« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 22 août 2024

Les Invités de LLC - Mirabeau : Discours sur la liberté de presse. 10 mai 1789

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, Mirabeau est notre invité, avec son Discours sur la liberté de presse prononcé le 10 mai 1789, 5 jours après l'ouverture des États Généraux. Le 7 mai, son journal, le Courrier de Provence, s'est vu interdire de publier des comptes rendus des séances. Sa réponse à cet acte de censure est précisément ce discours. Le Courrier de Provence continuera son activité jusqu'en septembre 1791.


MIRABEAU

Discours sur la liberté de presse

10 mai 1789

 

 

 

« J’avais cru qu’un journal qu’on a annoncé dans son prospectus comme devant être rédigé par quelques membres des États-Généraux pourrait, jusqu’à un certain point, remplir envers la nation ce devoir commun à tous les députés : grâce à l’existence de cette feuille, je sentais moins strictement l’obligation d’une correspondance personnelle ; mais le ministre vient de donner le scandale public de deux arrêts du Conseil, dont l’un, au mépris avoué du caractère de ses rédacteurs, supprime la feuille des États-Généraux, et dont l’autre défend la publication des écrits périodiques.

Il est donc vrai que, loin d’affranchir la nation, on ne cherche qu’à river ses fers ! que c’est en face de la nation assemblée qu’on ose produire ces décrets auliques, où l’on attente à ses droits les plus sacrés (...).

Il est heureux, Messieurs, qu’on ne puisse imputer au monarque ces proscriptions, que les circonstances rendent encore plus criminelles. Personne n’ignore aujourd’hui que les arrêts du Conseil sont des faux éternels où les ministres se permettent d’apposer le sceau du roi : on ne prend pas même la peine de déguiser cette étrange malversation. Tant il est vrai que nous en sommes au point où les formes les plus despotiques marchent aussi rondement qu’une administration légale !

Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse ; la nation et le roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières : eh bien ! c’est alors, qu’après nous avoir leurrés d’une tolérance illusoire et perfide, un ministère soi-disant populaire ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, privilégier le trafic du mensonge, et traiter comme objet de contrebande l’indispensable exportation de la vérité.


Mais de quel prétexte a-t-on du moins essayé de colorer l’incroyable publicité de l’arrêt du Conseil du 7 mai ? A-t-on cru de bonne foi que des membres des États-Généraux, pour écrire à leurs commettants, fussent tenus de se soumettre aux règlements inquisitoriaux de la librairie ? Est-il dans ce moment un seul individu à qui cette ridicule assertion puisse en imposer ? N’est-il pas évident que ces arrêts proscripteurs sont un crime public, dont les coupables auteurs, punissables dans les tribunaux judiciaires, seront bien forcés, dans tous les cas, d’en rendre compte au tribunal de la nation ? Eh la nation entière n’est-elle pas insultée dans le premier de ces arrêts, où l’on fait dire à Sa Majesté qu’elle attend les observations des États-généraux : commesi les États-généraux n’avaient d’autres droits que celui de faire des observations !
 

Mais quel est le crime de cette feuille qu’on a cru devoir honorer d’une improbation particulière ? Ce n’est pas sans doute d’avoir persifflé le discours d’un prélat qui, dans la chaire de la vérité, s’est permis de proclamer les principes les plus faux et les « les plus absurdes ; ce n’est pas non plus, quoiqu’on l’ait prétendu, pour avoir parlé de la tendance de la feuille des bénéfices ; est-il personne qui ne sache et qui ne dise que la feuille des bénéfices est un des plus puissants moyens de corruption ? Une vérité si triviale aurait-elle le droit de se faire remarquer ? 

Non, Messieurs : le crime véritable de cette feuille, celui pour lequel il n’est point de rémission, c’est d’avoir annoncé la liberté, l’impartialité les plus sévères ; c’est surtout de n’avoir pas encensé l’idole du jour, d’avoir cru que la vérité était plus nécessaire aux nations que la louange, et qu’il importait plus, même aux hommes en place, lorsque leur existence tenait à leur bonne conduite, d’être servis que flattés.

D’un autre côté, quels sont les papiers publics qu’on autorise ? Tous ceux avec lesquels on se flatte d’égarer l’opinion coupables lorsqu’ils parlent, plus coupables lorsqu’ils se taisent, on sait que tout en eux est l’effet de la complaisance la plus servile et la plus criminelle ; s’il était nécessaire de citer des faits, je ne serais embarrassé que du choix. (...)
 

