« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 30 août 2017

Menus de substitution à la cantine : en route vers le Conseil d'Etat ?

En juillet 2015, le maire de Chalon-sur-Saône décide de supprimer le menu de substitution dans les cantines, les jours où du porc est servi aux élèves. Cette décision est suivie d'une délibération du conseil municipal allant dans le même sens et datée du 29 septembre 2015. Dès la première décision, la Ligue de défense des musulmans, association créée par Karim Achaoui, a déposé un recours devant le tribunal administratif de Dijon, requête étendue ensuite à la délibération du conseil municipal. 

Dans un jugement du 28 août 2017, le tribunal administratif (TA) de Dijon annule cette décision. La question est épineuse et le communiqué du TA fait preuve d'une grande prudence. Il prend soin en effet de préciser qu'il se prononce, "sans prendre aucune position de principe à caractère général, au regard du seul cas particulier des cantines scolaires de Chalon-sur-Saône".  Autant dire que le tribunal s'attend à ce que la ville saisisse le Conseil d'Etat pour obtenir une décision susceptible de faire jurisprudence. 

La circulaire de 2011


Le droit écrit est d'un assez faible secours dans ce domaine. Le seul texte auquel on puisse se référer est la circulaire du 16 août 2011 signée du ministre de l'intérieur. Elle affirme qu'"en l'absence de réglementation nationale précise, il appartient à chaque organe délibérant compétent (...) de poser les règles en la matière". On comprend que le maire de Chalon se soit hâté de faire voter une délibération du Conseil municipal, sa seule décision risquant d'être annulée pour incompétence. Sur la question des repas de substitution, la circulaire affirme que l'adaptation des menus "en raison de pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usages ni une obligation pour les collectivités". Reste que ces dispositions ne s'appliquent "qu'en l'absence de réglementation nationale précise", appel discret au législateur qui n'a jamais eu le courage de légiférer sur ces questions.

L'intérêt supérieur de l'enfant


Le tribunal administratif de Dijon préfère donc s'appuyer sur un socle plus solide, c'est-à-dire en l'espèce la convention sur les droits de l'enfant de 1989. Son article 3  énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant, qu'elle soit prise par un juge ou par les autorités publiques.  Dans le cas présent, le tribunal sanctionne la délibération du Conseil municipal car sa motivation n'évoque pas l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui a, en quelque sorte, été écartée de son analyse. Or la question mérite d'être posée, car un enfant qui refuse un plat pour des motifs religieux est d'abord un enfant mal nourri.

Doit-on en déduire que le refus de repas de substitution emporte toujours une violation de la convention sur les droits de l'enfant ? le tribunal se garde bien de poser une telle pétition de principe. Il affirme au contraire que son appréciation repose sur les circonstances locales, circonstances qui peuvent varier d'une collectivité à une autre. En l'espèce, on observe ainsi que les repas de substitution existaient à Chalon depuis 1984, sans que cette pratique ait suscité la moindre contestation. 

Carlos. La cantine. 1973

Une décision d'espèce


Surtout, le tribunal ajoute que la ville n'invoque "aucune contrainte technique ou financière" susceptible de motiver sa décision. La formule peut surprendre car le tribunal envisage un moyen que la ville n'a pas développé et sur lequel il n'a donc pas, en principe, à se prononcer. De cette formulation, on doit en déduire "en creux" que le juge donne aux collectivités locales le motif utile de nature à justifier une telle mesure. En d'autres termes, une commune modeste ou contrainte de faire des économies pourrait sans doute supprimer les menus de substitution sans encourir d'illégalité. Le jugement est donc un peu surprenant. Le tribunal sanctionne le refus de repas de substitution en invoquant l'intérêt supérieur de l'enfant, mais ce dernier serait peut être moins supérieur si la commune invoquait des considérations financières. Avouons que l'analyse laisse un peu à désirer sur le plan de la rigueur juridique. 

Cette impression ne peut qu'être renforcée par la lecture de la décision. Avant toute analyse de fond, le tribunal commence par invoquer les avis du Défenseur des droits et de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qu'il a sollicités. L'avis du premier invoquait le caractère discriminatoire de la délibération, et il n'est pas été repris dans le corps du jugement. En revanche, l'avis de la seconde reposait à la fois sur l'intérêt supérieur de l'enfant et sur l' "interprétation erronée du principe de laïcité". Le TA ne retient que l'intérêt supérieur de l'enfant. Mais il se fonde sur l'avis de la CNCDH. Certes, il n'est pas interdit au tribunal de faire appel à des avis extérieurs, en particulier émanant d'autorités indépendantes comme le Défenseur des droits ou des commissions consultatives spécialisées dans les droits de l'homme comme la CNCDH. Il n'en demeure pas moins que l'interprétation qu'il convient de donner à la loi de 1905 relève de la compétence du juge et de lui seul. Au lieu de s'abriter derrière des opinions, même autorisées, il lui appartient donc de prendre ses responsabilités. Il ne fait aucun doute que cette décision devra donner lieu à une jurisprudence supérieure, de la Cour administrative d'appel et sans doute du Conseil d'Etat.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

lundi 28 août 2017

Le manuel de Libertés publiques sur internet

Le manuel de "Libertés publiques" publié sur Amazon présente l'originalité d'être accessible par téléchargement sur internet pour la somme de six euros. Il peut être lu sur n'importe quel ordinateur. Depuis cette année, s'ajoute une version papier destinée à ceux qui n'apprécient pas la lecture sur écran.

