« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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jeudi 5 novembre 2015

La rétention de sûreté, toujours critiquée et jamais abrogée

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan, a publié, le 5 novembre 2015, un avis relatif à la rétention de sûreté. Cette procédure a pour objet de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels auteurs de crimes particulièrement graves et condamnés à une peine égale ou supérieure à quinze années d'emprisonnement. D'une part, sont concernés les criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. D'autre part, peuvent y être soumis ceux qui, astreints à une mesure de surveillance de sûreté après leur remise en liberté, ne l'ont pas respectée.

Ce n'est pas le premier avis du CGLPL sur le sujet. Le 6 février 2014, Jean-Claude Delarue, prédécesseur d'Adeline Hazan, avait déjà demandé des éclaircissements sur le régime juridique applicable à cette mesure et des améliorations de la prise en charge des personnes placées en Centre médico-judiciaire de sûreté (CSMJS), structure unique placée dans la prison de Fresnes. N'ayant pas obtenu de réponses satisfaisantes, le CGLPL demande aujourd'hui la suppression de la rétention de sûreté, suggestion qui va certainement susciter des réactions diverses.

La loi du 25 février 2008


La rétention de sûreté, en effet, est une des mesures phares de la politique pénale de Nicolas Sarkozy. Comme souvent à cette époque, une importante réforme  trouve son origine dans un fait divers. Le 15 août 2007, un enfant de cinq ans, Enis, est enlevé et violé à Roubaix. L'auteur du crime, Francis Evrard, venait de sortir de prison, où il avait purgé une peine de dix-huit de prison pour viol aggravé. Nicolas Sarkozy, récemment élu Président de la République, annonce immédiatement une loi pour empêcher les criminels sexuels "de recommencer de tels actes une fois purgée leur peine de prison". La loi Dati du 25 février 2008 adopte cette réforme, décidée dans la précipitation et sans aucune réflexion préalable sur son régime juridique et les conditions matérielles de sa mise en oeuvre. Cette double lacune est sans doute à l'origine de son échec.

Peine ou pas peine


Dans un arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a considéré que le droit allemand pouvait adopter la rétention de sûreté, qui ne porte pas atteinte, en tant que telle, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour considère toutefois qu'il s'agit d'une peine pénale, appréciation liée au fait qu'elle consiste à enfermer une personne en fonction de sa dangerosité et non pas à la soigner.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2008, admet également la rétention de sûreté. A ses yeux au contraire, elle ne peut être considérée comme une "peine" au sens pénal du terme. En effet, elle n'est pas prononcée par une juridiction de jugement, mais, à la fin de la peine, par une juridiction régionale de rétention de sûreté. De plus, l'appréciation repose non sur la culpabilité passée de la personne, mais sur le danger qu'elle représente dans l'avenir. 

The House of the Rising Sun. Animals. 1964

Le principe de non-rétroactivité


Toutefois, de manière un peu inattendue, le Conseil estime que le principe de non-rétroactivité doit tout de même s'appliquer à la rétention de sûreté, "eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu'elle est prononcée après une condamnation par une juridiction.  

Cette soumission de la réforme au principe de non-rétroactivité a considérablement réduit son impact. La première conséquence est que seules les personnes condamnées après l'entrée en vigueur de la loi du 28 février 2008 ont pu faire l'objet d'une telle mesure. Le rapport du CGLPL mentionne ainsi que seulement cinq personnes ont été placées en Centre médico-judiciaire de sûreté (CSMJS) depuis 2008. La seconde conséquence est qu'il appartient à la Cour d'assises, au moment de la condamnation, de déclarer que l'intéressé sera susceptible, à l'issue de sa peine, de faire l'objet d'une telle mesure. Or, depuis 2008, seulement sept décisions de Cours d'assises ont mentionné une telle possibilité, la dernière en date concernant Tony Meilhon, condamné à vingt-deux ans de prison incompressibles pour le meurtre de Laetitia Perrais. 

Le critère de la "dangerosité"


Le régime juridique gouvernant la rétention de sûreté repose sur l'appréciation de la "dangerosité" future de la personne. C'est du moins ce qu'affirme la circulaire de la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice du 17 décembre 2008. Qu'il s'agisse d'assurer l'enfermement d'un condamné pour lutter contre la récidive ou de celui qui a enfreint une mesure de surveillance de sûreté, le choix de la rétention doit reposer sur sa "particulière dangerosité".

C'est évidemment l'élément de faiblesse essentiel du dispositif législatif. Le CGLPL fait d'ailleurs observer que les cinq personnes actuellement retenues au CSMJS de Fresnes ont toutes été placées dans cet établissement pour avoir violé une mesure de surveillance de sûreté. Autrement dit, la procédure est utilisée comme une sanction du non-respect des obligations imposées à un condamné, le critère de la "dangerosité" étant, en pratique, écarté, tout simplement parce que l'appréciation d'une dangerosité purement hypothétique est impossible. 

Les soins


Au-delà des difficultés juridiques, la rétention de sûreté rencontre aussi des difficultés pratiques, au point que le CGLPL estime que "le dispositif ne remplit pas l'ensemble des missions assignées par la loi".  L'article 706-53-13 du code de procédure pénale (cpp) prévoit en effet que la personne placée en rétention doit se voir proposer "de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée à permettre la fin de cette mesure". Le problème est que le Centre de rétention est physiquement isolé de l'Etablissement public national de santé de Fresnes. Les personnes retenues ne font l'objet d'aucun projet médical, social ou psychologique et sont placées dans un isolement total. 

Une telle situation viole l'article 706-53-13 du code pénal, et le risque d'une sanction par la Cour européenne des droits de l'homme est particulièrement élevé. En effet, dans un arrêt James, Wells et Lee c. Royaume-Uni du 18 septembre 2012, la Cour a sanctionné le droit britannique qui prévoyait une rétention identique, au motif que les personnes retenues n'étaient pas mises en mesure de participer à des programmes de réinsertion appropriées. Or, il est clair que le traitement médical et psychiatrique constitue le premier pas, même s'il n'est pas nécessairement suffisant, vers la réinsertion.

Devant une telle situation, le CGLPL demande donc l'abrogation de la loi de 2008, ce qui évidemment n'exclut pas une réflexion sur un autre type de rétention, plus adaptée aux exigences posées par les jurisprudences conjointes du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme. 

