« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 10 octobre 2020

Facebook, instrument de preuve à l'appui d'un licenciement


On ne se méfie jamais trop du danger que peut représenter une publication sur Facebook. Telle est la morale que devrait inspirer l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 30 septembre 2020

Une salariée, engagée par la société Petit Bateau a été licenciée pour faute grave en mai 2014. Elle était accusée d'avoir publié, le 22 avril, sur sa page Facebook, une photo de la nouvelle collection de vêtements printemps/été, collection qui n'avait encore été divulguée qu'à quelques cadres chargés de sa commercialisation. Pour la société, cette salariée a violé l'obligation de confidentialité imposée par son contrat de travail, obligation ayant pour but d'empêcher la contrefaçon des produits avant qu'ils soient commercialisés. Le licenciement pour faute lourde est donc prononcé.

La salariée ne conteste pas les faits, mais fonde son pourvoi sur le droit de la preuve. En pénétrant sur son compte Facebook, son employeur a, à ses yeux, porté atteinte à sa vie privée. Il aurait en même temps, en usant d'un stratagème, violé le principe de loyauté de la preuve.

 

Facebook et la vie privée

 

La requérante s'appuie sur un arrêt de la Chambre sociale de la cour de cassation rendu le 12 septembre 2018. Il affirme que des propos tenus l'intérieur d'un groupe fermé sur Facebook doivent être considérés comme une conversation privée, et ne sauraient donc, en tant que tels, fonder un licenciement. Il s'agissait alors de propos injurieux tenus par le salarié sur son employeur dans un groupe fermé de Facebook. Certes, mais le groupe fermé était composé de 14 personnes et le dommage causé était d'ordre purement personnel.

Dans le cas de l'affaire Petit Bateau, le groupe à l'intérieur duquel la photo a circulé était composé de plus de 200 personnes et le dommage était causé à l'entreprise elle-même. La situation est donc bien différente et la cour d'appel avait déjà fait observer que le nombre d'"amis" de la requérante "dépassait la sphère privée", d'autant que, parmi eux, on comptait des employés d'entreprises concurrentes. Le risque de dissémination d'une information confidentielle était donc très important.

La Cour de cassation ne conteste pas que le fait d'aller chercher un élément de preuve dans un compte Facebook emporte effectivement une ingérence dans la vie privée de la personne, même si, dans le cas présent, l'employeur a eu communication de la photo litigieuse par une autre employée, également "amie" de l'intéressée sur Facebook. 



Ce sont amis que vent emporte...

Pauvre Rutebeuf, Joan Baez 1965


La loyauté de la preuve


Cette communication de l'information par une autre employée permet d'écarter le moyen reposant sur l'atteinte au principe de loyauté de la preuve. Dans le cas présent, l'entreprise n'a pas vraiment eu besoin de pénétrer elle-même sur le compte Facebook, ayant obtenu des informations sur son contenu par d'autres moyens. La Chambre sociale aurait donc pu se borner à mentionner qu'en l'espèce l'atteinte à la vie privée avait été le fait d'un tiers et non pas de l'entreprise elle-même.

Mais précisément, elle a profité de l'occasion qui lui était donnée par cette affaire pour affirmer que "le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi". Cette mention laisse clairement entendre que si des propos tenus dans un groupe fermé portent atteinte aux intérêts légitimes de l'entreprise, le secret de la vie privée peut être écarté. Il appartient ensuite au juge d'apprécier la proportionnalité de l'ingérence ainsi réalisée dans la vie privée.

La loyauté de la preuve est donc appréciée à l'aune des intérêts en présence et la notion de vie privée cède devant l'importance de ceux de l'entreprise. La décision du 30 septembre 2020 ne s'analyse pas comme un revirement par rapport à celle de 2018, mais montre plutôt les nuances du contrôle de proportionnalité. L'ingérence dans la vie privée est disproportionnée lorsqu'il s'agit de pénétrer dans un groupe de 14 personnes pour prouver l'injure prononcée à l'encontre d'un employeur. Elle est en revanche proportionnée lorsque l'ingérence dans un groupe de 200 personnes est justifiée par les intérêts de l'entreprise elle-même et notamment de la nécessité de sa protection contre la contrefaçon.  

Facebook apparaît ainsi comme une sorte de vivier dans lequel il devient possible de trouver les preuves de tel ou tel comportement, injure, diffamation, violation des dispositions du contrat de travail etc. Les propos tenus sur le réseau ne sont jamais totalement protégés, et ne relèvent pas du secret de la correspondance. On pourrait le regretter, mais on doit aussi observer que nul n'est obligé de faire ses confidences sur Facebook. Les données confidentielles qui y circulent sont postées par l'internaute lui-même, et c'est lui qui, le premier, divulgue sa vie privée à un groupe d'"amis" que, bien souvent, il ne connaît pas vraiment. L'arrêt de la Chambre sociale semble ainsi appliquer l'ancien adage "nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans". Pour les non-latinistes, on pourrait traduire cet adage de la manière suivante : Si l'on ne veut pas d'ingérence dans notre vie privée, la solution la plus efficace est de ne pas l'étaler sur Facebook.


Sur les réseaux sociaux et la vie privée : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5


3 commentaires:

  1. Votre démonstration juridique est parfaitement argumentée. Votre avertissement lancé aux "social media addicts" est tout à fait pertinent. Il rappelle ce que l'on enseignait dans un temps révolu à nos jeunes têtes blondes : si la parole est d'argent, le silence est d'or.

    Mais comme chacun le sait, le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas. A l'heure de la trottinette reine et du selfie roi, comment empêcher la génération "festive" de s'évader virtuellement de son train-train quotidien, dont elle se sent esclave, en s'exposant sur les réseaux sociaux ?

    Comme le soulignait si justement le regretté Pierre Dac :" Rien ne sert de penser, il faut réfléchir avant".

    Formons le voeu, extravagant, que cette dernière jurisprudence de la Cour de cassation conduise certains écervelés irresponsables à réfléchir avant de penser sur les réseaux sociaux ! Si tel était le cas, nous assisterions à une révolution copernicienne. Mais, ne rêvons-pas ! Le fameux "réel, c'est quand on se cogne" de Jacques Lacan a encore de beaux jours devant lui. Les GAFAM peuvent encore dormir sur leurs deux oreilles en dépit des taxations que leur promet l'OCDE.

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    1. Quoique je ne puisse que partager le bon sens de votre commentaire, l'avertissement qui semble s'adresser aux "jeunes" vise mal. Ce sont essentiellement les "vieux" qui utilisent désormais Facebook, la majorité de ses utilisateurs ayant plus de 35 ans(et donc ayant passé, pour beaucoup, l'âge de la "génération festive").

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  2. Un grand merci pour cette intéressante contribution. Je lis régulièrement votre blog dont j'admire la qualité.

    Cet arrêt en rappelle un autre, adopté par la Cour du Travail de Liège en mars 2017. Dans cette affaire, l'appelant avait été licencié pour avoir "liké" des groupes Facebook associés au mouvement dit de la quenelle. La Cour a considéré que ce "j'aime" était une atteinte suffisamment importante à l'image de la société qui employait cet individu qu'elle justifiait son licenciement pour faute grave.

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