Vous trouverez encore dans Le Journal de Paris de perfides insinuations en faveur de la délibération par ordre. Tels sont cependant les papiers publics auxquels un ministère corrupteur accorde toute sa bienveillance. Ils prennent effrontément le titre de papiers nationaux ; ou pousse l’indignité jusqu’à forcer la confiance du public par ces archives de mensonges ; et ce public, trompé par abonnement, devient lui-même le complice de ceux qui l’égarent.
 

Je regarde donc, Messieurs, comme le devoir le plus essentiel de l’honorable mission dont vous m’avez chargé, celui de vous prémunir contre ces coupables manœuvres : on doit voir que leur règne est fini, qu’il est temps de prendre une autre allure ; ou, s’il est vrai que l’on n’ait assemblé la nation que pour consommer avec plus de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en affectant de vouloir la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tête.
 

Je continue le journal des États-Généraux, dont les deux premières séances sont fidèlement peintes, quoique avec trop peu dedétails, dans les deux numéros qui viennent d’être supprimés, et que j'ai l'honneur de vous faire passer.»


dimanche 18 août 2024

Les Invités de LLC - Serge Sur - Destitution : quels motifs ?


Ce texte a été diffusé sur Liberté, libertés chéries, le 17 juillet 2024, sous l’intitulé Une victime collatérale de la dissolution : la constitution.   

C’était un mois avant la tribune de LFI, publiée dans La Tribune Dimanche le 18 août. Cette dernière appelle à lancer une procédure de destitution contre le président Macron. Le texte du 17 juillet évoquait la même perspective, mais pour des raisons bien différentes. La tribune du 18 août se réfère surtout au refus de nomination d’un premier ministre issu des rangs du Nouveau Front Populaire, présenté comme vainqueur de la récente élection à l’Assemblée. 

Une telle demande n’a en effet aucune raison d’aboutir, parce que mal fondée aussi bien en droit qu’en fait. En droit, il n’appartient pas aux partis de désigner un premier ministre. C’est la prérogative exclusive du président. En fait, d’abord parce que cette prétention repose sur une double imposture : non seulement le NFP n’a nullement gagné cette élection qui le laisse très minoritaire, mais en outre ses élus sont des élus du Front républicain et non de lui-même, puisqu’ils ont bénéficié largement et décisivement au second tour des désistements des candidats des partis du centre et de la droite. Ensuite, fonder une demande de destitution sur le refus de se soumettre à LFI est la condamner à un échec certain, et contre-productif. Qui va soutenir une telle demande ? Seul le NFP, et encore pas tout entier. Cet échec renforcerait donc la position présidentielle. 

Comme l’expose le texte republié ci-dessous, il existe cependant des motifs plus solides et plus consensuels pour une perspective de destitution. On peut ne pas la souhaiter, mais dans certaines circonstances une crise présidentielle est préférable à une crise de régime.

  

 

Le président Macron a toujours pratiqué une lecture désinvolte de la constitution. Il l’a volontiers pliée à ses conceptions, pour ne pas dire à ses caprices. C’est ainsi qu’il a absorbé le premier ministre, contourné le conseil des ministres, pris des initiatives législatives alors même qu’il n’en a pas la compétence. Rien toutefois n’égale le festival, la nuit de Walpurgis de la constitution qui a suivi la dissolution du .. juin 2024. Non qu’elle ait été contraire à la constitution, bien au contraire, puisqu’il s’agit d’une prérogative discrétionnaire du chef de l’Etat. Il ne s’agit pas non plus de ses engagements politiques, qu’il lui est loisible de prendre. On ne traite ici que des transgressions constitutionnelles. Certaines lui sont imputables, d’autres proviennent des partis, voire du gouvernement. On peut en retenir cinq, certaines indiscutables, d’autres qui peuvent être débattues mais sortent clairement du texte de la loi fondamentale. Elles concernent soit les procédures, soit les principes, soit les responsabilités constitutionnelles.

- La première concerne la procédure de la dissolution. Aux termes de l’article 12, le président peut dissoudre après consultation du premier ministre et des présidents des assemblées. Or il est patent que ces consultations n’ont pas eu lieu. Il s’est agi de la simple information des autorités concernées d’une décision déjà prise. Même des journalistes ont été avertis avant le premier ministre de la dissolution… La présidente de l’assemblée nationale a même protesté et demandé un entretien particulier qui ne lui avait pas été proposé. On peut considérer ces procédures comme symboliques. En réalité elles sont révélatrices d’un dédain, pour ne pas dire d’un mépris complet des institutions républicaines, et du règne affiché du bon plaisir.