L'improbable abrogation


On observe tout de même que le CGLPL a publié son avis un mois après son adoption, car les ministres de la justice et des affaires sociales disposaient d'un mois pour répondre. Or, les services du CGLPL n'ont reçu aucune réponse, tant il est vrai que personne ne veut être accusé de vouloir faire libérer de dangereux récidivistes. Imaginons un instant que la loi soit abrogée, et qu'un crime atroce soit ensuite commis par l'un de ceux qui auront ainsi été remis en liberté... Ce cauchemar doit certainement peser sur le silence des ministres compétents.

On peut comprendre qu'ils jugent préférable d'oublier l'avis du CGLPL plutôt que modifier une loi qui s'applique à cinq personnes et ne permet pas de lutter efficacement contre la récidive, mais dont l'intérêt unique est de satisfaire les préoccupations sécuritaires des citoyens. Il leur restera ensuite à gérer le risque juridique que représente le recours de l'une ou de l'autre des personnes placées en rétention. C'est tout de même moins stressant.

Sur la rétention de sûreté : Chapitre 4, section 2, C du manuel de libertés publiques sur internet.

vendredi 2 décembre 2011

La rétention de sûreté, chronique d'une mort annoncée ?

La rétention de sûreté est présentée comme l'une des réformes marquant le quinquennat. Il s'agit de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. Elle se distingue donc de la "période de sûreté" qui peut être associée à l'emprisonnement à perpétuité et qui empêche le condamné d'obtenir un aménagement de peine pendant une durée fixée par le jury d'assises. 

Créée par la loi du 25 février 2008, la rétention de sûreté s'applique aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans,  pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration. 

Dans un contexte marqué par un certain nombre de faits divers dans lesquels de dangereux récidivistes avaient commis des crimes particulièrement atroces, la réforme a été accueillie de manière positive par l'opinion publique. N'est-elle pas un moyen de lutter efficacement contre le risque de récidive ? Le Conseil constitutionnel lui-même n'a-t-il pas validé ses dispositions, se bornant à sanctionner le caractère rétroactif du dispositif ? 

L'impossible critique

Quelques voix discordantes se sont cependant élevées, dont celle de Robert Badinter dénonçant "une justice de sûreté basée sur la dangerosité diagnostiquée de l'auteur potentiel d'un crime virtuel" ou encore la Commission nationale consultative des droits de l'homme, que le gouvernement s'était bien gardé de saisir sur le projet, qui a publié une note rappelant "que le système judiciaire français se base sur un fait prouvé et non pas sur la prédiction aléatoire d'un comportement futur".  Ces critiques sont évidemment demeurées confidentielles et isolées, leurs auteurs risquant d'être considérés comme les complices des pédophiles. Les problèmes juridiques posés par la rétention de sûreté ont été écartés et oubliés, comme la poussière sous un tapis. 

Intervention de la Cour européenne des droits de l'homme

Aujourd'hui ces questions prennent une acuité nouvelle avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011. Un citoyen allemand a été poursuivi pour deux tentatives de meurtre devant le tribunal régional de Münich en 1987. Les experts ont alors estimé qu'il souffrait de différents troubles de la personnalité, mais qu'ils ne pouvaient être considérés comme pathologiques au point d'atténuer sa responsabilité. Il a donc été condamné à neuf ans d'emprisonnement et a purgé l'intégralité de sa peine. A son issue, en 1996, il a été placé en rétention de sûreté dans un hôpital psychiatrique, par une décision du tribunal. Comme il refusait de se soumettre au traitement médical, il a été décidé, en 1999, qu'il effectuerait désormais sa rétention de sûreté dans un établissement pénitentiaire. En 2006, le juge a ensuite ordonné le maintien de l'intéressé en détention, au motif que les risques de récidive étaient importants s'il était libéré. 

Après épuisement des recours internes, M. O.H. a donc saisi la Cour européenne, en invoquant l'irrégularité de sa détention au regard des articles 7 § 1 et 5  § 1 de la Convention. Dans les deux cas, les solutions apportées par la Cour sanctionnent le droit allemand, et font peser une grave menace sur la loi française de 2008. 

La rétention de sûreté est une peine

La Cour européenne estime que la prorogation de la rétention de M. O.H., intervenue en 2006, emporte violation de l'article 7 § 1 qui garantit le principe de non rétroactivité en matière pénale. La décision du Tribunal de Münich a en effet été prise pour des faits antérieurs à la modification de la loi intervenue en 1998. C'est à partir de cette date, en effet, que le droit allemand a autorisé cet internement pour une durée dépassant dix années. M. O.H. aurait donc dû être libéré en 2006, à l'issue de ces dix années de rétention. 

Pour parvenir à cette conclusion, en soi guère surprenante, la Cour est obligée de s'interroger sur la nature juridique de la décision du Tribunal. Elle observe à ce propos qu'en dépit de quelques différences dans le régime de détention,  la rétention de sûreté emporte privation de la liberté et ne présente pas de différence substantielle par rapport à un emprisonnement, d'autant qu'elle est, en l'espèce, effectuée dans un établissement pénitentiaire. La Cour estime donc qu'il s'agit d'une "peine" au sens pénal du terme, et que le principe de non rétroactivité est applicable. 

Cette analyse s'oppose à celle du droit français, qui s'efforce de marquer une différence de substance entre l'emprisonnement et la rétention de sûreté. Très récemment, dans un arrêt du 21 octobre 2011, le Conseil d'Etat, saisi par la section française de l'observatoire international des prisons, a ainsi annulé pour incompétence le règlement intérieur du "centre socio-médico-judiciaire" de Fresnes qui alignait le régime des personnes retenues sur celui des prisonniers, en particulier au regard du contrôle des correspondances et des limitations du droit de visite. Pour le juge administratif, ce règlement intérieur est entaché d'incompétence, car il impose aux droits des intéressés des contraintes qui ne figurent pas dans la loi du 27 février 2008.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman. 1976
Jack Nicholson, Dany de Vito, Brad Dourif

Liens de causalité

Pour apprécier la conformité de la rétention de M. O.H. à l'article 5 de la Convention, la Cour examine deux liens de causalité successifs. 

L'article 5 § 1 (e) de la Convention européenne autorise la détention d'un "aliéné"pour que des soins lui soient dispensés. La Cour européenne se penche donc sur le lien de causalité entre les troubles de la personnalité attestés par les experts psychiatres lors du procès pénal et la décision d'internement. Constatant qu'un délai de plus de dix ans s'est écoulé entre le jugement et la décision de prorogation de la rétention, la Cour estime que le lien de causalité n'est plus établi. Sur ce point, elle ne fait qu'appliquer sa jurisprudence M. c. Allemagne du 17 décembre 2009. 

