« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 25 janvier 2022

La loi "Halimi" entre vitesse et précipitation


La loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure se caractérise par un certain éclectisme. On y trouve un renforcement des atteintes commises à l'encontre des forces de sécurité, des dispositions sur la vidéosurveillance dans les cellules de garde à vue, d'autres portant sur le renforcement du contrôle des armes et, pourquoi pas, la création d'une réserve opérationnelle dans la police nationale.

Mais les dispositions les plus médiatisées se trouvent dans l'article 1er qui ajoute deux alinéas à l'article 122-1 du code pénal, celui-là même qui affirme "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Le premier alinéa, article 122-1-1 précise ainsi que cette irresponsabilité pénale n'est pas "applicable si l'abolition temporaire du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d'un crime ou d'un délit résulte de ce que, dans un temps très voisin de l'action, la personne a volontairement consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l'infraction ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission". La longueur même de la phrase laisse déjà augurer une certaine complexité. Le second alinéa, article 122-1-1, quant à lui, reprend cette même formulation en matière d'altération temporaire du discernement.

On l'a compris, cette intervention législative a pour finalité d'écarter la jurisprudence de la Cour de cassation, rendue dans la douloureuse affaire Halimi.


Légiférer rapidement, peut-être trop


On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. L'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré avait donc été confirmée.

L'affaire Traoré est aujourd'hui définitivement jugée. Mais cela n'a pas empêché le développement d'un fort mouvement en faveur d'une réforme législative. Dès janvier 2020, avant la décision de la Cour de cassation, le Président de la République avait exprimé "le besoin d'un procès". Ce propos avait alors suscité un communiqué de la Première Présidente de la Cour de cassation Chantal Arens et de l'avocat général François Molins, le rappelant à son devoir de respect de l'indépendance de la justice. Juste après l'arrêt du 14 avril, le Garde des Sceaux promettait une loi qui pourrait être votée dès la fin mai. La procédure a pris un peu plus de temps, en raison de l'agenda chargé du parlement, mais la volonté de rapidité était bien présente. On a même balayé les travaux en cours, et notamment la proposition de loi déposée en janvier 2020 par Nathalie Goulet. Il était en effet politiquement impensable de reprendre une réflexion engagée au Sénat.

Quoi qu'il en soit, il reste à se demander si le nouveau texte apporte une véritable réponse au problème posé.

 

 

Journal d'un fou. Lanskoy. 1975

 


Des questions sans réponse


Dans sa tribune au Figaro du 17 avril 2021, le grand rabbin Haïm Korsia déplorait fort justement que la loi ne permette pas "le distinguo entre l'irresponsabilité de la folie et celle découlant de prises de stupéfiants". Il faut reconnaître que l'article 122-1, tel qu'il est rédigé n'opère aucune distinction de ce type, invitant les juges à apprécier l'abolition du discernement de l'auteur de l'acte au moment des faits. La cause de cette abolition n'entre pas en considération, et c'est précisément l'origine de la décision de la Cour de cassation, qui s'est bornée à appliquer le texte. Peu importe donc que l'auteur des faits soit atteint d'une grave maladie psychiatrique ou qu'il ait lui-même provoqué cet état par une consommation de stupéfiants.

Les nouvelles dispositions introduites par la loi du 24 janvier 2022 envisagent donc l'hypothèse dans laquelle "la personne a volontairement consommé des substances psychoactives". Mais c'est pour immédiatement en réduire la portée. 

D'une part, il est exigé que cette consommation ait eu lieu "dans un temps très voisin de l'action". Il faut s'attendre à une jurisprudence pour le moins impressionniste. Faudra-t-il avoir pris de la drogue une heure avant le crime, ou la veille ? Surtout, rien n'est dit sur le degré d'intoxication de la personne, et l'on sait que Kobili Traoré se fumait du cannabis depuis de nombreuses années, en très grande quantité. Son état ne venait pas tant de la proximité temporelle avec le crime que d'une forte et ancienne imprégnation.

D'autre part, le législateur impose que la consommation de drogue ait eu lieu "dans le dessein de commettre l'infraction", ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission. La justice va donc devoir apprécier le "dessein" d'une personne droguée, ce qui signifie qu'en pratique, seul pourra être déclaré responsable celui ou celle qui a consommé de la drogue pour se donner le courage de commettre son crime. Mais qui reconnaîtra une telle chose ? Et comment prouver cette volonté par un autre moyen que l'aveu de l'intéressé ? Dans la plupart des cas, il est probable que l'intéressé reconnaîtra s'être drogué, mais sans nécessairement vouloir tuer quelqu'un. La dérogation de l'article 122-1-1 ne s'appliquera donc pas, et l'on reviendra à la mise en oeuvre de l'article 122-1, c'est-à-dire à l'irresponsabilité.