-  La deuxième concerne la démission du gouvernement, remise après l’élection de la nouvelle mandature. Le président est-il libre de la refuser ? Certainement pas, si l’on en croit le texte de l’article 8. Il met fin aux fonctions du premier ministre « sur présentation par celui-ci de la démission du gouvernement ». Le premier ministre n’est pas un domestique, et s’il démissionne le président doit en prendre acte, sauf à le renommer s’il le souhaite et si l’autre l’accepte. Le seul précédent invocable concerne le refus par le président de Gaulle en 1962 d’accepter la démission du gouvernement Pompidou qui venait d’être renversé par une motion de censure. Mais la situation était différente, puisque, parallèlement au refus, le président prononçait la dissolution de l’assemblée, ce qui faisait du corps électoral l’arbitre du conflit. Ici il n’en est rien, puisque l’assemblée vient d’être élue et ne peut être dissoute. C’est même cette élection qui accentue la faiblesse du gouvernement et qui rend nécessaire sa démission : elle a pour seul intérêt de prévenir une inévitable motion de censure. Là encore, accepter ou refuser la démission du gouvernement relève du bon plaisir du président Macron, ce qui n’est pas conforme à la constitution.

 


 

Macron ne lâche rien. Les Goguettes en trio mais à quatre. juillet 2023


- Une troisième violation est imputable aux partis politiques qui se réclament du Nouveau front populaire. Ils prétendent en effet, sur la base du nombre de leurs députés, désigner un premier ministre que le président n’aurait qu’à nommer, en vertu d’une prétendue compétence liée. Or il n’en est rien, et la constitution le laisse libre de son choix. La prétention des partis est pleinement inconstitutionnelle : le rôle des partis politiques est prévu par l’article 4 : « ils concourent à l’expression du suffrage », point. Il ne leur appartient pas, même en coalition électorale de désigner le premier ministre, d’autant moins qu’ils prétendent transformer ladite coalition électorale en regroupement parlementaire. Or ce n’est pas le cas. Le parlement ne connaît que les groupes parlementaires, qui n’épousent pas nécessairement les frontières des partis politiques. Et les différents groupes parlementaires issus du Nouveau front populaire sont d’une part distincts, d’autre part loin d’être les premiers à l’assemblée, dépassés à la fois par ceux du Rassemblement national et de Ensemble pour la République, ex-Renaissance.

- Une quatrième violation résulte du refus du président de nommer rapidement un nouveau premier ministre et un nouveau gouvernement. Cette violation est à tiroirs, parce qu’elle en implique d’autres. Prenons d’abord ce refus, contraire tant à l’article 8 qu’à l’article 5. Article 8 : le président « nomme le premier ministre ». C’est un pouvoir, un pouvoir propre, non soumis au contreseing, mais c’est aussi une obligation, qui résulte de l’article 5, celui qui lui demande d’assurer « par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat ». Maintenir en fonctions un gouvernement démissionnaire, même et surtout avec des pouvoirs restreints, la gestion des « affaires courantes », c’est violer ce double commandement, porter atteinte au fonctionnement régulier des pouvoirs publics et ne pas assurer la continuité de l’Etat. Le président a donc l’obligation, et non la simple option, de nommer un premier ministre dans un délai raisonnable, qui ne saurait excéder quelques jours. Il est juste qu’il attende l’organisation de la nouvelle assemblée, l’élection de son président et la constitution de ses organes, mais il ne peut aller au-delà. L’idée d’un gouvernement démissionnaire en fonction pour plusieurs mois est contraire à la constitution.

Ceci d’autant plus que le statut de gouvernement démissionnaire n’est prévu par aucun texte, et ne relève pas de l’ordre constitutionnel, simplement de la commodité administrative. La notion d’affaires courantes est évanescente et n’a jamais pu être définie. Tout ce que fait un tel gouvernement est précaire et ne saurait s’inscrire dans la continuité de l’Etat. S’y ajoute que certains juristes – il s’en trouve toujours pour soutenir les thèses les plus complaisantes – affirment qu’un tel gouvernement démissionnaire ne peut être renversé par une motion de censure émanant de l’assemblée. Où ont-ils vu cela ? Le premier ministre reste premier ministre, les ministres restent ministre, ils n’ont ni présenté leur démission devant l’assemblée, ni même ne l’ont informée. L’assemblée peut parfaitement constater que le banc des ministres est occupé et donc adopter une motion de censure contre un tel gouvernement, ne serait-ce que parce qu’il prétend rester en fonction.  

