom des fabricants de ces dispositifs". Observons ainsi qu'il ne s'agit pas de protéger les savoir-faire et en particulier les brevets, mais simplement de garantir l'anonymat des entreprises qui fabriquent les implants. Un tel avis développe une conception extrêmement large du secret des affaires et empêche purement et simplement l'activité des journalistes d'investigation.

Le Monde annonce un recours contentieux devant le juge administratif pour contester ce refus de communication. Mais force est de constater que le droit positif ne lui est pas nécessairement favorable. Certes, l'article L 151-8 du code de commerce prévoit que "à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue (...) pour exercer le droit à la liberté d'expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse". Cette même disposition élargit la protection aux lanceurs d'alerte. Certes, mais en l'espèce, Le Monde n'est pas poursuivi pour avoir diffusé une information couverte par le secret des affaires. Il se voit seulement opposer un refus de communication, en l'absence de toute diffusion. Le résultat est, une fois encore, digne de Kafka, car la liberté de presse serait mieux traitée si le journal avait obtenu l'information par une source anonyme. Il pourrait alors invoquer à la fois l'article 151-8 du code de commerce et le secret des sources.
 
En tout état de cause, le plus inquiétant est que ces avis de la CADA vont tous dans le sens d'une restriction du champ de la transparence administrative. Il convient cependant de ne pas se tromper de responsable. Comme l'administré, la CADA se trouve liée par des lois mal rédigées (cas de l'affaire NextInpact) ou qui ont pour objet de limiter la liberté de presse (cas de l'affaire des Implant Files). Dans tous les cas, le plus triste de l'affaire est sans doute que la transparence administrative ne semble plus préoccuper les citoyens. A une époque où tout le monde réclame de nouvelles formes de participation "citoyenne", c'est un peu regrettable.




samedi 26 mars 2022

Orpea : Le secret est le principe, le droit à l'information l'exception


La ministre déléguée chargée de l'autonomie, Brigitte Bourguignon, annonce, le 26 mars 2022, que l'État va porter plainte contre le groupe Orpea, afin que "des poursuites judiciaires puissent, le cas échéant, être diligentées". Cette formule signifie que le gouvernement va saisir le procureur de la République, sur le fondement de l'article 40 qui, dans son alinéa 2 énonce  que "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". 

Cette décision trouve son origine dans les révélations faites par Vincent Castanet, dans son livre "Les Fossoyeurs" qui dénonçait la gestion privée des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) reposant exclusivement sur le profit et l'optimisation des coûts, au détriment des résidents. A la suite de la publication de ce livre, un rapport a été demandé en février à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l'Inspection générale des finances (IGF). C'est ce rapport qui justifie aujourd'hui le recours à l'article 40. Selon la formulation employée par la ministre, ce document laisse apparaître "des manquements sur le plan humain et des manquements sur le plan organisationnel".

 

Le secret est le principe

 

Sans doute, mais ce document reste parfaitement confidentiel. Ni la presse ni les citoyens n'ont le droit de lire le rapport. Le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran avait pourtant annoncé, le 11 mars, que serait publiée "la totalité du rapport", pour ajouter ensuite "à l'exception de ce qui est couvert par le secret des affaires". Hélas, le ministre ne connaissait sans doute pas le directive "secret des affaires" et la loi qui l'a transposée. Le principe n'est pas celui de la publicité, accompagné d'exceptions pour protéger le secret. C'est tout le contraire : le secret est le principe et le droit à l'information administrative l'exception.

Comment en est-on arrivé à un établir un système normatif qui porte une atteinte directe à une liberté constitutionnellement garantie ? 

 

La directive européenne

 

La directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites" a été proposée à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier, alors commissaire au marché intérieur, mais cette démarche était passée plus ou moins inaperçue. Son texte a été soigneusement verrouillé par les milieux industriels, particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés. La directive a été adoptée le 14 avril 2016, sans susciter trop de critiques, si ce n'est de quelques juristes un peu trop attachés à la transparence administratie, à la liberté de presse et à la protection des lanceurs d'alerte.

La loi de transposition de la directive dans l'ordre juridique français est datée du 30 juillet 2018, c'est-à-dire après l'élection d'Emmanuel Macron à la Présidence de la République, à une époque où il convenait de donner toutes les satisfactions possibles au monde de l'entreprise. Depuis cette date, celle-ci possède une maîtrise complète de ses informations.

 

Réaction d'un résident d'un EHPAD 

au refus de communication du rapport de l'IGAS

Asterix aux Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Une définition tautologique du secret des affaires


La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). 