Dès lors que la loi précise que cette rétention ne peut reposer que sur un motif psychiatrique, la Cour déduit que celle-ci ne peut avoir lieu que dans un service hospitalier. Le fait que le requérant ait refusé les soins qui lui étaient prodigués lorsqu'un traitement lui avait effectivement été proposé dans un établissement spécialisé n'a pas pour effet de lever la contrainte qui pèse sur les autorités. Pour la Cour, une prison n'est pas un milieu thérapeutique qui permette le traitement d'une personne atteinte de troubles psychiatriques si graves qu'il est impossible de le réintégrer dans la société, une fois sa peine purgée. Sur ce plan, la décision des juges allemands viole l'article 5 (e) de la Convention qui autorise la détention d'un "aliéné", à la condition évidemment qu'il fasse l'objet d'un traitement médical. 

Un second lien de causalité est également étudié par la Cour, celui qui fait reposer la décision de rétention sur un second motif : le risque de récidive. Sur ce point, elle souligne que la Convention européenne n'autorise par les Etats à protéger les victimes potentielles d'infractions graves par des mesures qui, en elles-mêmes, violent les droits de leur auteur putatif. Autrement dit, une décision privant complètement une personne de sa liberté ne peut reposer sur des motifs hypothétiques pour écarter un risque tout aussi hypothétique. C'est évidemment ce dernier point qui condamne, à terme, la loi française, dès lors que cette dernière se veut, avant tout, un instrument de lutter contre la récidive.  

La décision O.H. c. Allemagne se présente donc comme une sorte de bombe à retardement pour le droit français. Il n'y a plus qu'à attendre qu'une personne détenue en rétention de sûreté ait épuisé les voies de recours internes. 


dimanche 22 janvier 2012

La Cour européenne au secours des enfants en rétention administrative

Le 19 janvier 2012, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt Popov contre France qui peut s'analyser comme un camouflet à l'égard de l'actuelle politique de rétention des étrangers, préalable à leur éloignement. La Cour sanctionne en effet une politique qui admet la rétention des enfants dans des conditions rigoureusement  identiques à celle des adultes. 

M. et Madame Popov, ressortissants du Kazakhstan, venus en France en 2002 et 2003, ont vu leur demande d'asile rejetée dans un premier temps, puis finalement acceptée en juillet 2009. Durant cette période de six années, ils se sont maintenus sur le territoire de manière irrégulière, ont eu deux enfants nés en France et ont été placé en rétention en 2005 et en 2006. A deux reprises, en 2007, ils furent de nouveau interpellés avec leurs enfants âgés de cinq mois et trois ans, et placés successivement en rétention dans un hôtel d'Angers pour 24 heures, puis dans un centre de rétention administrative (CRA) à Rouen-Oissel, cette fois pour une quinzaine de jours.  Par deux fois, la famille Popov fut transférée vers l'aéroport Charles de Gaulle en vue de leur éloignement vers le Kazakhstan, mais le vol fut à chaque fois annulé.  Après la seconde tentative, le juge des libertés et de la détention ordonna leur remise en liberté. 

Aujourd'hui installés régulièrement en France, M. et Madame Popov contestent les conditions de leur rétention au CRA de Rouen-Oissel, ou plus exactement de celles de leurs enfants. La Cour européenne 
se montre particulièrement sévère et considère que l'administration française doit être condamnée car les conditions de détention des enfants peuvent être considérés comme "inhumaines et dégradantes" au sens de l'article 3 de la Convention. Il porte également atteinte au principe de sûreté (art 5 § 1) et au droit de mener une vie familiale normale (art. 8).

Un traitement inhumain et dégradant

En condamnant la France pour traitement inhumain et dégradant, la Cour se situe dans la droite ligne de sa décision du 19 janvier 2010 Muskhadzhiyeva et autres c Belgique, également rendue à propos de jeunes enfants retenus avec leurs parents. Elle reprend à son compte les différents rapports mentionnant que le "Centre de Rouen-Oissel est un lieu où règnent le surpeuplement, le délabrement et la promiscuité". Elle observe qu'aucun équipement n'est prévu pour les enfants qui dorment sur des lits d'adultes considérés comme dangereux pour des jeunes enfants, disposent d'un "bout de moquette" comme espace de jeux, "avec vue sur un ciel grillagé". Dès lors, les autorités françaises n'ont pas rempli l'obligation découlant de l'article 3 de protéger les enfants en adoptant les mesures indispensables à leur accueil. 

La Cour ne manque pas d'observer que cette violation de l'article 3 est également une violation de la Convention sur les droits de l'enfant du 20 novembre 1989, ratifiée par la France le 7 août 1997. Elle énonce que dans toutes les décisions prises par les autorités publiques l'"intérêt de l'enfant doit être une considération primordiale". L'article 37 ajoute que "tout enfant privé de liberté doit être traité avec humanité et le respect dû à la dignité de la personne humaine". 

Leonora. Pablo Trapero. 2008. Martina Gusman

Violation du principe de sûreté

En condamnant la France pour violation du principe de sûreté, la Cour ne s'intéresse plus aux conditions matérielles de la rétention, mais à son fondement juridique, ou plutôt à son absence de fondement juridique. 


Le droit français interdit de prendre des mesures d'éloignement à l'égard des mineurs (art. L 511-4 et 521-4 Ceseda). L'administration considère cependant que les enfants ne doivent pas être séparés de leurs parents, ce qui conduit à les enfermer avec eux dans les CRA, en attendant l'éloignement. Dans un rapport publié en 2010, cinq associations, dont la Cimade, ont recensé 356 mineurs placés en CRA, accompagnés de leurs parents. 59 % d'entre eux étaient âgés de moins de sept ans. Il est vrai que ce même rapport observe que "la durée moyenne de rétention des familles s'est raccourcie depuis 2009, passant de 5 à 2, 7 jours". 

Le seul fondement juridique à l'internement des enfants réside dans le décret du 30 mai 2005 qui prévoit qu'une douzaine de CRA sont "susceptibles d'accueillir des familles"(art. 14). Le texte se borne cependant à mentionner l'existence de "chambres spécialement équipées, et notamment de matériels de puériculture adaptés". Aucune précision n'est formulée sur l'examen de la situation particulière des enfants, et sur la recherche d'éventuelles solutions alternatives à leur rétention. 