Ce choix d'un double support pour un ouvrage universitaire s'explique d'abord par la volonté d'offrir aux étudiants un manuel adapté à leur budget mais aussi à leurs méthodes de travail. Ils trouvent aujourd'hui l'essentiel de leur documentation sur internet, mais ils ne sont pas toujours en mesure d'en apprécier la pertinence. Bien souvent, ils piochent un peu au hasard, entre des informations anciennes ou fantaisistes.

Le manuel de "Libertés publiques" qui leur est proposé sur Amazon répond aux exigences académiques et il est actualisé au mois d'août 2017. Il fait l'objet d'une actualisation en temps réel, grâce au site "Liberté Libertés Chéries" qui suit et analyse l'actualité des libertés dans notre pays. Le manuel et le site sont donc conçus comme complémentaires.

Nombre d'écrits sur les libertés et les droits de l'homme relèvent de la rhétorique et du militantisme, au risque de déformer la réalité juridique.  Cette publication ne s'adresse pas seulement au public universitaire,  étudiants et enseignants, mais aussi à tous ceux qui ont à pratiquer ces libertés. Une connaissance précise du droit positif en la matière est nécessaire, aussi bien sur le plan académique que sur celui de la citoyenneté. C'est un panorama très large des libertés et de la manière dont le droit positif les garantit qui est ici développé. En témoigne le plan sommaire que LLC met à disposition de ses lecteurs :



Ière Partie : Le droit des libertés publiques

Chapitre 1 : La construction des libertés publiques 
La construction historique des libertés et leur régime constitutionnel. Leur internationalisation avec l'émergence d'un standard européen des libertés marqué par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne.

Chapitre 2 : L'aménagement des libertés publiques  
Les régimes répressif, préventif, et de déclaration préalable qui organisent les libertés dans le droit positif

Chapitre 3 : Les garanties juridiques
Le contrôle de la loi par le juge constitutionnel ; La primauté des traités ; Les actes de l'administration et les contrôles des autorités indépendantes et du juge administratif. Les régimes de circonstances exceptionnelles comme l'état d'urgence viennent bouleverser cet équilibre, et constituent autant de danger pour les libertés. La question du contrôle est alors posée en des termes différents.

IIème Partie : Les libertés de la vie individuelle

Chapitre 4 : La sûreté
La sûreté, situation de la personne qui n'est ni arrêtée ni détenue, est la condition d'exercice de toutes les autres libertés. Elle fonde les principes essentiels du droit pénal et de la procédure pénale. Elle connaît cependant certaines limitations avant le jugement comme le contrôle d'identité, la garde à vue ou la détention provisoire. Plus grave, d'autres restrictions peuvent intervenir sans jugement dans le cas de l'application de l'état d'urgence, en matière de rétention des étrangers ou d'hospitalisation des malades mentaux.

Chapitre 5 : La liberté d'aller et venir
Elle implique la libre circulation des nationaux, le droit de circuler sur le territoire et aussi celui de le quitter. Les restrictions sont plus grandes pour les étrangers, tant pour leur entrée sur le territoire que pour leur éloignement (reconduite à la frontière, expulsion, extradition...)

Chapitre 6 : Le droit de propriété
Le droit de propriété est étroitement lié aux valeurs libérales, et il fait l'objet d'une consécration aussi bien par les traités internationaux que par la Déclaration de 1789 et le code civil. Largement consacré, il fait pourtant l'objet d'atteintes importantes qui sont licites, dès lors qu'elles reposent sur des motifs d'intérêt général.

Chapitre 7 : Le droit à l'intégrité de la personne
Le droit humanitaire impose la répression des actes de torture, des traitements inhumains et dégradants ainsi que des crimes contre l'humanité et des génocides. Mais le respect du corps humain dépasse aujourd'hui le cadre du droit humanitaire. En témoignent notamment les évolutions en cours sur le droit de mourir dans la dignité ou la GPA.

Chapitre 8 : Les libertés de la vie privée
Les espaces les plus traditionnels de la vie privée sont la santé et l'orientation sexuelle, la famille et la vie privée. Ils font eux-même l'objet d'une évolution, avec notamment l'ouverture du mariage des couples de même sexe. Mais le droit de l'internet et des réseaux sociaux tend aujourd'hui à donner une nouvelle définition de la vie privée. Elle implique l'émergence de droits nouveaux comme le droit à l'identité numérique ou le droit à l'oubli.

IIIème Partie : Les libertés de la vie collective

Chapitre 9 : La liberté d'expression
L'expression est d'abord celle du citoyen, avec un droit de participation incarné dans le droit de suffrage mais qui s'affirme aussi dans le droit de pétition et dans la protection des lanceurs d'alerte. Au-delà, l'expression est aussi une liberté de l'esprit affirmée dans le droit de la presse, de la communication audiovisuelle et du cinéma. 