- S’ajoute encore une cinquième violation, qui provient cette fois du gouvernement démissionnaire. Ses membres qui sont en même temps députés prétendent voter à l’assemblée tout en restant sur le banc des ministres. C’est directement et clairement contraire à l’article 23, qui dispose que « les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire… ». Que ledit gouvernement soit démissionnaire ne change rien à cette interdiction, puisque, même de façon diminuée, il est toujours en fonction. L’atteinte est ici double : formellement à la constitution, substantiellement à la séparation des pouvoirs. Rappelons que l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, intégrée dans le préambule de la constitution, pose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ».

Point de constitution, en l’occurrence c’est trop dire, mais constitution violée de façon « délibérée, voulue, réfléchie et outrageante », pour reprendre les termes de Gaston Monnerville en 1962, président du Sénat. Sans doute cette formule est mieux fondée aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque parce que nul pouvoir institué ne saurait s’opposer à l’expression directe de la souveraineté nationale, qui appartient au peuple. Simplement, aujourd’hui on pourrait parler du crime de l’Orient Express, parce que comme on l’a vu ce n’est pas seulement le président mais aussi les parlementaires et le gouvernement qui contribuent à ces violations démultipliées. Les deux dernières sont heureusement aisément remédiables : il n’y aura pas de premier ministre désigné par les partis, et le gouvernement reste exposé à la censure parlementaire.

Certains se réjouissent de cet imbroglio constitutionnel qui rappelle les poisons et délices de la IVe République, et aspirent ouvertement au retour du régime des partis et de l’absolutisme parlementaire. Que l’on nous préserve de ce désastre, l’ajout d’une crise institutionnelle à tous les clivages que connaît déjà le pays, alors même que la constitution de 1958 est la moins mauvaise que la France a connu depuis la Révolution, c’est-à-dire la meilleure. Il faut à l’inverse revenir à la constitution, à l’exercice régulier des compétences des différents pouvoirs, sortir du solipsisme constitutionnel d’un président sans Surmoi, alors que la Constitution doit être le Surmoi de tous les pouvoirs institués. C’est donc lui qui est à l’origine de la confusion actuelle et qui doit être tenu responsable du non-exercice de ses pouvoirs, qui l’obligent autant qu’ils l’investissent.   

Le président n’est responsable devant aucun organe institué, et il n’entend pas engager sa responsabilité devant le peuple par un referendum. Reste une seule solution : la Haute Cour. Le président peut être destitué « pour manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », suivant les termes de l’article 68. La Haute Cour est saisie par les deux chambres, et statue dans le délai d’un mois à la majorité des deux tiers. Le déférer en Haute Cour ne serait pas porter atteinte aux institutions, mais au contraire les laver des excès et transgressions dont elle a été trop longtemps victime. S’ajoute que – mais là on sort du sujet pour entrer sur le terrain politique – un nouveau président ne pourrait sans doute pas dissoudre moins d’un an avant l’actuel, mais il pourrait recourir au referendum, moyen de faire doublement le corps électoral juge et solution de la crise.   

 

 


samedi 17 août 2024

La CEDH très bienveillante à l'égard de la justice monégasque


Dans une décision du 9 juillet 2024, Levrault c. Monaco, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable la requête déposée par un magistrat français contre la décision des autorités monégasques de ne pas renouveler son détachement en qualité de juge d'instruction à Monaco. 

Observons que ce refus de renouvellement d'un détachement ne constitue qu'une étape dans une affaire qui a fait beaucoup de bruit et qui s'est achevée devant le Conseil supérieur de la magistrature. Le juge Edouard Levrault, en poste sur le rocher, s'est en effet attaqué Dmitri Rybolovlev, propriétaire du club de football A.S. Monaco, soupçonné d'avoir corrompu l'élite policière et judiciaire de la principauté. Ce faisant, il s'est heurté directement à Eric Dupond-Moretti, avocat de l'un des prévenus, membre de la police monégasque. Hélas pour Edouard Levrault, l'avocat devenait Garde des Sceaux quelques semaines après avoir reproché au magistrat de se comporter "comme un cow-boy". On sait qu'une enquête de l'Inspection générale de la justice a été diligentée par la directrice de cabinet du Garde des Sceaux, Madame Malbec, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel. A la suite de cette enquête, le nouveau ministre de la Justice a cru bon de déférer Edouard Levrault devant le Conseil supérieur de la Magistrature statuant en formation disciplinaire. Celui-ci a été totalement blanchi. Quant à Eric Dupond-Moretti, il s'est retrouvé devant la Cour de Justice de la République (CJR) pour conflit d'intérêts. Il a été relaxé le 29 novembre 2023 au motif, surprenant, que tous les éléments du conflits d'intérêts étaient réunis, mais que le Garde des Sceaux, peu informé sur le droit positif, ignorait qu'il était dans une situation de conflit d'intérêts. 