Enfin, et c'est la conséquence logique de l'ensemble des violations constatées, la Cour déduit de l'ensemble du dossier la violation du droit au respect de la vie privée et familiale, consacré par l'article 8 de la Convention. Si l'objectif de lutte contre l'immigration peut justifier une ingérence des autorités publiques dans la vie familiale, l'internement était en l'espèce disproportionné, compte tenu de sa rigueur pour les enfants, et du fait que le placement de la famille dans un centre fermé ne s'imposait pas nécessairement. Aucun élément ne laissait penser en effet que celle ci risquait de se soustraire aux autorités.

L'extrême sévérité de la décision est évidemment un camouflet pour les autorités françaises. C'est aussi, d'une certaine manière, une sanction des juridictions suprêmes. 

Une sanction pour les juridictions suprêmes

Dans une décision du 12 juin 2006, le Conseil d'Etat avait ainsi rejeté un recours déposé par la Cimade et le Gisti, contestant la légalité du décret du 30 mai 2005. La Haute juridiction estimait alors, non sans une certaine forme d'hypocrisie, que ce texte visait seulement à organiser l'accueil des familles dans les CRA. Ne prévoyant aucune mesure privative de liberté, il ne pouvait donc pas violer la Convention sur les droits de l'enfant ni la Convention européenne. 

De son côté, la Cour de cassation, dans deux décisions du 10 décembre 2009 mettait une fin brutale à une jurisprudence des Cours d'appel de Rennes et de Toulouse qui considéraient que l'internement de très jeunes enfants violait l'article 3 de la Convention européenne. Pour la Cour de cassation, "ne constitue pas un traitement inhumain ou dégradant le maintien provisoire en rétention administrative (...) dans un espace (...) dont il n'est pas démontré que l'aménagement soit incompatible avec les besoins d'une famille et de la dignité humaine". La Cour européenne a manifestement une vision plus concrète des conditions de rétention des enfants. 

N'en déduisons pas pour autant que cette décision marque la fin de l'internement des enfants dans les centres de rétention. La Cour considère en effet que la lutte contre l'immigration peut justifier une ingérence dans la vie privée et familiale. Encore faut-il que la mesure prise soit proportionnée au but poursuivi, c'est à dire qu'il n'y ait pas d'autre solution que cette rétention, qu'elle soit réalisée à partir de fondements juridiques rigoureux garantissant les droits des enfants, et dans des conditions conformes à la dignité humaine. 

La leçon est dure mais méritée, au pays des droits de l'homme. 


dimanche 8 juillet 2012

Circulaire Valls : la rétention des enfants n'a pas disparu

La circulaire du 6 juillet 2012, signée du ministre de l'intérieur, définit la doctrine de l'administration française en matière de rétention des enfants de familles étrangères touchées par une mesure d'éloignement. Alternance ou pas, ce texte était indispensable pour clarifier une situation juridique passablement embrouillée depuis que l'arrêt Popov  rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 19 janvier 2012 avait condamné la pratique française dans ce domaine. 

Interprétation de l'arrêt Popov

Il est vrai que cette décision avait alors été interprétée de manière un peu excessive. Les journaux avaient affirmé que la Cour condamnait l'internement des enfants dans les Centres de rétention administrative (CRA), une telle mesure étant, en soi, constitutive d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention. 

La lecture attentive de l'arrêt montrait pourtant que la Cour ne condamnait la rétention que lorsqu'elle n'était pas proportionnée au but poursuivi, tel qu'il a été défini, pour l'Union européenne, par la directive du 16 décembre 2008, c'est à dire l'éloignement des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier. Cette proportionnalité se déduisait à partir de deux éléments cumulatifs. D'une part, l'administration doit démontrer qu'elle n'avait pas d'autres moyens efficaces pour retenir la famille concernée, par exemple l'assignation à résidence. D'autre part, l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui doit guider toutes les décisions prises à son égard, exige qu'il soit hébergé dans des conditions décentes, et dans des locaux spécialement aménagés pour le recevoir. Sur ce point, la vétusté des Centres de rétention administrative était spécialement visée par la Cour. 

Greuze (attribué à). Portrait de Louis XVII au Temple


La rétention des mineurs reste possible

 La circulaire Valls ne fait rien d'autre que reprendre cette jurisprudence. De nouveau, les journalistes, et notamment ceux du Monde, se hâtent de titrer que "la rétention des enfants est supprimée". Il n'en est rien, même si on peut espérer que les enfants placés dans cette triste seront dans l'avenir moins nombreux. 

Conformément à la jurisprudence Popov, la circulaire invite les préfets à privilégier l'assignation à résidence, moins traumatisante et donc plus conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui doit guider l'ensemble des décisions administratives et judiciaires concernant les mineurs. Reste que la rétention demeure possible "en cas de non respect des conditions de l'assignation à résidence, en cas de fuite d'un ou de plusieurs membres de la famille ou en cas de refus d'embarquement", c'est à dire concrètement lorsque la famille s'est volontairement soustraite à l'obligation de quitter le territoire français.

Sur le plan des conditions matérielles de l'accueil des enfants, la circulaire Valls s'efforce de prévenir toute nouvelle condamnation des autorités françaises. Elle affirme ainsi que "des dispositions ont été prises pour que les équipements spécifiques à l'accueil des mineurs soient régulièrement entretenus ou renouvelés" dans les Centres.

Finalement, la circulaire se borne à prendre acte de la jurisprudence de la Cour, sans exclure totalement la rétention des enfants. Affirmer le contraire relève d'une certaine forme d'idéalisme juridique qui conduit à la dépression, pour reprendre l'heureuse formule de Serge Sur. Est-il matériellement possible, en effet, d'interdire totalement toute rétention des familles, sans porter atteinte aux objectifs d'éloignement posés par la directive communautaire ? Il serait pour la moins fâcheux d'affirmer haut et fort un principe d'interdiction, et de s'apercevoir ensuite qu'il est impossible à mettre en oeuvre.




mardi 15 septembre 2015

Mesure de sûreté ou sanction pénale, la définition de la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Berland c. France du 3 septembre 2015 offre à la Cour européenne des droits de l'homme l'occasion de se prononcer sur l'application de la loi du 25 février 2008 qui prévoit l'internement dans un établissement psychiatrique d'une personne qui a fait l'objet d'une déclaration d'irresponsabilité pénale.