Peuvent donc être couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent à trois conditions cumulatives. 
 
D'abord, ces informations sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". On ne peut s'empêche d'admirer la précision d'un critère qui conduit à considérer comme secrètes les informations qui ne sont pas connues. 

Ensuite, ces informations ont une valeur commerciale, précisément parce qu'elles sont secrètes. Sur ce plan, l'entreprise est tout à fait tranquille, c'est elle est seule compétente pour apprécier non seulement le secret, mais aussi sa valeur commerciale.

Enfin, ces informations ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" destinées à les garder secrètes. Il suffit donc à l'entreprise d'organiser une procédure de protection de ses informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de classification interne, pour que ces dernières soient couvertes par la directive "secret des affaires".
 
On l'a compris, la définition du secret des affaires est purement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère comme secrète. A partir de ce principe confortable est déclinée une procédure qui repose sur la distinction entre les "détenteurs légitimes du secret des affaires" et ceux qui ne le sont pas. Toute divulgation faite sans le consentement d'un "détenteur légitime" entraine l'engagement de la responsabilité de son auteur, ce qui n'interdit pas d'éventuelles poursuites pénales. 

On ne pouvait imaginer régime plus favorable aux entreprises et Orpea ne fait qu'invoquer des normes juridiques qui aujourd'hui assurent la primauté du secret sur la transparence.

Précisément, la question de la constitutionnalité est aujourd'hui posée. Certes, le secret des affaires a toujours existé, d'abord protégé sous le nom de "secret industriel et commercial", mais il n'a jamais été mis en oeuvre de manière aussi absolutiste, conduisant à interdire l'exercice de libertés publiques.
 

Une interdiction totale d'exercer des libertés publiques



La première d'entre elles est, à l'évidence, la liberté d'accès aux documents administratifs. Il est vrai qu'elle trouve son origine dans une loi ordinaire du 17 juillet 1978 qui crée la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) pour en protéger l'exercice. On observe toutefois que cette liberté a été constitutionnalisée par la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 3 avril 2020. Il y reconnait, de manière très explicite, "un "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs". Précisément, l'accès au rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des établissements gérés par Orpea est aujourd'hui totalement empêché par la seule décision de l'entreprise elle-même. Il serait vraiment intéressant de faire une demande d'avis à la CADA pour savoir ce qu'elle pense de cette interdiction générale et absolue d'exercice de la liberté d'accès aux documents administratifs. 
 
Bien entendu, la liberté d'accès aux documents n'est pas la seule qui soit mise en cause, puisque la liberté de presse se trouve également entravée. Or cette liberté a directement valeur constitutionnelle. Elle est considérée comme l'une des facettes de la liberté d'expression, protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui en fait l'un "des droits les plus précieux de l'homme". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, rappelle régulièrement, depuis l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996 que les journalistes doivent être considérés comme les "chiens de garde de la démocratie".

Certes, la question de la constitutionnalité de la loi de transposition du 30 juillet 2018 a été posée. Dans sa décision du 26 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a écarté la requête déposée par 60 sénateurs, l'Assemblée nationale n'ayant pas trouvé 60 opposants à cette législation. Le Conseil avait alors rappelé que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti". En l'absence de mise en cause d'un tel principe, il s'était estimé incompétent pour contrôler une loi qui se borne à tirer les conséquences d'une directive de l'Union européenne. A l'époque, le Conseil appliquait une jurisprudence remontant à sa décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information.

Mais cela, c'était avant... Avant la désormais célèbre décision du 15 octobre 2021 qui donne un contenu concret à la notion de principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France (PIIC). Il déclare alors que l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées constitue l'un de ces principes. La porte est désormais ouverte à la reconnaissance d'autres PIIC et à une appréciation de la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui mettent en oeuvre le droit de l'Union. L'incompétence de principe se trouve en effet grignotée par une exception, lorsque précisément est en cause un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".

Cette évolution jurisprudentielle pourrait être considérée comme un changement de circonstance de droit justifiant un nouvel examen de la loi de 2018 lors d'une question prioritaire de constitutionnalité. Et on se prend à rêver de la consécration d'un second principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, celui de la liberté d'accès aux documents administratifs.



 

 

mardi 9 octobre 2012

Que faire du secret des affaires ?