Quoi qu'il en soit, à la fin 2023, l'affaire Levrault est terminée, et la décision du 9 juillet 2024 intervient bien tardivement pour juger d'une décision qui n'est que la première étape d'un contentieux, celle qui a vu les autorités monégasques refuser le renouvellement d'un juge d'instruction un peu trop intrusif.

La décision d'irrecevabilité du 9 juillet 2024 semble, a première lecture, parfaitement fondée en droit. Elle écarte en effet le moyen reposant sur la violation du droit au procès équitable en considérant le refus de renouvellement du magistrat comme une décision souveraine de l'État monégasque. Mais, en agissant ainsi, la Cour s'interdit de juger du système judiciaire monégasque.

 


Il faut naître à Monaco. Joe Dassin. 1976


Le droit au procès équitable

 

Pour que soit applicable l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour doit d'abord se demander si le requérant est titulaire d'un "droit" auquel il peu prétendre, à propos de la décision de refus de renouvellement de son détachement à Monaco.

La Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, dans sa rédaction applicable à l'époque des faits, prévoyait expressément, en son article 5, que la durée des détachements était de trois ans, « renouvelable une fois », sauf convention contraire en vigueur entre les deux États et sous réserve d’éventuelles dérogations à ce principe, soumises à l’examen de la Commission de coopération franco-monégasque. Ce texte ne précisait donc pas que le renouvellement d’un détachement serait accordé de plein droit au bout de la période de trois ans. Le Tribunal Suprême de Monaco a donc déduit de ces dispositions que le refus de renouvellement du détachement du juge Levrault était, en quelque sorte, un acte de gouvernement non susceptible de recours. En d'autres termes, il n'existe pas de droit au renouvellement d'un détachement.

Le raisonnement de la CEDH se fonde ainsi sur la dimension diplomatique du détachement, et donc sur son fondement juridique, dans une convention internationale. Dès lors, le refus de détachement ne peut s'analyser comme une sanction disciplinaire, révocation ou mutation d'office, comme dans l'arrêt Bilgen c Turquie du 9 mars 2021.

Pour la Cour, l'analyse s'arrête là. Elle fait d'ailleurs observer que le requérant "a pu librement mener de très larges investigations, avec l’aval des juridictions supérieures de contrôle, dans le cadre de la première affaire qui lui avait été confiée concernant des faits d’atteinte à la vie privée et qui mettait en cause l’avocate de M. Rybolovlev". Mais il a ensuite procédé à " l’ouverture d’une autre information judiciaire impliquant des autorités publiques exerçant des fonctions de responsabilité à Monaco, des chefs notamment de trafic d’influence et de corruption active et passive". Pour la Cour, le fait que cette nouvelle instruction ait pu être ouverte suffit à démontrer l'absence de pressions exercées sur le requérant. Une telle affirmation a quelque chose d'étrange si l'on considère que le juge a pour ouvrir une instruction mais qu'il n'a pu la mener à terme, ayant été écarté au moment où il risquait d'envoyer devant les juges de hauts responsables de la police et de la justice monégasques.

 

La justice monégasque

 

La décision d'irrecevabilité permet ainsi à la CEDH de ne pas se pencher sur la justice monégasque. Le problème n'est pas celui du juge Levrault, mais du fait qu'un juge d'instruction peut être écarté par une simple décision des autorités monégasques, c'est-à-dire de l'Exécutif. Il est vrai que la séparation des pouvoirs n'existe pas à Monaco mais précisément, on peut se demander si un État partie à la convention européenne des droits de l'homme peut ainsi ignorer ce principe. 

Les autorités françaises elles-mêmes ont pris conscience de cette difficulté. Un avenant à la Convention de 2005 a été ainsi adopté par échange de lettres au printemps 2023. L'article 5 est désormais rédigé en ces termes : "Lorsque, à date d'entrée en vigueur du présent avenant, un magistrat est en position de détachement pour une première période de trois ans, la durée de son détachement est automatiquement prolongée pour atteindre cinq ans. Lorsque, à date d'entrée en vigueur du présent avenant, un magistrat est en position de détachement pour une deuxième période de trois ans, la durée de son détachement demeure de trois ans". Cette nouvelle rédaction, directement issue de l'affaire Levrault, confère ainsi au magistrat détaché une sécurité juridique sur la durée de ses fonctions, condition de son indépendance. 