Chapitre 10 : Laïcité et liberté des cultes
La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat directement rattaché à l'idée républicaine. Elle s'exprime par le principe de neutralité et par l'intervention de la loi pour organiser les cultes. Les mouvements sectaires, quant à eux, font l'objet d'une approche uniquement pénale, à travers les infractions qu'ils sont susceptibles de commettre. 

Chapitre 11 : La liberté de l'enseignement
L'enseignement public est organisé à partir des principes de gratuité et de neutralité. L'enseignement privé, quant à lui, bénéficie d'une aide de l'Etat qui s'accompagne d'un certain contrôle exercé sur une base contractuelle.

Chapitre 12 : Le droit de participer à des groupements
Certains groupements sont purement occasionnels et on évoque alors les libertés de réunion et de manifestation. D'autres sont institutionnels, comme les associations et les syndicats. 

Chapitre 13 : Les libertés de la vie économique et du travail
La liberté du commerce et de l'industrie a évolué vers une notion plus englobante de liberté d'entreprendre. A ces libertés de l'entrepreneur s'ajoutent celles du salarié qui bénéficie du droit au travail, mais aussi de droits dans le travail, à commencer par le droit de grève.


jeudi 24 août 2017

Le vol de données sur un réseau accessible

L'extraction de données d'un réseau privé auquel on a librement accès peut-elle constituer un vol ? A cette question, qui n'est pas nouvelle dans la doctrine, la Chambre criminelle répond positivement dans un arrêt du 28 juin 2017. L'affaire jugée par la Haute Juridiction trouve son origine dans un conflit entre les deux associés d'un cabinet d'avocats. L'un avait en effet récupéré sur le serveur du cabinet différents documents financiers que sa consoeur communiquait à différentes banques et mutuelles. Il en avait fait un tirage qu'il avait communiqué au bâtonnier. Bien entendu, la consoeur avait porté plainte pour vol et il avait été condamné sur ce fondement, condamnation confirmée d'abord en appel puis par la Cour de cassation. 

L'argument essentiel de l'auteur du pourvoi reposait sur l'idée que le serveur de la SCP était protégé par un mot de passe unique. Tous les associés du cabinet pouvaient y pénétrer et prendre connaissance des pièces qui y figuraient. A ses yeux, la soustraction des pièces qu'il avait prélevées ne saurait constituer un vol. C'est précisément ce raisonnement que sanctionne la Cour de cassation.

Aux termes de l'article 311-1 du code pénal, le vol se définit comme "la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui". Depuis bien longtemps, le vol peut porter sur des contenus incorporels et l'invention de l'informatique a suscité une évolution en ce sens. Dès 1998, la Cour de cassation punissait le vol du contenu informationnel contenu dans les anciennes disquettes. En 2003, elle évoquait le vol de données informatiques, quel qu'en soit le support, puis, en 2008, le vol de fichiers informatiques. 

Le précédent de Bluetouff


La question du vol commis sur un réseau n'a été posée que plus récemment, dans la célèbre affaire Bluetouff, à l'origine de la décision rendue par la Cour de cassation le 20 mai 2015. Le blogueur condamné avait réussi à pénétrer sur le serveur de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), serveur utilisé par les chercheurs de l'Agence pour stocker et échanger leurs documents. Il avait trouvé et téléchargé une grande quantité de pièces, par l'intermédiaire d'un réseau privé virtuel (VPN) vers une adresse IP située au Panama, ce qui explique que l'opération soit passée inaperçue. C'est seulement lorsque les données piratées ont commencé à apparaître sur le net que l'Anses s'est aperçue de l'importance à la fois quantitative et qualitative des données piratées.

La Cour de cassation avait alors admis le vol, alors même que le blogueur avait profité d'une faille de sécurité du système pour y pénétrer. Cette solution reposait sur la distinction entre trois infractions.

La première est prévue par l'article 323-1 c. pén. et réside dans l'accès frauduleux à un système informatique. Sur ce fondement, Blootouff avait été relaxé. Il avait en effet bénéficié d'une défaillance technique dont il n'était pas responsable. De fait, cette faille de sécurité était à l'origine de l'indexation des données sur les moteurs de recherches.

La seconde infraction, prévue par le même  article, est le maintien dans ce système, une fois que l'on a appris qu'il était de nature privée. La Cour de cassation avait alors confirmé la condamnation, car le blogueur avait reconnu qu'il avait parfaitement compris qu'il était demandé identifiant et mot de passe sur la page d'accueil du site. Il ne pouvait donc ignorer qu'il circulait dans un espace privé, et il aurait donc du partir discrètement.

Enfin, la troisième infraction est constituée par le téléchargement de données extraites d'un site privé. Celui-ci est tout simplement réprimé par l'article 311-1 du code pénal qui punit le vol. Dans l'affaire Bluetouff, le vol est évidemment constitué, car, au moment du téléchargement, l'intéressé ne pouvait ignorer le caractère privé des informations qu'il s'appropriait frauduleusement, à l'insu de leur propriétaire.