Le ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici, annonce qu'une réflexion nouvelle est engagée sur la protection législative du secret des affaires. De manière très concrète, la question est celle de la survie, ou non, de la proposition de loi Carayon adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2012 dans un but très largement électoraliste. Il s'agissait alors de donner satisfaction à des chefs d'entreprise, agacés par les articles de quelques journalistes d'investigation considérés comme trop prompts à dénoncer les cadeaux faits aux entreprises par le pouvoir en place, voire les actes de corruption. Rien de tel qu'un secret des affaires protégé par la loi et réprimé par le juge pénal pour dissuader les révélations intempestives, qu'elles proviennent de la stagiaire chinoise ou du Canard Enchaîné. Dans sa grande sagesse, le Sénat avait tout simplement "oublié" la proposition de loi, et ce n'est plus l'intéressé qui pouvait s'en plaindre, puisque Bernard Carayon a été battu aux dernières élections législatives.

Le Monde aujourd'hui annonce qu'une première réunion des responsables concernés des différents ministères a eu lieu le 1er octobre, afin de réfléchir sur l'éventuelle nécessité de reprendre la procédure légisative. Rien n'est moins certain, car l'intérêt de consacrer un nouveau "secret des affaires" ne saute pas aux yeux. Le droit positif est loin d'être inexistant en ce domaine. Il n'ignore pas les besoins qu'ont les entreprises de garantir la confidentialité de certaines de leurs activités. 

Secret de fabrication

Le secret de fabrication figure dans les articles L 621-1 du code de la propriété intellectuelle et L 1227 du code de travail. Il peut être défini comme un secret professionnel propre aux salariés d'une entreprise, et qui a pour objet de protéger les secrets de fabrication, dès lors qu'ils présentent un caractère innovant ou original susceptible d'intéresser la concurrence. Dans une décision du 21 janvier 2003, la Cour de cassation estime ainsi, a contrario, qu'un procédé déjà usité dans le milieu professionnel concerné, ne saurait être qualifié de secret de fabrique. Lorsque l'infraction est caractérisée, le coupable peut être condamné à deux années d'emprisonnement et une amende de 30 000 €.  Ces dispositions peuvent permettre d'incriminer une large partie des comportements d'espionnage industriel, dont les auteurs sont le plus souvent des salariés de l'entreprise. Le fait qu'elles soient peu utilisées nous renseigne surtout sur les pratiques des entreprises. Celle-ci préfèrent contraindre leurs salariés à la confidentialité par la voie contractuelle. Lorsqu'elles n'y parviennent pas, et se font voler des données confidentielles, elles préfèrent généralement se taire plutôt que reconnaître une faille dans leur système de sécurité. 

Concorde


Secret industriel et commercial

Le "secret en matière industrielle et commerciale" figure, quant à lui, dans la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs. Il est présenté comme une exception au principe de libre communication (art. 6), qui permet de garantir la confidentialité de toutes les pièces relatives à la situation économique et financière de l'entreprise, subventions, montages financiers, stratégies industrielles etc. Certes, il n'est pas de nature pénale, mais il permet néanmoins de protéger les informations de l'entreprises, notamment celles qui sont communiquées à l'administration. 

Au-delà de ces deux notions, les secrets de l'entreprise peuvent également être protégés par le droit commun, la législation sur les brevets, ou tout simple le code pénal, dans sa partie relative aux biens. Car le vol d'information est, avant tout, un vol. 

Secret des affaires ? 

Aller plus loin dans la protection revient à créer un "secret des affaires", sur le modèle du "secret défense". C'était d'ailleurs l'idée même développée par Bernard Carayon. Mais ce rapprochement est purement cosmétique, car les deux types de secret se distinguent profondément au regard de leur opposabilité. Le secret défense est opposable au juge, ce qui nuit considérablement aux investigations, comme en témoigne la difficile enquête sur l'affaire de Karachi. Le secret industriel et commercial, si l'on en croit l'actuelle proposition de loi, ne serait pas opposable au juge, mais à toute autre personne, y compris les journalistes. Derrière le "patriotisme économique" se cachent ainsi des intérêts privés qui préfèrent rester dans l'ombre. 

Tupolev 144


La place de l'intelligence économique

D'une manière plus générale, la relance, ou non, de cette proposition de loi, pose la question de la place qu'il convient d'attribuer à l'intelligence économique. Celle-ci peut être définie, de manière sommaire comme comprenant à la fois la collecte et l'analyse des informations utiles à l'entreprise, ainsi que sa protection contre les intrusions. Le plus souvent, ce que nous appelons "intelligence économique" est la simple recension de comportements de nature à garantir la sécurité des informations, et c'est d'ailleurs l'objet des formations existantes dans ce domaine.