La jurisprudence de la CEDH se montre pourtant rigoureuse lorsqu'il s'agit de protéger l'indépendance des juges. Une jurisprudence abondante concerne ainsi la justice polonaise, en particulier l'arrêt  Grzeda c. Pologne du 15 mars 2022, à propos d'un juge écarté de ses fonctions au sein du Conseil supérieur de la magistrature par une opportune réforme législative. Dans le cas polonais, la Cour n'évoque pas la souveraineté du parlement polonais pour justifier cette éviction. Au contraire, elle la sanctionne pour violation de l'article 6, compte tenu de l'impact négatif de la loi nouvelle sur l'indépendance des juges.

Sans doute la CEDH aurait-elle pu estimer que le droit monégasque antérieur à l'avenant de 2023 portait atteinte au principe d'indépendance des juges à peu près dans les mêmes conditions que dans l'arrêt polonais. Mais elle ne l'a pas fait. Sur ce plan, on ne peut s'empêcher de penser que cette irrecevabilité pourrait être le fruit d'un accord. D'un côté, Monaco obtient une validation de sa décision d'éviction d'un magistrat un peu trop actif dans la lutte contre la corruption. De l'autre, la Cour obtient un avenant à la convention franco-monégasque qui améliore quelque peu la situation des magistrats détachés sur le rocher. Quant au juge Levrault, qu'il s'estime heureux d'avoir été totalement blanchi par le CSM.

 Sur l'indépendance de la justice : Chapitre 4 section 1 § 1 D du manuel de Libertés sur internet

mardi 13 août 2024

Un succès pour Anticor



L'association Anticor vient de remporter une incontestable victoire avec l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 12 août 2024. Le juge suspend, sur la base d'un référé suspension, le refus implicite opposé par le Premier ministre à la demande d'agrément formulée par l'association. Il enjoint en même temps au Premier ministre de réexaminer cette demande sous quinzaine, contraignant ainsi l'administration à rendre une décision explicite et surtout motivée.

L'association Anticor est aujourd'hui l'un des acteurs essentiels de la lutte contre les atteintes à la probité, notamment les activités de corruption et de fraude fiscale. Elle s'est fait connaître en 2011, lorsqu'elle a déposé une plainte dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Par la suite, Anticor a dénoncé de nombreux agissements liés à la corruption ou aux conflits d'intérêts. C'est ainsi qu'en juin 2018, l'association a déposé une plainte pour prise illégale d'intérêts contre Alexis Kohler, actuellement Secrétaire général de l'Élysée. Il lui est reproché ses liens familiaux et professionnels avec l'armateur MSC. Une enquête sur cette affaire a été ouverte par le Parquet national financier (PNF).

La procédure d'agrément de ce type d'association est prévue par l'article 2-23 du code de procédure pénale, issu de la loi du 6 décembre 2013. Il précise que cet agrément peut être obtenu par "toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans" dont l'objet social est la lutte contre la corruption, lui permettant d'exercer dans ce domaine les droits reconnus à la partie civile. 

En principe, l'agrément est délivré par le ministre de la Justice. Anticor a ainsi obtenu son premier agrément de Christiane Taubira en mars 2015, puis le second de Nicole Belloubet en février 2018. En 2021, l'agrément a été renouvelé par la Premier ministre. On se souvient en effet que le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti avait fait l'objet d'une plainte déposée en octobre 2020 par Anticor pour prise illégale d'intérêts dans l'affaire des procédures disciplinaires qu'il avait engagées contre des magistrats. La compétence du Premier ministre était donc substituée à celle du ministre et c'est Jean Castex qui décide le renouvellement de l'agrément en 2021. Cette décision est toutefois annulée par le juge administratif le 23 juin 2023 au motif que l'association, alors profondément divisée dans sa gouvernance, ne remplissait pas toutes les conditions requises pour l'obtention de cet agrément. la gouvernance a alors été profondément remaniée, et une nouvelle procédure d'agrément a été engagée. Mais la nouvelle demande s'est heurtée à un mur de silence de l'administration, d'où le recours contre la décision implicite de rejet. 

C'est précisément ce caractère implicite de la décision qui est à l'origine de la suspension par le juge des référés. Le silence de l'administration excluait évidemment toute motivation du refus de renouvellement de l'agrément.