Les gens de justice. Honoré Daumier. 1808-1879

Un délit spécifique


L'arrêt du 28 juin 2017 reprend la jurisprudence Bluetouff , en élargissant le vol de données à un réseau purement privé, auquel l'auteur a accédé de manière légitime, en mentionnant un mot de passe qu'il était fondé à utiliser. Observons cependant que cette qualification de vol est un peu gênante. D'une part, les données n'ont pas disparu comme disparaît n'importe quel objet volé. D'autre part, le caractère "frauduleux" doit être appréhendé à travers le détournement de finalité : l'avocat n'a pas extrait les données dans un but de gestion du cabinet mais pour nuire à sa consoeur. Enfin, l'identification de la victime n'est pas toujours aisée. Les données piratées sont les informations financières liées au cabinet. Peut-on réellement apprécier quel associé en est propriétaire ? La réponse à cette question est loin d'être claire. Quoi qu'il en soit, la Cour de cassation se contente de la qualification de vol, faute de mieux, et peut-être parce que le législateur est intervenu ensuite, dis ans après les faits qui ont suscité l'arrêt du 28 juin 2017.

La loi du 24 juillet 2015 a en effet introduit dans le code pénal un nouvel article 323-3 qui punit "le fait d'introduire frauduleusement des données dans un système de traitement automatisé, d'extraire, de détenir, de reproduire, de transmettre, de supprimer ou de modifier frauduleusement les données qu'il contient". Rappelons que la loi du 6 janvier 1978 informatique et libertés impose un critère général de finalité. La simple extraction de données constitue ainsi, en soi, une infraction, dès lors qu'elle repose sur une finalité qui n'est pas celle du traitement automatisé. Ce délit est d'ailleurs est d'ailleurs réprimé sévèrement, d'une peine de 5 ans de prison et de 150 000 € d'amende, peine qui peut être portée à 7 ans de prison et 300 000 € d'amende lorsque le fichier est mis en oeuvre par l'Etat. En l'espèce, ce délit aurait pu être utilisé si les faits ne s'étaient pas déroulés dix ans avant le vote de ce texte. L'avocat avait en effet extrait des données financières, non pas dans le but de gérer le cabinet mais dans celui-ci de nuire à son associée.

D'une manière plus générale, rien ne permet de savoir, pour le moment, comment ce texte sera appliqué.  Un lanceur d'alerte pourrait-il être poursuivi sur ce fondement ? On songe à l'employé de HSBC qui a sorti des fichiers portant sur des listes de titulaires de comptes dans les établissements bancaires suisses. Il a certes extrait des données issues des fichiers clients d'une banque, mais il agissait dans le but de faire connaître des pratiques d'évasion et de fraude fiscales. S'il est normal que le vol de données soit sanctionné, l'infraction nouvelle ne doit tout de même pas devenir un instrument de lutte contre les lanceurs d'alerte.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

 


samedi 19 août 2017

La "police de la sécurité quotidienne", ou le retour de la police de proximité

Gérard Collomb, le ministre de l'intérieur, annonce dans un entretien au Figaro la mise en place dès la fin de l'année 2017 d'une "police de la sécurité quotidienne". La formule est nouvelle, mais renvoie à la police de proximité, notion bien connue et qui alimente les débats sur la sécurité depuis exactement vingt ans. 

Politique publique / Liberté publique


Or la sécurité n'est pas seulement une politique publique. Elle se rattache  aux libertés publiques. Certes, il n'existe pas de droit à la sécurité formellement consacré par une disposition constitutionnelle, contrairement à ce que certains pseudo-criminologues ont parfois prétendu. Le Conseil constitutionnel a toutefois affirmé, dans une décision du 22 juillet 1980, que "la sécurité des personnes et des biens" est un "principe de valeur constitutionnelle". Encore s'agissait-il, à l'époque, de justifier la limitation du droit de grève des personnes travaillant des sites nucléaires, et non pas de garantir un droit à la sécurité. Finalement, c'est la loi, ou plusieurs lois successives, qui sont intervenues depuis 1995 pour affirmer que "la sécurité est un droit fondamental". Cette disposition n'a pas pour conséquence d'attribuer un droit dont pourrait se prévaloir chaque citoyen, mais elle fait peser un devoir sur l'Etat qui doit, autant que possible, assurer la sécurité de sa population.

La loi doit donc garantir l'égalité des citoyens devant la sécurité. Il s'agit en effet d'irriguer l'ensemble du territoire, de s'assurer qu'aucun espace n'est à l'écart de la politique publique de sécurité, soit parce que la délinquance en a fait une zone de non droit abandonnée des pouvoirs publics, soit parce que la faible densité de population a servi à justifier la réduction des personnels, la fermeture des commissariats ou le regroupement des brigades de gendarmerie. Dans tous les cas, il ne s'agit plus de développer un discours sécuritaire de nature dogmatique, mais d'assurer tout simplement la sécurité, préoccupation essentiellement pragmatique.

Origine de la police de proximité


La police de proximité repose sur trois piliers. Le premier réside dans une approche globale de l'ordre public qui comporte une triple démarche préventive, dissuasive et répressive. Le second, dans une intervention au coeur de la population, dans laquelle les forces de police doivent se fondre afin de répondre à ses attentes en matière de sécurité. Le troisième enfin impose une série de coopérations entre l'Etat et les collectivités territoriales, mais aussi entre les collectivités publiques et le secteur associatif, afin de permettre une meilleure mobilisation en faveur de la sécurité. Cette définition, qui a suscité bon nombre d'études et de débats, ne fait finalement que théoriser une pratique déjà bien connue. C'est ainsi que le fonctionnement de la Gendarmerie a toujours reposé sur une connaissance aussi profonde que possible du territoire et une coopération étroite avec les élus locaux. Autrement dit, la Gendarmerie faisait de la police de proximité comme monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir.