Dans nombre de pays, l'intelligence économique relève du management de l'entreprise. Il lui appartient alors de garantir sa sécurité, notamment par des moyens techniques. L'Etat n'intervient alors qu'exceptionnellement, lorsqu'il est directement concerné, par exemple si les entreprises ont des contrats publics. 

La France, quant à elle, considère l'intelligence économique comme une politique publique, sans d'ailleurs que le parlement se soit jamais prononcé sur la question. Un tel choix remonte à 2003, lorsque Alain Juillet été nommé Haut Responsable à l'intelligence économique (HRIE), rattaché au Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), devenu ensuite Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationales (SGDSN). En 2009, Bercy a ensuite préempté l'intelligence économique,  le "Haut Responsable" Alain Juillet a été poussé vers la sortie, et lui a succédé Olivier Buquen,  ramené au rang de "Délégué interministériel". Pour le moment en tout cas, cette approche de l'intelligence économique ne semble pas remise en cause, puisque M. Moscovici, ministre des finances, demeure compétent en ce domaine. 

Sur ce point, l'avenir de la proposition Carayon pourrait permettre de susciter une réflexion plus générale sur l'intelligence économique et la place que nous souhaitons lui attribuer, ou ne pas lui attribuer, dans notre système juridique.


dimanche 23 juin 2013

Le projet de loi renforçant la protection du secret des sources des journalistes

Le projet de loi renforçant la protection du secret des sources des journalistes a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 12 juin 2013. Son objet est de remplacer la loi Dati du 4 janvier 2010 qui avait été vivement critiquée pour son caractère cosmétique. Elle n'a pas été en mesure, en effet, d'empêcher l'espionnage des communications des journalistes par les services de renseignement lors de l'affaire Woerth-Bettencourt.

Notion d'atteinte au secret des sources

L'un des intérêts du projet est de définir la notion d'atteinte au secret des sources d'un journaliste  comme "le fait de chercher à découvrir ses sources au moyen d'investigations portant sur sa personne ou sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d'identifier ces sources". Cette définition conserve la trace de souvenirs vécus, lorsque les services de renseignements espionnaient un magistrat en poste au cabinet du ministre de la justice, soupçonné de donner des informations au Monde, lors de l'affaire Woerth-Bettencourt. L'atteinte au secret des sources ne protège pas seulement le journaliste, mais aussi, précisément, celui ou celle qui lui communique des informations.
Le projet de loi ne semble pourtant pas rencontrer l'assentiment de la presse. Elle estime qu'il ne va pas assez loin, et réclame un texte garantissant une protection absolue de ses sources. Le Monde dénonce déjà une "reculade", et la Fédération française des agences de presse qualifie de "régressions regrettables" des "modifications incompréhensibles" intervenues lors de l'examen du texte par le Conseil d'Etat.

Influence de la jurisprudence de la Cour européenne

Ces critiques doivent être nuancées. L'examen du texte montre pourtant un élargissement incontestable de la protection des sources des journalistes, d'ailleurs inspiré de la jurisprudence récente de la Cour européenne. Dans sa décision du 28 juin 2012, Ressiot et autres c. France, celle-ci présente le droit à la protection des sources comme un attribut du droit à l'information. Depuis un arrêt Martin et autres c. France du 12 avril 2012, elle effectue dans ce domaine un contrôle de proportionnalité. Elle considère ainsi qu'une perquisition effectuées dans les locaux d'un quotidien régional, dans le cadre de l'instruction d'une plainte pour violation du secret professionnel, n'est pas "nécessaire" par rapport au "but légitime" poursuivi. Sur ce plan, le législateur français se devait d'intervenir pour définir les principes généraux gouvernant le secret des sources et surtout les critères précis autorisant les juges à porter atteinte à ce principe. Il n'est pas certain que l'actuel projet de loi y parvienne tout à fait.


Nothing but the Truth. Rod Lurie. 2008. Alan Alda, Kate Beckinsale, Matt Dillon


Elargissement des bénéficiaires du droit à la protection des sources

L'élément essentiel de ce projet réside sans doute dans l'élargissement des bénéficiaires de ce droit au secret des sources. La loi Dati adoptait une définition relativement étroite du journaliste, comme "toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d'informations et leur diffusion au public". Cette définition traditionnelle du journaliste comme salarié d'une entreprise de presse ou de communication n'a pas été considérée comme suffisante. Le projet de loi élargit donc la liste des bénéficiaires du droit à la protection des sources aux "collaborateurs" d'une rédaction, c'est à dire au personnel qui n'a pas de carte de presse, ainsi qu'aux pigistes, collaborateurs occasionnels.

