La ministre déléguée chargée de l'autonomie, Brigitte Bourguignon, annonce, le 26 mars 2022, que l'État va porter plainte contre le groupe Orpea, afin que "des poursuites judiciaires puissent, le cas échéant, être diligentées". Cette formule signifie que le gouvernement va saisir le procureur de la République, sur le fondement de l'article 40 qui, dans son alinéa 2 énonce que "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui,
dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou
d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la
République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements,
procès-verbaux et actes qui y sont relatifs".
Cette décision trouve son origine dans les révélations faites par Vincent Castanet, dans son livre "Les Fossoyeurs" qui dénonçait la gestion privée des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) reposant exclusivement sur le profit et l'optimisation des coûts, au détriment des résidents. A la suite de la publication de ce livre, un rapport a été demandé en février à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l'Inspection générale des finances (IGF). C'est ce rapport qui justifie aujourd'hui le recours à l'article 40. Selon la formulation employée par la ministre, ce document laisse apparaître "des manquements sur le plan humain et des manquements sur le plan organisationnel".
Le secret est le principe
Sans doute, mais ce document reste parfaitement confidentiel. Ni la presse ni les citoyens n'ont le droit de lire le rapport. Le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran avait pourtant annoncé, le 11 mars, que serait publiée "la totalité du rapport", pour ajouter ensuite "à l'exception de ce qui est couvert par le secret des affaires". Hélas, le ministre ne connaissait sans doute pas le directive "secret des affaires" et la loi qui l'a transposée. Le principe n'est pas celui de la publicité, accompagné d'exceptions pour protéger le secret. C'est tout le contraire : le secret est le principe et le droit à l'information administrative l'exception.
Comment en est-on arrivé à un établir un système normatif qui porte une atteinte directe à une liberté constitutionnellement garantie ?
La directive européenne
La directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites" a été proposée à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier,
alors commissaire au marché intérieur, mais cette démarche était passée plus ou moins inaperçue. Son texte a été soigneusement verrouillé par les milieux industriels,
particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de
cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés. La directive a été adoptée le 14 avril 2016, sans susciter trop de critiques, si ce n'est de quelques juristes un peu trop attachés à la transparence administratie, à la liberté de presse et à la protection des lanceurs d'alerte.
La loi de transposition de la directive dans l'ordre juridique français est datée du 30 juillet 2018, c'est-à-dire après l'élection d'Emmanuel Macron à la Présidence de la République, à une époque où il convenait de donner toutes les satisfactions possibles au monde de l'entreprise. Depuis cette date, celle-ci possède une maîtrise complète de ses informations.
Réaction d'un résident d'un EHPAD
au refus de communication du rapport de l'IGAS
Asterix aux Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968
Une définition tautologique du secret des affaires
La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans
imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre
l'appropriation illicite". L"'objet à protéger", ce peut
être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être
considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle
et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise
(cons. 14).
Peuvent donc être
couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent à
trois conditions cumulatives.
D'abord, ces informations sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont
généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui
s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur
sont pas aisément accessibles". On ne peut s'empêche d'admirer la précision d'un critère qui conduit à considérer comme secrètes les informations qui ne sont pas connues.
Ensuite, ces informations ont une valeur commerciale, précisément parce qu'elles sont secrètes. Sur ce plan, l'entreprise est tout à fait tranquille, c'est elle est seule compétente pour apprécier non seulement le secret, mais aussi sa valeur commerciale.
Enfin, ces informations ont fait l'objet de "dispositions raisonnables"
destinées à les garder secrètes. Il suffit donc à l'entreprise d'organiser une procédure de protection de ses
informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de
classification interne, pour que ces dernières soient couvertes par la directive "secret des affaires".
On l'a compris, la définition du secret des affaires est purement
tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère
comme secrète. A partir de ce principe confortable est déclinée une procédure qui repose sur la distinction entre les "détenteurs légitimes du secret des affaires" et ceux qui ne le sont pas. Toute divulgation faite sans le consentement d'un "détenteur légitime" entraine l'engagement de la responsabilité de son auteur, ce qui n'interdit pas d'éventuelles poursuites pénales.
On ne pouvait imaginer régime plus favorable aux entreprises et Orpea ne fait qu'invoquer des normes juridiques qui aujourd'hui assurent la primauté du secret sur la transparence.
Précisément, la question de la constitutionnalité est aujourd'hui posée. Certes, le secret des affaires a toujours existé, d'abord protégé sous le nom de "secret industriel et commercial", mais il n'a jamais été mis en oeuvre de manière aussi absolutiste, conduisant à interdire l'exercice de libertés publiques.
Une interdiction totale d'exercer des libertés publiques
La première d'entre elles est, à l'évidence, la liberté d'accès aux documents administratifs. Il est vrai qu'elle trouve son origine dans une loi ordinaire du 17 juillet 1978 qui crée la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) pour en protéger l'exercice. On observe toutefois que cette liberté a été constitutionnalisée par la
décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 3 avril 2020. Il y reconnait, de manière très explicite, "un "
droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs". Précisément, l'accès au rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des établissements gérés par Orpea est aujourd'hui totalement empêché par la seule décision de l'entreprise elle-même. Il serait vraiment intéressant de faire une demande d'avis à la CADA pour savoir ce qu'elle pense de cette interdiction générale et absolue d'exercice de la liberté d'accès aux documents administratifs.
Bien entendu, la liberté d'accès aux documents n'est pas la seule qui soit mise en cause, puisque la liberté de presse se trouve également entravée. Or cette liberté a directement valeur constitutionnelle. Elle est considérée comme l'une des facettes de la liberté d'expression, protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui en fait l'un "
des droits les plus précieux de l'homme". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, rappelle régulièrement, depuis l'arrêt
Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996 que les journalistes doivent être considérés comme les "
chiens de garde de la démocratie".
Certes, la question de la constitutionnalité de la loi de transposition du 30 juillet 2018 a été posée. Dans sa
décision du 26 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a écarté la requête déposée par 60 sénateurs, l'Assemblée nationale n'ayant pas trouvé 60 opposants à cette législation. Le Conseil avait alors rappelé que "
la transposition d'une directive ne saurait aller à
l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité
constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait
consenti". En l'absence de mise en cause d'un tel principe, il s'était estimé incompétent pour contrôler une loi qui se borne à tirer les conséquences d'une directive de l'Union européenne. A l'époque, le Conseil appliquait une jurisprudence remontant à sa
décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information.
Mais cela, c'était avant... Avant la désormais célèbre
décision du 15 octobre 2021 qui donne un contenu concret à la notion de principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France (PIIC). Il déclare alors que l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées constitue l'un de ces principes. La porte est désormais ouverte à la reconnaissance d'autres PIIC et à une appréciation de la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui mettent en oeuvre le droit de l'Union. L'incompétence de principe se trouve en effet grignotée par une exception, lorsque précisément est en cause un "
principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".
Cette évolution jurisprudentielle pourrait être considérée comme un changement de circonstance de droit justifiant un nouvel examen de la loi de 2018 lors d'une question prioritaire de constitutionnalité. Et on se prend à rêver de la consécration d'un second principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, celui de la liberté d'accès aux documents administratifs.