La firme Google a l'habitude d'alimenter les chroniques de libertés publiques. Le plus souvent, est en cause sa politique de protection des données. Sa finalité principale est d'écarter le droit européen au profit d'une approche contractuelle (Privacy by Design) moins exigeante, dont les contentieux sont jugés par les tribunaux américains. Hélas, l'Union européenne n'entend pas se faire dicter le droit applicable sur le territoire des Etats membres, et Google cède peu à peu devant les pressions et les sanctions émanant de la Commission.
Le mémo
Aujourd'hui, le problème est tout autre, et la firme Google a, cette fois, un problème américano-américain. L'un de ses salariés, James Damore, a rédigé un mémorandum
critiquant la politique de diversité de l'entreprise. D'abord diffusé en interne, il figure aujourd'hui sur les réseaux sociaux. Son auteur y affirme que si les femmes sont peu nombreuses dans l'entreprise, c'est en raison de "
différences biologiques". Celles-ci sont en effet "
plus ouvertes aux sentiments et à l'esthétique qu'aux idées (...). Elles ont généralement un intérêt plus fort que les hommes pour les gens, plutôt que pour les objets. Ces différences expliquent en partie pourquoi les femmes préfèrent relativement les métiers des secteurs sociaux ou artistiques". On croit à un canular, à la reproduction facétieuse d'un extrait du
Dictionnaire des idées reçues, mais il n'en est rien. L'auteur est sincère, même si l'honnêteté oblige à dire qu'il ne s'agit là que d'un passage dans un texte largement consacré, plus généralement, à la politique de management de
Google. L'auteur y dénonce en particulier la politique de discrimination positive et le "
politiquement correct" qui domine la culture d'entreprise et conduit à ostraciser les salariés conservateurs, dont il fait partie.
Précisément, ce sont les salariés de Google eux-mêmes qui ont porté le débat sur la place publique, en dénonçant l'auteur sur les réseaux sociaux. Ils ont diffusé son texte et protesté haut et fort contre ses propos sexistes. La Direction a renchéri en affirmant que "des parties de ce memorandum violent notre code de conduite et dépassent les limites en avançant des stéréotypes de genre dangereux". Le soir même James Damore était licencié pour "perpétuation des stéréotypes de genre", comportement qui violerait le "code de conduite" de l'entreprise.
Observons au passage que, dans ce grand pays protecteur des droits de l'homme, la procédure de licenciement est d'une charmante simplicité. Le salarié qui a déplu est invité à mettre ses affaires personnelles dans un carton et à prendre la porte. Et plus vite que ça. Dans le cas de Damore, on sait qu'il a porté sa cause devant le
National Labor Relations Board, agence indépendante fédérale, dont la mission est d'enquêter sur les pratiques illégales dans le monde de l'entreprise. Il est donc probable que l'affaire connaîtra des développements dans le domaine du droit du travail et que l'on saura alors si Damore a, ou non, violé ce "
code de conduite" dont on ignore le contenu.
Salariée de chez Google à son travail
Moi j'essuie les verres. Michel Labat. Circa 2000. Collection particulière
Le Premier Amendement
Sous l'angle des libertés publiques, l'affaire est plus intéressante. On voit actuellement se développer un débat à front renversé. D'un côté, la droite américaine soutient Darmore au nom de la liberté d'expression. De l'autre côté, la gauche soutient la multinationale Google et condamne les propos sexistes de Darmore. Le problème est que, dans ce cas précis, la position de Google n'est pas aussi excellente que l'on pourrait le penser.
Damore s'appuie en effet sur le Premier Amendement : "Congress shall make no law (...) abridging the Freedom of Speech, or the Press". Dans sa formulation, il implique la non-ingérence du Congrès dans la liberté d'expression dont l'individu est titulaire. A l'origine, il était donc perçu comme une limitation des pouvoirs de l'Union, la liberté d'expression relevant de la compétence des Etats fédérés. Peu à peu cependant, la jurisprudence de la Cour Suprême a imposé une conception très libérale de la liberté d'expression. Elle implique en effet l'abstention de l'Etat qui n'a pas à définir de valeurs et le système juridique protège ainsi tant la diversité des opinions que celle des expressions.
Le marché des idées
La liberté d'expression s'entend ainsi, aux Etats-Unis, comme un libre accès au marché des idées, quel que soit leur contenu, politique ou non, scandaleux ou non. Il appartient au lecteur, à l'auditeur, au citoyen, de séparer le bon grain de l'ivraie, l'idée originale du bêtisier. En bref, le citoyen est considéré comme doté d'une maturité suffisante pour apprécier lui-même ce qui lui est proposé. Ce n'est pas à l'Etat de définir les "valeurs" justifiant une interdiction de parler.