Le résultat de cet élargissement est une certaine dilution dans la définition des bénéficiaires du droit à la protection du secret des sources. Pourquoi les pigistes et pas, par exemple, les titulaires de blogs sur internet qui, dans certains cas, font quasiment profession de journalistes ?  Comment définir le "collaborateur" d'une rédaction ? Le responsable du standard ou du service du courrier a-il droit à cette garantie ? La réponse à ces questions ne figure pas dans le projet.

Limitation et encadrement des atteintes au secret 

Alors que la liste des bénéficiaires du droit à la protection du secret des sources s'allonge, les possibilités de porter atteinte à ce secret se réduisent. La principale garantie réside dans l'intervention d'un juge, soit lors d'une enquête de police judiciaire, soit lors d'une instruction.

L'essentiel de l'apport du projet de loi réside cependant dans une définition plus précise des motifs pour lesquels il est possible de porter atteinte au secret des sources. La loi Dati l'autorisait "si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie", formule d'une imprécision telle qu'elle permettait toutes les investigations possibles. Le projet de loi précise qu'une atteinte au secret des sources ne peut être décidée par le juge que "pour prévenir ou réprimer la commission soit d'un crime, soit d'un délit constituant une atteinte grave à la personne ou aux intérêts fondamentaux de la Nation", à la condition que les mesures envisagées soit "strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi". La référence à l'exigence de proportionnalité imposée par la Cour européenne apparaît très nettement dans cette formulation. En revanche, force est de constater que la notion d'"intérêts fondamentaux de la Nation" demeure floue. Ces "intérêts fondamentaux" peuvent recouvrir la défense et la diplomatie, mais ils peuvent aussi être élargis à toute une série d'autres préoccupations économiques, industrielles, voire environnementales ou culturelles. 

La presse voit dans cette formulation un retour à une ingérence de l'Etat dans les sources des journalistes. Mais le législateur peut-il réellement consacrer un secret absolu des sources des journalistes, qui s'imposerait même au juge ? On ne voit pas pourquoi le secret des sources journalistiques aurait une intensité supérieure au secret des affaires qui protège l'entreprise ou secret de la vie privée qui protège l'individu. Dans les deux cas, le secret cède devant des considérations liées à la recherche des infractions ou aux intérêts supérieurs de l'Etat, et personne ne le conteste sérieusement. Le secret des sources, comme n'importe quel autre secret, s'exercera donc dans le cadre de la loi qui l'organise et avec les limites qu'elle définit. Il appartiendra au juge d'en préciser les contours, et il est vrai qu'il dispose sur ce point d'un large pouvoir. Nul doute qu'il se référera aux critères déjà définis par la Cour européenne, notamment celui reposant sur l'intérêt du débat public auquel la presse participe. Il est vrai que le projet de loi renforce une nouvelle fois le pouvoir discrétionnaire du juge, mais celui-ci demeure préférable au pouvoir discrétionnaire du ministre de l'intérieur.













dimanche 17 avril 2016

La directive "secret des affaires" et les lanceurs d'alerte

Le 14 avril 2016, le parlement européen a adopté la directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites". Ce texte a été proposé à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier, alors commissaire au marché intérieur mais il était alors passé plus ou moins inaperçu. C'est seulement lors de son adoption par le Conseil des ministres un an plus tard qu'il a été découvert par différents groupements et associations qui lui reprochent de vouloir neutraliser les lanceurs d'alerte et entraver le travail de la presse. Comme souvent, leur réaction intervient tardivement, après que le texte ait été soigneusement verrouillé par les milieux industriels, particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés.

L'intelligence économique


L'idée de protéger le secret des affaires n'a, en soi, rien de scandaleux. Rappelons que ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'intelligence économique est un enjeu essentiel dans la compétition entre les entreprises, compétition désormais mondialisées et dans laquelle tous les coups sont permis, ou presque. On se souvient de la stagiaire chinoise de Valeo accusée, et condamnée, pour avoir volé des données informatiques, et de l'employé de chez Michelin qui essayait de vendre à Bridgestone les plans de pneumatiques innovants. Sans doute plus grave, les Etats-Unis n'hésitent pas à mettre au service de leurs industriels les outils d'interceptions électroniques gérés par la NSA. Plusieurs gros contrats d'entreprises françaises n'ont-ils pas capoté parce que leur concurrent américain se trouvait mystérieusement informé du détail des offres ?