 


 Les Indégivrables. Xavier Gorce. 2 février 2017

 

Absence de motivation et doute sur la légalité des motifs

 

Certes, l'agrément n'est pas un droit, comme en témoigne la rédaction de l'article 2-23 du code de procédure pénale qui affirme que ces associations "peuvent" être agréées, formule reprise dans le décret du 12 mars 2014 qui définit la procédure d'octroi de l'agrément. Une jurisprudence ancienne du Conseil d'État, du 6 mars 1992 affirme donc que l'agrément n'étant pas un droit, il n'a pas à être motivé. Mais il s'agissait alors d'une association d'aide aux entreprises. Un jugement du tribunal administratif de Paris en a décidé tout autrement, en imposant, le 22 mai 2003, la motivation d'une décision portant sur l'agrément d'une association de défense de l'environnement. Cette motivation doit énoncer les motifs de fait et de droit fondant la décision, ce qui signifie que l'administration ne saurait se contenter d'affirmer que l'association remplit, ou non, les conditions émises pour son obtention. Aujourd'hui, la tendance est donc à l'élargissement de l'obligation de motivation aux décisions de refus ou de retrait d'agrément. 

En témoigne l'ordonnance du 12 août 2024, dans laquelle le juge des référés observe que le Premier ministre n'a pas indiqué, dans son mémoire en défense, les motifs de sa décision de refus d'agrément, se bornant à contester l'urgence à en prononcer la suspension. Alors que l'association Anticor fait valoir qu'elle remplit les conditions posées par la décret de 2014, cette absence de communication des motifs au juge suscite un doute sur la légalité de la décision. Par cette analyse, le juge des référés impose donc la motivation de la future décision expresse concernant l'agrément.

 

La condition d'urgence

 

Reste précisément l'urgence, son absence constituant l'essentiel de la défense des services du Premier ministre. Le juge des référés considère, quant à lui, que la condition d'urgence est remplie et invoque deux éléments essentiels.

Il fait d'abord observer que, du fait de son absence d'agrément, Anticor éprouve de grandes difficultés dans l'exercice de sa mission. Elle ne peut plus porter plainte en se constituant partie civile, ne peut plus intervenir pendant l'instruction ni formuler des demandes indemnitaires devant le tribunal correctionnel. Les conséquences demeurent modestes pour les affaires dans lesquelles Anticor s'était portée partie civile avant le refus d'agrément. Elles deviennent plus graves pour les affaires postérieures, notamment parce que le parquet peut classer une affaire sans suite, en l'absence de constitution de partie civile. L'association cite le cas de la plainte déposée en juin contre X pour des soupçons de favoritisme entre des concessionnaires d'autoroute et le gouvernement Valls en 2015 ou celle visant des opérations immobilières à L'Hay-les-Roses. En d'autres termes, l'absence d'agrément empêche Anticor d'imposer la désignation d'un juge d'instruction, laissant finalement au parquet le contrôle de la procédure. On comprend évidemment que cette situation n'est pas sans intérêt pour l'Exécutif.

Le second élément justifiant l'urgence réside dans une appréciation très concrète de la lutte anti-corruption. Le juge des référés fait observer qu'en l'absence d'Anticor, les associations agréées ne sont plus que deux. Et en effet Transparency et Sherpa semblent bien isolées, cette dernière ayant, elle aussi, éprouvé quelques difficultés à obtenir le renouvellement de son agrément. Certes, le juge ne fait pas de cette appréciation un élément de doute sur la légalité du refus d'agrément, mais se borne à en faire un élément justifiant l'urgence du référé. Le juge affirme en effet que cette situation "porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à l’intérêt public qui s’attache à la lutte contre la grande délinquance économique et financière". Cette formule peut s'interpréter comme un hommage rendu aux associations actives dans ce domaine. 


L'Exécutif juge et partie


Certes, le Premier ministre peut se pourvoir devant le Conseil d'État, mais dans le cadre d'un recours en cassation, toujours aléatoire. S'il ne le fait pas, il devra prendre une nouvelle décision dans moins de quinze jours, et il faut espérer qu'Anticor retrouvera cet agrément dont l'association n'aurait jamais dû être privée. Cette solution est peut-être même la plus simple pour le gouvernement, car la motivation, cette fois impérative, de la décision de refus risque de se révéler complexe. Les conditions posées par le décret de 2014 sont en effet purement factuelles et il va être difficile de considérer qu'Anticor ne les remplit pas. 

D'une manière plus générale, l'affaire suscite la réflexion sur cette procédure d'agrément. Il semble incroyable que l'activité d'une association anti-corruption soit conditionnée par l'agrément de l'Exécutif. Avouons que la situation est étrange, qui exige que le Premier ministre délivre un agrément à une association qui a permis d'engager des poursuites contre le Secrétaire général de l'Elysée. La tentation de refuser l'agrément pour des motifs politiques n'est pas nécessairement à exclure. La solution passerait sans doute par le transfert de cette compétence à une autorité indépendante ou à un collège de magistrats.