C'est ainsi que le droit américain ne connaît pas d'équivalent de la loi Gayssot qui interdit de tenir des propos antisémites ou négationnistes. Au contraire, dans une décision de 1982, la Cour Suprême a jugé inconstitutionnelle la décision du conseil d'administration d'un établissement scolaire new-yorkais ordonnant de retirer de la bibliothèque les ouvrages "anti-américains, anti-chrétiens, antisémites et ceux qui sont seulement orduriers". Le juge Brennan s'exprimait alors en ces termes : "Nous pensons que le conseil d'administration ne peut pas ordonner de retirer des livres des étagères d'une bibliothèques simplement parce qu'il n'aime pas les idées qu'ils contiennent et cherchent, par leur retrait, à décider ce qui doit être orthodoxe en politique, en religion ou tout autre sujet". Il n'existe donc pas, aux Etats Unis d'"ordre moral" permettant d'interdire la circulation de certaines idées.
Si l'on revient à l'affaire Darmore, il ne fait guère de doute que le Premier Amendement est en cause. Certes, on pourra objecter que pas plus aux Etats-Unis qu'en France, on n'a le droit de dénigrer sa propre entreprise. Mais sur ce point, Google se trouve de nouveau dans une situation délicate. D'une part, l'auteur du mémo s'est borné à le diffuser en interne et ce sont les salariés de Google qui l'ont fait sortir de la communication interne pour le diffuser sur les réseaux sociaux. Darmore n'est donc pas l'auteur de l'éventuel dénigrement. D'autre part, Sundar Pichai, le Président de Google est lui même intervenu pour affirmer : "Nous défendons avec force le droit des Googlers (le surnom des employés de Google) de s'exprimer, et une grande partie de ce qui était dans ce mémorandum mérite d'être débattu, même si une grande majorité de Googlers ne sont pas d'accord avec lui". Autant dire que le Président de Google se place sur le fondement du Premier Amendement et, dès lors, la décision de licenciement devient pour le moins surprenante.
Certes, il est probable que cet incident sera rapidement oublié, ne serait-ce que parce que Google a largement les moyens de passer un deal avec son ancien salarié, une bonne indemnité contre le silence... Il illustre cependant l'un des problèmes actuels du droit américain, partagé entre une liberté d'expression consacrée comme extrêmement large, et un discours idéologique reposant sur des "valeurs" à défendre, au prix d'un véritable contrôle de l'expression. Espérons donc pour l'Etat de droit que James Damore pourra continuer à exprimer ses préjugés sexistes. Le ridicule même de son propos est bien suffisant pour le disqualifier, et pour faire rire ses lecteurs.
"Tout ce qui est excessif est insignifiant" nous rappelle Talleyrand. Cette décision de Google (Géant que seule la Chine parvient à faire plier) relève de la catégorie de l'excès de la société américaine qui influence malheureusement la société française.
RépondreSupprimer1. Les excès de la société américaine
- Cette décision expéditive et lourde n'est que le miroir d'une société américaine rongée par le cancer du "politiquement correct". Elle débouche sur une pensée cadenassée et une parole aseptisée. Les mots déviants sont traqués à l'aide d'une délation organisée et encouragée (un mémo interne qui fuite). Leurs auteurs sont poursuivis sur la base de "codes de conduite" au contenu incertain. Une police de la pensée se met en place sans que cela ne suscite la moindre émotion des défenseurs des libertés publiques aux Etats-Unis.
- Si les Américains avaient un minimum d'humour (ce qu'ils n'ont certainement pas) et un minimum de bon sens (ce qui n'est pas toujours leur vertu cardinale), l'affaire aurait pu se régler autrement. Le personnel féminin de Google aurait dû exiger la réintégration immédiate du "coupable" afin de lui organiser une petite cérémonie de retour dont il pourrait se souvenir. L'objectif aurait été de l'amener à mesurer l'extrême maladresse de son propos !
2. les imitations de la société française
- Toujours attirée par les sirènes de l'Amérique, la société française a rapidement enfourché le cheval du "politiquement correct". Les "délinquants" subissent la double peine : bûcher médiatique et calvaire judiciaire. A ce rythme, la France des Lumières se transformera à brève échéance en France de l'obscurantisme.
- Les humoristes (même si certains sont lourds) se retrouvent dans les prétoires ou devant le CSA. Les hommes politiques sont contraints de faire amende honorable, acte de contrition publique à la clé. Que dire du président de la République et de ses propos sur les Comoriens diffusés alors qu'ils avaient été tenus dans un cercle restreint ? Que dire de François Fillon accusé par les associations d'autistes de discrimination pour avoir dit qu'il n'était pas autiste ?
Où va notre douce France à ce rythme ? De protecteur le droit se transforme en inquisiteur, gardien d'un ordre moral que personne ne sait définir. N'a-t-on pas tenté récemment de moraliser la vie publique ? Pour s'y être cassé le nez, on y a renoncé et on a préféré le vocable, plus neutre, de restauration de la confiance.
"L'expression a des frontières, la pensée n'en a pas" (Victor Hugo).