Si la notion de police de proximité a été initiée dès 1998 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'intérieur du gouvernement Jospin, elle a donné à une expérimentation très progressive, avant d'être généralisée par la loi du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure. Mais elle n'a pas eu le temps de s'installer car Nicolas Sarkozy y a mis fin avant même qu'elle ait pu produire un bilan.


Policiers de proximité. Tintin. Hergé.

Destruction de la police de proximité


D'abord comme ministre de l'intérieur, il a affirmé, lors d'une visite au commissariat de Bellefontaine en février 2003, avec un délicat sens de la nuance qui n'appartient qu'à lui, que "la police n'est pas là pour organiser des tournois sportifs mais pour arrêter des délinquants". La police de proximité a donc été abandonnée, au profit d'une politique dirigée dans deux directions. D'une part, une démarche résolument sécuritaire s'est traduite par le développement considérable des fichiers, du recours à la biométrie et à la vidéosurveillance. D'autre part, un renforcement de la répression pénale a suscité notamment la mise en place des peines planchers, de la rétention de sûreté, de la mise en question de la justice des mineurs.

Comme Président de la République, Nicolas Sarkozy s'est efforcé de rendre impossible tour retour à la police de proximité. Son abandon allait en effet parfaitement dans le sens de la politique de Revue générale des politiques publiques (RGPP), acronyme destiné à cacher de considérables baisses d'effectifs. Les forces de police et de gendarmerie ont alors perdu environ 9000 personnels. Le rapport de la Cour de comptes paru en mars 2013 montre comment les recrutements ont été brutalement interrompus. C'est ainsi qu'en 2011, ils n'atteignaient que le 1/15è de leur niveau de 2006 pour la police nationale. Ceux de la gendarmerie ont, quant à eux, été divisés par deux entre 2006 et 2008, et ensuite maintenus à leur niveau le plus bas jusqu'en 2011. Le recrutement d'adjoints de sécurité et gendarmes adjoints volontaires, plus jeunes et moins expérimentés, n'a pas permis de combler le vide.

Le problème est que cette situation rendait impossible tout retour à la police de proximité. C'est ainsi que la Gendarmerie, dont le maillage du territoire était un modèle du genre, a dû regrouper ses brigades et se résoudre aux patrouilles motorisées. Son activité en matière de renseignement sur le territoire est devenue quasi-inexistante. L'ensemble des forces de police s'est donc trouvée réorientée vers l'activité traditionnelle de police judiciaire et de maintien de l'ordre.

Certes, depuis le quinquennat catastrophique de Nicolas Sarkozy, les recrutements ont repris, sous l'influence notamment de la menace terroriste. François Hollande avait même évoqué le rétablissement de la police de proximité dans son programme. Il n'a effectué qu'une réforme partielle, concentrant les efforts sur des zones jugées prioritaires en matière de sécurité. La création de ces "zones de sécurité prioritaire" constitue en réalité la négation de la police de proximité. Elle revient en effet à renoncer au maillage de l'ensemble du territoire, le fait de privilégier certaines zones conduisant à en abandonner d'autres.

Que sera la "police de la sécurité quotidienne" annoncée par le ministre de l'intérieur ? S'il s'agit de rétablir la police de proximité, le projet est ambitieux et certainement utile, mais il impose une nouvelle restructuration, notamment en zone Gendarmerie. Car il ne s'agit pas tant d'augmenter les effectifs que de les répartir autrement, en ouvrant commissariats et gendarmeries de proximité, ceux là même qui avaient disparu durant l'ère Sarkozy. Il faut aussi former les personnels à ces méthodes qui ne sont plus pratiquées depuis plusieurs années, assurer des rotations moins fréquentes pour qu'ils puissent s'implanter durablement dans la population etc. Ce n'est pas simple, si l'on considère que l'ensemble des ministres, y compris celui de l'intérieur, sont censés fournir à la rentrée un mémo détaillant le plan d'économies qu'ils entendent imposer à leur administration. On doit donc s'attendre à ce que la sécurité quotidienne ait des fins de mois relativement difficiles, si elle est réellement rétablie. 


mercredi 16 août 2017

Emmanuel Macron et les paparazzi

Emmanuel Macron a porté plainte pour harcèlement et tentative d'atteinte à la vie privée contre un paparazzi qui le suivait sur son lieu de vacances et s'efforçait de pénétrer dans la villa où il réside avec son épouse. Immédiatement, certains médias dénoncent une atteinte intolérable à la liberté de l'information. Dans un article particulièrement réjouissant, VSD publie le témoignage de l'intéressé, "traité comme un criminel pour avoir voulu photographier les Macron". On annonce en gros titre qu'il a été "coffré pour 48 heures", puis en petits caractères qu'il est ressorti au bout d'"environ six heures". Il a été placé en cellule "au milieu des délinquants", atroce promiscuité, et il a même dû, comble de l'humiliation, retirer "ses lacets de chaussure et sa montre".  Ces actes de torture ressemblent étrangement à une garde à vue ordinaire, plutôt brève si l'on considère que la garde à vue est décidée pour une durée de 24 heures, renouvelable une fois. 

Pourquoi tant de bruit ? D'abord parce que les relations entre le Président et la presse sont mauvaises. Durant les quinquennats Sarkozy et Hollande, les présidents avaient installé une relation de connivence avec la presse. Nul n'a oublié la photo de Nicolas Sarkozy en Jordanie, portant sur ses épaules le fils de Carla Bruni, malheureux enfant qui se cachait les yeux, effrayé par la meute des journalistes convoqués par le Président. Nul n'a davantage oublié les malheureuses confidences de François Hollande dans le livre dont le titre aurait dû lui servir d'avertissement : "Un Président ne devrait pas dire ça". Aujourd'hui, le Président Macron entend renouer avec une pratique plus traditionnelle et maitriser sa communication. Autrement dit, ses photos de vacances sont celles qu'il choisit de diffuser et seulement celles-là, choix qui prive de revenus des paparazzi qui vivent de la vente de leurs photos.  Y parviendra-t-il ? Ce n'est pas certain, mais la démarche suffit à rendre les médias frénétiques. En effet, ils ne manipulent plus le Président, c'est lui qui entend les utiliser au profit de sa communication.

Le droit de porter plainte


Quoi qu'il en soit, l'affaire du paparazzi en garde à vue conduit rappeler que le Président de la République est fondé à saisir les tribunaux, comme n'importe quel citoyen. On notera cependant que François Hollande s'y était refusé après la publication d'une photo le montrant sur son scooter en train de se rendre à un rendez-vous privé. Ce refus reposait sur une analyse personnelle de l'article 67 de la Constitution. Celui-ci affirme que le Président "n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité". Jusqu'à la fin de son mandat, il est donc soustrait à tout acte de procédure. François Hollande considérait que ce privilège lui interdisait d'engager des actions pénale contre des tiers, dès lors que l'égalité des armées n'était plus absolue. Ces scrupules l'honoraient sans doute, à moins qu'ils aient caché une volonté de mettre fin rapidement à une affaire un peu trop médiatique. Cette analyse n'est pourtant pas celle de la Cour de cassation qui, le 15 juin 2012, a admis la constitution de partie civile du Président de la République, à l'époque Nicolas Sarkozy, victime d'une fraude sur sa carte de crédit. A l'époque, aucune rupture d'égalité n'avait été invoquée.

Observons ensuite que le Président de la République, citoyen comme un autre, est titulaire du droit au respect de la vie privée. L'article 9 du code civil affirme en effet que "chacun a droit au respect de la vie privée".

L'inviolabilité du domicile


Le principe d'inviolabilité du domicile est l'une des facettes de ce droit et il constitue une exigence constitutionnelle que le législateur doit prendre en compte lorsqu'il vote des dispositions portant atteinte au droit de propriété. Le domicile se définit d'abord comme le lieu où habite une personne, là où elle a "son principal établissement". Mais cette définition, adoptée à l'origine pour déterminer le lieu d'exercice des droits civiques, a été étendue à toute habitation, qu'elle soit permanente ou non, résidence principale ou secondaire. La villa mise à disposition par le préfet est donc le "domicile" du couple Macron, pour la durée des vacances. 

Barbara. Si la photo est bonne. 1966. Archives INA

Le lieu privé

 

Conçu comme un lieu où l'habitant est fondé à se sentir chez lui, le domicile doit donc être à l'abri des intrusions des personnes privées. Un véritable droit à l'incognito est d'ailleurs formulé par l'article 226-1 du code pénal qui punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui (...) en "fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé". Le Président porte donc plainte pour tentative de captation de son image dans un lieu privé. 

La presse se fait l'écho à ce propos d'un débat d'une haute importance.. Le Président considère que le paparazzi a pénétré dans la propriété et ce dernier affirme le contraire. Hélas, quand bien même ce serait vrai, ce n'est pas l'intrusion de la personne qui crée le délit, mais la captation de la photo. Autrement dit, il n'est pas nécessaire que le photographe ait été présent sur la propriété, il suffit qu'il a capté, ou tenté de capter, l'image du couple présidentiel à l'intérieur de ce "lieu privé". 

Le lieu privé est défini par deux critères alternatifs. C'est d'abord l'espace dans lequel on ne peut pénétrer sans l'autorisation de celui qui l'occupe. C'est bien le cas d'une villa qui abrite le Président de la République et on peut penser qu'elle est gardée par un service d'ordre qui contrôle que ceux qui y pénètrent ont une autorisation. En termes de sécurité, c'est même une exigence minimum. Mais le lieu privé est aussi celui dans lequel une personne s'estime à l'abri des regards indiscrets. Dans un arrêt du 16 juillet 1982, la Cour de cassation qualifie ainsi de lieu privé le bateau qu'une princesse monégasque utilisait pour prendre des bains de soleil "le buste dénudé", dès lors que cette embarcation n'était pas restée à proximité des plages mais s'était délibérément rendue au large pour échapper aux paparazzi. Là encore, on ignore dans quelle tenue le couple Macron lézarde au bord de la piscine, mais il ne fait guère de doute qu'il a choisi une villa très sécurisée, précisément pour être à l'abri des regards indiscrets. 

