« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 30 octobre 2022

Secret des sources : le journaliste, tiers à la procédure


La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 28 octobre 2022 énonce qu'un journaliste, tiers à une procédure pénale, ne peut demander l'annulation d'un acte de procédure emportant une ingérence dans le secret des sources. 

 

L'affaire Rédoine Faïd

 

Nul n'a oublié les faits qui sont à l'origine de cette QPC. Le 1er juillet 2018, Rédoine Faïd, reconnu coupable de multiples braquages de véhicules de transport de fonds, s'évade par hélicoptère de la prison de Réau, en Seine-et-Marne, où il purge une peine de dix-huit années d'emprisonnement. Marie P., journaliste travaillant à l'époque pour BFM, se lancer alors dans une entreprise très particulière, puisqu'il s'agit de réaliser un documentaire sur ce criminel en cavale. Mais, lorsqu'il est finalement repris, en octobre, c'est-à-dire trois mois après son évasion, la journaliste apprend, dans un article du Parisien, qu'elle a fait l'objet d'une surveillance électronique, réalisée avec l'accord du juge en charge de l'information judiciaire. Les enquêteurs espèrent en effet qu'elle obtiendra une interview de Faïd, ce qui permettrait son arrestation. 

Ces espoirs sont demeurés vains, et Faïd a finalement été arrêté à Creil, sa ville natale où il bénéficiait de complicités. Mais Marie P. n'entend pas laisser les choses en l'état. Elle estime que la surveillance dont elle a fait l'objet violait son droit à vie privée et surtout le secret des sources dont elle bénéficie en tant que journaliste. Elle présente donc au juge pénal chargé de l'affaire Faïd, une requête en nullité des actes d'investigation dont elle a fait l'objet. 

 

La décision de renvoi

 

Elle n'obtient pas satisfaction, mais la Cour de cassation accepte néanmoins, dans une décision du 27 juillet 2022, de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur les dispositions du code de procédure pénale qui interdisent à un journaliste, qui n'est ni partie à la procédure ni témoin assisté, de saisir la chambre de l'instruction d'une requête en nullité des actes d'instruction portant atteinte au secret des sources. La question du droit au recours est en effet posée, puisqu'un journaliste ne dispose d'aucun moyen juridique pour faire constater par un juge l'illégalité éventuelle des actes d'investigation réalisés en violation du secret des sources, et encore moins pour en ordonner la suppression.

 


 Le journal. Juan Gris. 1916

 

La recherche d'un équilibre

 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision d'octobre 2022, rappelle les articles 170 et 173 du code de procédure pénale qui réservent au juge d'instruction, au procureur de la République, aux parties ou au témoin assisté la possibilité de saisir la chambre de l'instruction aux fins d'annulation d'un acte de procédure. Cette limitation du nombre des personnes habilitées à agir a pour objet de préserver le secret de l'enquête et de l'instruction et de protéger les intérêts des personnes directement concernées.

Aux yeux du Conseil, les journalistes ainsi exclus de la procédure pénale ne sont pourtant pas sans moyens pour faire sanctionner une ingérence injustifiée dans le secret des sources. Ils peuvent porter plainte pour atteinte à ce secret et se constituer partie civile. Cette analyse est exactement celle qu'utilise la Cour de cassation lorqu'elle affirme, dans une jurisprudence jamais remise en cause, qu'un tiers à une procédure pénale n'est pas recevable à demander la nullité d'un acte d'enquête ou d'instruction accompli dans son cadre. L'analyse semble parfaitement logique, et l'on peut comprendre cette volonté de considérer les journalistes comme des tiers à une procédure pénale, au même titre que n'importe quel citoyen, surtout lorsqu'ils ne sont en aucun cas poursuivis. A cela s'ajoute qu'en l'espèce, les sources de la journaliste requérante ne sont pas davantage poursuivies, l'enquête portant exclusivement sur l'évadé de la prison de Réau, avec lequel elle n'a finalement pas eu de contact.