 


samedi 10 août 2024

Les Invités de LLC - Maurice Joly. Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, nous invitons Maurice Joly, pamphlétaire exilé à Bruxelles après le coup d'État du 2 décembre 1851. Son Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu a été publié en 1864. Le XIIe Dialogue sur la presse trouve un écho dans le débat actuel sur la liberté de presse et le pluralisme des courants d'opinions.

 

Maurice JOLY

Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu

Dialogue XXII

1864

 


 

MACHIAVEL


Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence par vous le dire, qui auront le plus d’ascendant sur l’opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus qu’officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d’hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur religion politique.


C’est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade
complétement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l’égard des autres. Je n’entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti ; j’aurai un organe aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien.
 

MONTESQUIEU

Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories ? Cela donne le vertige. (...)  Je me demande seulement, comment vous pourrez dirigeret rallier toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre gouvernement.

 

MACHIAVEL

Ce n’est là qu’une affaire d’organisation, vous devez le comprendre ; j’instituerai, par exemple, sous le titre de division de l’imprimerie et de la presse, un centre d’action commun où l’on viendra chercher la consigne et d’où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu’à moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle bizarre ; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui m’attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une foule de tracas.

MONTESQUIEU

Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.

MACHIAVEL

Ce n’est cependant pas si difficile à concevoir ; car, remarquez bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués par les journaux dont je vous parle ; ils ne feront jamais qu’une polémique d’escarmouche, qu’une opposition dynastique dans les limites les plus étroites.

MONTESQUIEU

Et quel avantage y trouverez-vous ?

MACHIAVEL

Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre : Mais vous voyez bien qu’on est libre, qu’on peut parler sous ce régime, qu’il est injustement attaqué, qu’au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il souffre, il tolère !

MONTESQUIEU

Voilà, je l’avoue, qui est vraiment machiavélique.

MACHIAVEL

Vous me faites beaucoup d’honneur, mais il y a mieux : À l’aide du dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige à mon gré l’opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou extérieure. J’excite ou j’endors les esprits, je les rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances ; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille l’impression produite, j’essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d’essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques ; je sollicite l’opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la retiens, j’ai toujours le doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions personnelles, et elle s’émerveille parfois d’être si constamment d’accord avec son souverain. (...)


MONTESQUIEU


L’enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous me faites perdre le sentiment d’une dernière objection que je voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, qu’il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. Votre administration ne sera pas parfaite ; le développement du pouvoir absolu comporte une quantité d’abus dont le souverain même n’est pas cause ; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l’intérêt privé, on vous trouvera vulnérable ; on se plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération succombera en détail.


MACHIAVEL
 
Je ne crains pas cela. (...) Je ne veux même pas être obligé d’avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple injonction, avoir la possibilité d’arrêter toute discussion sur un sujet qui touche à l’administration.
 
 MONTESQUIEU
 
Et comment vous y prendrez-vous ?
 
MACHIAVEL
 
J’obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les rectifications que le gouvernement leur communiquera ; les agents de l’administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur dira catégoriquement : Vous avez avancé tel fait, il n’est pas exact ; vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez été inconvenant, vous avez eu tort, tenez- vous-le pour dit. Ce sera, comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.
 
MONTESQUIEU
 
Dans laquelle, bien entendu, on n’aura pas la réplique. De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l’aurez sans user de violence, c’est très-ingénieux. Comme vous me le disiez très-bien tout à l’heure, votre gouvernement est le journalisme incarné.
 
MACHIAVEL
 
De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits du dehors, de même je ne veux pas qu’il puisse l’être par les bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d’argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j’enverrai défendre aux journaux d’en parler. Le silence sur ces choses respecte mieux l’honnêteté publique que le bruit.
 
 MONTESQUIEU
 
Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance ?
 
MACHIAVEL
 
Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, telle est, aujourd’hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C’est fort singulier, mais cela est. Aussi m’engagerais-je dans cette voie bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.
 
Pour comprendre l’étendue de mon système, il faut voir comment le langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de ma politique. (...) Chacun de mes journaux, suivant sa nuance, s’efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l’on a prise est celle qui le favorise le plus.  Ce qui ne sera qu’indiqué, les journaux officieux le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le crieront par dessus les toits ; et tandis qu’on se disputera, qu’on donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun : Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations ; je n’ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L’essentiel est de ne jamais se mettre en contradiction avec soi-même.

(...)

MONTESQUIEU
 
En vérité, il faut qu’on vous admire ! Quelle force de tête et quelle activité !