Le requérant, âgé de vingt ans au moment des faits, n'a pas supporté la rupture décidée par son amie qui lui reprochait d'avoir proféré des menaces  et de s'être livré à des actes de violences à son égard. En septembre 2007, il s'est rendu sur son lieu de travail, l'a tuée de plusieurs coups de couteaux et a blessé deux autres personnes. Il a donc été mis en examen pour assassinat de son ex-compagne et pour violences volontaires à l'égard des deux autres victimes. En même temps, il a fait l'objet d'une décision préfectorale d'hospitalisation sans son consentement dans un centre hospitalier spécialisé.

Deux collèges d'experts psychiatriques ont ensuite estimé qu'il était atteint, au moment des faits, d'un trouble psychique ayant aboli son discernement (art. 122-1 du code pénal). En février 2009, la Chambre de l'instruction déclara en conséquence l'irresponsabilité du requérant et décida son hospitalisation d'office conformément à l'article 706-135 du code de procédure pénale (cpp), issu de la loi du 25 février 2008. 

Le déroulement des évènements présente un intérêt tout particulier, car la loi du 25 février 2008, qui prévoit précisément cette rétention de sûreté, est intervenue après les faits. M. Berland estime donc que la mesure de rétention prononcée à son encontre porte atteinte au principe de non-rétroactivité de la loi pénale garanti par l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme

Le requérant doit donc démontrer que la mesure d'hospitalisation d'office constitue une sanction pénale. A l'appui de cette affirmation, il développe des arguments tirés du contenu de la loi de 2008, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

La réforme de 2008


Dans le régime antérieur à la loi du 25 février 2008, la personne reconnue comme irresponsable au moment des faits ne pouvait être poursuivie devant aucune juridiction et elle ne faisait donc l'objet d'aucune décision pénale. Depuis la loi de 2008, l'intéressé est renvoyé devant une juridiction pour un procès public au terme duquel il est déclaré qu'il existe contre lui des charges suffisantes permettant de conclure qu'il a commis les faits. La Chambre de l'instruction est alors tenue par la loi d'ordonner l'hospitalisation d'office. La procédure est donc différente de l'ancien système dans lequel le préfet exerçait une simple faculté, assisté évidemment par des experts médicaux.

Observons que cette compétence préfectorale n'a pas disparu, puisqu'elle s'exerce pour la période antérieure à la décision de justice et qu'elle peut s'exerce à l'égard de toute personne dont on va considérer qu'elle constitue un danger pour elle-même ou pour autrui, quand bien même elle n'aurait commis aucune infraction punissable.

Lanskoy. Etude pour le Journal d'un fou. Collage


La décision du Conseil constitutionnel sur la loi de 2008


Le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la conformité à la Constitution de la loi de 2008. Encore faut-il noter qu'il n'était saisi que d'un autre type de décision de rétention, celle qui est éventuellement prononcée par une Cour d'assises et qui est destinée à s'appliquer à l'issue de la peine d'emprisonnement.  Il s'agit alors d'assurer la prise en charge médicale et psychologique, dans un centre fermé, de condamnés  présentant "une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive".

Le Conseil constitutionnel a refusé de qualifier une telle mesure de peine pénale ou de sanction. En revanche, s'appuyant sur la gravité de la mesure et la durée indéterminée de l'enfermement, il a estimé qu'une telle décision ne saurait s'appliquer rétroactivement à des personnes déjà condamnées au moment de l'intervention de la loi de 2008.

La jurisprudence de la Cour européenne


La Cour européenne, quant à elle, rappelle que, selon sa jurisprudence Welch c. Royaume-Uni du 9 février 1995, elle n'est pas liée par la qualification donnée par le droit interne des Etats. Il lui appartient donc d'apprécier si une mesure constitue ou non une "peine" au sens de l'article 7 de la Convention. 

Là encore, la jurisprudence de la Cour semble offrir un angle d'attaque au requérant. Dans un arrêt M. c. Allemagne rendu en 2009, elle considère qu'une rétention de sûreté ordonnée après une condamnation pour tentative de meurtre et vol qualifié constitue une peine au sens de l'article 7. Le principe de non-rétroactivité lui est donc applicable.

Les différentes mesures de sûreté


Les trois moyens développés par le requérant peuvent sembler très forts, sauf si on les regarde de plus près. On s'aperçoit alors qu'ils ne s'appliquent que très imparfaitement au problème juridique posé par l'arrêt Berland. La loi de 2008 ne qualifie pas la rétention de sanction pénale et, au contraire, laisse subsister une large compétence préfectorale en matière d'internement d'office. Le Conseil constitutionnel comme la Cour européenne se prononcent, quant à eux, sur la rétention mise en oeuvre à l'issue de la peine et décidée par le juge au moment de son prononcé. Au demeurant, la Cour européenne sanctionne surtout le fait que la rétention allemande est effectuée au sein des locaux pénitentiaires, situation qui met en cause son caractère thérapeutique. Elle précise d'ailleurs cette position dans un arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011 que cette rétention ne se distingue pas suffisamment de la peine pénale pour justifier un traitement différent.

Il n'est donc pas surprenant que l'arrêt Berland aboutisse à un résultat inverse. La Cour estime en effet que le principe de non rétroactivité n'est pas applicable à la rétention décidée après la déclaration d'irresponsabilité pénale. Elle fait observer que le droit français prend soin de mentionner que la décision de la Chambre de l'instruction se borne à "déclarer l'existence de charges suffisantes d'avoir commis les fait reprochés". La procédure est avant tout destinée à montrer aux victimes qu'elles sont reconnues comme telles. La décision de la Chambre n'emporte aucune appréciation sur la commission des faits et ne prononce aucune peine. En cela, elle est entièrement différente de la rétention de sûreté à l'issue de la peine, qui accompagne une peine pénale prononcée par une Cour d'assises.

La décision de la Cour est d'autant moins surprenante que, dans une décision Claes c. Belgique du 10 janvier 2013, elle avait déjà affirmé, à propos du droit belge cette fois, que les internements des personnes atteintes de troubles mentaux après déclaration d'irresponsabilité pénale ne constituaient pas des détentions "après condamnation" au sens de l'article 5 § 1 de la Convention.