Si la nécessité de protéger les secrets des entreprises ne fait aucun doute, il faut néanmoins s'interroger sur la directive européenne et sur son efficacité.

La définition du secret des affaires


La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). 

L'article 2 n'est guère plus explicite. Il précise que peuvent être couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent aux trois conditions cumulatives suivantes : 
  1. Elles sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". Les informations secrètes sont donc celles qui ne sont pas connues.
  2. Elles ont une valeur commerciale parce qu'elles sont secrètes. Observons que l'entreprise qui décide de l'étendue de son secret est également seule à pouvoir apprécier sa valeur commerciale.
  3. Enfin, elles ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" destinées à les garder secrètes. Ces dispositions signifient que l'entreprise doit avoir organisé une procédure de protection de ses informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de classification interne.
En résumé, la définition du secret des affaires est purement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère comme secrète. 

Sur ce point, la directive se montre encore plus laxiste que la proposition Carayon adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2012. Il définissait alors l'information couverte par le secret des affaires comme celle "dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de l'entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle". Certes, la proposition était un couper-coller de l'Economic Espionage Act, loi américaine votée en 1996, sous la présidence de Bill Clinton. Par l'énumération des finalités possibles de la classification faite par les entreprises, elle permettait cependant un éventuel contrôle contentieux. Quoi qu'il en soit, la proposition Carayon a sombré avec l'alternance, son auteur ayant été renvoyé à ses études d'intelligence économique par ses électeurs.

On nous cache tout, on nous dit rien. Jacques Dutronc. 1967

Les lanceurs d'alerte



Le texte de la directive n'offre, en effet, aucune protection effective des lanceurs d'alerte. Cette formule, inspirée du terme anglo-saxon "Whistleblower", désigne toute personne qui décide de signaler à sa hiérarchie ou de mettre à la disposition du public, des informations dont elle a connaissance et qui mettent en lumière des actions illégales ou dangereuses. Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur, mais bien davantage un informateur qui agit, ou tout au moins croit agir, dans l'intérêt général.  

Si l'on en croit la lettre de la directive, rien n'interdirait, par exemple, aux laboratoires Servier de poursuivre Irène Frachon qui a révélé le scandale du Médiator. N'a-t-elle pas porté à la connaissance du public des éléments qui "ne sont généralement pas connues" du grand public et qui portent préjudice à l'entreprise ? 

Il est vrai que le Préambule de la directive énonce que ses dispositions "ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alertes. La protection des secrets d'affaires ne devrait dès lors pas s'étendre aux cas où la divulgation d'un secret d’affaires sert l'intérêt public dans la mesure où elle permet de révéler une faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale directement pertinentes". Il convient toutefois de nuancer l'importance de ces dispositions. Elles figurent dans le Préambule et sont dépourvues de contenu normatif. En témoigne l'emploi du conditionnel qui montre bien que les auteurs entendent seulement énoncer le droit tel qu'il devrait être, dans quelques mois, ou dans quelques années, ou jamais. 

Un standard de protection moins élevé

 

Sur ce point, la directive propose un standard de protection inférieur à celui qui existe en droit français. Celui-ci n'est pourtant guère développé dans le domaine de la protection des lanceurs d'alerte.  

Pour les fonctionnaires, il se limite à l'article 6 du statut de 1983, issu de la loi du 6 août 2012.  Il y est précisé qu'aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire parce qu'il a formulé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice, ou encore apporté son témoignage dans des affaires touchant au harcèlement sexuel ou moral, ou encore à des pratiques discriminatoires. 

Dans les entreprises privées, le seul texte est la loi du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Son article 35 énonce qu'"aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, d'intéressement (..), de formation, de reclassement, d'affectation,  (...) de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir relaté ou témoigné, de bonne fois, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Pour sanctionner de telles pratiques, la loi prévoit de renverser la charge de la preuve. En cas de contentieux, le chef d'entreprise devra démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par les dénonciations effectuées par ce dernier.

Ces dispositions sont modestes, mais elles ont le mérite d'exister. La directive européenne, quant à elle, se borne à envisager un statut des lanceurs d'alerte, dans un avenir incertain. Le Parlement européen a ainsi refuser de lier son vote à l'adoption préalable d'un tel statut. 

