« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 3 janvier 2012

Dominique Tiberi et l'égalité d'accès aux emplois publics


Le 23 décembre 2011, le Conseil d'Etat a rendu un arrêt annulant la nomination de Dominique Tiberi au poste de contrôleur général économique et financier. La décision n'est pas passée inaperçue, en raison de la personnalité en cause, puisqu'il s'agissait du fils de l'ancien maire de Paris. Sa nomination était même présentée par certains comme l'élément d'un accord, permettant de libérer une circonscription parisienne pour accueillir la candidature du Premier ministre. Autant dire que les conséquences politiques de cette décision ont été largement commentées, mais que ses fondements juridiques n'ont été que fort peu évoquées.  

L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

Même s'il n'est pas formellement mentionné dans les visas, l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est au coeur de cette décision : "(La loi) doit être la même pour tous. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". L'égalité d'accès aux emplois publics est aujourd'hui un principe républicain, sur lequel doit s'appuyer un gouvernement qui se veut "irréprochable". 

C'est précisément ce qu'a affirmé avec force le Conseil d'Etat dans un arrêt Barel de 1954, déjà intervenu à propos d'un héritier, cette fois le fils d'un député communiste, qui s'était vu radier de la liste des candidats admis à participer au concours de l'Ecole nationale d'administration. Pour le juge, l'administration avait violé l'égalité d'accès aux emplois de la fonction public, dès lors que "des circonstances et des faits précis" laissaient penser que le requérant avait été écarté du concours en raison de ses opinions politiques. 

Plus près de nous, dans un arrêt El Haddioui du 10 avril 2009, le Conseil d'Etat rappelle qu'un jury de concours ne peut départager les candidats en leur posant des questions sans lien avec leur aptitude à remplir l'emploi. L'égalité d'accès aux emplois public implique donc nécessairement, et heureusement, un lien entre les aptitudes du candidat et l'emploi auquel il postule.  

Egalité et tour extérieur

Si l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme ne figure pas dans les visas de la décision Tiberi, c'est tout simplement que la nomination de M. Tiberi à un poste de contrôleur général économique et financier n'est pas la résultat d'un concours, mais d'une nomination au tour extérieur, d'ailleurs prévue par l'article 8 de la loi du 13 septembre 1984. On sait en effet que 1/5 des emplois vacants des corps d'inspection et de contrôle peuvent être pourvus par décret en conseil des ministres "sans condition autre que l'âge".

De cette formulation, il est probable que l'Exécutif ait considéré que, si le candidat avait l'âge requis, il n'était sans pas indispensable qu'il ait, en outre, des compétences particulières pour exercer ce type d'emploi. Sur ce point, il pouvait d'ailleurs s'appuyer sur l'arrêt du 25 février 2011 qui refusait d'annuler la nomination d'un autre héritier, M. Arno Klarsfeld, au Conseil d'Etat. 

La nomination au tour extérieur n'exclut cependant pas, conformément au principe d'égalité d'accès aux emplois publics, l'appréciation du lien entre les aptitudes du candidat et l'emploi auquel il postule. L'article 8 de la loi du 13 septembre 1984 prévoit ainsi l'intervention d'une commission "chargée d'apprécier l'aptitude des intéressés à exercer leurs fonctions (...) en tenant compte de leurs fonctions antérieures et de leur expérience". En l'espèce, la Commission avait donné un avis défavorable à la nomination de l'intéressé, faisant observer "qu'il n'avait exercé ni des responsabilités d'encadrement ou de direction, ni des fonctions d'analyse et d'expertise approfondies à caractère économique et financier".

Salvador Dali. Le cheval de Caligula. 1971

L'erreur manifeste d'appréciation

Le Conseil va finalement exercer un contrôle de l'"erreur manifeste d'appréciation". Cette notion exprime  l'idée que le pouvoir discrétionnaire de l'administration est limité par l'interdiction d'apprécier de manière manifestement erronée les faits qui sont à la base de la décision. 

Il se trouve que le contrôle de l'erreur manifeste a été étendu aux nominations au tour extérieur par un arrêt d'assemblée du Conseil d'Etat du 16 décembre 1988, Association des administrateurs civils c. D. A partir de cette date, le juge administratif accepte ainsi de contrôler l'existence d'un minimum d'adéquation entre les connaissances et la formation de la personne ainsi désignée et l'emploi qu'elle se voit offrir. Lorsque cette adéquation n'existe manifestement pas, le juge annule la nomination pour illégalité. 

Bien sûr, le Conseil d'Etat aurait pu se montrer encore plus sévère et estimer que la désignation de Dominique Tiberi était l'exemple type d'une "nomination pour ordre", que l'on peut définir comme le fait d'investir une personne d'une fonction, non pour qu'elle l'exerce, mais pour qu'elle en tire les avantages qui lui sont attachés. Mais les preuves d'une telle finalité sont cependant bien difficiles à trouver car il s'agit alors, comme dans le détournement de pouvoir, d'apprécier directement les motivations de l'auteur de la nomination. La sanction pour erreur manifeste est déjà  lourde pour un Exécutif coupable d'avoir fait prévaloir l'amitié politique sur le mérite. 

2 commentaires:

  1. Bonsoir,

    Le choix perspicace de la lithographie est d’une cinglante ironie : je suis encore tout hilare de l’actualité surprenante contenue dans cette anecdote hippique et antique.
    Cette stratégie de placement des poulains de la majorité actuelle à des postes sûrs (François Fillon à Paris, Claude Guéant pour les Hauts-de-Seine…) est sans doute un moyen d’assurer les arrières de ces chevaux de course endurants — même si soumettre l'ordre d'arrivée aux acclamations électorales du public en liesse reste bien autre chose qu’un compromis négocié à la hâte dans la cabane en bois qui sert de refuge pour l’arbitre (cf. « Tiberi fils »).
    Cette course hippique ne fait que commencer : le fameux "Prix du Président de la République" n’a jamais aussi bien porté son nom !

    Cordialement

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  2. Effectivement, l'erreur manifeste d'appréciation est une sanction finalement encore plus lourde que si le contrôle avait été normal...

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