Surtout, ces dispositions sont porteuses d'une contradiction essentielle. On en vient en effet à considérer comme responsable du crime une personne, parce qu'elle s'est volontairement droguée avant de commettre un crime. Certes, mais cela ne signifie pas que son discernement n'était pas aboli au moment du crime. Le juge devra donc se débrouiller avec une disposition à peu près inapplicable.

 

Un véritable procès

 

Heureusement, le texte comporte tout de même un élément positif, d'ordre purement procédural. Il prévoit que lorsque la prise de drogue sera la cause de l'abolition temporaire du discernement de la personne, le juge d'instruction devrait renvoyer le dossier pour une audience à huis-clos qui se déroulera devant la juridiction compétente. Il y aura donc un véritable procès, durant lequel les parties civiles pourront faire entendre leur point de vue, solution plus satisfaisante que l'ancienne audience devant la Chambre de l'instruction.

Le calvaire vécu par Sarah Halimi méritait sans doute autre chose qu'un texte adopté hâtivement qui risque fort de ne satisfaire personne. Peut-être une réflexion plus globale aurait-elle pu être menée à bien, sans pression médiatique ? C'est ainsi que la consommation de drogue est une circonstance aggravante pour un délit routier, mais pas en matière de meurtre. Ce point n'a pas du tout été examiné par le législateur, sans doute trop pressé.

Sur la justice pénale : Chapitre 4, section 1 du Manuel de Libertés publiques sur internet.

4 commentaires:

  1. +++ LE MAL FRANCAIS +++

    Toutes nos félicitations pour votre excellente synthèse de cette douloureuse affaire qui ne grandit pas les magistrats (Cf. leur attitude sous le régime de Vichy, en particulier la violation du principe de rétroactivité par les fameuses "Sections spéciales"). L'Histoire serait-elle un éternel recommencement ?
    Cette affaire ne grandit ni le pouvoir exécutif, ni le pouvoir législatif.

    - Le premier excelle dans l'art du prurit législatif : un problème de substance, une loi de circonstance. Nous sommes dans une stratégie de pure communication dans ce qu'elle a de plus détestable. "La France malade de l'excès de normes et de règlements" titrait le Figaro dans sa livraison du 20 janvier 2022. L'ex-vice-président du Conseil d'Etat, Bruno Lasserre fustigeait, peu avant son départ à la retraite, un Etat "légicentré". Qu'en des termes choisis cela est dit. Un peu de temps, de réflexion à froid n'aurait pas fait de mal pour traiter dignement pareil sujet.

    - Le second excelle dans le galimatias juridique, une sorte de en même temps aux sauces Bourbon et Luxembourg. Nos Parlementaires devraient avoir honte d'écrire de telles âneries en dépit des hordes de conseillers qui les entourent. "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément (Boileau). Nous en sommes très loin au pays de René Descartes et de la patrie autoproclamée des droits de l'homme et des carabistouilles. A quand un droit de regard du peuple, avec son bon sens légendaire, sur la production normatives de nos deux chambres ? Cela pourrait s'avérer salutaire pour les justiciables potentiels que nous sommes tous.

    Sarah Halimi doit se retourner dans sa tombe en découvrant la suite de sa malheureuse affaire. Et dire que Jupiter faisait le beau, il y a peu, à Oradour-sur-Glanes.

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour ce commentaire. Deux remarques : c'est davantage l'article 3 de la loi qui est présenté (à tort) comme une réponse à l'affaire Sarah Halimi (en créant une nouvelle incrimination à l'art. 221-5-6 du code pénal)et non l'article 1er. Par ailleurs, le législateur a bien prévu la circonstance aggravante "par une personne agissant en état d'ivresse manifeste ou sous l'emprise manifeste de produits stupéfiants" pour le meurtre (à l'article 3 de la loi du 24 janvier 2022).

    RépondreSupprimer
  3. On voit la décadence d'un peuple au nombre de ses lois qu'il produit. Elles rassures certains alors qu'elles profitent aux autres.

    RépondreSupprimer
  4. La référence à Vichy paraît bien saugrenue, tant dans les faits que dans le contexte. Difficile d'y voir d'autre une banderille propagandiste.

    RépondreSupprimer