Sur ce point, la directive semble aller à contre-courant du droit français. En effet, la question des lanceurs d'alerte est un sujet actuel, et on se souvient que le Président Hollande a remercié les lanceurs d'alerte au lendemain de la divulgation du scandale des Panama Papers. Le projet de loi Sapin II de lutte contre la corruption déposé à l'Assemblée nationale tout récemment, le 30 mars 2016, va dans le sens d'une meilleure protection, avec la création d'une Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, chargée de conseiller les lanceurs d'alerte, voire de reprendre à son compte leurs révélations pour leur permettre de demeurer dans l'anonymat, ou encore de reprendre à sa charge les frais liés à d'éventuelles procédures judiciaires. De son côté, le Conseil d'Etat rend public son rapport 2016 sur "le droit d'alerte : signaler, traiter, protéger". Tout cela n'est sans doute par parfait et c'est un droit en cours de construction, mais c'est tout de même mieux que le vide abyssal de la directive européenne. Il est vrai que le lobbying est un peu moins développé à Paris qu'à Bruxelles.


Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.


dimanche 24 septembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Secret des sources v. secret défense.


Alors que les "États généraux de l'information" doivent s'ouvrir le 3 octobre 2023, la garde à vue subie par la journaliste Ariane Lavrilleux relance le débat sur le secret des sources. Journaliste indépendante travaillant notamment pour Disclose et Mediapart, elle a participé à l'enquête diffusée par Complément d'enquête sur "France Egypte, révélation d'une opération secrète" diffusée en 2021. L'objet de ses investigations était l'Opération Sirli, opération de renseignement conjointe franco-égyptienne. Alors que le but était officiellement de lutter contre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient détourné les moyens électroniques du renseignement militaire français pour identifier et exécuter des trafiquants et contrebandiers opérant à leurs frontières.

En 2021, le scandale annoncé a fait long feu, la presse n'étant pas parvenue à intéresser l'opinion à cette affaire compliquée. Cela n'a pas empêché le ministère des Armées de chercher la taupe, c'est-à-dire le militaire qui a divulgué à Ariane Lavrilleux les documents confidentiels dont elle fait état. On apprend aujourd'hui qu'un ancien militaire a été mis en examen pour "détournement et divulgation du secret de la défense nationale". Ce délit, prévu par l'article 413-10 du code pénal, punit de sept ans d'emprisonnement et 100 000 € d'amende celui qui, dépositaire d'une information couverte par le secret de la défense nationale, la porte à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.

Précisément, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue parce qu'elle ne dispose d'aucune habilitation l'autorisant à accéder et à publier des informations couvertes par le secret de la défense nationale, alors même qu'un informateur lui a confié des documents classifiés. A ce stade, elle ne semble pas avoir été mise en examen, mais elle pourrait l'être pour compromission du secret de la défense nationale, délit puni de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende par l'article 413-11 du code pénal.

Elle invoque évidemment le secret des sources et une campagne de presse en sa faveur insiste sur le caractère absolu de ce secret. Mais cette affirmation est fausse, car le secret des sources, en droit français, bénéficie d'une protection toute relative. Le secret de la défense nationale, en revanche, fait l'objet d'une définition et d'un régime juridique qui confèrent à ses titulaires une maîtrise totale des informations concernées. 

 

Le secret des sources, secret de la source ou du journaliste ? 

 

Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le secret des sources protège la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", définition donnée dans l'arrêt du 8 décembre 2005, Nordisk Film Ltd c. Danemark. La décision Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 ajoute que ce secret est une prérogative de l'informateur, quand bien même il serait de mauvaise foi et chercherait à manipuler le journaliste.

Le secret des sources peine à s'implanter dans le droit français, tout simplement parce que le monde de la presse le revendique comme un secret dont le titulaire n'est pas la source mais le journaliste. La protection de l'informateur demeure donc imparfaite, comme celle des journalistes victimes d'une législation encore embryonnaire. 

Le premier texte en la matière fut la loi du 4 janvier 1993 (art. 109 cpp). Elle autorisait le journaliste entendu comme témoin à taire ses sources devant un juge d’instruction. Mais ce droit au silence n’interdisait pas au juge d’obtenir les informations par d’autres moyens. Cette possibilité a toutefois été sanctionnée par la CEDH dans deux arrêts successifs, Martin c. France du 12 avril 2012, et Ressiot c. France du 28 juin 2013, tous deux rendus à propos de perquisitions concernant des journalistes.

La loi du 4 janvier 2010 se montre plus précise. Elle affirme que  "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Les autorités peuvent cependant y déroger, pour répondre à un « impératif prépondérant d’intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi », formulation reprise dans un arrêt de la CEDH du 6 octobre 2020 Jecker c. Suisse.