La question du droit au recours


Certes, mais il n'empêche qu'un journaliste ne dispose pas de droit au recours, lui permettant de faire annuler une pièce. Quoi qu'il en advienne, la mesure de surveillance dont il a fait l'objet demeurera dans le dossier, les recours dont il dispose ne pouvant être exercés qu'a posteriori. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), rappelons-le, se montre particulièrement exigeante sur le respect du secret des sources. Elle énonce ainsi, dans l'arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, que « une ingérence dans l'exercice de la liberté de la presse ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public ». Et un arrêt Sanoma Uitgevers B. V. c. Pays-Bas du 14 septembre 2010 affirme que l'éventuelle atteinte au secret des sources des journalistes « doit être entourée de garanties procédurales, définies par la loi, en rapport avec l'importance du principe en jeu ». Or, en l'état actuel du droit, il n'existe aucune procédure permettant de demander la nullité d'un acte d'instruction consistant en l'écoute d'un journaliste. On peut se demander si la CEDH considérerait comme suffisantes les garanties ainsi offertes en droit français.

On peut évidemment se demander ce qui se serait passé si l'affaire avait été jugée au fond. Rien ne permet de penser que les juges auraient, en l'espèce, considéré que l'ingérence dans le secret des sources était excessive au regard de l'objectif d'arrestation des délinquants. Il convient de rappeler, en effet, que le secret des sources n'a rien d'absolu.

La loi du 4 janvier 2010 précise en effet que les autorités peuvent déroger au secret des sources, et donc faire porter leurs investigations sur les communications des journalistes, lors cette dérogation est justifiée par un "impératif prépondérant d'intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi". Les juges exercent un contrôle sur cette proportionnalité. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation a ainsi estimé excessive la communication au procureur de la République des fadettes d'un journaliste du Monde dans le but d'identifier la source qui lui avait communiqué des transcriptions d'enregistrements des conversations téléphonique de Mme Bettencourt. Dans le cas de l'affaire Rédoine Faïd, la situation est bien différente, et on peut penser que la recherche d'un auteur de crimes graves en cavale pourrait aisément s'analyser comme un "impératif prépondérant d'intérêt public".

D'une certaine manière, Marie P. est une victime tardive du lobbying réalisé par la presse en 2016. On se souvient qu'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016, amendement auquel la presse n'était sans doute pas étrangère, avait supprimé la référence à cet '"impératif prépondérant d'intérêt public". La rédaction proposée se bornait à énumérer les infractions au nom duquel il était possible de porter atteinte au secret des sources. En matière criminelle, l'atteinte pouvait être justifiée par le double intérêt de la prévention et de la répression d'une infraction. En matière délictuelle, en revanche, seule la nécessité de prévenir l'infraction pouvait fonder l'ingérence. Surtout, la presse avait alors obtenu un élargissement considérable du nombre des personnes susceptibles d'invoquer le secret des sources, qui n'était plus limité aux journalistes titulaires d'une carte de presse mais pouvait s'étendre aux "collaborateurs de la rédaction", formulation qui permettait à un pigiste ou un stagiaire d'en bénéficier.

Cette conception absolutiste du secret a provoqué la censure du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 10 novembre 2016, il déclare que le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la recherche des auteurs d'infraction et la prévention des atteintes à l'ordre public". Sans doute une manière élégante d'écarter les effets d'un lobbying si efficace qu'il en était devenu un peu trop visible. En l'état actuel des choses, le secret des sources demeure donc régi par la loi de 2010, texte qui est certainement loin d'être parfait, comme en témoigne la décision du 22 octobre 2022. Il serait peut-être temps de réfléchir à l'évolution des garanties liées au secret des sources en recherchant un équilibre entre les revendications des journalistes et les besoins des juges.


La liberté de presse : Chapitre 9 Section 2 du manuel sur internet

1 commentaire:

  1. Merci pour cet article, comme toujours ce blog retrace très bien les enjeux du sujet et son évolution juridique. J'ai trouvé ce sujet des sources journalistiques particulièrement intéressant. Merci beaucoup.

    RépondreSupprimer