La Cour européenne parvient ainsi à opérer une sorte de classification entre les mesures de sûreté. Certaines ne sont, en quelque sorte, pas détachables de la peine pénale. D'autres au contraire doivent en être détachées. Elle montre ainsi qu'elle n'a pas d'hostilité de principe à l'internement "automatique" des personnes déclarées irresponsables pénalement. Encore faut-il qu'il soit décidé, et éventuellement prolongé, à partir d'une procédure respectueuse des droits de la défense et de rapports d'expertise particulièrement motivés. 

Sur la rétention de sûreté : chapitre IV, section 2, C, du manuel de Libertés publiques

mardi 28 juillet 2020

Le Conseil constitutionnel saisi de la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes


Le Président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, saisit le Conseil constitutionnel de la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. L'initiative peut surprendre, car ce texte est une "fausse" proposition de loi. Comme bien souvent sous le présent quinquennat, un parlementaire LaRem est chargé de déposer une proposition de loi qui, dans les faits, émane de l'Exécutif. L'avantage réside dans le fait que la proposition est dispensée d'étude d'impact. En l'espèce, Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois, a été chargée de cette mission. On peut dès lors se demander pourquoi le président de l'Assemblée nationale, lui-même issu de LaRem, saisit le Conseil constitutionnel d'un texte voté par la majorité LaRem. Quoi qu'il en soit, on annonce qu'il sera rejoint par un groupe de sénateurs socialistes.


La libération de 150 condamnés pour terrorisme



La proposition de loi trouve son origine dans une situation qui suscite des craintes, d'ailleurs légitimes : la libération prochaine d'environ 150 détenus condamnés pour des faits liés au terrorisme islamiste. Le gouvernement souhaite exercer un contrôle sur ces personnes, dans le but d'empêcher la récidive. La finalité poursuivie est donc tout à fait louable, et même le Garde des Sceaux qui s'était opposé à ce texte à l'époque où il était avocat, y est désormais favorable expliquant aux sénateurs que sa "pensée est un cheminement".

Le texte, très court, ajoute au code de procédure pénale un nouvel article 706-25-15 prévoyant que lorsqu'une personne est condamnée à une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits liés au terrorisme (ou à trois ans dans le cas d'une récidive légale), la juridiction de la rétention de sûreté peut, sur réquisitions du procureur de la République, ordonner une mesure de sureté à la fin de l'exécution de la peine. Encore faut-il que la personne condamnée "présente une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme". Une ou plusieurs mesures peuvent être prises, telles que le placement sous surveillance électronique, l'obligation de pointage régulièrement auprès des autorités de police, l'obligation de résidence dans un lieu déterminé, l'interdiction de se livrer à certaines activités ou de fréquenter certains lieux, voire le respect d'une prise en charge éducative ou psychologique "destinées à permettre la réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté".


Le précédent de la rétention de sûreté



Les auteurs de la proposition s'appuient sur un précédent texte, pur produit du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi du 25 février 2008 modifiée par celle du 10 mars 2010 crée en effet une rétention de sûreté. Elle consiste à maintenir enfermé, à l’issue de sa peine, un criminel présentant un risque élevé de récidive, en raison notamment de son état psychiatrique.  Elle peut s'appliquer aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans, pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration.

Concrètement, la rétention de sûreté n'a abouti à rien, ou à pas grand-chose. Ses effets utiles ont été largement remis en cause par des jurisprudences convergentes de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil constitutionnel. Du côté du juge européen, un arrêt du 24 novembre 2011 OH c. Allemagne, la CEDH énonce qu’une telle rétention doit être considérée comme une peine pénale et prononcée par un juge. Du côté du Conseil constitutionnel, la décision du 21 février 2008 précise qu'une décision de rétention, étant une peine, ne saurait être rétroactive. Autrement dit, la rétention de sûreté ne s'est appliquée qu'aux personnes condamnées après l'intervention de la loi de 2008, et elles se comptent sur les doigts d'une seule main.

Ce précédent ne semble pas avoir été étudié par les auteurs du texte aujourd'hui déféré au Conseil constitutionnel, car il pose le même type de problèmes, d'ailleurs mis en lumière par le Conseil d'Etat dans son avis.


Le placement sous surveillance électronique mobilie (PSEM)


Concrétisé par le port d'un bracelet électronique, le placement sous surveillance électronique mobile est effectivement une mesure de sûreté, mais il ne s'applique que pendant la durée de la peine. Il s'inscrit dans une procédure de liberté conditionnelle et de suivi socio-judiciaire ou de surveillance judiciaire. Géré par l'administration pénitentiaire, le dispositif permet de s'assurer que l'intéressé respecte les obligations qui lui ont été imposées par le juge.

Dans le cas du placement sous surveillance électronique prévu par la présente loi, la décision est certes prise par la juridiction de la rétention, celle-là même qui est compétente pour les rétentions décidées sur le fondement de la loi de 2008. On peut donc en déduire qu'il s'agit d'une peine. Le problème est que le champ d'application temporel de cette peine dépasse la durée de la peine initiale prononcée par le juge lors de la condamnation pour faits de terrorisme. Elle peut en effet être renouvelée jusqu'à dix ans après que l'individu ait purgé sa peine. On doit donc se demander si la personne n'est pas condamnée deux fois pour les mêmes faits, ce qui pourrait entrainer une atteinte au principe non bis in idem.

Pour tenter de résoudre le problème, une solution serait de considérer le PSEM comme une peine complémentaire, mais cette solution viderait la loi de son intérêt immédiat. Dans ce cas en effet, la peine complémentaire doit être prononcée en même temps que la peine principale, ce qui signifie que le PSEM ne s'appliquerait pas aux 150 détenus qui doivent être prochainement libérés. En tout état de cause, s'il s'agit d'une peine pénale, elle ne saurait être rétroactive.


Les Indégivrables. Xavier Gorce. 23 septembre 2010

La nécessité du dispositif



Si l'on considère, non plus le seul PSEM mais l'ensemble du dispositif, on peut s'interroger sur sa nécessité. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2008 sur la rétention de sûreté, rappelle que le législateur doit opérer une conciliation entre les atteintes aux libertés nécessitées par la sauvegarde de l'ordre public et l'exercice des libertés constitutionnellement garanties.