« Impératif prépondérant d’intérêt public » ? La presse considérait, non sans fondement, que le flou de cette formule permettait aux juges d'écarter trop facilement le secret des sources. Elle a obtenu le dépôt d'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016 substituant à cet "impératif prépondérant" une énumération des infractions justifiant une atteinte au secret des sources.

L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais le lobby de la presse a été un peu trop gourmand. Il a aussi obtenu que le secret des sources soit invocable non seulement par les journalistes, mais encore par les « collaborateurs de la rédaction », notion également très floue permettant au stagiaire ou l'archiviste d'invoquer le secret des sources devant un juge. Cette conception absolutiste du secret des sources, largement initiée par les journalistes eux-mêmes, a finalement provoqué la censure du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2016.

Hélas pour Ariane Lavrilleux, la décision du Conseil a eu pour conséquence de remettre en vigueur la loi du 4 janvier 2010 et, avec elle, l' « impératif prépondérant d’intérêt public ». Il est évident que, dans l'affaire pour laquelle elle a été mise en garde à vue, la protection du secret défense peut être considérée comme un tel "impératif"

 


Le bouclier Arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Le secret de la défense nationale


Le secret défense s'inscrit dans un cadre législatif et réglementaire et l'on sait que le Code pénal sanctionne sa violation dans un chapitre consacré aux "atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation". Le Conseil constitutionnel contrôle les lois sur le secret de la défense, sans toutefois attribuer à ce dernier une valeur constitutionnelle. Dans une décision QPC du 10 novembre 2011, il sanctionne ainsi une disposition de la loi de programmation militaire de 2009 qui permettait de classifier non plus seulement les documents et les informations mais encore les lieux. Il s'agissait alors d'empêcher purement et simplement toute perquisition, le juge d'instruction pénétrant dans un lieu classifié commettant d'emblée une compromission du secret défense. Comme les journalistes en matière de secret des sources, les autorités habilitées à gérer le secret défense s'étaient montré un peu trop gourmandes.

Le secret de la défense nationale souffre d'un défaut structurel. Il lui manque quelque chose d'essentiel : une définition. L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Autrement dit, pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

Le Code pénal, quant à lui, dans son article 413-9, le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret (...) les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesure de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. Autrement dit, un document est secret lorsque l'autorité compétente pour le classifier le considère comme tel. Cette fois, ce n'est plus vraiment une définition, mais une tautologie. On en déduit que le contenu du secret défense est à la discrétion de l'autorité de classement.

Les services de renseignement, lorsqu'ils sont confrontés à ce type d'observation, répondent que la définition du secret défense est introuvable, et qu'il est matériellement impossible de dresser une liste des intérêts protégés, d'autant que la notion de défense est aujourd'hui très large, intégrant notamment la défense économique. Dans le cas d'Ariane Lavrilleux, il est clair que les opérations menées par la Direction du Renseignement Militaire sont couvertes par le secret de la défense nationale, et que, juridiquement, il y a eu double compromission, d'abord par la source qui a livré les informations, puis par la journaliste qui les a diffusées.

Il n'en demeure pas moins que le droit du secret de la défense s'oppose frontalement au secret des sources. Le problème essentiel ne réside pas dans la définition du secret mais bien davantage dans l'impact qu'il a sur l'ensemble du droit processuel, et plus particulièrement sur le principe du contradictoire. Celui-ci exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Pendant très longtemps, on a considéré que le secret de la défense nationale était opposable au juge qui était donc amené à instruire et à juger des affaires sans avoir accès aux pièces essentielles.

Aujourd'hui, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. Certes, il existe bien une commission spéciale, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

De cette analyse on peut déduire que le secret de la défense s'impose avec une puissance difficilement contestable, surtout par rapport à un secret des sources qui repose sur une législation inaboutie. Convaincus du caractère absolu du secret des sources, les journalistes tombent ainsi dans un piège redoutable. Il est d'autant plus dangereux que ni le militaire considéré comme une "taupe" ni Ariane Lavrilleux ne peuvent se revendiquer comme lanceurs d'alerte. La loi du 14 novembre 2016 place certes les journalistes à l'abri des poursuites pour recel d'informations divulguées par un lanceur d'alerte, mais celle du 21 mars 2022 ajoute que "sont exclus du régime de l'alerte les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale (...)". Décidément, aucun secret n'est mieux protégé que le secret défense.

 

Lanceurs d'alertes et secret des sources : Chapitre 9, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet