« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 29 août 2021

Le pluralisme des courants d'opinion, même sur CNews


Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), dans une délibération du 28 juillet 2021 publiée le 27 août, met en garde la chaine CNews. Dans l'émission "L'heure des Pros" animée par Pascal Praud et diffusée le 26 avril 2012, le débat a porté sur la tribune signée quelques jours auparavant par des généraux qui s'élevaient, dans  l’hebdomadaire Valeurs actuelles contre “le délitement” de la France. 

Or ce débat ne brillait pas par les diversité des opinions qui s'y exprimaient. Étaient en effet sur le plateau l’ancien cadre du RN Jean Messiha, le publicitaire Jacques Séguéla, la directrice de la rédaction de Causeur, Elisabeth Lévy, et le secrétaire national adjoint du syndicat indépendant des commissaires de police, Matthieu Valet. L’eurodéputé RN Gilbert Collard était également intervenu par vidéoconférence. La liste des invités témoigne ainsi d'un tropisme politique penchant clairement vers la droite, et même vers l'extrémité de la droite. 

Sans doute pourrait-on faire valoir que CNews se revendique comme une sorte de FoxNews "à la française", ce qui signifie que la chaîne veut être le canal d'expression de la droite de la classe politique. Certes, mais le problème est que si un journal de la presse écrite ou diffusée sur internet peut parfaitement avoir une "ligne éditoriale" de droite ou de gauche, il n'en est pas tout à fait de même d'une chaine de télévision. Le droit de l'audiovisuel repose en effet sur un régime d'autorisation d'émettre délivrée par le CSA. Et ce dernier attribue l'autorisation en appréciant les mérites d'un projet au regard du respect du pluralisme des courants d'opinion. 

 

Le pluralisme des courants d'opinion


Dans sa décision du 11 octobre1984, le Conseil constitutionnel affirme que la liberté d’expression « ne serait pas effective si le public auquel s’adressent ces quotidiens n’était pas à même de disposer d’un nombre suffisant de publications, de tendances et de caractères différents (…) ». Ce principe est ensuite étendu aux médias audiovisuels par la décision du 18septembre 1986 qui précise qu’il « constitue une des conditions de la démocratie ». Est ainsi consacré un véritable droit à l’expression des courants minoritaires. Ensuite, dans deux décisions du 3 mars 2009, le Conseil constitutionnel a fait de l’« indépendance des médias » un objectif de valeur constitutionnelle, instrument du pluralisme. La CEDH, quant à elle, utilise une formule proche, selon laquelle le droit d’exposer une opinion minoritaire est une composante essentielle de la société démocratique, qui repose sur « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture » Le juge des référés du Conseil d’État enfin, dans une ordonnance du 4 avril 2019 affirme que « le pluralisme des courants de pensée et d’opinion est une liberté fondamentale ».

Certes, le principe de pluralisme des courants d'opinions est surtout invoqué à l'occasion des campagnes électorales, d'autant lorsqu'il s'agit de mesurer le temps des paroles accordé aux différents candidats. Mais il impose aussi un équilibre général dans l'expression des opinions, en particulier sur les sujets faisant l'objet d'un débat particulièrement vif. Chaque chaîne, quelle que soit sa ligne éditoriale, doit ainsi accorder une place aux opinions minoritaires. Le CSA, dans une délibération du 18 avril 2018, affirme ainsi qu'il appartient à un service de communication audiovisuelle de veiller "au respect d’une présentation honnête des questions prêtant à controverse, en particulier en assurant l’expression des différents points de vue par les journalistes, présentateurs, animateurs ou collaborateurs d’antenne".

C'est précisément cette règle qui n'a pas été respectée par CNews, justifiant ainsi une procédure de mise en garde.

 


 Le débat sur la Cinq. Les Inconnus. Circa 1990

 

La mise en garde


La terminologie employée est importante, car la mise en garde n'est pas la mise en demeure. Ni l'une ni l'autre ne sont des sanctions, mais la seconde, la mise en demeure est néanmoins un acte administratif faisant grief. Prévue par l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 , elle est donc susceptible de recours devant le juge administratif. La mise en garde, en revanche, relève du "droit mou". Simple lettre envoyée aux opérateurs, elle ne saurait être contestée devant le juge administratif. Il s'agit, pour le CSA, de rappeler à une chaine la nécessité de respecter des obligations auxquelles elle a consenti lors de la procédure d'autorisation, par exemple en matière de diffusion d'oeuvres audiovisuelles et cinématographiques françaises et européennes.

Bien entendu, la mise en garde s'inscrit dans un système d'intervention graduée. La mise en garde peut conduire à une mise en demeure et si cette dernière n'est pas respectée, une procédure de sanction peut être engagée. Dans la situation présente, CNews devrait certainement essayer de se montrer un peu plus prudente, d'autant que le CSA a déjà observé qu'une seconde émission consacrée le 3 mai à la même tribune des généraux, avait été animée par sensiblement les mêmes intervenants. En outre, on se souvient que le CSA a infligé à la chaine une véritable sanction de 200 000 € d'amende pour des propos pour le moins polémiques d'Éric Zemour sur les migrants mineurs isolés. 

On pourrait évidemment s'interroger sur cette différence de traitement entre la presse écrite et audiovisuelle. La première fait ce qu'elle veut, adopte parfois une ligne éditoriale bien proche du pur militantisme politique. La seconde se voit imposer par la loi le respect du principe de pluralisme des opinions. On pourrait invoquer l'histoire pour expliquer cette situation. La presse s'est construite, depuis la loi du 29 juillet 1881, dans un système libéral reposant sur la liberté de créer un journal et de s'y exprimer. La communication audiovisuelle au contraire s'est construite en se libérant d'un système de monopole public. De fait le poids des contraintes étatiques est loin d'avoir totalement disparu. 

De manière plus générale, peut-être doit être reprendre l'ancienne distinction entre les médias froids et les médias chauds chère à Mac Luhan ? Le journal est un média froid, qui exige une distance du lecteur. Prenant le temps de lire un article, il prend aussi celui de réfléchir à son contenu, d'y adhérer ou de le rejeter. En revanche, la télévision est un média chaud qui fournit une masse d'informations au spectateur et  encourage sa passivité.  Il convient alors de le protéger contre des médias qui se présentent comme des instruments d'information alors qu'ils sont en réalité des instruments de propagande.


Sur la liberté de communication audiovisuelle  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 2, § 2, B


1 commentaire:

  1. Attention, il s'agit de l'émission du 26 avril 2021 (et non pas 2012).
    (Quel excellent blog, merci beaucoup pour ce travail)

    RépondreSupprimer