Dans le cas présent, il est évident que la lutte contre le terrorisme peut fonder des atteintes à la liberté de circulation des personnes. Il n'en demeure pas moins que les instruments normatifs destinés à assurer sa prévention sont déjà fort nombreux. Dans son avis, le Conseil d'Etat ne manque pas de les énumérer, mentionnant que le délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste est devenu "l'instrument essentiel" de cette prévention. Il dresse aussi une liste importante de procédures de surveillance et de suivi socio-judiciaire susceptibles d'être imposées à une personne soupçonnée de liens avec l'islam radical. La loi du 3 juin 2016 permet ainsi un suivi socio-judiciaire des personnes condamnées pour terrorisme très proche de ce qui figure dans la loi soumise au Conseil.

Est-il nécessaire d'ajouter un dispositif supplémentaire à un ensemble déjà conséquent ? Il est difficile de prédire ce que sera la position du Conseil constitutionnel. Tout au plus peut-on observer que, dans sa décision QPC du 10 février 2017, il a considéré que le délit de consultation de sites internet terroristes n'était pas nécessaire, car il existait d'autres moyens de contrôler les sites terroristes et ceux qui les consultent.

D'autres interrogations apparaissent sur ce nouveau dispositif. Est-il réellement adapté à son objet ? Il est sans doute utile de contrôler les personnes condamnées pour terrorisme, mais ce dispositif législatif ne s'étend pas aux personnes condamnées pour des infractions de droit commun, alors même qu'elles sont identifiées comme radicalisées et proches de mouvements terroristes. Or nul n'ignore que bon nombre d'actes de terrorisme sont commis par des individus connus des services de police pour des actes de délinquance et même de petite délinquance.


La mise en oeuvre du dispositif



Si le Conseil examine la mise en oeuvre de ce dispositif, la question posée est cette fois celle de la sécurité juridique. Les auteurs de la loi semblent se référer au précédent de la loi de 2008 comme si les deux procédures étaient parfaitement identiques, la dangerosité d'un individu permettant, dans les deux cas, de justifier ces mesures de sûreté.

Mais les situations sont bien différentes. Dans le cas de la rétention de sûreté issue de la loi de 2008, la dangerosité de la personne est appréciée à travers sa situation psychiatrique, le risque de récidive étant apprécié par des experts. Dans la présente loi, il ne s'agit pas d'évaluer le risque de récidive mais la persistance d'une adhésion à un projet terroriste. Mais comment peut-on effectuer cette évaluation ? On sait que les terroristes sont entraînés à pratiquer la Taqîya, pratique consistant à dissimuler ses convictions pour faire aboutir son projet. Surtout, et c'est le point essentiel, les personnes condamnées pour terrorisme ne sont pas nécessairement atteintes de maladie mentale et l'expertise psychiatrique n'est pas un instrument pertinent pour évaluer leur dangerosité.

Cette dangerosité ne peut donc être évaluée qu'au moment du procès, à partir des faits qui ont eu lieu, et non pas à partir d'une menace hypothétique. Cette constatation pourrait conduire le Conseil constitutionnel à considérer que les mesures de sûreté envisagées devraient l'être dès la condamnation initiale, comme peines complémentaires. Le seul problème est que l'objectif initial de la loi, à savoir la surveillance des 150 condamnés qui vont sortir de prison, disparaît alors totalement.

La saisine du Conseil constitutionnel devrait permettre de lever quelques incertitudes, du moins on l'espère. Mais cette loi instaurant des mesures de sûreté constitue un nouvel exemple d'une législation rédigée rapidement, sur un coin de pupitre.  Personne n'a regardé les débats juridiques qui ont entouré la loi de 2008, conduisant à la vider de son contenu. Même si la majorité actuelle est constituée de parlementaires de qualité qui savent tout sans avoir jamais rien appris, il n'est pas mauvais, parfois, de consulter les précédents, de poser les questions en termes juridiques et non pas électoraux.


mercredi 26 novembre 2014

Exportation des oeuvres d'art et droit de propriété

La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur QPC le 14 novembre 2014 déclare non conformes à la constitution les dispositions de l'article 2 de 1a loi du 23 juin 1941 relative à l'exportation des biens d'un intérêt historique ou artistique. Observons que l'affaire à l'origine de cette QPC remonte à 1982. Il y a donc exactement trente-deux ans, Alain L. s'est vu appliquer à  une procédure dite "de rétention" concernant un ensemble de meubles lui appartenant qu'il voulait déménager de sa résidence française vers sa résidence au Royaume-Uni. Les autorités françaises redoutaient, quant à elles, que ce déménagement cache une volonté de vendre le mobilier sur le marché britannique.

De la "rétention" à l'offre d'achat


La loi de Vichy du 23 juin 1941 connaît ainsi une sorte de survie artificielle, car elle s'applique au contentieux qu'elle a fait naître il y a trente-deux ans. 

Elle offre à l'Etat plusieurs procédures pour empêcher l'exportation de tout objet présentant un intérêt historique ou artistique. La première est la préemption lorsque l'exportation a pour finalité une aliénation du bien, la seconde est le classement d'office qui interdit toute exportation, la troisième est l'opposition à l'exportation.  

Dans ce dernier cas, l'Etat peut soit refuser l'autorisation d'exporter, soit cumuler ce refus avec un droit de "rétention" qui lui permet de se porter acquéreur du bien au prix fixé par le propriétaire dans sa demande d'autorisation d'exportation. Celui-ci perd donc toute possibilité de négocier ce prix. En 1941, cette procédure avait essentiellement pour objet de sanctionner les exportateurs d'oeuvres d'art qui tentaient de se soustraire au paiement des taxes alors exigibles en minorant la valeur des oeuvres. Dans une jurisprudence constante, encore réaffirmée dans un arrêt Heugel du 3 avril 1987, le Conseil d'Etat considérait donc que "la circonstance que ce prix aurait été très inférieur à la valeur réelle de l'objet n'entache pas d'illégalité la décision prise".

Aujourd'hui, cet aspect punitif de la rétention n'existe plus, d'autant que la taxe à l'exportation des oeuvres d'art a disparu depuis 1958. C'est la raison pour laquelle la loi du 31 décembre 1992 modifie le dispositif en vigueur. Après classement de l'objet comme "trésor national" qui vaut refus d'autorisation d'exportation, l'Etat peut présenter une offre d'achat "qui tient compte des prix pratiqués sur le marché international" (art. L 121-1 code du patrimoine). En cas de désaccord sur le prix, l'administration fait procéder à une expertise impartiale et contradictoire. Si l'accord est finalement réalisé, le paiement intervient dans un délai de six mois à peine de résolution de la vente. Cette procédure, actuellement en vigueur, se distingue de celle issue de la loi de 1941, dans la mesure où la cession de l'oeuvre d'art repose sur l'accord des parties. 