Il existe cependant deux exceptions à ce principe de respect de la vie privée, exceptions qui permettent de publier des clichés liés à la vie privée des personnes. 

Le consentement de la personne


La première réside dans le consentement des intéressés. La jurisprudence opère dans ce cas une distinction entre la personne anonyme, le simple quidam et la personne publique ou célèbre. Dans le premier cas, toute captation et diffusion d'image est soumise au consentement exprès de l'intéressé. Dans le second cas, le consentement est présumé lorsque la personne publique est dans l'exercice de ses fonctions. Autrement dit, il est possible de capter l'image d'Emmanuel Macron lorsqu'il participe au défilé du 14 juillet ou va serrer quelques mains. En revanche, il n'est évidemment pas dans l'exercice de ses fonctions lorsqu'il est vacances, et son consentement est alors exigé.

Le débat d'intérêt général


La seconde exception trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt Von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, elle a ainsi considéré que la photo prise à son insu du prince Rainier de Monaco affaibli par la maladie relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où les citoyens d'une principauté héréditaire avaient le droit d'être informés sur la santé du prince. De même, dans une décision du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, la Cour estime que la révélation par Paris-Match d'une photo montrant l'"enfant caché" du Prince Albert "dépasse le cadre de sa vie privée". Dans ce cas, le droit à l'information l'emporte sur la vie privée. 

Sans doute, mais le paparazzi de Marseille n'a pas pu prendre de cliché et ne peut faire état du moindre débat d'intérêt général justifiant sa tentative de captation d'images de la vie privée du Président de la République. Peut-être aurait-il pu le faire si Emmanuel Macron avait reçu la visite de Vladimir Poutine venu batifoler joyeusement dans la piscine en évoquant la situation de l'Ukraine ? Hélas, ce n'est pas le cas.

On ne doute pas que l'affaire du paparazzi sera bientôt oubliée, d'autant qu'elle semble sortie du Gendarme de Saint-Tropez et que d'autres sujets plus sérieux vont reparaître à la rentrée. Elle révèle tout de même une véritable "peopolisation" de l'ensemble de la presse. La vie privée des personnes célèbres, y compris celle du Président de la République, ne concerne plus les seuls magazines spécialisés, ceux que les Anglais appellent les "tabloïds". Elle s'étale maintenant dans tous les journaux et on se souvient que Le Monde a rendu compte du mariage de George Clooney dans sa rubrique "Europe", sans doute parce qu'il s'est déroulé à Venise. Aujourd'hui, la presse d'information défend un paparazzi dont le métier est de porter atteinte à la vie privée des personnes. Si elle a parfaitement le droit de critiquer le Président de la République, doit-elle pour autant se mettre au niveau de la presse people ? A elle de juger.



Sur le droit à l'image : Chapitre 8 section 4 du manuel de libertés publiques sur internet




dimanche 13 août 2017

Google face au Premier Amendement

La firme Google a l'habitude d'alimenter les chroniques de libertés publiques. Le plus souvent, est en cause sa politique de protection des données. Sa finalité principale est d'écarter le droit européen au profit d'une approche contractuelle (Privacy by Design) moins exigeante, dont les contentieux sont jugés par les tribunaux américains. Hélas, l'Union européenne n'entend pas se faire dicter le droit applicable sur le territoire des Etats membres, et Google cède peu à peu devant les pressions et les sanctions émanant de la Commission. 

Le mémo


Aujourd'hui, le problème est tout autre, et la firme Google a, cette fois, un problème américano-américain. L'un de ses salariés, James Damore, a rédigé un mémorandum critiquant la politique de diversité de l'entreprise. D'abord diffusé en interne, il figure aujourd'hui sur les réseaux sociaux. Son auteur y affirme que si les femmes sont peu nombreuses dans l'entreprise, c'est en raison de "différences biologiques". Celles-ci sont en effet "plus ouvertes aux sentiments et à l'esthétique qu'aux idées (...). Elles ont généralement un intérêt plus fort que les hommes pour les gens, plutôt que pour les objets. Ces différences expliquent en partie pourquoi les femmes préfèrent relativement les métiers des secteurs sociaux ou artistiques". On croit à un canular, à la reproduction facétieuse d'un extrait du Dictionnaire des idées reçues, mais il n'en est rien. L'auteur est sincère, même si l'honnêteté oblige à dire qu'il ne s'agit là que d'un passage dans un texte largement consacré, plus généralement, à la politique de management de Google. L'auteur y dénonce en particulier la politique de discrimination positive et le "politiquement correct" qui domine la culture d'entreprise et conduit à ostraciser les salariés conservateurs, dont il fait partie.

Précisément, ce sont les salariés de Google eux-mêmes qui ont porté le débat sur la place publique, en dénonçant l'auteur sur les réseaux sociaux. Ils ont diffusé son texte et protesté haut et fort contre ses propos sexistes. La Direction a renchéri en affirmant que "des parties de ce memorandum violent notre code de conduite et dépassent les limites en avançant des stéréotypes de genre dangereux". Le soir même James Damore était licencié pour "perpétuation des stéréotypes de genre", comportement qui violerait le "code de conduite" de l'entreprise. 