Si la décision rendue le 14 novembre 2014 n'a qu'un intérêt pratique limité, puisqu'elle ne peut s'appliquer qu'aux contentieux antérieurs à 1992, elle présente néanmoins un intérêt au regard du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel sur les atteintes apportées par le législateur au droit de propriété. Le requérant en effet invoquait l'absence de "juste et préalable indemnité" lorsque l'administration exerce ce droit de rétention. Le Conseil déclare certes la disposition inconstitutionnelle, mais il préfère s'appuyer sur l'absence de "nécessité publique légalement constatée", notion plus englobante et plus souple dans sa mise en oeuvre.

La "juste et préalable indemnité"


Le requérant n'a jamais donné son accord à la procédure de rétention. Il a refusé de signer le mémoire d'acquisition et n'a pas pris possession du produit de la vente, toujours consigné auprès de la Caisse des dépôts et consignations. Ce refus est d'ailleurs à l'origine de la lenteur exceptionnelle de la procédure. 

A ses yeux, l'atteinte au droit de propriété réside dans l'absence de "juste et préalable indemnité". Il estime que l'acquisition par l'Etat, même au prix évalué par le propriétaire lui-même dans sa demande d'autorisation d'exportation, ne permet pas d'indemniser l'ensemble du préjudice subi. A la valeur vénale du bien devrait donc s'ajouter l'indemnisation du préjudice causé par l'absence d'exportation et la perte d'une chance de vendre le mobilier en question à l'étranger, ainsi, pourquoi pas, que l'indemnisation du préjudice moral causé par ce qui est considéré comme une confiscation.

Le Conseil constitutionnel refuse de se placer directement sur ce terrain. Il est toujours délicat d'interpréter le mutisme d'une décision de justice mais, en l'espèce, on peut sans doute avancer deux explications à ce choix. 

D'une part, le Conseil refuse sans doute de pénétrer dans le débat sur l'indemnisation des propriétaires des oeuvres d'art concernées. La loi de 1992 maintient l'essentiel du système en autorisant l'Etat à classer un bien "trésor national" avant de l'acquérir à un prix conforme aux prix du marché international. En acceptant d'indemniser l'intégralité du préjudice subi par le propriétaire, le Conseil aurait ouvert la voie à une autre QPC, portant cette fois sur la loi de 1992. Peut-on sérieusement envisager d'accroître l'indemnisation d'un propriétaire dont le bien a déjà été payé au prix du marché ? Le propriétaire de "La fuite en Egypte" de Nicolas Poussin, tableau classé "Trésor National" en 2004 et finalement acquis par le musée de Louvre en 2007 pour la somme de dix-sept millions d'euros a-t-il vraiment subi un préjudice moral ? De toute évidence, le Conseil a préféré ne pas entrer dans ce débat.

Nicolas Poussin. La fuite en Egypte.


D'autre part, il est très probable que le Conseil constitutionnel a hésité à appliquer aux biens meubles une jurisprudence sur la privation de la propriété qu'il applique essentiellement aux biens immobiliers. L'absence de "juste et préalable indemnité" est surtout invoquée en matière de nationalisation et d'expropriation. Il est vrai que le Conseil a soumis aux exigences de l'article 17 de la Constitution, dès sa décision du 16 janvier 1982, la privation de la propriété strictement financière de l'entreprise. Encore faut-il observer qu'en l'espèce, les droits sociaux étaient un élément mobilier parmi d'autres biens immobiliers nationalisés. Ils n'en étaient, en quelque sorte, pas détachables.

La nécessité publique légalement constatée


Pour toutes ces raisons, le Conseil constitutionnel préfère se référer à la notion de "nécessité publique légalement contestée". Il commence par observer que l'acquisition d'un bien par l'Etat ne peut intervenir que lorsque son propriétaire a préalablement manifesté son intention de l'aliéner. Ce principe a d'ailleurs été formulé tout récemment dans la décision du 9 octobre 2014 rendue sur QPC, à propos du droit de préemption des SAFER. Dans la décision du 14 novembre 2014, il apparaît clairement que le requérant n'a jamais formulé une telle intention, bien au contraire. Et la loi de 1941 permet effectivement le transfert de propriété à l'Etat, sans l'accord du propriétaire.

Le Conseil s'assure ensuite que la privation de propriété est motivée par des considérations d'intérêt général. Dans sa décision rendue sur QPC du 2 décembre 2011, Wathik M., il estime ainsi que la vente des biens saisis par les Douanes répond à une telle nécessité, dès lors que leur aliénation est le seul moyen d'empêcher leur détérioration. Dans le cas de la "rétention" des oeuvres d'art, la finalité d'intérêt général n'est pas absente, puisqu'il s'agit de maintenir sur le territoire des objets présentant un intérêt exceptionnel. Mais ce maintien sur le territoire peut être assuré par la seule interdiction d'exportation, et le Conseil fait observer que les critères de la nécessité publique du transfert de propriété à l'Etat ne sont pas définis par le législateur de 1941. C'est en raison de cette incertitude qu'il sanctionne ces dispositions pour violation de l'article 17 de la Constitution. 

La loi de 1992 n'encourt pas la même sanction. D'une part, l'acquisition du bien par l'Etat est réalisée par une procédure qui impose l'accord du propriétaire. D'autre part, la loi précise clairement que l'acquisition du bien repose sur "l'intérêt des collections publiques". On doit cependant s'interroger sur l'efficacité du dispositif. L'interdiction d'exportation demeure certainement un instrument efficace pour empêcher un véritable pillage du patrimoine. En revanche, l'achat des oeuvres par l'Etat n'est que fort peu utilisé en raison de son coût.

Achetées au prix du marché international, ces oeuvres sont très difficiles à acquérir avec des capitaux publics. Pour enrichir leurs collections, les musées font donc de plus en plus appel aux fonds privés, parfois même à des campagnes de dons. On se souvient que le tableau "Les trois grâces" de Lucas Cranach a ainsi été classé "Trésor national" en 2009 puis acquis pour quatre millions d'euros en 2010 par le Louvre, avec l'aide de sept mille deux cent donateurs. Entre les "financements participatifs" et l'appel aux fondations, l'intervention des capitaux privés dans l'art peut aussi se développer dans un but d'intérêt général. Une idée qui fait son chemin dans un secteur désormais dominé par une spéculation à l'échelle mondiale.