Observons au passage que, dans ce grand pays protecteur des droits de l'homme, la procédure de licenciement est d'une charmante simplicité. Le salarié qui a déplu est invité à mettre ses affaires personnelles dans un carton et à prendre la porte. Et plus vite que ça. Dans le cas de Damore, on sait qu'il a porté sa cause devant le National Labor Relations Board, agence indépendante fédérale, dont la mission est d'enquêter sur les pratiques illégales dans le monde de l'entreprise. Il est donc probable que l'affaire connaîtra des développements dans le domaine du droit du travail et que l'on saura alors si Damore a, ou non, violé ce "code de conduite" dont on ignore le contenu.

 
Salariée de chez Google à son travail
Moi j'essuie les verres. Michel Labat. Circa 2000. Collection particulière 

Le Premier Amendement


Sous l'angle des libertés publiques, l'affaire est plus intéressante. On voit actuellement se développer un débat à front renversé. D'un côté, la droite américaine soutient Darmore au nom de la liberté d'expression. De l'autre côté, la gauche soutient la multinationale Google et condamne les propos sexistes de Darmore. Le problème est que, dans ce cas précis, la position de Google n'est pas aussi excellente que l'on pourrait le penser. 

Damore s'appuie en effet sur le Premier Amendement : "Congress shall make no law (...) abridging the Freedom of Speech, or the Press".  Dans sa formulation, il implique la non-ingérence du Congrès dans la liberté d'expression dont l'individu est titulaire. A l'origine, il était donc perçu comme une limitation des pouvoirs de l'Union, la liberté d'expression relevant de la compétence des Etats fédérés. Peu à peu cependant, la jurisprudence de la Cour Suprême a imposé une conception très libérale de la liberté d'expression. Elle implique en effet l'abstention de l'Etat qui n'a pas à définir de valeurs et le système juridique protège ainsi tant la diversité des opinions que celle des expressions. 

Le marché des idées


La liberté d'expression s'entend ainsi, aux Etats-Unis, comme un libre accès au marché des idées, quel que soit leur contenu, politique ou non, scandaleux ou non. Il appartient au lecteur, à l'auditeur, au citoyen, de séparer le bon grain de l'ivraie, l'idée originale du bêtisier. En bref, le citoyen est considéré comme doté d'une maturité suffisante pour apprécier lui-même ce qui lui est proposé. Ce n'est pas à l'Etat de définir les "valeurs" justifiant une interdiction de parler. 

C'est ainsi que le droit américain ne connaît pas d'équivalent de la loi Gayssot qui interdit de tenir des propos antisémites ou négationnistes. Au contraire, dans une décision de 1982, la Cour Suprême a jugé inconstitutionnelle la décision du conseil d'administration d'un établissement scolaire new-yorkais ordonnant de retirer de la bibliothèque les ouvrages "anti-américains, anti-chrétiens, antisémites et ceux qui sont seulement orduriers". Le juge Brennan s'exprimait alors en ces termes : "Nous pensons que le conseil d'administration ne peut pas ordonner de retirer des livres des étagères d'une bibliothèques simplement parce qu'il n'aime pas les idées qu'ils contiennent et cherchent, par leur retrait, à décider ce qui doit être orthodoxe en politique, en religion ou tout autre sujet". Il n'existe donc pas, aux Etats Unis d'"ordre moral" permettant d'interdire la circulation de certaines idées. 

Si l'on revient à l'affaire Darmore, il ne fait guère de doute que le Premier Amendement est en cause. Certes, on pourra objecter que pas plus aux Etats-Unis qu'en France, on n'a le droit de dénigrer sa propre entreprise. Mais sur ce point, Google se trouve de nouveau dans une situation délicate. D'une part, l'auteur du mémo s'est borné à le diffuser en interne et ce sont les salariés de Google qui l'ont fait sortir de la communication interne pour le diffuser sur les réseaux sociaux. Darmore n'est donc pas l'auteur de l'éventuel dénigrement. D'autre part,  Sundar Pichai, le Président de Google est lui même intervenu pour affirmer : "Nous défendons avec force le droit des Googlers (le surnom des employés de Google) de s'exprimer, et une grande partie de ce qui était dans ce mémorandum mérite d'être débattu, même si une grande majorité de Googlers ne sont pas d'accord avec lui". Autant dire que le Président de Google se place sur le fondement du Premier Amendement et, dès lors, la décision de licenciement devient pour le moins surprenante.

Certes, il est probable que cet incident sera rapidement oublié, ne serait-ce que parce que Google a largement les moyens de passer un deal avec son ancien salarié, une bonne indemnité contre le silence... Il illustre cependant l'un des problèmes actuels du droit américain, partagé entre une liberté d'expression consacrée comme extrêmement large, et un discours idéologique reposant sur des "valeurs" à défendre, au prix d'un véritable contrôle de l'expression. Espérons donc pour l'Etat de droit que James Damore pourra continuer à exprimer ses préjugés sexistes. Le ridicule même de son propos est bien suffisant pour le disqualifier, et pour faire rire ses lecteurs.